samedi 28 décembre 2013

VII – Qui finit à cent à l’heure

Le genre hirsute, débraillé et familier de l’abbé Patard fit sensation. On le classa d’emblée dans la catégorie des curés phénomènes revenus de la guerre, qui avaient conservé le langage et les mœurs du front. Il avait vu de près les soldats au plus extrême dénuement, du courage et de la peur, dans le face à face quotidien avec la mort, où ils vivaient dans le grand pêle-mêle des cadavres, de vainqueurs et de vaincus, tous égaux et réconciliés dans les fosses communes du déblayage hâtif des champs de bataille. Comme eux, il en restait marqué.
Le genre du nouveau curé n’était pas pour plaire à tout le monde, et souvent il choquait. Une personnalité qui tranche sur les attitudes moyennes, admises par les êtres moyens, prend un caractère de provocation. Mais les tempéraments forts n’ont cure de l’effet qu’ils produisent. Ils s’imposent tels qu’ils sont, surmontant par une ironie transcendante les jugements mesquins de leurs détracteurs, auxquels d’avance ils répondent : si vous n’êtes pas contents !...
Au mépris du qu’en dira-t-on, la bouffarde à la bouche, coiffé d’un vieux calot militaire et portant les brisques de ses années de ses années de campagne, le curé Patard semblait résolu à mener son troupeau tambour battant, en maniant l’homélie comme un pamphlet ou une satire, et rien n’eût étonné de sa part, pas même de le voir taper sur les fesses des bonne femmes pour leur demander gaillardement : « Et alors, ma grosse, on y pense, à cette âme ? »
En fait, le geste en moins, c’était à peu près le ton qu’il prenait pour rappeler à ses paroissiens que la religion ne pouvait leur faire de mal, que c’était, à tout hasard, une bonne garantie de prise sur un au-delà quand même assez inquiétant, quelque chose comme une assurance sur la vie surnaturelle.
Son Dieu à lui était goguenard, gueulard et cynique, avec une tendresse bougonne de père du régiment, à la manière d’un vieux colonel, enfant de la balle, qui a un faible pour les mauvaises têtes et sait bien qu’une bonne muflée est de temps à autre indispensable au troupier. C’est un foutu métier, monotone et cafardeux, d’être soldat. Il n’est guère plus réjouissant d’être homme, et les soldats du Christ ont besoin, eux aussi, de tirer quelques bordées pour se détendre. L’obsession des fins dernières ne leur est pas une distraction suffisante.
-Le bon Dieu ne vous bouffera pas, disait-il. Il sait que vous êtes de sacrés cochons de pécheurs. Il fera la part du feu, qui ne sera pas forcément celui de l’enfer. Et le purgatoire ne sera jamais qu’un mauvais moment à passer.
Ou encore :
-Dans l’armée, on ne fusille que les déserteurs devant l’ennemi. Ne désertez pas, c’est tout ce que je vous demande. De temps en temps faites-vous porter présent au rassemblement, et tout ira bien.
Ou encore :
-Il n’y a que les salopards, au cœur rongé de jalousie, de haine ou de cupidité, qui seront impardonnables. Aime ton prochain, a dit Dieu, aime-le comme toi-même. Un peu moins, il saura s’en contenter. Mais faites parfois l’effort d’oublier votre égoïsme. Essayez de partager la peine du voisin, comme le fantassin porte le sac de son camarade qui faiblit, comme il va le chercher sous le feu pour lui sauver la vie. C’est ça, la grande affaire. Si vous vous constituez un portefeuille de bonnes actions désintéressées, vous ne serez pas damnés.
De l’âme, il n’en parlait pas trop, considérant que la pauvre est souvent mal lotie, dans un corps qu’elle occupe à bail sans l’avoir choisi. Il lui faut s’accommoder de l’état des lieux, comme un locataire découvre les incommodités d’un appartement qu’il ne peut quitter. Les gens ne sont pas responsables de leur sale gueule,  qui peut leur donner le sentiment d’une injustice. Le curé Patard était secrètement partisan d’un « tel corps, telle âme » qui rejoignait les théories psycho-physiologiques de Mouraille. Mais c’eût été bien subtil pour ses paroissiens, et le côté déterministe de la création doit être passé sous silence. Il en appelait surtout à un gros bon sens qui, sans raffiner, faisait sentir aux gens le provisoire de leur condition, et qu’une religion de prudence valait mieux que pas de religion du tout. D’ailleurs, ce n’était pas tellement aux rites qu’il les attendait.
La première fois qu’il célébra la grand-messe du dimanche, le moment venu de la quête, il se tourna vers les fidèles, décidé à frapper un grand coup.
-Mes frères, leur dit-il, amenez les sous. Les prières, il en faut, mais ce serait vous en tirer à trop bon compte de vous en tenir là. Le véritable chrétien augmente ses mérites en accomplissant les gestes qui lui coûtent le plus. Et je vous en préviens : avec les avares, Dieu sera pareillement avare de ses grâces et de ses récompenses. Vous n’obtiendrez pas pour rien une éternité de confort et de bonheur. C’est ici-bas qu’il faut y mettre le prix. L’Eglise saura employer votre argent au soulagement des pauvres et des orphelins, soyez sans crainte... je vous recommande les billets de dix francs comme un minimum. Les billets de vingt, cinquante et cent francs seront les bienvenus. Et Dieu qui vous regarde, pendant que j’ai le dos tourné saura bien qui les a mis dans le plateau. Allons, mes frères, secouez les tirelires et fouillez dans les bas de laine. Offrez-vous du ciel selon vos foyens.
Puis il ajouta, prévoyant l’objection trop facile :
-On fera une seconde quête tout à l’heure, à l’intention des personnes qui auraient oublié de se munir. Je leur accorde le temps de repasser chez elles et leur laisserai néanmoins le bénéfice d’une messe entière.
Cela jeta le désarroi dans les travées, et une bonne partie de l’église se vida pour un moment. Beaucoup de ces dames venaient à l’église avec tout juste leurs cinq sous : deux pour la chaise et trois pour la quête   (et encore dans l’espoir de se rembourser sur le pain bénit – mais on ne l’offrait plus régulièrement)
Le plateau repartit à la sacristie couvert d’une montagne de billets. Quelques-uns avaient été choisis parmi les plus sales, les plus rapetassés au papier collant, mais, à part trois numéros qui manquaient, ils étaient bons.
