Le genre hirsute, débraillé et familier de l’abbé Patard fit
sensation. On le classa d’emblée dans la catégorie des curés phénomènes revenus
de la guerre, qui avaient conservé le langage et les mœurs du front. Il avait
vu de près les soldats au plus extrême dénuement, du courage et de la peur,
dans le face à face quotidien avec la mort, où ils vivaient dans le grand
pêle-mêle des cadavres, de vainqueurs et de vaincus, tous égaux et réconciliés
dans les fosses communes du déblayage hâtif des champs de bataille. Comme eux,
il en restait marqué.
Le genre du nouveau curé n’était pas pour plaire à tout le
monde, et souvent il choquait. Une personnalité qui tranche sur les attitudes
moyennes, admises par les êtres moyens, prend un caractère de provocation. Mais
les tempéraments forts n’ont cure de l’effet qu’ils produisent. Ils s’imposent
tels qu’ils sont, surmontant par une ironie transcendante les jugements
mesquins de leurs détracteurs, auxquels d’avance ils répondent : si vous
n’êtes pas contents !...
Au mépris du qu’en dira-t-on, la bouffarde à la bouche,
coiffé d’un vieux calot militaire et portant les brisques de ses années de ses
années de campagne, le curé Patard semblait résolu à mener son troupeau tambour
battant, en maniant l’homélie comme un pamphlet ou une satire, et rien n’eût
étonné de sa part, pas même de le voir taper sur les fesses des bonne femmes
pour leur demander gaillardement : « Et alors, ma grosse, on y
pense, à cette âme ? »
En fait, le geste en moins, c’était à peu près le ton qu’il
prenait pour rappeler à ses paroissiens que la religion ne pouvait leur faire
de mal, que c’était, à tout hasard, une bonne garantie de prise sur un au-delà
quand même assez inquiétant, quelque chose comme une assurance sur la vie
surnaturelle.
Son Dieu à lui était goguenard, gueulard et cynique, avec
une tendresse bougonne de père du régiment, à la manière d’un vieux colonel,
enfant de la balle, qui a un faible pour les mauvaises têtes et sait bien
qu’une bonne muflée est de temps à autre indispensable au troupier. C’est un
foutu métier, monotone et cafardeux, d’être soldat. Il n’est guère plus
réjouissant d’être homme, et les soldats du Christ ont besoin, eux aussi, de
tirer quelques bordées pour se détendre. L’obsession des fins dernières ne leur
est pas une distraction suffisante.
-Le bon Dieu ne vous bouffera pas, disait-il. Il sait que
vous êtes de sacrés cochons de pécheurs. Il fera la part du feu, qui ne sera
pas forcément celui de l’enfer. Et le purgatoire ne sera jamais qu’un mauvais
moment à passer.
Ou encore :
-Dans l’armée, on ne fusille que les déserteurs devant
l’ennemi. Ne désertez pas, c’est tout ce que je vous demande. De temps en temps
faites-vous porter présent au rassemblement, et tout ira bien.
Ou encore :
-Il n’y a que les salopards, au cœur rongé de jalousie, de
haine ou de cupidité, qui seront impardonnables. Aime ton prochain, a dit Dieu,
aime-le comme toi-même. Un peu moins, il saura s’en contenter. Mais faites
parfois l’effort d’oublier votre égoïsme. Essayez de partager la peine du
voisin, comme le fantassin porte le sac de son camarade qui faiblit, comme il
va le chercher sous le feu pour lui sauver la vie. C’est ça, la grande affaire.
Si vous vous constituez un portefeuille de bonnes actions désintéressées, vous
ne serez pas damnés.
De l’âme, il n’en parlait pas trop, considérant que la
pauvre est souvent mal lotie, dans un corps qu’elle occupe à bail sans l’avoir
choisi. Il lui faut s’accommoder de l’état des lieux, comme un locataire
découvre les incommodités d’un appartement qu’il ne peut quitter. Les gens ne
sont pas responsables de leur sale gueule,
qui peut leur donner le sentiment d’une injustice. Le curé Patard était
secrètement partisan d’un « tel corps, telle âme » qui rejoignait les
théories psycho-physiologiques de Mouraille. Mais c’eût été bien subtil pour
ses paroissiens, et le côté déterministe de la création doit être passé sous
silence. Il en appelait surtout à un gros bon sens qui, sans raffiner, faisait
sentir aux gens le provisoire de leur condition, et qu’une religion de prudence
valait mieux que pas de religion du tout. D’ailleurs, ce n’était pas tellement
aux rites qu’il les attendait.
La première fois qu’il célébra la grand-messe du dimanche,
le moment venu de la quête, il se tourna vers les fidèles, décidé à frapper un
grand coup.
-Mes frères, leur dit-il, amenez les sous. Les prières, il
en faut, mais ce serait vous en tirer à trop bon compte de vous en tenir là. Le
véritable chrétien augmente ses mérites en accomplissant les gestes qui lui
coûtent le plus. Et je vous en préviens : avec les avares, Dieu sera
pareillement avare de ses grâces et de ses récompenses. Vous n’obtiendrez pas
pour rien une éternité de confort et de bonheur. C’est ici-bas qu’il faut y
mettre le prix. L’Eglise saura employer votre argent au soulagement des pauvres
et des orphelins, soyez sans crainte... je vous recommande les billets de dix
francs comme un minimum. Les billets de vingt, cinquante et cent francs seront
les bienvenus. Et Dieu qui vous regarde, pendant que j’ai le dos tourné saura
bien qui les a mis dans le plateau. Allons, mes frères, secouez les tirelires
et fouillez dans les bas de laine. Offrez-vous du ciel selon vos foyens.
Puis il ajouta, prévoyant l’objection trop facile :
-On fera une seconde quête tout à l’heure, à l’intention des
personnes qui auraient oublié de se munir. Je leur accorde le temps de repasser
chez elles et leur laisserai néanmoins le bénéfice d’une messe entière.
Cela jeta le désarroi dans les travées, et une bonne partie de
l’église se vida pour un moment. Beaucoup de ces dames venaient à l’église avec
tout juste leurs cinq sous : deux pour la chaise et trois pour la
quête (et encore dans l’espoir de se
rembourser sur le pain bénit – mais on ne l’offrait plus régulièrement)
Le plateau repartit à la sacristie couvert d’une montagne de
billets. Quelques-uns avaient été choisis parmi les plus sales, les plus
rapetassés au papier collant, mais, à part trois numéros qui manquaient, ils
étaient bons.
