samedi 28 décembre 2013

Clochemerle Babylone


Elle tenait dans la main une coupe d’or, remplie d’abominations et des impuretés de sa prostitution. Sur son front était écrit, un nom, un mystère : Babylone la grande, la mère des impudiques et des abominations de la terre.


                                                                       Apocalypse

Clochemerle- Babylone-En matière de préface


Fault ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est déduict
                                                                       Rabelais

Mon fils, tout est physique en nous. Toute sécrétion faut du bien au corps, et tout ce qui le soulage l’âme : nous sommes les machines de la Providence
                                                                       Voltaire

Notre doyen, l’antique Eschyle, nous a dit que les tragédies étaient de pompeuses bagatelles.
                                                                       Alfred de Vigny

Je n’écris pas pour ma petite sœur
                                                                       Jules Renard

Des gens trouvent que rien ne va, accusent le progrès d’être la cause de tout et disent du Présent qu’il ne vaut pas le Passé. Ils n’en savent rien, moi non plus ; mais le mécontentement humain ayant été de tous les temps, on en peut conclure que le Passé, au temps où il était le Présent, a tenu un langage identique

                                                                       Courteline

1-Première partie-Une mort, des prodiges et des chansons

Première partie

LES TEMPS NOUVEAUX


                                                                     Vous prenez le bruit pour de la gloire

                                                                                              P.-L. Courier.

 