Le dimanche suivant, avant toute autre chose :
-La dernière quête, annonça le curé Patard, a produit trois cent quatre-vingts francs. Elle aurait produit un peu plus, s’il n’y avait eu trois billets sans valeur, un de cent, un de cinquante et un de vingt. Je signale aux personnes intéressées, trop intéressées, même, qu’elles se sont moquées du bon Dieu et devront s’en accusée en confession. Elles auront l’absolution contre un billet valable... Ceci dit, il y a progrès. J’ai examiné les recettes de mes deux prédécesseurs : elles étaient simplement lamentables. J’en ai eu honte pour vous, mes frères. Sachez que je ne me contenterai pas d’une piété au rabais. Et Clochemerle peut faire mieux. Je veux des quêtes de cinq cents francs par dimanche.. vous verrez que votre conscience se portera bien d’un peu plus de générosité. Arrière, les tièdes ! Arrière, les radins ! Dieu les a en exécration.
Ces fortes paroles secouèrent l’apathie à donner des Clochemerlins. Mais elles furent, on s’en doute, beaucoup commentées dans le bourg. La nouvelle Eglise n’y allait pas par quatre chemins pour faire payer ses services. Ça augmentait le prix des sacrements, qu’on avait trop l’habitude d’avoir pour une bouchée de pain. Il est vrai que lesdits sacrements étaient maintenant livrés à domicile avec une rare promptitude. Le pan de la soutane passé dans sa ceinture, le curé Patard enfourchait un engin rugissant, sur lequel il prenait en croupe un clergeon, et les deux motards en surplis allaient porter aux mourants, à quatre-vingts à l’heure, des extrêmes-onctions qui s’annonçaient par un bruit formidable d’échappement libre. Ainsi prenaient-ils la mort de vitesse et gagnaient-ils sur le diable, guetteur d’âmes surprises, le dernier  handicap. In extremis. Aucun agonisant ne leur échappait. (Dans les dernières années, le curé Ponosse, lent à se mettre en route à cause de ses rhumatismes, en avait laissé filer plusieurs. On les créditait d’une bonne mort, grâce au repentir final, toujours possible. Mais la présence du prêtre donnait une garantie supérieure aux familles.)
On dut reconnaître par ailleurs que le curé Patard, malgré ses exigences d’argent et son rude franc-parler, était facile à vivre, par du tout vétilleux sur les détails du culte et l’énumération des péchés secondaires, qu’il avait l’absolution large, accordait facilement les dispenses, aimait les enfants, conversait sans façons avec n’importe quel habitant du bourg, sans tenir compte qu’on fût ou non de son bord. (« Dieu, disait-il, est pour tout le monde, à la disposition de tout le monde. Mais ce n’est pas à lui de faire le premier pas. Et je ne vous mettrai pas de force dans ses mains. ») Il s’intéressait à la vie des intérieurs, questionnait les femmes sur leurs couches, leurs relevailles et la santé du petit dernier. Il était bon joueur de belote, en homme qui avait longtemps croupi dans les cagnas des tranchées, et faisait chaque jour sa partie à l’estaminet. Sans être de première force aux boules, il y occupait sa place. Il entretenait lui-même sa motocyclette, qu’il chevauchait avec intrépidité, ce qui lui valait l’estime de Fadet. On trouva pour lui tenir sa maison une veuve retirée du circuit, la mère Sulpinet, la Nanette comme on l’appelait dans le pays. Elle était geignarde et lente, adonnée aux bondieuseries stupides et aux remèdes de bonne femme, agaçante par cela, mais propre et dévouée. Elle cuisinait assez bien.
En matière de vin, le curé Patard méritait son surnom de Père pinard qu’on lui donnait parfois. On sentait en lui le vieil habitué des bidons de deux litres, du gros rouge militaire qui avait soutenu les combattants et donné du nerf aux offensives. Quand il eut goûté le beaujolais, il ne voulut plus entendre parler d’une autre boisson. Il apprit vite à connaître la qualité et réclamait toujours du meilleur.
-Je veux boire bon, disait-il. J’ai perdu trop de temps à lamper sans discrimination. Il faut que je me rattrape.
Il disait aussi :
-Vous m’avez sur le dos jusqu’à ma mort. Même l’offre d’un archevêché ne me ferait pas quitter Clochemerle. Ce n’est pas que vous soyez meilleurs paroissiens que d’autres, mais vous êtes de sacrés vignerons, mes frères. A votre santé !
Puis, reposant son verre !-Et si le bon Dieu veut m’écouter, nous ferons du beaujolais le vin du ciel.
-On y boira donc, au ciel ?
-Une éternité sans boire, vous appelez ça le paradis ? Allons, disons des choses sérieuses !
Avec des propos pareils, et sa belle crânerie devant les tonneaux (il visitait les caves une à une) il était fatal qu’il gagnât la partie. La majorité du pays se prononçât en sa faveur. On décréta que c’était bien un curé pour Clochemerle
La familiarité aidant, il y avait un point sur lequel on attendait le curé Patard, c’était les femmes. La position du prêtre est toujours en porte-à-faux de ce côté-là. Et lorsqu’il s’agissait d’un gaillard râblé, dans toute la puissance de la quarantaine, fort en gueule et qui n’avait pas peur des mots crus...
Est-ce que vraiment, hein, entre nous... Il ne se posait pas en Joseph, ne se défendait pas d’avoir jadis vivement asticoté des Jeanneton de cabaret ou des salopes de bordel. Mais c’était pendant la guerre, au lendemain des combats à ventre ouvert, lorsque les guerriers redescendaient des lignes, animés d’une furie de survivre qui ne connaissait pas de frein et les précipitait dans des excès de revanche ou de désespoir. Ils voulaient tuer le cafard à tout prix, dans des saoulographies à mort et des orgies crapuleuses de cantonnement. Et lui, jeune, bien que prêtre, ivre d’ailleurs comme les autres, s’était parfois déchainé comme une bête. Il le confessait, ne cachant pas que sa foi vacillait à la vue de tant d’horreurs, de ces carnages où, solidaire d’une haine de clan sans tuer personne pour son propre compte (il était brancardier) il accompagnait er encourageait les tueurs de notre armée. L’Eglise, entraînée là-dedans, devait donner son consentement, bénir baïonnettes, mitrailleuses et canons, bénir les plus aptes à s’en servir, et affermir leur courage d’éventreurs en promettant le ciel à des millions de fratricides qui se ruaient les uns contre les autres, au nom du même Dieu de charité et de pardon ! Quelle salade ! Il ne cachait pas qu’il s’était mis à boire furieusement pour s’interdire de penser, dans ce chaos de loufoqueries mortelles, et pour tenir le coup lorsque, Dieu le laissant tomber (Mon Père, mon Père, pourquoi m’avez –vous abandonné ?), il était saisi de trouille verte comme les camarades. Qu’il eût carambolé de la grognasse à ce moment, ç’avait été un autre moyen de s’abrutir, de se mettre au niveau de l’héroïque dégradation ambiante, à une époque où les âmes, dans les corps traqués, hurlaient d’épouvante et de folie, devant l’image d’un Sacré Cœur dont le sang coulait à flots sur tous les charniers de la terre.