Le dimanche suivant, avant toute autre chose :
-La dernière quête, annonça le curé Patard, a produit trois
cent quatre-vingts francs. Elle aurait produit un peu plus, s’il n’y avait eu
trois billets sans valeur, un de cent, un de cinquante et un de vingt. Je
signale aux personnes intéressées, trop intéressées, même, qu’elles se sont
moquées du bon Dieu et devront s’en accusée en confession. Elles auront
l’absolution contre un billet valable... Ceci dit, il y a progrès. J’ai examiné
les recettes de mes deux prédécesseurs : elles étaient simplement
lamentables. J’en ai eu honte pour vous, mes frères. Sachez que je ne me
contenterai pas d’une piété au rabais. Et Clochemerle peut faire mieux. Je veux
des quêtes de cinq cents francs par dimanche.. vous verrez que votre conscience
se portera bien d’un peu plus de générosité. Arrière, les tièdes !
Arrière, les radins ! Dieu les a en exécration.
Ces fortes paroles secouèrent l’apathie à donner des
Clochemerlins. Mais elles furent, on s’en doute, beaucoup commentées dans le
bourg. La nouvelle Eglise n’y allait pas par quatre chemins pour faire payer
ses services. Ça augmentait le prix des sacrements, qu’on avait trop l’habitude
d’avoir pour une bouchée de pain. Il est vrai que lesdits sacrements étaient
maintenant livrés à domicile avec une rare promptitude. Le pan de la soutane
passé dans sa ceinture, le curé Patard enfourchait un engin rugissant, sur
lequel il prenait en croupe un clergeon, et les deux motards en surplis
allaient porter aux mourants, à quatre-vingts à l’heure, des extrêmes-onctions
qui s’annonçaient par un bruit formidable d’échappement libre. Ainsi
prenaient-ils la mort de vitesse et gagnaient-ils sur le diable, guetteur
d’âmes surprises, le dernier handicap. In extremis. Aucun agonisant ne leur
échappait. (Dans les dernières années, le curé Ponosse, lent à se mettre en
route à cause de ses rhumatismes, en avait laissé filer plusieurs. On les
créditait d’une bonne mort, grâce au repentir final, toujours possible. Mais la
présence du prêtre donnait une garantie supérieure aux familles.)
On dut reconnaître par ailleurs que le curé Patard, malgré
ses exigences d’argent et son rude franc-parler, était facile à vivre, par du
tout vétilleux sur les détails du culte et l’énumération des péchés
secondaires, qu’il avait l’absolution large, accordait facilement les
dispenses, aimait les enfants, conversait sans façons avec n’importe quel
habitant du bourg, sans tenir compte qu’on fût ou non de son bord.
(« Dieu, disait-il, est pour tout le monde, à la disposition de tout le
monde. Mais ce n’est pas à lui de faire le premier pas. Et je ne vous mettrai
pas de force dans ses mains. ») Il s’intéressait à la vie des intérieurs,
questionnait les femmes sur leurs couches, leurs relevailles et la santé du
petit dernier. Il était bon joueur de belote, en homme qui avait longtemps
croupi dans les cagnas des tranchées, et faisait chaque jour sa partie à
l’estaminet. Sans être de première force aux boules, il y occupait sa place. Il
entretenait lui-même sa motocyclette, qu’il chevauchait avec intrépidité, ce
qui lui valait l’estime de Fadet. On trouva pour lui tenir sa maison une veuve
retirée du circuit, la mère Sulpinet, la Nanette comme on l’appelait dans le
pays. Elle était geignarde et lente, adonnée aux bondieuseries stupides et aux
remèdes de bonne femme, agaçante par cela, mais propre et dévouée. Elle
cuisinait assez bien.
En matière de vin, le curé Patard méritait son surnom de
Père pinard qu’on lui donnait parfois. On sentait en lui le vieil habitué des
bidons de deux litres, du gros rouge militaire qui avait soutenu les
combattants et donné du nerf aux offensives. Quand il eut goûté le beaujolais,
il ne voulut plus entendre parler d’une autre boisson. Il apprit vite à
connaître la qualité et réclamait toujours du meilleur.
-Je veux boire bon, disait-il. J’ai perdu trop de temps à
lamper sans discrimination. Il faut que je me rattrape.
Il disait aussi :
-Vous m’avez sur le dos jusqu’à ma mort. Même l’offre d’un
archevêché ne me ferait pas quitter Clochemerle. Ce n’est pas que vous soyez
meilleurs paroissiens que d’autres, mais vous êtes de sacrés vignerons, mes
frères. A votre santé !
Puis, reposant son verre !-Et si le bon Dieu veut
m’écouter, nous ferons du beaujolais le vin du ciel.
-On y boira donc, au ciel ?
-Une éternité sans boire, vous appelez ça le paradis ?
Allons, disons des choses sérieuses !
Avec des propos pareils, et sa belle crânerie devant les
tonneaux (il visitait les caves une à une) il était fatal qu’il gagnât la
partie. La majorité du pays se prononçât en sa faveur. On décréta que c’était
bien un curé pour Clochemerle
La familiarité aidant, il y avait un point sur lequel on
attendait le curé Patard, c’était les femmes. La position du prêtre est
toujours en porte-à-faux de ce côté-là. Et lorsqu’il s’agissait d’un gaillard
râblé, dans toute la puissance de la quarantaine, fort en gueule et qui n’avait
pas peur des mots crus...
Est-ce que vraiment, hein, entre nous... Il ne se posait pas
en Joseph, ne se défendait pas d’avoir jadis vivement asticoté des Jeanneton de
cabaret ou des salopes de bordel. Mais c’était pendant la guerre, au lendemain
des combats à ventre ouvert, lorsque les guerriers redescendaient des lignes,
animés d’une furie de survivre qui ne connaissait pas de frein et les
précipitait dans des excès de revanche ou de désespoir. Ils voulaient tuer le
cafard à tout prix, dans des saoulographies à mort et des orgies crapuleuses de
cantonnement. Et lui, jeune, bien que prêtre, ivre d’ailleurs comme les autres,
s’était parfois déchainé comme une bête. Il le confessait, ne cachant pas que
sa foi vacillait à la vue de tant d’horreurs, de ces carnages où, solidaire
d’une haine de clan sans tuer personne pour son propre compte (il était
brancardier) il accompagnait er encourageait les tueurs de notre armée.
L’Eglise, entraînée là-dedans, devait donner son consentement, bénir
baïonnettes, mitrailleuses et canons, bénir les plus aptes à s’en servir, et
affermir leur courage d’éventreurs en promettant le ciel à des millions de
fratricides qui se ruaient les uns contre les autres, au nom du même Dieu de
charité et de pardon ! Quelle salade ! Il ne cachait pas qu’il
s’était mis à boire furieusement pour s’interdire de penser, dans ce chaos de
loufoqueries mortelles, et pour tenir le coup lorsque, Dieu le laissant tomber (Mon
Père, mon Père, pourquoi m’avez –vous abandonné ?), il était saisi de
trouille verte comme les camarades. Qu’il eût carambolé de la grognasse à ce
moment, ç’avait été un autre moyen de s’abrutir, de se mettre au niveau de
l’héroïque dégradation ambiante, à une époque où les âmes, dans les corps
traqués, hurlaient d’épouvante et de folie, devant l’image d’un Sacré Cœur dont
le sang coulait à flots sur tous les charniers de la terre.