Une mort, des prodiges et des chansons


Le curé Ponosse était mort.
Cet événement plongea le Clochemerle de 1933 dans une tristesse étonnée qui étreignit tous les cœurs. Même des sacripants y allèrent de leur larme, se souvenant d’avoir bu et plaisanté avec le plus fameux bon homme de curé que le Beaujolais eût connu. C’est que ce deuil menaçait de changer la face de Dieu.
Clochemerle s’accommodait fort d’un Dieu rural, démocrate et socialisant, indulgent aux picoleurs, aux hâbleurs de cabaret,  comme aux amoureux pressés qui poussaient activement leurs entreprises sous les couverts boisés de Fond-Moussu, dans la période émoustillante du printemps. L’essai prénuptial était presque de règle entre filles et garçons. Ces pratiques tout instinctives les débarrassaient de bonne heure de leurs complexes, en les mettant sur la voie d’un eugénisme qui reposait sur le bon accord des participants. Les enfants de l’amour ont naturellement quelque chose de gai, de chaleureux et d’entreprenant qui manquera toujours aux malheureux qui sont nés d’étreintes maussades et rechignées. Ainsi les accordailles des sous-bois, sous le patronage des rossignols et des merles, préparaient une nouvelle génération d’aînés vigoureux et optimistes, conçus dans les flaques de la grande lumière, le parfum des fleurs, le chatouillement des herbes et les soupirs ravis des attirances mutuelles. Le sacrement de mariage arrivait par là-dessus comme une sorte de constat, pour légitimer un était de fait et de plein consentement.
Le bon Dieu de Clochemerle, celui dont le tolérant Ponosse avait été l’apôtre, ne trouvait rien à redire à cela, pour savoir dans sa sagesse que le temps des amours chaudes n’est pas celui de la patience, ni des frigidités de la raison. Toute vie débute par des crépitements d’étincelles sous des paupières closes, et les syncopes alanguies du désir, dont les patientes renaissent dans les doux tressaillements de leur chair. Plus les êtres sont au contact de la terre, au voisinage du règne animal, plus ils cèdent sans façons au charmant laisser-aller des vieilles genèses.
Et d’ailleurs, il importait surtout que Clochemerle, sur sa montagne ventée, dans le moutonnement d’émeraude de ses vignobles, constituât un bloc bien soudé, où l’harmonieuse répartition des sexes, leur bonne entente et leur satisfaction assuraient la durée des familles et la transmission des héritages. Sans doute cette répartition de principe n’empêchait pas absolument les convoitises secrètes, ni les regrets, ni les imaginations délirantes :  il faut bien que les esprits s’occupent. Mais quiconque se trouvait nanti, soit d’une bonne femme, soit d’un époux, aurait eu mauvaise grâce à remettre en question un partage de la beauté dont le choix avait décidé.
Lorsque les humeurs devenaient acariâtres, lorsque l’uniformité s’avérait trop pesante, lorsque l’incompatibilité ou l’inaptitude se faisaient par trop sentir, il arrivait, bien sûr, qu’on s’arrangeât. Une complaisance de voisine à voisin ne prenait pas les proportions d’une catastrophe, pourvu qu’elle laissât toutes choses en état, c’est-à-dire les enfants à leur mère et les verdoyants hectares à leur propriétaire. Mieux valait quelque accident du côté des rapports intimes, philosophiquement accepté, plutôt que les tiraillements, les disputes, voire les haines qui naissent fatalement des discussions d’intérêts. Mieux valait se partager un peu les corps que démanteler le cadastre. La fureur de la possession charnelle va bien vite s’atténuant. Alors que la passion de posséder la terre ne quitte jamais le cœur de l’homme. C’est  que la terre a quelque chose d’immuable, d’éternel, et qu’il suffit d’en avoir une parcelle à soi, qui vous communique les fluides sous-jacents de la création, pour sentir l’illusion d’entrer dans la pérennité du monde ;
Il y avait donc des cocus à Clochemerle, comme partout ailleurs, mais dans une proportion très raisonnable, et plutôt de nature à consolider l’ordre, par consentement tacite et clairvoyante sagesse. Chacun comprenait qu’il fallait des exutoires à certains exaltés, que le côté obsessionnel de leur amour aurait porté aux pires excès. On préférait les voir s’apaiser au prix de légères concessions (on était très libéral lorsque la femme du voisin ou le mari de la voisine en faisait les frais) qui les retenaient de mettre le pays à feu et à sang.
Là-dessus également, sur ces confusions et mélanges extra-conjugaux, le bon Dieu du tolérant Ponosse fermait les yeux. Il tenait compte que les passions humaines sont de courte durée et que les fascinants objets qui les inspirent, après une courte plénitude fleurie, ne résistent pas aux effets destructeurs d’une vingtaine d’années. Comme disait le vieux Tuvelat, promu philosophe dans son âge avancé :
-Votre bon Dieu ne voudrait pas damner une âme pour une histoire de fesse. Ça serait donner aux fesses plus d’importance qu’à l’âme.
Mesure, évidemment, hors de proportion. Nul n’ignore que les premières, une fois accomplie leur besogne incitatrice, retournent à la solitude en attendant de disparaître à jamais. Alors que l’autre survit pour prendre part aux festivités de l’au-delà.
Mais le curé Ponosse était mort. Et, avec lui, un Dieu assez jovial, conciliant, comprenant la plaisanterie, un Dieu villageois, à la bonne franquette, avec lequel on eût volontiers trinqué et joué aux boules au paradis. Et qui, strictement entre hommes, eût sans doute toléré qu’on parlât des femmes avec concupiscence et vantardise, comme il est habituel de faire. Ces soi-disant exploits d’après boire remplacent souvent la consommation du péché. Si tant de femmes qu’on raconte étaient accueillantes, le monde serait plongé jusqu’au cou dans la gaudriole et deviendrait un immense lupanar. On sait qu’il n’en est rien, que beaucoup de femmes sont aussi avares de leur personne que de leurs sous. Ces deux genres d’avarice vont de pair, en général.
La terre est le royaume des corps, comme le ciel plus tard sera celui des purs esprits. On ne peut demander à l’ici-bas l’exercice constant d’une spiritualité qu’entravent les obsédantes servitudes charnelles. C’est le drame de l’homme d’être composé de deux éléments antagonistes, l’un purement fluidique, et l’autre qui est de plomb. En vain, l’âme bat des ailes pour prendre son vol, pauvre oiseau des grandes altitudes quine peut arracher du sol la lourde matière, soumise aux lois retombantes de la pesanteur. Il faut donc composer entre le ciel et la terre, entre la chair et l’esprit, et c’est l’harmonieux dosage de ce compromis qui constitue l’art de vivre. Hélas, peu d’êtres sont des artistes, en quelque domaine que ce soit. Le curé Ponosse l’avait compris pour avoir éprouvé que ses propres  d’âmes se terminaient souvent par de pénibles atterrissages.
Mais il était mort. La disparition de son ministre débonnaire, dont on avait une longue habitude, menaçait de changer à Clochemerle la forme du gouvernement de Dieu.