-Qu’est-ce qu’ils se mettaient, vos chrétiens ! insinuait Mouraille.
-Buvons pour oublier tout ça !
-Qu’est-ce qu’on peut y comprendre ?
-Rien. Nous ne comprendrons jamais rien à Dieu ni à ses intentions. Mais il nous a donné le breuvage de la sagesse et de la philosophie. Buvons !
Ses confidences n’allaient jamais plus loin. Il savait arrêter à temps les plaisanteries qui menaçaient de passer les bornes, et défendre les retranchements de sa vie privée. Un jour pourtant que Flora, penchée en servant, lui déballait sous le nez le contenu de son corsage largement ouvert, il saisit les lourds seins-fruits, qui s’ébattaient nus et libres de tout soutien, pour les écarter de lui, disant :
-Enlevez-moi de là cette paire de tentation, et cessez de me frôler de vos miches du diable, garce à croupion. Je ne suis pas saint Antoine, moi !
Il ajouta pour les Clochemerlins présents :
-Vous ne savez pas combien nous sommes exposés, et de quoi son capables les femelles pour percer le mystère ecclésiastique de notre soutane !
Cela fit rire Mouraille en tira cette conclusion :
-C’est un curé humain
-Et pas bête le bougre ! approuva Samothrace, qui le savait ami des livres et capable de grandes lectures.

Au château des Courtebiche, les choses furent rondement menées.
-Ah, c’est vous, le nouveau curé ? dit la baronne, en accueillant l’abbé. Je pense qu’on vous aura prévenu. Je veux faire mon salut en restant à mon rang. Est-ce possible ?
-Mais, baronne, rien ne s’y oppose. On trouve tout dans les Ecritures, aussi bien une religion de droite qu’une religion de gauche. Les Evangélistes, qui étaient loin d’être des imbéciles, avaient prévu les revirement politiques. Ils ont donc muni l’Eglise de textes qui lui permettent de dominer la situation, quel que soit le régime. Que désirez-vous ?
-Je veux être obéie et servie.
-Alors, je vous dirai avec saint Mathieu : Il n’est serviteur au-dessus de son maître. Et je vous dirai avec saint Luc : Lequel d’entre vous, ayant un esclave (un esclave, baronne ! saint Luc admettait l’esclavage) lui dira, quand il revient des champs : Viens tout de suite te mettre à table ? Ne lui dira-t-il pas au contraire : prépare-moi à souper et sers-moi ? Voilà qui vous  donne bien le droit d’être exigeante avec vos domestiques.
-Alors quelles sont ces histoires dont on nous rebat les oreilles ? Les premiers seront les derniers. Il est plus facile au chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’au riche d’entrer au Royaume de Dieu ?
- Ce sont des maximes de consolation pour notre autre clientèle, celle des humbles.
-En somme, ça ne signifie rien de bien sérieux ?
-Pour vous, non. Pour d’autres, c’est le fondement d’une grande espérance. Les âmes souffrantes ont besoin d’anesthésie, tout comme les corps souffrants.
-Vous êtes bien d’avis que le ciel ne sera pas une grand fourre-tout où m’on coudoiera n’importe qui ?
-Je vous citerai encore saint Luc : Rendez donc à César ce qui est à César. Par-là sont reconnus le pouvoir, la puissance et implicitement les hiérarchies.
-Curé, j’ai dix siècles de blason !
-Je suis persuadé qu’il vous en sera tenu compte. On ne peut concevoir un au-delà où les âmes danseraient la carmagnole. Toutes choses y rentreront dans l’ordre.
-Au moins vous, dit la baronne, vous connaissez votre affaire. Comment avez-vous appris tout cela ?
-Je me suis beaucoup frotté aux hommes, dans des circonstances qui exaltaient le bon et le mauvais qu’il y a en eux. Et j’ai constaté, quand les circonstances sont exceptionnelles ou terribles, que le bon l’emporte souvent. Ce qui fait que je ne perds pas courage.
-Du courage, il vous en faut, pour vous occuper d’un tas d’imbéciles. Croyez-vous qu’ils aient tous une âme ?
-Heu... Peut-être en va-t-il de leur âme comme des billets de la Loterie nationale. Beaucoup n’ont pu s’en offrir qu’un dixième. Mais c’est encore une parcelle précieuse.
-Qu’est-ce qu’ils peuvent comprendre à la religion ?
-Comprendre, je n’en demande pas tant ! Qui, d’ailleurs, est à même de comprendre le surnaturel ? La crainte suffit, la plupart du temps.
-Dieu, vous en faites un gendarme ?
-Il est le Père, un père qui corrige sa marmaille turbulente. Ça ne l’empêche pas de l’aimer0
-Je ne suis plus une gamine, vous savez !
-Je sais, baronne. Si vous préférez un Dieu de bonne compagnie, qui ait le ton des salons, Il existe également. Car Il est présent en tout et partout. Et assez exempt de préjugés pour s’adapter à la diversité du monde qu’Il a créé.
-Je crois que nous nous entendrons, dit la baronne. Voulez-vous écouter ma confession ?
-Je suis à votre disposition.
-Et je vous garderai à dîner. Avez-vous de l’appétit ?
-Dieu, répondit le curé Patard, m’a donné un bon coup de fourchette. Que sa volonté soit faite !
-Fine gueule, curé ?
-J’aime le bon, baronne.
-Et pour la boisson ?
-Le vin rouge, baronne. Du beaujolais, naturellement. Récitez votre confiteor...

*

Partie de rien, on ne fait pas une carrière de star ou de vamp sans quelques accidents de début. Le maniement profitable de l’homme est un art difficile, qui ne s’acquiert que par expérience, c’est-à-dire les chutes et les rechutes, puis les conclusions à tirer sur le plan de la stratégie amoureuse. Il y  faut une maturité du corps, bien instruit de ses ressources, et que  l’esprit à son tour, entraîné aux  artifices de la séduction, et sachant la rendre irrésistible, soit à mêle de bien gérer les abandons du corps. Pour avoir trop rêvé de Folies-Bergères et d’Hollywood, et de triomphes éclatants, Lulu Bourriquet se trouva enceinte à dix-sept ans et quatre mois, l’ayant certainement cherché, mais sans l’avoir voulu.