-Qu’est-ce qu’ils se mettaient, vos chrétiens !
insinuait Mouraille.
-Buvons pour oublier tout ça !
-Qu’est-ce qu’on peut y comprendre ?
-Rien. Nous ne comprendrons jamais rien à Dieu ni à ses
intentions. Mais il nous a donné le breuvage de la sagesse et de la
philosophie. Buvons !
Ses confidences n’allaient jamais plus loin. Il savait arrêter
à temps les plaisanteries qui menaçaient de passer les bornes, et défendre les
retranchements de sa vie privée. Un jour pourtant que Flora, penchée en
servant, lui déballait sous le nez le contenu de son corsage largement ouvert,
il saisit les lourds seins-fruits, qui s’ébattaient nus et libres de tout
soutien, pour les écarter de lui, disant :
-Enlevez-moi de là cette paire de tentation, et cessez de me
frôler de vos miches du diable, garce à croupion. Je ne suis pas saint Antoine,
moi !
Il ajouta pour les Clochemerlins présents :
-Vous ne savez pas combien nous sommes exposés, et de quoi
son capables les femelles pour percer le mystère ecclésiastique de notre
soutane !
Cela fit rire Mouraille en tira cette conclusion :
-C’est un curé humain
-Et pas bête le bougre ! approuva Samothrace, qui le
savait ami des livres et capable de grandes lectures.
Au château des Courtebiche, les choses furent rondement
menées.
-Ah, c’est vous, le nouveau curé ? dit la baronne, en
accueillant l’abbé. Je pense qu’on vous aura prévenu. Je veux faire mon salut
en restant à mon rang. Est-ce possible ?
-Mais, baronne, rien ne s’y oppose. On trouve tout dans les
Ecritures, aussi bien une religion de droite qu’une religion de gauche. Les
Evangélistes, qui étaient loin d’être des imbéciles, avaient prévu les
revirement politiques. Ils ont donc muni l’Eglise de textes qui lui permettent
de dominer la situation, quel que soit le régime. Que désirez-vous ?
-Je veux être obéie et servie.
-Alors, je vous dirai avec saint Mathieu : Il n’est serviteur au-dessus de son maître.
Et je vous dirai avec saint Luc : Lequel
d’entre vous, ayant un esclave (un esclave, baronne ! saint Luc
admettait l’esclavage) lui dira, quand il
revient des champs : Viens tout de suite te mettre à table ? Ne lui
dira-t-il pas au contraire : prépare-moi à souper et sers-moi ? Voilà
qui vous donne bien le droit d’être
exigeante avec vos domestiques.
-Alors quelles sont ces histoires dont on nous rebat les
oreilles ? Les premiers seront les
derniers. Il est plus facile au chameau de passer par le chas d’une aiguille
qu’au riche d’entrer au Royaume de Dieu ?
- Ce sont des
maximes de consolation pour notre autre clientèle, celle des humbles.
-En somme, ça ne
signifie rien de bien sérieux ?
-Pour vous, non. Pour d’autres, c’est le fondement d’une
grande espérance. Les âmes souffrantes ont besoin d’anesthésie, tout comme les
corps souffrants.
-Vous êtes bien d’avis que le ciel ne sera pas une grand
fourre-tout où m’on coudoiera n’importe qui ?
-Je vous citerai encore saint Luc : Rendez donc à César ce qui est à César.
Par-là sont reconnus le pouvoir, la puissance et implicitement les hiérarchies.
-Curé, j’ai dix siècles de blason !
-Je suis persuadé qu’il vous en sera tenu compte. On ne peut
concevoir un au-delà où les âmes danseraient la carmagnole. Toutes choses y
rentreront dans l’ordre.
-Au moins vous, dit la baronne, vous connaissez votre
affaire. Comment avez-vous appris tout cela ?
-Je me suis beaucoup frotté aux hommes, dans des
circonstances qui exaltaient le bon et le mauvais qu’il y a en eux. Et j’ai
constaté, quand les circonstances sont exceptionnelles ou terribles, que le bon
l’emporte souvent. Ce qui fait que je ne perds pas courage.
-Du courage, il vous en faut, pour vous occuper d’un tas
d’imbéciles. Croyez-vous qu’ils aient tous une âme ?
-Heu... Peut-être en va-t-il de leur âme comme des billets
de la Loterie nationale. Beaucoup n’ont pu s’en offrir qu’un dixième. Mais c’est
encore une parcelle précieuse.
-Qu’est-ce qu’ils peuvent comprendre à la religion ?
-Comprendre, je n’en demande pas tant ! Qui,
d’ailleurs, est à même de comprendre le surnaturel ? La crainte suffit, la
plupart du temps.
-Dieu, vous en faites un gendarme ?
-Il est le Père, un père qui corrige sa marmaille
turbulente. Ça ne l’empêche pas de l’aimer0
-Je ne suis plus une gamine, vous savez !
-Je sais, baronne. Si vous préférez un Dieu de bonne
compagnie, qui ait le ton des salons, Il existe également. Car Il est présent
en tout et partout. Et assez exempt de préjugés pour s’adapter à la diversité
du monde qu’Il a créé.
-Je crois que nous nous entendrons, dit la baronne.
Voulez-vous écouter ma confession ?
-Je suis à votre disposition.
-Et je vous garderai à dîner. Avez-vous de l’appétit ?
-Dieu, répondit le curé Patard, m’a donné un bon coup de
fourchette. Que sa volonté soit faite !
-Fine gueule, curé ?
-J’aime le bon, baronne.
-Et pour la boisson ?
-Le vin rouge, baronne. Du beaujolais, naturellement. Récitez
votre confiteor...
*
Partie de rien, on ne fait pas une carrière de star ou de
vamp sans quelques accidents de début. Le maniement profitable de l’homme est
un art difficile, qui ne s’acquiert que par expérience, c’est-à-dire les chutes
et les rechutes, puis les conclusions à tirer sur le plan de la stratégie
amoureuse. Il y faut une maturité du
corps, bien instruit de ses ressources, et que
l’esprit à son tour, entraîné aux
artifices de la séduction, et sachant la rendre irrésistible, soit à
mêle de bien gérer les abandons du corps. Pour avoir trop rêvé de
Folies-Bergères et d’Hollywood, et de triomphes éclatants, Lulu Bourriquet se
trouva enceinte à dix-sept ans et quatre mois, l’ayant certainement cherché,
mais sans l’avoir voulu.
Cela début& par un languissant épanouissement de sa
grâce jeunette, par une recrudescence de beauté vive qui poudrait à printemps
les joues de la coupable et lui faisait courir sous la peau des clartés
laiteuses. « Qu’elle est donc jolie en ce moment ! » disait-on.