La mort du curé Ponosse eut lieu au mois des vendanges, comme son cher Clochemerle était imprégné d’une odeur de vin doux, dans la gloire d’un septembre doré, éclatant et chaud. Le  vieux prêtre mourut dans l’apothéose d’une grande année, fameuse pour le vin, une de ces années dont l’âme parfumée jaillira plus tard des flacons pour réjouir le cœur des hommes, célébrer les abondances de la terre, le souvenir des jours heureux et des étés parfaits.
Ce fut certainement par faveur d’un bienveillant décret de la Providence que le vieux prêtre mourut cette année-là
Car longtemps après les Clochemerlins purent dire, en parlant de la boisson la plus exquise que leurs vignes eussent produite en trente ans : « C’est le vin de l’année Ponosse.» On finit même par dire, quand ce vin fut devenu rare et vénérable : le vin Ponosse. Celle récompense posthume pour un vieux curé beaujolais qui avait cru, de son vivant, que la culture de la vigne et les soins et les soins donnés au vin de qualité sont l’une des grandes tâches de l’homme ici-bas. Qui avait cru que ses paroissiens n’avaient pas la conscience mauvaise ni damnable, car le loyal travail qui consiste, sans mesurer sa peine et sa sueur, à produire le bon vin secourable, réconfortant et qui égale, doit contenter Dieu. La probité du vin ne peut aller sans la probité du cœur chez le vigneron. Et Dieu savait, dans sa connaissance de toutes choses, quelle était l’absolue probité du vin de Clochemerle.
En ce beau jour de septembre, qui devait être le dernier de sa vie, le curé Ponosse voulut faire un tour matinal dans le bourg où continuaient d’affluer les bennes, débordantes de grappes juteuses. Coiffée d’une vieille barrette, il remonta la grande rue à petits pas, en s’appuyant sur sa canne. Il saluait les Clochemerlins et les Clochemerlins le saluaient.
-Ça va-ti comme vous voulez, Monsieur Ponosse ?
-Ça va comme le veut le bon Dieu, répondait-il de sa voix affaiblie par l’âge. Et vous, mes bons amis, êtes-vous contents ?
Contents pour sûr, Monsieur Ponosse. Le vin va faire du degré avec ce beau mois d’août qu’on a eu.
-Et abondant, mes amis ?
-Moins que l’autre année, peut-être, Monsieur Ponosse. Mais pour la qualité, ça se compare pas. Et chez nous, c’est la qualité qui compte, pas vrai ? Faudra venir goûter ça, Monsieur Ponosse.
-Je tâcherai, mes amis, je tâcherai. Mais j’ai petit estomac. Le vin ne descend plus comme autrefois.
-Le vin de c’t’année vous fera le gosier en entonnoir, vous verrez.
-Et je n’ai plus beaucoup de forces...
-Pensez-vous, Monsieur Ponosse. Vous êtes solide comme le saint Roch en pierre de l’église. Le vin nouveau, c’est encore meilleur pour la santé que l’eau bénite. Soit dit sans vous offenser.
-Il faut les deux pour un chrétien ! Et c’est par l’eau bénite que vous finirez tous, mes amis.
-C’est ben probable. Mais ça fera quand même guère d’eau dans notre vin !
Et les Clochemerlins de rire. Et le vieux Ponosse de rire avec eux. Ces taquineries étaient la rançon de l’amitié et de la confiance. Depuis si longtemps qu’ils se connaissaient, leurs rapports étaient fondés sur une tolérance mutuelle, fruit de l’estime et d’une longue fréquentation.