Cela début& par un languissant épanouissement de sa grâce jeunette, par une recrudescence de beauté vive qui poudrait à printemps les joues de la coupable et lui faisait courir sous la peau des clartés laiteuses. « Qu’elle est donc jolie en ce moment ! » disait-on. Son regard avait le brillant humide qui rend si attrayants de beaux yeux à longs cils. Sollicité dans sa sève la plus intime, la chair prenait un éclat soudain, dont l’apogée se situait à la pointe des seins durcis. Ces proéminences gonflées,  qui retenaient l’attention, annonçaient la faute, qu’il fallut confesser, et le bruit s’en répandit, de telles choses ne pouvant passer longtemps inaperçues. Clochemerle l’apprit assez ironiquement, plusieurs garçons du bourg ayant à se venger des dédains de Lulu Bourriquet, qui ne se cachait pas de viser haut.
Même voyante aventure arrivait au même moment à deux jeunes compagnes de Lulu, Claudine Soupiat et Mathurine Maffigue, les plus fidèles à suive leur imprudente amie dans ses équipées et à se monter la tête avec elle. Ces accidents furent consécutifs à la projection d’une série de films où de belles dactylos, pour avoir écouté les serments de jeunes séducteurs à torpédo, bondissaient au premier rang de la high life, juchées sur des Himalayas de dollars, et entamaient des voyages de noce princiers vers des Venise et des  Miami. Les trois filles de Clochemerle n’avaient pas la jugeote assez ferme, ni la vertu assez enracinée pour résister à ces sortilèges de l’écran.
Méprisant les jeunes Clochemerlins, lourdauds et empruntés, elles cédèrent aux avances de godelureaux de la ville, qui portaient beau, dansaient le shimmy, dépensaient largement et conduisaient des décapotables sport. Ces habitués de l’hôtel Torbayon faisaient des cadeaux et couvraient les frais des sorties. Evidemment, ce n’était pas pour rien.
Les larcineurs de vertu montrèrent bien moins d’empressement, quelques mois plus tard, quand ils apprirent que les demoiselles avaient des inquiétudes. Ils espacèrent les rendez-vous et ne tardèrent pas à disparaître, laissant les pauvrettes avec le fruit de leurs gambilles. Elles durent faire aux parents l’aveu d’une faute dont les conséquences ne se pouvaient guérir par la simple engueulade et les paires de gifles. Cela souleva des tempêtes dans les intérieurs. D’autant plus que les recherches de paternité s’avéraient difficiles, les séducteurs n’ayant pas laissé d’adresse. Mathurine Maffigue, un peu bécasse, quoique de tissus fermes et savoureux, expliquait en pleurant son malheur :
-Ferdinand m’a maraudée pendant que j’avais la tête tournée. Je savais-ti seulement ce qui m’arrivait ? Jamais personne m’avait prévenue.
Clochemerle était plus disposé qu’autrefois à excuser de telles défaillances, auxquelles la naïveté des filles fut toujours exposée.  Mais trois filles-mères à la fois, « de la main on ne sait pas seulement de qui », ça faisait beaucoup, même en un temps de progrès, de radio, de dancing, d’automobile et de tout ce qui s’ensuit. L’exemple des trois fesses-dans-l’herbe était bien fait pour inquiéter les mères de famille.
Surtout on s’étonnait grandement du nouveau procédé. Dans ce coin de Beaujolais, où les filles se laissaient chavirer ni plus ni moins qu’ailleurs, l’âge venu et la saison aidant, la vieille règle était que le séducteur épousât. La chose ne souffrait ni hésitation ni difficulté. S’il se mettait maintenant à disparaître après son mauvais coup, il allait falloir tenir les filles et ne plus leur tolérer la moindre frivolité sous la jupe. Mais d’autre part, comment les tenir ? Quand elles deviennent chaudes, elles sont fertiles en ruses et en mensonges pour déjouer la surveillance.
Enfin, pour ces trois-là, c’était fait. Il n’eût servi à rien de s’en briser la tête contre les murs, ni que les pères braillassent des « traînée » et des « salope » comme cela se faisait autrefois, lorsque l’honneur de la famille était atteint par une fécondité clandestine. Et pour jeter dehors les victimes de l’astuce masculine, en les vouant aux bordels, la mode en était heureusement passée. Cela montrait surtout le danger d’aller avec les étrangers. Et qu’on ne sort pas impunément de son milieu, de sa condition. A d’autres d’en faire leur profit et de se cuirasser le pucelage en attendant la noce.

Mme Fouache avait donc beau jeu de geindre, au bureau de tabac :
-Babylone, ma chère, je vous l’avais dit, Babylone avec ses courtisanes. Trois filles enceintes à la fois ! On verra des catastrophes se produire.
Beaucoup de femmes mûres étaient disposées à l’écouter, qui blâmaient les mœurs et les licences nouvelles, les libertés tolérées à la jeune génération, sa manie de bougeotte, les cigarettes qu’elle fumait, les danses ventre à ventre, la façon de se vêtir court et d’aguicher en croisant les jambes à des hauteurs... un courant de réprobation condamnait les trois filles-mères. Elles n’osaient plus se montrer.
Le courant avait éclaté du temps du curé Noive. Ce fut lui qui, par ses excès, contribué à la réhabilitation des trois éplorées. Avec sa manie de vertu outrancière et surhumaine, il fit un prêche fracassant pour frapper d’opprobre les malheureuses qui avaient des complaisances avant le mariage. On veut bien croire qu’il désirait surtout mettre en garde les naïves, dont la crédulité aurait pu se laisser prendre aux pièges des sous-bois. Mais dans son zèle il ne ménagea rien ni personne, ni les filles perdues, ni les coquettes, ni les jolies, ni les parents aveugles ou négligents. Il parla de la chair honteuse et dégradée avec un tel mépris, une telle fureur de tout rabaisser du geste qui donne la vie, qu’on jugea qu’il exagérait. Quand même, quand même ! Faut-il enfanter, oui ou non ? Et il n’y a pas trente-six façons de s’y prendre.
Les coupables se trouvaient justement à l’église, un peu déformées de la taille, le nez dans leur mouchoir, rouges et impressionnables – et l’une, sujette aux malaises, prête à se trouver mal. Assez punies déjà ! De leur lancer à la figure des abominations, devant tout Clochemerle, ça pouvait avoir une influence néfaste sur leurs couches et leur tourner le lait. Tel fut l’avis de respectables mères de famille, qui savaient par expérience personnelle qu’une maternité s’attrape souvent comme une piqûre d’insecte ou un bouton sur le nez, et parfois sans plus de plaisir. Bien sûr, ces petites n’étaient pas à féliciter. Il y avait eu de leur part imprudence grave –mais avec quelle part de curiosité et d’ignorance ? (Il faut être femme pour comprendre ces choses.) De là à tout excommunier, à tout avilir... Il allait naître des petits chrétiens, après tout, le diable eût-i trempé dans l’affaire.
-Les mignons qui vont venir n’y sont pour rien, Madame !
-Les pauvres anges, pensez !
-La femme est faite pour le plaisir de l’homme.