Son regard avait le brillant humide qui rend si attrayants de beaux yeux à
longs cils. Sollicité dans sa sève la plus intime, la chair prenait un éclat
soudain, dont l’apogée se situait à la pointe des seins durcis. Ces
proéminences gonflées, qui retenaient l’attention,
annonçaient la faute, qu’il fallut confesser, et le bruit s’en répandit, de
telles choses ne pouvant passer longtemps inaperçues. Clochemerle l’apprit
assez ironiquement, plusieurs garçons du bourg ayant à se venger des dédains de
Lulu Bourriquet, qui ne se cachait pas de viser haut.
Même voyante aventure arrivait au même moment à deux jeunes
compagnes de Lulu, Claudine Soupiat et Mathurine Maffigue, les plus fidèles à
suive leur imprudente amie dans ses équipées et à se monter la tête avec elle.
Ces accidents furent consécutifs à la projection d’une série de films où de
belles dactylos, pour avoir écouté les serments de jeunes séducteurs à torpédo,
bondissaient au premier rang de la high life,
juchées sur des Himalayas de dollars, et entamaient des voyages de noce
princiers vers des Venise et des Miami.
Les trois filles de Clochemerle n’avaient pas la jugeote assez ferme, ni la
vertu assez enracinée pour résister à ces sortilèges de l’écran.
Méprisant les jeunes Clochemerlins, lourdauds et empruntés,
elles cédèrent aux avances de godelureaux de la ville, qui portaient beau,
dansaient le shimmy, dépensaient largement et conduisaient des décapotables
sport. Ces habitués de l’hôtel Torbayon faisaient des cadeaux et couvraient les
frais des sorties. Evidemment, ce n’était pas pour rien.
Les larcineurs de vertu montrèrent bien moins
d’empressement, quelques mois plus tard, quand ils apprirent que les
demoiselles avaient des inquiétudes. Ils espacèrent les rendez-vous et ne
tardèrent pas à disparaître, laissant les pauvrettes avec le fruit de leurs
gambilles. Elles durent faire aux parents l’aveu d’une faute dont les
conséquences ne se pouvaient guérir par la simple engueulade et les paires de
gifles. Cela souleva des tempêtes dans les intérieurs. D’autant plus que les
recherches de paternité s’avéraient difficiles, les séducteurs n’ayant pas
laissé d’adresse. Mathurine Maffigue, un peu bécasse, quoique de tissus fermes
et savoureux, expliquait en pleurant son malheur :
-Ferdinand m’a maraudée pendant que j’avais la tête tournée.
Je savais-ti seulement ce qui m’arrivait ? Jamais personne m’avait
prévenue.
Clochemerle était plus disposé qu’autrefois à excuser de
telles défaillances, auxquelles la naïveté des filles fut toujours
exposée. Mais trois filles-mères à la
fois, « de la main on ne sait pas seulement de qui », ça faisait
beaucoup, même en un temps de progrès, de radio, de dancing, d’automobile et de
tout ce qui s’ensuit. L’exemple des trois fesses-dans-l’herbe était bien fait
pour inquiéter les mères de famille.
Surtout on s’étonnait grandement du nouveau procédé. Dans ce
coin de Beaujolais, où les filles se laissaient chavirer ni plus ni moins
qu’ailleurs, l’âge venu et la saison aidant, la vieille règle était que le
séducteur épousât. La chose ne souffrait ni hésitation ni difficulté. S’il se
mettait maintenant à disparaître après son mauvais coup, il allait falloir
tenir les filles et ne plus leur tolérer la moindre frivolité sous la jupe.
Mais d’autre part, comment les tenir ? Quand elles deviennent chaudes,
elles sont fertiles en ruses et en mensonges pour déjouer la surveillance.
Enfin, pour ces trois-là, c’était fait. Il n’eût servi à
rien de s’en briser la tête contre les murs, ni que les pères braillassent des
« traînée » et des « salope » comme cela se faisait
autrefois, lorsque l’honneur de la famille était atteint par une fécondité
clandestine. Et pour jeter dehors les victimes de l’astuce masculine, en les
vouant aux bordels, la mode en était heureusement passée. Cela montrait surtout
le danger d’aller avec les étrangers.
Et qu’on ne sort pas impunément de son milieu, de sa condition. A d’autres d’en
faire leur profit et de se cuirasser le pucelage en attendant la noce.
Mme Fouache avait donc beau jeu de geindre, au bureau de
tabac :
-Babylone, ma chère, je vous l’avais dit, Babylone avec ses
courtisanes. Trois filles enceintes à la fois ! On verra des catastrophes
se produire.
Beaucoup de femmes mûres étaient disposées à l’écouter, qui
blâmaient les mœurs et les licences nouvelles, les libertés tolérées à la jeune
génération, sa manie de bougeotte, les cigarettes qu’elle fumait, les danses
ventre à ventre, la façon de se vêtir court et d’aguicher en croisant les
jambes à des hauteurs... un courant de réprobation condamnait les trois filles-mères.
Elles n’osaient plus se montrer.
Le courant avait éclaté du temps du curé Noive. Ce fut lui
qui, par ses excès, contribué à la réhabilitation des trois éplorées. Avec sa
manie de vertu outrancière et surhumaine, il fit un prêche fracassant pour
frapper d’opprobre les malheureuses qui avaient des complaisances avant le
mariage. On veut bien croire qu’il désirait surtout mettre en garde les naïves,
dont la crédulité aurait pu se laisser prendre aux pièges des sous-bois. Mais
dans son zèle il ne ménagea rien ni personne, ni les filles perdues, ni les
coquettes, ni les jolies, ni les parents aveugles ou négligents. Il parla de la
chair honteuse et dégradée avec un tel mépris, une telle fureur de tout
rabaisser du geste qui donne la vie, qu’on jugea qu’il exagérait. Quand même,
quand même ! Faut-il enfanter, oui ou non ? Et il n’y a pas
trente-six façons de s’y prendre.
Les coupables se trouvaient justement à l’église, un peu
déformées de la taille, le nez dans leur mouchoir, rouges et impressionnables –
et l’une, sujette aux malaises, prête à se trouver mal. Assez punies
déjà ! De leur lancer à la figure des abominations, devant tout
Clochemerle, ça pouvait avoir une influence néfaste sur leurs couches et leur
tourner le lait. Tel fut l’avis de respectables mères de famille, qui savaient
par expérience personnelle qu’une maternité s’attrape souvent comme une piqûre
d’insecte ou un bouton sur le nez, et parfois sans plus de plaisir. Bien sûr,
ces petites n’étaient pas à féliciter. Il y avait eu de leur part imprudence
grave –mais avec quelle part de curiosité et d’ignorance ? (Il faut être
femme pour comprendre ces choses.) De là à tout excommunier, à tout avilir...
Il allait naître des petits chrétiens, après tout, le diable eût-i trempé dans
l’affaire.
-Les mignons qui vont venir n’y sont pour rien,
Madame !