Le vieux prêtre pensait que des lurons un peu païens, mais sans méchanceté, pouvaient marcher à leur façon dans les voies du Seigneur. Les princes de l’Eglise ont édicté des lois pour réglementer la religion sur terre, comme les gouvernements édictent des lois pour faire régner dans une certaine mesure la justice et l’ordre. Mais tout ce qui est confié aux hommes, fût-ce en délégation de la puissance divine, reste toujours un peu boiteux et malaisément adaptable. De même que la loi terrestre se trouve bien que son application soit confiée à des gendarmes débonnaires, de même la loi de Dieu, faite pour aller au-devant de la peine et de la misère des hommes, ne doit tirer force et prestige que de l’indulgence, de la charité et d’une douce bonhomie. Les rites sont le signe extérieur de la religion, et sans doute en faut-il pour frapper les âmes simples. Mais ceux qui font trop ostensiblement procession derrière les rites, et s’en arment pour juger sévèrement, sont-ils bien toujours les meilleurs ? Le curé Ponosse savait par le tribunal de la pénitence qu’il existe, retranchés dans la religion, des cœurs secs et des âmes jalouses, des harpies qui se nourrissent  de haine, des hypocrites qui recherchent l’ombre de Dieu pour y méditer leurs mauvais desseins et les faire triompher.
C’est pourquoi le vieux Ponosse n’était pas éloigné de croire qu’il existât, à côté de la religion officielle qu’il servait de son mieux, une autre religion tout intime, épanouie dans le secret de certaines âmes tendres, qui ouvrent sur le monde une petite lucarne de pureté et d’amour.
Sans doute cette théorie n’était pas de celles qu’il eût fait bon d’exposer à Mgr l’Archevêque, qui aurait pu y voir le germe d’une hérésie, et d’ailleurs n’aimait pas que ses curés de campagne pensassent si avant. Il faut une ferme hiérarchie dans l’Eglise et se méfier des subalternes qui manifestent un penchant à devenir de trop saints hommes. Il ne serait pas moins inquiétant pour un évêque de voir ses abbés se mettre à vivre directement à l’imitation de Jésus-Christ,  que pour un général de voir ses caporaux s’inspirer directement de Napoléon. La vertu, le mérite et le talent doivent être contenus dans des limites décentes, à l’écart des situations acquises.
Mais le curé Ponosse avait bien trop d’humilité pour se proposer de réformer ou d’innover, de toucher aux conciles et, aux armatures de la croyance. Les idées qui lui venaient, sur la fin d’un long ministère, étaient plutôt des sortes de rêveries sur la condition humaine. Il se gardait d’en tirer des conclusions systématiques, l’esprit de système lui paraissant la chose la plus funeste du monde. Cependant, il ne croyait pas que le fait d’envisager la grâce d’une bonne mort pour les Clochemerlins non pratiquants fût détestable à Dieu. N’était-ce pas étendre pieusement le champ de la mansuétude divine ? Sait-on sur quoi se fondera le Tout-Puissant pour le choix des élus qui seront assis à sa droite ? N’est-ce pas prétention vaniteuse d’annoncer, avec un jugement d’homme, comment il tranchera dans sa justice du sort de chacun ? Car il arrive que les actions visibles d’une vie n’en révèlent  pas la qualité profonde. Le vieux prêtre étendait donc son amitié à tous les Clochemerlins, hommes et femmes sans distinction. Les Clochemerlins le lui rendaient en affection et faisaient taire en sa faveur tout conflit d’opinion.
Ainsi, trois plus tôt, le conseil municipal, dit de gauche, avait voté sans hésiter les crédits nécessaires à la remise en état du presbytère. Ainsi le sénateur Piéchut, l’élu de la libre pensée, probablement affilié aux Loges, ne manquait pas de faire envoyer chaque année à la cure une feuillette de son meilleur vin et quelques litres de marc. Babette Manapoux, la reine des commères, disait en poussant son rire tonitruant, qui résonnait sous la toiture légère du lavoir :
-C’est de la graine de saint homme, ce curé-là. Et son bon zigue de bon Dieu ne ferait pas de mal à une mouche. Je vous dis qu’il n’y aura pas de Clochemerlins en enfer.
Les laveuses approuvaient, en formant sur l’eau courante de grosses vessies du linge à rincer.