-Si c’était pas de ça, on n’attraperait jamais d’enfant.
Les filles sont plus exposées que les garçons, c’est à quoi il fallait toujours en revenir. Si bien que les femmes, solidaires de leur sexe, inclinaient à absoudre les trois pécheresses. Il y aurait trois jeunes Clochemerlins de plus, la belle affaire ! Et les jeunes mères finiraient bien par se caser, par trouver de braves gars qui se chargeraient d’elles et de leur progéniture. Ça s’était déjà vu, principalement pendant la guerre. Un permissionnaire arrivait du front et laissait enceinte en partant une fiancée qui n’avait rien cru devoir refuser à un courageux combattant. Mais celui-ci était tué, quelques mois plus tard, abandonnant sans père un enfant à naître, et sans nom une brave fille qui était véritablement sa veuve. Puis arrivait un autre permissionnaire, incertain de son avenir, qui ne s’embarrassait pas du passé. Des mariages s’étaient faits de cette façon.
La mère Bourriquet harcelait Lulu de reproches :
-Avec tous tes romans, c’est toi maintenant qui nous fait un joli cinéma, pauvre idiote !
Mais elle aussi, peu à peu, ne pouvait se retenir de s’intéresser à l’état de sa fille, parce que la maternité reste la grande affaire féminine.
-Tu vas le porter en pointe, disait-elle, pas du tout comme moi je t’ai portée. Il y a des femmes qui portent plutôt du ventre, et les autres plutôt de la poitrine, plus remonté. Il y en a qui disent, quad on porte haut, que c’est un garçon. Mais j’y crois guère. Pourquoi un garçon irait-il se placer autrement qu’une fille ?
Pour Lulu Bourriquet, apprentie vamp de Clochemerle, en ce moment bien handicapée, elle rageait de s’être fait moucher bêtement, et que l’avenir s’en trouvât compromis, du moins retardé. Car elle ne renonçait pas à ses ambitions têtues. Mais il lui fallait attendre de déposer cet enfant qui lui envahissait le corps et qu’elle désirait si peu, attendre de voir comment sa beauté se remettrait de l’épreuve. Elle avait entendu dire que les poitrines sont distendues par la montée du lait et que, leurs délicates attaches une fois brisées, elles ne reprennent jamais leurs premiers galbes. Or elle était fière de ses jeunes seins jaillissants, son plus bel atout dans la carrière qu’elle voulait entamer. Elle pleurait de dépit à l’idée qu’ils pourraient perdre leur charmante superbe et retomber de la pointe.
Le reste, elle en faisait son affaire. Inutile de dire qu’une autre fois elle saurait mieux s’y prendre. Pour l’enfant lui-même, elle pourrait toujours laisser à sa propre mère le soin de l’élever. Elle cacherait son existence avant d’être devenue tout à fait célèbre. Ce n’était qu’un accident, arrivé à d’autres, qui s’étaient quand même tirées d’affaire.
Elle se reprenait à penser à ses chères idoles : ô Greta Garbo, ô Marlène Dietrich, ô Joan Crawford, déesses du monde moderne. Devenir semblable à elles, régner comme elles, sophistiquée, dans l’Olympe de la grâce et du désir inaccessibles... Elle connaissait les mensurations de toutes les grandes vedettes, dont les siennes se rapprochaient : tel poids, tant de tour de poitrine, de tour de hanches, de tour de cuisses, etc. pourvu que cette détestable grossesse n’allât pas modifier les heureuses proportions de son corps, calqué sur le corps idéal dont la Metro Goldwyn et la Fox Film avaient fixé les canons.
« O Anaïs Frigoul, qui avez si bien réussi, venez à mon secours ! » C’était là son invocation. Dès que remise de ses couches, c’était cette intrépide Anaïs qu’elle irait voir à Paris, pour lui dire en toute simplicité : « Je veux faire comme vous. Guidez-moi. »
-Je pense que tu seras guérie, cette fois ! disait la mère Bourriquet à sa fille, qu’elle surprenait perdue dans ses songeries. Si tu sais te tenir tranquille, jolie comme t’es, tu finiras ben par te marier à Clochemerle.
Se marier à Clochemerle, horreur ! Eternelle incompréhension des parents qui se mettent en travers de la vocation des enfants. Les mêmes parents d’ailleurs se gonfleraient de vanité, d’avoir produit un polytechnicien, un normalien, un saint-cyrien, voire un adjudant-chef rempilé. Mais ils prennent peur quand il s’agit des filles, aux entrailles compromettantes et dont l’enflure se montre du doigt.
Comme si ce n’était pas une servitude féminine qu’il faut  surmonter pour atteindre aux plus hautes destinées ! Comme si la carrière d’une fille, légitimement ou non, pouvait se faire autrement qu’avec un corps de jolie diablesse, en le jetant dans la bataille, en le prodiguant aux assauts qui lui sont livrés, pour décrocher les suprêmes récompenses du succès féminin : un bel appartement, un cabriolet, un solitaire, le vison et la zibeline. Aux femmes tout vient par l’homme, du moins par l’intervention de l’homme. Il n’est que de bien choisir ses hommes, car il est rare qu’un seul suffise et l’on ne doit pas s’encroûter dans la même couche. Plus on part de bas, plus un défilé de messieurs sera nécessaire pour vous conduire aux sommets du luxe, à la  gloire des photographies dans les périodiques de l’élégance et de la réputation mondaine. Et quand tout cela sera obtenu,  qui se détournera de la victorieuse, qui osera rappeler ses tribulations anciennes, qui n’admirera son courage, son intelligence, et quelle famille, en définitive, ne sera fière ?
Ainsi, boudeuse et détestant sa grossesse qui la retenait à Clochemerle, d’où elle voulait sortir à tout prix, raisonnait Lulu Bourriquet, sous les regards quand même apitoyés des siens.

*

Vers la même époque se commit un crime, odieusement prémédité par une froide petite crapule, qui glaça le bourg d’horreur. On n’avait jamais rien vu de semblable dans le pays, où les pires mésententes allaient rarement jusqu’aux coups.
La maison des Tuvelat, un peu isolée dans la campagne haute, restait obstinément fermée depuis quarante-huit heures. Les voisins s’inquiétèrent. On savait les Tuvelat absents, partis dans le Doubs pour le mariage d’une parente. Mais ils avaient laissé sur place la mémé Tuvelat, veuve du défunt Antelme, réputé terrible coureur de jupons.