-Les pauvres anges, pensez !
-La femme est faite pour le plaisir de l’homme.
-Si c’était pas de ça, on n’attraperait jamais d’enfant.
Les filles sont plus exposées que les garçons, c’est à quoi
il fallait toujours en revenir. Si bien que les femmes, solidaires de leur
sexe, inclinaient à absoudre les trois pécheresses. Il y aurait trois jeunes
Clochemerlins de plus, la belle affaire ! Et les jeunes mères finiraient
bien par se caser, par trouver de braves gars qui se chargeraient d’elles et de
leur progéniture. Ça s’était déjà vu, principalement pendant la guerre. Un
permissionnaire arrivait du front et laissait enceinte en partant une fiancée
qui n’avait rien cru devoir refuser à un courageux combattant. Mais celui-ci
était tué, quelques mois plus tard, abandonnant sans père un enfant à naître,
et sans nom une brave fille qui était véritablement sa veuve. Puis arrivait un
autre permissionnaire, incertain de son avenir, qui ne s’embarrassait pas du passé.
Des mariages s’étaient faits de cette façon.
La mère Bourriquet harcelait Lulu de reproches :
-Avec tous tes romans, c’est toi maintenant qui nous fait un
joli cinéma, pauvre idiote !
Mais elle aussi, peu à peu, ne pouvait se retenir de
s’intéresser à l’état de sa fille, parce que la maternité reste la grande
affaire féminine.
-Tu vas le porter en pointe, disait-elle, pas du tout comme
moi je t’ai portée. Il y a des femmes qui portent plutôt du ventre, et les
autres plutôt de la poitrine, plus remonté. Il y en a qui disent, quad on porte
haut, que c’est un garçon. Mais j’y crois guère. Pourquoi un garçon irait-il se
placer autrement qu’une fille ?
Pour Lulu Bourriquet, apprentie vamp de Clochemerle, en ce
moment bien handicapée, elle rageait de s’être fait moucher bêtement, et que
l’avenir s’en trouvât compromis, du moins retardé. Car elle ne renonçait pas à
ses ambitions têtues. Mais il lui fallait attendre de déposer cet enfant qui
lui envahissait le corps et qu’elle désirait si peu, attendre de voir comment
sa beauté se remettrait de l’épreuve. Elle avait entendu dire que les poitrines
sont distendues par la montée du lait et que, leurs délicates attaches une fois
brisées, elles ne reprennent jamais leurs premiers galbes. Or elle était fière
de ses jeunes seins jaillissants, son plus bel atout dans la carrière qu’elle
voulait entamer. Elle pleurait de dépit à l’idée qu’ils pourraient perdre leur
charmante superbe et retomber de la pointe.
Le reste, elle en faisait son affaire. Inutile de dire
qu’une autre fois elle saurait mieux s’y prendre. Pour l’enfant lui-même, elle
pourrait toujours laisser à sa propre mère le soin de l’élever. Elle cacherait
son existence avant d’être devenue tout à fait célèbre. Ce n’était qu’un
accident, arrivé à d’autres, qui s’étaient quand même tirées d’affaire.
Elle se reprenait à penser à ses chères idoles : ô
Greta Garbo, ô Marlène Dietrich, ô Joan Crawford, déesses du monde moderne.
Devenir semblable à elles, régner comme elles, sophistiquée, dans l’Olympe de
la grâce et du désir inaccessibles... Elle connaissait les mensurations de
toutes les grandes vedettes, dont les siennes se rapprochaient : tel
poids, tant de tour de poitrine, de tour de hanches, de tour de cuisses, etc.
pourvu que cette détestable grossesse n’allât pas modifier les heureuses
proportions de son corps, calqué sur le corps idéal dont la Metro Goldwyn et la Fox Film avaient fixé les canons.
« O Anaïs Frigoul, qui avez si bien réussi, venez à mon
secours ! » C’était là son invocation. Dès que remise de ses couches,
c’était cette intrépide Anaïs qu’elle irait voir à Paris, pour lui dire en
toute simplicité : « Je veux faire comme vous. Guidez-moi. »
-Je pense que tu seras guérie, cette fois ! disait la
mère Bourriquet à sa fille, qu’elle surprenait perdue dans ses songeries. Si tu
sais te tenir tranquille, jolie comme t’es, tu finiras ben par te marier à
Clochemerle.
Se marier à Clochemerle, horreur ! Eternelle
incompréhension des parents qui se mettent en travers de la vocation des
enfants. Les mêmes parents d’ailleurs se gonfleraient de vanité, d’avoir
produit un polytechnicien, un normalien, un saint-cyrien, voire un
adjudant-chef rempilé. Mais ils prennent peur quand il s’agit des filles, aux
entrailles compromettantes et dont l’enflure se montre du doigt.
Comme si ce n’était pas une servitude féminine qu’il
faut surmonter pour atteindre aux plus
hautes destinées ! Comme si la carrière d’une fille, légitimement ou non,
pouvait se faire autrement qu’avec un corps de jolie diablesse, en le jetant
dans la bataille, en le prodiguant aux assauts qui lui sont livrés, pour
décrocher les suprêmes récompenses du succès féminin : un bel appartement,
un cabriolet, un solitaire, le vison et la zibeline. Aux femmes tout vient par
l’homme, du moins par l’intervention de l’homme. Il n’est que de bien choisir
ses hommes, car il est rare qu’un seul suffise et l’on ne doit pas s’encroûter
dans la même couche. Plus on part de bas, plus un défilé de messieurs sera
nécessaire pour vous conduire aux sommets du luxe, à la gloire des photographies dans les périodiques
de l’élégance et de la réputation mondaine. Et quand tout cela sera
obtenu, qui se détournera de la
victorieuse, qui osera rappeler ses tribulations anciennes, qui n’admirera son courage,
son intelligence, et quelle famille, en définitive, ne sera fière ?
Ainsi, boudeuse et détestant sa grossesse qui la retenait à
Clochemerle, d’où elle voulait sortir à tout prix, raisonnait Lulu Bourriquet,
sous les regards quand même apitoyés des siens.
*
Vers la même époque se commit un crime, odieusement
prémédité par une froide petite crapule, qui glaça le bourg d’horreur. On
n’avait jamais rien vu de semblable dans le pays, où les pires mésententes
allaient rarement jusqu’aux coups.
La maison des Tuvelat, un peu isolée dans la campagne haute,
restait obstinément fermée depuis quarante-huit heures. Les voisins
s’inquiétèrent. On savait les Tuvelat absents, partis dans le Doubs pour le
mariage d’une parente. Mais ils avaient laissé sur place la mémé Tuvelat, veuve
du défunt Antelme, réputé terrible coureur de jupons.
La vieille Tuvelat, n’avait qu’une passion, l’avarice, une
avarice stupide et maladive, l’argent ne pouvant plus rien lui procurer, pas
même une rémission de quelques jours de vie supplémentaire. A tort ou à raison,
on lui attribuait un magot, caché en quelque endroit secret, ou qu’elle portait
sur elle, dans un sac suspendu sous ses jupes. Le certain, c’est qu’il existait
une légende du magot de la mère Tuvelat, légende corroborée par l’attitude
bizarre de la vieille femme, qui se méfiait de tout le monde, y compris ses
enfants. Elle vivait à l’écart dans la maison, rôdeuse et soupçonnante, en
chantonnant d’une voix éraillée des refrains de son enfance, qu’elle
interrompait pour maudire des gens morts depuis longtemps mais qu’elle
continuait de haïr avec persévérance. Tel un bandit de boucher qui lui avait
refilé en 1910 une fausse pièce de cent sous, tel un coquin de matelassier qui
lui avait chipé de la laine, trente ans plus tôt, en cardant ses matelas.
S’appuyant sur ces exemples, elle était persuadée que tout le monde lui voulait
du mal et ne cherchait qu’à la voler.
Perdue dans ses marmottements venimeux, la mémé Tuvelat
allait faire une promenade quotidienne jusqu’à la maison des voisins, distante
de quelques centaines de mètres, pour montrer qu’elle était toujours là,
décharnée, malveillante, obstinée à vivre pour embêter le monde, sentiment qui
paraissait la soutenir en effet. Bonnes gens, les voisins lui disaient
d’entrer, s’amusant de son radotage au vitriol. Ils l’invitaient à boire et à
grignoter un gâteau sec. Elle acceptait avidement, ravie de resquiller quelque
chose.
Es voisins s’étonnèrent de ne pas l’avoir vue depuis deux
jours. Etait-elle malade ? Morte, peut-être. Ils prévinrent le
garde-champêtre Beausoleil, qui revint avec un serrurier et deux gendarmes. On
força la porte de la maison silencieuse.
A l’intérieur, c’était un saccage complet, de tiroirs vidés,
de matelas éventrés, de meubles brisés, comme si tout avait été fouillé de fond
en comble. On découvrit le cadavre à la cave, étendu à côté d’un petit banc sur
lequel la vieille venait s’asseoir près d’un tonneau, pour boire frais en
maugréant ses malédictions de sorcière. Elle avait les jupes relevées et ses
vieilles cuisses maigres étaient trouées de coups de poinçon. Sans doute
l’assassin l’avait-il torturée pour lui faire avouer où elle cachait son
argent, avant de l’achever en lui fracassant la boîte crânienne.
Ce crime fit du bruit. Reporters, photographes et policiers
accoururent à Clochemerle. Ils s’y attardèrent volontiers, captivés par
l’excellente cuisine d’Adèle Torbayon et la qualité du vin.
Il se dévora énormément de poulets à la crème, de foie gras
et de grenouilles à l’ail, il se vida un nombre incroyable de bouteilles.
L’heureuse torpeur des digestions ne faisait pas avancer l’affaire, et pour
tout dire beaucoup d’enquêteurs étaient ivres. Il semblait cependant que le
crime fût imputable à quelqu’un du pays, instruit de l’absence des Tuvelat.
Mais qui ?
En vertu de la théorie « à qui le crime profite »,
on soupçonna les Tuvelat eux-mêmes d’avoir simulé un faux départ, puis une mise
en scène pour estourbir la vieille et posséder plus vite son argent. Il n’était
pas impossible avec une auto de faire le coup la nuit, et ensuite de rapidement
filer dans le Doubs. La bru Tuvelat avait dit devant témoins, en parlant de la
victime : « Elle ne va pas bientôt crever, la vieille
garce ! » C’était un peu léger pour fonder une accusation, un tel
souhait était de ceux qui sont couramment proférés dans les familles,
spécialement à l’égard d’une belle-mère détestable. Mais les Tuvelat avaient
comme tout le monde des ennemis, point fâchés de glisser l’insinuation.
Cuisinés à leur retour, les Tuvelat n’eurent pas de peine à
prouver l’emploi de leur temps. par ailleurs, ils ne firent pas de difficulté
pour convenir qu’ils désiraient plutôt la
mort de la vieille, qui sombrait dans la folie de persécution et leur
rendait souvent la vie intenable. Mais ils lui souhaitaient une mort naturelle,
exempte de douleur, par exemple de ne pas se réveiller un matin. Interrogés sur
l’existence du magot, ils répondirent que la vieille femme pouvait bien avoir
déposé quelques billets dans une cachette, car elle avait toujours fouiné et
raflé tout ce qu’elle pouvait, mais certainement il ne s’agissait pas d’une
fortune. Parler d’argent, c’était sa manie depuis toujours, manie qui avait
empiré avec l’âge. Elle aimait se donner l’illusion d’être riche et prétendait
préparer d’étranges surprises à ses héritiers. Ceux-ci n’en croyaient pas
grand-chose. Mais ces bruits, répétés, avaient pu donner naissance à la fatale
légende du magot.
-Savait-on dans le pays que vous deviez vous absenter ?
-On avait fixé la date du mariage depuis trois mois. On en
avait parlé. L’assassin l’aura su.
-Soupçonnez-vous quelqu’un ? Parlez sans crainte. Vos
paroles ne seront pas révélées.
Vexés de l’interrogatoire qu’ils venaient de subir, les
Tuvelat sautèrent sur l’occasion. L’aîné, Jean-Marie, qui avait un vieux compte
à régler, fit cette déclaration :
-Je connais un bien grand salaud et je l’estime capable de
tout.
-C’est-à-dire ?
-Il a montré à ma felle, la Claudia, par là en tournant du
chemin, une chose qu’on ne montre pas à la femme d’un voisin sans être un
dégoûtant cochon. Ce vieux sale, je le crois capable de sauter sur une vieille
aussi bien que sur une jeune.
-Pouvez-vous nommer cet individu ?
-On dira que c’est par vengeance. Mais tout le monde le
connaît. Vous n’avez qu’à demander.
Clochemerle avait son
exhibitionniste et tout le monde le savait en effet. Mais il paraissait peu
vraisemblable qu’il se fût rué aux fins d’outrage sur une Carabosse de
quatre-vingts et des années, réputée garce froide depuis un demi-siècle, dont
le cuir revêche était à peu près aussi attirant que celui d’un caïman. On
l’interrogea néanmoins, en lui posant des questions gênantes sur ses faits et
gestes, ceux-ci d’ailleurs platoniques, qui pouvaient à la rigueur étonner les
demoiselles, mais n’intimidaient pas les femmes expérimentées. Comme lui avait
dit Babette Manapoux, à laquelle il faisait un jour sa réclame : « Tu
ne peux plus faire ni bien ni mal à personne avec ta vieille pendouille. »
On pensait bien qu’il n’y avait aucun danger de ce côté-là. Aussi Clochemerle
était-il indulgent à la manie purement spectaculaire du père Pignaton, qui
était dans sans ses soixante-dix-huit ans. Il s’amusait comme il pouvait, le
pauvre vieux !