La vieille Tuvelat, n’avait qu’une passion, l’avarice, une avarice stupide et maladive, l’argent ne pouvant plus rien lui procurer, pas même une rémission de quelques jours de vie supplémentaire. A tort ou à raison, on lui attribuait un magot, caché en quelque endroit secret, ou qu’elle portait sur elle, dans un sac suspendu sous ses jupes. Le certain, c’est qu’il existait une légende du magot de la mère Tuvelat, légende corroborée par l’attitude bizarre de la vieille femme, qui se méfiait de tout le monde, y compris ses enfants. Elle vivait à l’écart dans la maison, rôdeuse et soupçonnante, en chantonnant d’une voix éraillée des refrains de son enfance, qu’elle interrompait pour maudire des gens morts depuis longtemps mais qu’elle continuait de haïr avec persévérance. Tel un bandit de boucher qui lui avait refilé en 1910 une fausse pièce de cent sous, tel un coquin de matelassier qui lui avait chipé de la laine, trente ans plus tôt, en cardant ses matelas. S’appuyant sur ces exemples, elle était persuadée que tout le monde lui voulait du mal et ne cherchait qu’à la voler.
Perdue dans ses marmottements venimeux, la mémé Tuvelat allait faire une promenade quotidienne jusqu’à la maison des voisins, distante de quelques centaines de mètres, pour montrer qu’elle était toujours là, décharnée, malveillante, obstinée à vivre pour embêter le monde, sentiment qui paraissait la soutenir en effet. Bonnes gens, les voisins lui disaient d’entrer, s’amusant de son radotage au vitriol. Ils l’invitaient à boire et à grignoter un gâteau sec. Elle acceptait avidement, ravie de resquiller quelque chose.
Es voisins s’étonnèrent de ne pas l’avoir vue depuis deux jours. Etait-elle malade ? Morte, peut-être. Ils prévinrent le garde-champêtre Beausoleil, qui revint avec un serrurier et deux gendarmes. On força la porte de la maison silencieuse.
A l’intérieur, c’était un saccage complet, de tiroirs vidés, de matelas éventrés, de meubles brisés, comme si tout avait été fouillé de fond en comble. On découvrit le cadavre à la cave, étendu à côté d’un petit banc sur lequel la vieille venait s’asseoir près d’un tonneau, pour boire frais en maugréant ses malédictions de sorcière. Elle avait les jupes relevées et ses vieilles cuisses maigres étaient trouées de coups de poinçon. Sans doute l’assassin l’avait-il torturée pour lui faire avouer où elle cachait son argent, avant de l’achever en lui fracassant la boîte crânienne.
Ce crime fit du bruit. Reporters, photographes et policiers accoururent à Clochemerle. Ils s’y attardèrent volontiers, captivés par l’excellente cuisine d’Adèle Torbayon et la qualité du vin.
Il se dévora énormément de poulets à la crème, de foie gras et de grenouilles à l’ail, il se vida un nombre incroyable de bouteilles. L’heureuse torpeur des digestions ne faisait pas avancer l’affaire, et pour tout dire beaucoup d’enquêteurs étaient ivres. Il semblait cependant que le crime fût imputable à quelqu’un du pays, instruit de l’absence des Tuvelat. Mais qui ?
En vertu de la théorie « à qui le crime profite », on soupçonna les Tuvelat eux-mêmes d’avoir simulé un faux départ, puis une mise en scène pour estourbir la vieille et posséder plus vite son argent. Il n’était pas impossible avec une auto de faire le coup la nuit, et ensuite de rapidement filer dans le Doubs. La bru Tuvelat avait dit devant témoins, en parlant de la victime : « Elle ne va pas bientôt crever, la vieille garce ! » C’était un peu léger pour fonder une accusation, un tel souhait était de ceux qui sont couramment proférés dans les familles, spécialement à l’égard d’une belle-mère détestable. Mais les Tuvelat avaient comme tout le monde des ennemis, point fâchés de glisser l’insinuation.
Cuisinés à leur retour, les Tuvelat n’eurent pas de peine à prouver l’emploi de leur temps. par ailleurs, ils ne firent pas de difficulté pour convenir qu’ils désiraient plutôt la  mort de la vieille, qui sombrait dans la folie de persécution et leur rendait souvent la vie intenable. Mais ils lui souhaitaient une mort naturelle, exempte de douleur, par exemple de ne pas se réveiller un matin. Interrogés sur l’existence du magot, ils répondirent que la vieille femme pouvait bien avoir déposé quelques billets dans une cachette, car elle avait toujours fouiné et raflé tout ce qu’elle pouvait, mais certainement il ne s’agissait pas d’une fortune. Parler d’argent, c’était sa manie depuis toujours, manie qui avait empiré avec l’âge. Elle aimait se donner l’illusion d’être riche et prétendait préparer d’étranges surprises à ses héritiers. Ceux-ci n’en croyaient pas grand-chose. Mais ces bruits, répétés, avaient pu donner naissance à la fatale légende du magot.
-Savait-on dans le pays que vous deviez vous absenter ?
-On avait fixé la date du mariage depuis trois mois. On en avait parlé. L’assassin l’aura su.
-Soupçonnez-vous quelqu’un ? Parlez sans crainte. Vos paroles ne seront pas révélées.
Vexés de l’interrogatoire qu’ils venaient de subir, les Tuvelat sautèrent sur l’occasion. L’aîné, Jean-Marie, qui avait un vieux compte à régler, fit cette déclaration :
-Je connais un bien grand salaud et je l’estime capable de tout.
-C’est-à-dire ?
-Il a montré à ma felle, la Claudia, par là en tournant du chemin, une chose qu’on ne montre pas à la femme d’un voisin sans être un dégoûtant cochon. Ce vieux sale, je le crois capable de sauter sur une vieille aussi bien que sur une jeune.
-Pouvez-vous nommer cet individu ?
-On dira que c’est par vengeance. Mais tout le monde le connaît. Vous n’avez qu’à demander.
Clochemerle avait son exhibitionniste et tout le monde le savait en effet. Mais il paraissait peu vraisemblable qu’il se fût rué aux fins d’outrage sur une Carabosse de quatre-vingts et des années, réputée garce froide depuis un demi-siècle, dont le cuir revêche était à peu près aussi attirant que celui d’un caïman. On l’interrogea néanmoins, en lui posant des questions gênantes sur ses faits et gestes, ceux-ci d’ailleurs platoniques, qui pouvaient à la rigueur étonner les demoiselles, mais n’intimidaient pas les femmes expérimentées. Comme lui avait dit Babette Manapoux, à laquelle il faisait un jour sa réclame : « Tu ne peux plus faire ni bien ni mal à personne avec ta vieille pendouille. » On pensait bien qu’il n’y avait aucun danger de ce côté-là. Aussi Clochemerle était-il indulgent à la manie purement spectaculaire du père Pignaton, qui était dans sans ses soixante-dix-huit ans. Il s’amusait comme il pouvait, le pauvre vieux !

En buvant et dévorant chez Torbayon, les policiers tenaient leurs oreilles ouvertes et ne perdaient pas leur temps. Ils tiraient des conclusions de petits faits que les gens ne pensaient pas à recouper. Ils procédèrent habilement en soufflant aux journalistes qu’il s’agissait probablement du crime d’un errant, qui avait eu le temps de quitter la région.
L’assassin, qui lisait les journaux, se crut hors d’affaire et cessa de se surveiller. Trois semaines plus tard on arrêtait à Villefranche un ouvrier typographe, du nom de Massoupiau, natif de Clochemerle, qui laissait des sommes relativement élevées dans les maisons de tolérance et payait trop de tournées dans les cafés. Il ne peut expliquer la provenance de l’argent, ni fournir un emploi de son temps à la date du crime. Un mécanicien de Saint-Georges-de-Reneins le reconnut formellement pour le cycliste dont il avait réparé le pneu arrière, justement à la date fatale.
Cuisiné à fond, Massoupiau s’effondra. Parti à bicyclette, il avait abordé par un raccourci les limites du bourg, en poussant sa machine. Il prétendit que la mémé Tuvelat l’avait interpellé sur la route et invité à entrer dans sa maison. Il tenta d’insinuer qu’elle l’avait entraîné à la cave où ils avaient longuement vu ensemble, puis qu’elle lui avait fait des propositions si monstrueuses qu’il avait frappé, sous le coup de l’indignation et l’influence de l’ivresse.
C’était invraisemblable en tous points. Et des traces d’effraction prouvaient le contraire.
On établit que Massoupiau, travailleur irrégulier, fréquentait beaucoup  les mauvais lieux et avait des dettes en plusieurs endroits. On trouva dans sa chambre garnie une collection de documents sinistres, détachés de périodiques policiers : visages exsangues et tuméfiés, tronçons de corps, colis de membres découpés, etc. l’avocat essaya de plaider que ces images pouvaient avoir eu un effet pernicieux sur un esprit faible. C’était une maladresse, car il fut appelé à parler longuement d’horreurs dont l’évocation se retournait contre son client.
Il est vrai que cet avocat, du nom de Félix Emprière, était un prétentieux imbécile qui, outre ses endormantes plaidoiries, réussissait à glisser des articles dans les journaux. Il s’agissait d’articles de critique, revanche des impuissants, surtout destinés à mettre en valeur l’esprit, la culture, la compétence universelle du signataire. C’est assez le travers des critiques d’accorder plus d’importance aux cinquante lignes qu’ils écrivent qu’aux trois ou quatre cents pages du travail préexistant dont ils tirent la matière de leur prétentieuse dissertation. (C’était une chose qui exaspérait toujours Samothrace, lequel rappelait le passage où Balzac, dans Splendeur et misère des courtisanes, compare les critiques à des prostituées.) Les gens de métier, soit au palais, soit dans le journalisme, tenaient Félix Emprière pour un parfait jean-foutre. Cela n’entamait pas la superbe du cher maître, qui se mettait en avant en tous milieux et toutes circonstances. Son éloquence à moudre le néant fonctionnait automatiquement en présence du moindre auditoire, de même qu’il offrait sa prose veule et invertébrée à toutes les feuilles à court de copie. Etant venu dîner chez Adèle deux ou trois fois, il s’était fait remarquer en prenant la parole au dessert pour débiter de ronflantes platitudes. Quand on chercha un avocat, quelques mois plus tard, on le choisit parce qu’on le connaissait. (Il n’avait pas oublié de laisser son adresse.)
Les Assises condamnèrent Massoupiau à la peine de mort. Il fut guillotiné peu après. Cela frappa Clochemerle d’une sorte d’horreur. On imaginait les derniers instants de ce garçon que tout le pays avait connu et qui avait été dans sa jeunesse un enfant comme les autres, que rien ne semblait désigner pour un sort infamant. Jamais un clochemerlin n’avait fini sur l’échafaud.
Le crime paraissait d’autant plus inexplicable que l’assassin appartenait à une famille de braves gens, qui avaient fait leur possible pour lui donner de l’instruction et un métier. Le père Massoupiau, conseiller municipal, démissionna lors de l’arrestation de son fils. La femme Massoupiau mourut de chagrin quelques jours après l’exécution, dans l’horrible désespoir d’une mère qui se souvient d’un bambin tendrement aimé, qu’elle se refuse à voir sous les traits d’un criminel. Le couperet qui avait tranché le cou de son enfant avait aussi tranché ce qui restait en elle de vie et d’espérance. On suivit son enterrement avec tristesse et pitié. Vraiment, c’est un geste terrible de procréer, car on ne sait jamais à quels malheureux on peut donner la vie !
Tout cela fut beaucoup commenté à l’estaminet.
-Trouvez-vous une explication scientifique à un geste pareil ? demandait-on à Mouraille.
-Le métier d’assassin, disait-il, est le dernier des métiers, et certainement le plus stupide. Outre qu’il paie rarement, il ne permet jamais d’aller loin. Aussi je crois qu’on ne choisit pas d’être assassin. C’est une chose qui vous tombe dessus.
-Mais enfin, ces gens-là raisonnent leur affaire ?
-Les fous aussi raisonnent, mais en partant de la déraison.
-Les criminels seraient donc des fous ?
-Par rapport à nous, certainement. Ils arrivent au crime logiquement, à le trouver normal et satisfaisant, en vertu d’un processus mental qui n’est pas le nôtre.
-Et le crime gratuit, accompli comme tel ? demanda Samothrace.
-C’est une ânerie littéraire, conçue par un monsieur abrité, infiniment respectueux de l’ordre, qui fuit les histoires avec sa concierge et le commissaire de police, mais se libère de sa soumission sociale en prêtant à un personnage fictif un geste dont il se garderait bien.
-A votre avis, les assassins seraient irresponsables ?
-Pathologiquement parlant, je le crois. Je parle du crime concerté, qui est ici le cas. Voyez-vous, le crime parfait n’est pas réalisable, et s’il l’était exceptionnellement, ce serait pour des causes indépendantes de la volonté de l’assassin et de ses prévisions. Lisez-vous des romans policiers ?
-Parfois, dit Armand Jolibois.
-L’auteur, un intellectuel qui peut à loisir combiner son affaire, possède une technique bien supérieure à celle de l’assassin primaire, lequel ne peut avoir pensé fortement toutes les probabilités de son crime. Vous en convenez ?
-Oui, sans doute.
-Alors lisez attentivement quelques policiers. Vous y découvrirez toujours la faille, l’endroit  où le conteur triche pour rendre le crime réalisable et mystérieux. Je vous le répète : au départ, le criminel est virtuellement pris. Il agit pourtant comme s’il ne le savait pas. Preuve qu’il est bien un débile mental.