En buvant et dévorant chez Torbayon, les policiers tenaient
leurs oreilles ouvertes et ne perdaient pas leur temps. Ils tiraient des conclusions
de petits faits que les gens ne pensaient pas à recouper. Ils procédèrent
habilement en soufflant aux journalistes qu’il s’agissait probablement du crime
d’un errant, qui avait eu le temps de quitter la région.
L’assassin, qui lisait les journaux, se crut hors d’affaire
et cessa de se surveiller. Trois semaines plus tard on arrêtait à Villefranche
un ouvrier typographe, du nom de Massoupiau, natif de Clochemerle, qui laissait
des sommes relativement élevées dans les maisons de tolérance et payait trop de
tournées dans les cafés. Il ne peut expliquer la provenance de l’argent, ni
fournir un emploi de son temps à la date du crime. Un mécanicien de
Saint-Georges-de-Reneins le reconnut formellement pour le cycliste dont il
avait réparé le pneu arrière, justement à la date fatale.
Cuisiné à fond, Massoupiau s’effondra. Parti à bicyclette,
il avait abordé par un raccourci les limites du bourg, en poussant sa machine.
Il prétendit que la mémé Tuvelat l’avait interpellé sur la route et invité à
entrer dans sa maison. Il tenta d’insinuer qu’elle l’avait entraîné à la cave
où ils avaient longuement vu ensemble, puis qu’elle lui avait fait des
propositions si monstrueuses qu’il avait frappé, sous le coup de l’indignation
et l’influence de l’ivresse.
C’était invraisemblable en tous points. Et des traces
d’effraction prouvaient le contraire.
On établit que Massoupiau, travailleur irrégulier,
fréquentait beaucoup les mauvais lieux
et avait des dettes en plusieurs endroits. On trouva dans sa chambre garnie une
collection de documents sinistres, détachés de périodiques policiers :
visages exsangues et tuméfiés, tronçons de corps, colis de membres découpés,
etc. l’avocat essaya de plaider que ces images pouvaient avoir eu un effet
pernicieux sur un esprit faible. C’était une maladresse, car il fut appelé à
parler longuement d’horreurs dont l’évocation se retournait contre son client.
Il est vrai que cet avocat, du nom de Félix Emprière, était
un prétentieux imbécile qui, outre ses endormantes plaidoiries, réussissait à
glisser des articles dans les journaux. Il s’agissait d’articles de critique,
revanche des impuissants, surtout destinés à mettre en valeur l’esprit, la
culture, la compétence universelle du signataire. C’est assez le travers des
critiques d’accorder plus d’importance aux cinquante lignes qu’ils écrivent
qu’aux trois ou quatre cents pages du travail préexistant dont ils tirent la
matière de leur prétentieuse dissertation. (C’était une chose qui exaspérait
toujours Samothrace, lequel rappelait le passage où Balzac, dans Splendeur et misère des courtisanes, compare les critiques à des prostituées.) Les
gens de métier, soit au palais, soit dans le journalisme, tenaient Félix
Emprière pour un parfait jean-foutre. Cela n’entamait pas la superbe du cher
maître, qui se mettait en avant en tous milieux et toutes circonstances. Son
éloquence à moudre le néant fonctionnait automatiquement en présence du moindre
auditoire, de même qu’il offrait sa prose veule et invertébrée à toutes les
feuilles à court de copie. Etant venu dîner chez Adèle deux ou trois fois, il
s’était fait remarquer en prenant la parole au dessert pour débiter de
ronflantes platitudes. Quand on chercha un avocat, quelques mois plus tard, on
le choisit parce qu’on le connaissait. (Il n’avait pas oublié de laisser son
adresse.)
Les Assises condamnèrent Massoupiau à la peine de mort. Il
fut guillotiné peu après. Cela frappa Clochemerle d’une sorte d’horreur. On
imaginait les derniers instants de ce garçon que tout le pays avait connu et
qui avait été dans sa jeunesse un enfant comme les autres, que rien ne semblait
désigner pour un sort infamant. Jamais un clochemerlin n’avait fini sur
l’échafaud.
Le crime paraissait d’autant plus inexplicable que
l’assassin appartenait à une famille de braves gens, qui avaient fait leur
possible pour lui donner de l’instruction et un métier. Le père Massoupiau,
conseiller municipal, démissionna lors de l’arrestation de son fils. La femme
Massoupiau mourut de chagrin quelques jours après l’exécution, dans l’horrible
désespoir d’une mère qui se souvient d’un bambin tendrement aimé, qu’elle se
refuse à voir sous les traits d’un criminel. Le couperet qui avait tranché le
cou de son enfant avait aussi tranché ce qui restait en elle de vie et
d’espérance. On suivit son enterrement avec tristesse et pitié. Vraiment, c’est
un geste terrible de procréer, car on ne sait jamais à quels malheureux on peut
donner la vie !
Tout cela fut beaucoup commenté à l’estaminet.
-Trouvez-vous une explication scientifique à un geste
pareil ? demandait-on à Mouraille.
-Le métier d’assassin, disait-il, est le dernier des
métiers, et certainement le plus stupide. Outre qu’il paie rarement, il ne
permet jamais d’aller loin. Aussi je crois qu’on ne choisit pas d’être
assassin. C’est une chose qui vous tombe dessus.
-Mais enfin, ces gens-là raisonnent leur affaire ?
-Les fous aussi raisonnent, mais en partant de la déraison.
-Les criminels seraient donc des fous ?
-Par rapport à nous, certainement. Ils arrivent au crime
logiquement, à le trouver normal et satisfaisant, en vertu d’un processus
mental qui n’est pas le nôtre.
-Et le crime gratuit, accompli comme tel ? demanda
Samothrace.
-C’est une ânerie littéraire, conçue par un monsieur abrité,
infiniment respectueux de l’ordre, qui fuit les histoires avec sa concierge et
le commissaire de police, mais se libère de sa soumission sociale en prêtant à
un personnage fictif un geste dont il se garderait bien.
-A votre avis, les assassins seraient irresponsables ?
-Pathologiquement parlant, je le crois. Je parle du crime
concerté, qui est ici le cas. Voyez-vous, le crime parfait n’est pas
réalisable, et s’il l’était exceptionnellement, ce serait pour des causes
indépendantes de la volonté de l’assassin et de ses prévisions. Lisez-vous des
romans policiers ?
-Parfois, dit Armand Jolibois.
-L’auteur, un intellectuel qui peut à loisir combiner son
affaire, possède une technique bien supérieure à celle de l’assassin primaire,
lequel ne peut avoir pensé fortement toutes les probabilités de son crime. Vous
en convenez ?
-Oui, sans doute.