-En ce cas, est-il juste de l’exécuter ?
-La société prend les mesures qu’elle croit devoir prendre. Disons qu’elle représente l’assassiné, qui a bien de sérieux motifs de crier vengeance.
-Que pensez-vous des dégénérés ?
-Ils sont les loupés  de la création. Ils portent le poids de fautes et d’erreurs qu’ils n’ont assurément pas commises. Certains se déclarent partisans de les supprimer. C’est une théorie qui se défend. La société fait de la sensiblerie à propos de ses montres et entretient à grand frais ses déchets. En regard, elle fait tuer massivement à la guerre sa jeunesse la plus belle, la plus saine et la plus ardente. On condamne à mort le criminel isolé, mais on élève des statues à des hommes qui ont sur la conscience des millions de vies humaines. Tout cela est d’une imbécillité incommensurable !
Et Mouraille furieux, indigné, sombrait dans une des crises de cafard qu’il traitait à l’alcool.

*

Il semblait bien, cette fois, que Mme Fouache eût raison, que le train effréné que prenaient les mœurs ne dût rien produire de fameux. Clochemerle avait son assassin, un guillotiné de vingt-quatre ans, et trois filles-mères à la fois, dont l’aînée ne comptait pas vingt ans.
Sans doute d’être fille-mère, c’est un délit aimable, qui a eu des compensations d’agrément, et dont les suites ont quelque chose de touchant, l’innocence et la fraîcheur du bébé n’en étant pas altérées. Il y a celles qui prennent crânement leur parti de l’aventure, ne considèrent pas l’enfant comme un malheur, mais lui vouent au contraire un amour et un dévouement passionnés. On en connaissait un exemple à Clochemerle, celui de Valérie Craponne, qui, après les vendanges de 1920, s’était trouvée enceinte sans répondant, pour avoir trop fréquenté un vendangeur de passage, un de ces errants qui n’ont rien ni personne à ménager. On ne sait pour quelles obscures raisons les filles jeunes tombent subitement amoureuses. Il n’est guère de femmes, si elles avaient à confesser plus tard leurs premiers penchants, qui ne devraient avouer des inclinations absurdes dont elles rougiraient. Ce qui les sauve la plupart du temps, c’est que tout se passe romanesquement dans les têtes, sans que les circonstances se prêtent aux rapprochements dangereux. Si les circonstances se faisaient plus souvent complices, il arriverait à plus d’une ce qui était arrivé à Valérie Craponne, victime, plus que d’un entreprenant garçon, d’un idéal de beauté et de fiévreuse tendresse dont son imagination avait paré le premier venu, pour des raisons aussi futiles que l’ondulation d’une chevelure, la ligne mince et brune d’une moustache, la nuance du regard, etc. Ces errements de l’instinct amoureux ont hanté bien des esprits. Il ne faut que le hasard pour y succomber, et, à la campagne, l’invite d’une nuit pure et constellée d’étoiles, l’appel de la terre encore chaude des embrasements du jour, le bien-être de fraîcheur qui envahit le silence du soir, où la vie chuchote de toute part des promesses d’amour et de bonheur. Il suffit d’une défaillance, d’une perte de contrôle de quelques instants pour engager toute une destinée. Valérie Craponne qui ne réussit pas à se marier- par excès ensuite de retenue farouche – donna l’exemple d’un beau courage en se consacrant uniquement à son enfant, avec une assiduité qui força l’admiration et lui mérita d’être aidée par les Clochemerlins. Sa dignité ne se démentit jamais.
Mais il était à remarquer que les trois jeunes pécheresses dont Lulu Bourriquet était la chef de file n’avaient point tant cédé aux galants par sentiments sincère que par désir d’imiter les femmes en renom dont parlaient les journaux. Leur faute ressortissait bien à un courant général des mœurs qui incitait les jeunes personnes à considérer l’amour plus comme un moyen que comme une fin. Elles avaient hâte de brûler les étapes. Ou aussi, comme on disait, « d’être à la page ».
Si encore cela eut fait réfléchir et servi de leçon ! Mais le progrès accélérait ses cadences, multipliait ses machines et ses tumultes, ne laissant plus aux gens le temps  de respirer, de penser. Ils avaient à digérer tant d’inventions, l’une n’attendant pas l’autre, un étonnement succédant à l’autre, à telle allure folle, que pour suivre on prenait le parti de ne plus s’épater de rien, ni s’indigner de rien, ni réfléchir à rien.
 En 1935 Eugène Fadet revint de Paris au volant d’un engin nouveau, d’une forme révolutionnaire, dont lesroues traçaient sur le sol des festons d’une rare audace. C’était la traction-avant.
-Formidable ! déclara-t-il. On ne peut pas se « retourner les pinceaux » avec un outil pareil. On n’a qu’à rentrer dans les virages, on en sort toujours.
Son enthousiasme lui faussait la véritable orthodoxie, qui n’est pas d’entrer dans les virages (chose à la portée de n’importe qui) mais d’en sortir, et d’en sortir en ligne. Il est vrai que cela eût affaibli son argument de vendeur. A l’entendre, n’importe quel gougnafier, au volant de cette voiture merveilleuse, faisait un conducteur impeccable, un petit champion.
-C’est la bagnole qui conduit. Plus tu fonces, mieux ça va. Il prêchait là un évangile dangereux, qui ne serait que trop entendu des nouveaux rois de la route, prestigieux pilotes de cette machine imbattable, reine des virages et de l’adhérence.
-Tu fonces à cent à l’heure...
Le cent à l’heure, sans être absolument une nouveauté, n’était encore réservé qu’à un petit nombre d’adeptes, des sportifs. Et voici qu’on le mettait à la portée de tout le monde. Quelle aubaine !-Sur la route, tu les possèdes tous. Tiens, je te fais le pari d’aller à Marseille à quatre-vingts de moyenne.
Ça paraissait une moyenne fabuleuse, quatre-vingts kilomètres, vingt lieues à l’heure. C’était à peine croyable.
-Monte, tu vas voir.
Avec Fadet au volant, c’était vrai, ou presque. En tout cas, de Clochemerle à la plaine de Saône, ses déboulés par les routes en lacets faisaient frissonner les plus téméraires. Il établit des records que les audacieux révèrent ensuite de battre.
Clochemerle adopta donc le cent à l’heure. Non point peut-être comme allure de route, mais à coup sûr comme terme de base dans la discussion. A l’estaminet, devant les pots de beaujolais, les moyennes ne cessaient d’augmenter vertigineusement. Les Clochemerlins étaient maintenant de véritables automobilistes, c’est-à-dire qu’en matière de performances ils devenaient de sacrés menteurs.
Et ce n’était encore qu’un début.


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