-Alors lisez attentivement quelques policiers. Vous y
découvrirez toujours la faille, l’endroit
où le conteur triche pour rendre le crime réalisable et mystérieux. Je
vous le répète : au départ, le criminel est virtuellement pris. Il agit
pourtant comme s’il ne le savait pas. Preuve qu’il est bien un débile mental.
-En ce cas, est-il juste de l’exécuter ?
-La société prend les mesures qu’elle croit devoir prendre.
Disons qu’elle représente l’assassiné, qui a bien de sérieux motifs de crier
vengeance.
-Que pensez-vous des dégénérés ?
-Ils sont les loupés de la création. Ils portent le poids de fautes
et d’erreurs qu’ils n’ont assurément pas commises. Certains se déclarent
partisans de les supprimer. C’est une théorie qui se défend. La société fait de
la sensiblerie à propos de ses montres et entretient à grand frais ses déchets.
En regard, elle fait tuer massivement à la guerre sa jeunesse la plus belle, la
plus saine et la plus ardente. On condamne à mort le criminel isolé, mais on
élève des statues à des hommes qui ont sur la conscience des millions de vies
humaines. Tout cela est d’une imbécillité incommensurable !
Et Mouraille furieux, indigné, sombrait dans une des crises
de cafard qu’il traitait à l’alcool.
*
Il semblait bien, cette fois, que Mme Fouache eût raison,
que le train effréné que prenaient les mœurs ne dût rien produire de fameux.
Clochemerle avait son assassin, un guillotiné de vingt-quatre ans, et trois
filles-mères à la fois, dont l’aînée ne comptait pas vingt ans.
Sans doute d’être fille-mère, c’est un délit aimable, qui a
eu des compensations d’agrément, et dont les suites ont quelque chose de
touchant, l’innocence et la fraîcheur du bébé n’en étant pas altérées. Il y a
celles qui prennent crânement leur parti de l’aventure, ne considèrent pas
l’enfant comme un malheur, mais lui vouent au contraire un amour et un
dévouement passionnés. On en connaissait un exemple à Clochemerle, celui de
Valérie Craponne, qui, après les vendanges de 1920, s’était trouvée enceinte
sans répondant, pour avoir trop fréquenté un vendangeur de passage, un de ces
errants qui n’ont rien ni personne à ménager. On ne sait pour quelles obscures
raisons les filles jeunes tombent subitement amoureuses. Il n’est guère de
femmes, si elles avaient à confesser plus tard leurs premiers penchants, qui ne
devraient avouer des inclinations absurdes dont elles rougiraient. Ce qui les
sauve la plupart du temps, c’est que tout se passe romanesquement dans les
têtes, sans que les circonstances se prêtent aux rapprochements dangereux. Si
les circonstances se faisaient plus souvent complices, il arriverait à plus
d’une ce qui était arrivé à Valérie Craponne, victime, plus que d’un
entreprenant garçon, d’un idéal de beauté et de fiévreuse tendresse dont son
imagination avait paré le premier venu, pour des raisons aussi futiles que
l’ondulation d’une chevelure, la ligne mince et brune d’une moustache, la
nuance du regard, etc. Ces errements de l’instinct amoureux ont hanté bien des
esprits. Il ne faut que le hasard pour y succomber, et, à la campagne, l’invite
d’une nuit pure et constellée d’étoiles, l’appel de la terre encore chaude des
embrasements du jour, le bien-être de fraîcheur qui envahit le silence du soir,
où la vie chuchote de toute part des promesses d’amour et de bonheur. Il suffit
d’une défaillance, d’une perte de contrôle de quelques instants pour engager
toute une destinée. Valérie Craponne qui ne réussit pas à se marier- par excès
ensuite de retenue farouche – donna l’exemple d’un beau courage en se
consacrant uniquement à son enfant, avec une assiduité qui força l’admiration
et lui mérita d’être aidée par les Clochemerlins. Sa dignité ne se démentit
jamais.
Mais il était à remarquer que les trois jeunes pécheresses
dont Lulu Bourriquet était la chef de file n’avaient point tant cédé aux
galants par sentiments sincère que par désir d’imiter les femmes en renom dont
parlaient les journaux. Leur faute ressortissait bien à un courant général des
mœurs qui incitait les jeunes personnes à considérer l’amour plus comme un
moyen que comme une fin. Elles avaient hâte de brûler les étapes. Ou aussi,
comme on disait, « d’être à la page ».
Si encore cela eut fait réfléchir et servi de leçon !
Mais le progrès accélérait ses cadences, multipliait ses machines et ses
tumultes, ne laissant plus aux gens le temps
de respirer, de penser. Ils avaient à digérer tant d’inventions, l’une
n’attendant pas l’autre, un étonnement succédant à l’autre, à telle allure
folle, que pour suivre on prenait le parti de ne plus s’épater de rien, ni s’indigner de rien, ni réfléchir à rien.
-Formidable ! déclara-t-il. On ne peut pas se
« retourner les pinceaux » avec un outil pareil. On n’a qu’à rentrer
dans les virages, on en sort toujours.
Son enthousiasme lui faussait la véritable orthodoxie, qui
n’est pas d’entrer dans les virages (chose à la portée de n’importe qui) mais
d’en sortir, et d’en sortir en ligne. Il est vrai que cela eût affaibli son
argument de vendeur. A l’entendre, n’importe quel gougnafier, au volant de
cette voiture merveilleuse, faisait un conducteur impeccable, un petit
champion.
-C’est la bagnole qui conduit. Plus tu fonces, mieux ça va.
Il prêchait là un évangile dangereux, qui ne serait que trop entendu des
nouveaux rois de la route, prestigieux pilotes de cette machine imbattable,
reine des virages et de l’adhérence.
-Tu fonces à cent à l’heure...
Le cent à l’heure, sans être absolument une nouveauté,
n’était encore réservé qu’à un petit nombre d’adeptes, des sportifs. Et voici
qu’on le mettait à la portée de tout le monde. Quelle aubaine !-Sur la
route, tu les possèdes tous. Tiens, je te fais le pari d’aller à Marseille à
quatre-vingts de moyenne.
Ça paraissait une moyenne fabuleuse, quatre-vingts kilomètres,
vingt lieues à l’heure. C’était à peine croyable.
-Monte, tu vas voir.
Avec Fadet au volant, c’était vrai, ou presque. En tout cas,
de Clochemerle à la plaine de Saône, ses déboulés par les routes en lacets
faisaient frissonner les plus téméraires. Il établit des records que les
audacieux révèrent ensuite de battre.
Clochemerle adopta donc le cent à l’heure. Non point
peut-être comme allure de route, mais à coup sûr comme terme de base dans la
discussion. A l’estaminet, devant les pots de beaujolais, les moyennes ne
cessaient d’augmenter vertigineusement. Les Clochemerlins étaient maintenant de
véritables automobilistes, c’est-à-dire qu’en matière de performances ils
devenaient de sacrés menteurs.
Et ce n’était encore qu’un début.
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