Le curé Ponosse avait atteint la grande place de Clochemerle, où souvent il était venu lire son bréviaire, et le dimanche, entre les vêpres et le salut, faire la partie de boules, bonne façon de rendre sympathiques aux Clochemerlins un modeste représentant de Dieu qui, n’étant pas mauvais pointeur, ne déparait pas une quadrette.
La place était fraîche, sous l’épaisse voûte d’ombre que lui faisaient les feuillages des marronniers et du grand tilleul central. Dans ces feuillages chantaient les oiseaux, comme des gamins crient tous à la fois dans une cour d’école au moment de la récréation. Du bord de la terrasse où il vint s’asseoir, le vieux curé contempla, par la trouée des monts à vignobles, la plaine de Saône pareille à un grand lac scintillant. De-ci, de-là,  sur cette immense flaque miroitante, on découvrait, comme une petite voile sur lamer, la tache frêle et brillante d’un clocher. A l’arrière-plan, où l’atmosphère n’était plus qu’une fine poussière impalpable, il y avait une ligne  de montagnes dentelées : les Alpes. Un léger grésillement de l’air, où couraient des risées fraîches, annonçait une belle journée, chaude à souhait pour les vendanges.
C’était là un petit coin de l’immensité du monde, qu’on eût dit pétri des bleus de toutes les fleurs, bluets, myosotis, hortensias, sur lesquels tranchaient, en touches de géranium pâle, des toits de fermes et de hameaux. Dans ce moutonnement de perspectives vaporeuses, des lignes de peupliers formaient des petites barrières frémissantes qui sertissaient le vert velouté des prairies. La Saône se distinguait à peine, à quelques reflets luisants, en deux ou trois points de ses courbes molles, et à l’enjambement d’un pont. Mais ce pont faisait si petit, si enfantin, qu’il paraissait jeté sur des pilotis d’allumettes. Il montait de ce spectacle un frissonnement de vie et de beauté que les cœurs ne sont pas toujours aptes à ressentir, mais qui les pénètre de douceur et de paix quand ils savent se tourner vers la nature.
C’était dans ce petit coin du monde, qui avait ses instants de féerie et de grandeur, que le curé Ponosse avait œuvré de son mieux durant de longues années pour faire sous la soutane son métier d’homme, cherchant à se rendre vraiment fraternel à ses concitoyens. Il avait baptisé, marié, confessé, enterré, sans jamais préjuger de l’avenir terrestre et céleste des créatures. En vérité, le cas de l’homme le dépassait et le laissait toujours plein d’étonnement. S’il eût été souverainement puissant, à la manière de son Maître,  il eût fait descendre du ciel une immense échelle de Jacob, en criant à tous les humains, les vivants et les morts, les purs et les impurs : « Allez, arrivez, que nous changions tout cela. Je vais faire de vous tous des bienheureux, dans l’éblouissement de ma puissance et les fêtes de mon éternité. »
Mais il faut croire que c’était une idée d’homme, puisque Dieu ne l’avait pas eue, et le vieux prêtre ne voulait se mêler des choses divines qu’à son échelon de curé de campagne.
Pourtant, il persistait à croire l’homme plus sot que méchant, que la tache originelle était bien sa sottise, et que tout venait de là, le mal, la haine et les désordres, parce que l’homme entend son intérêt d’une façon tellement stupide qu’il fait tout pour embrouiller ses affaires. Cette monstrueuse et ingouvernable sottise était, elle aussi, un mystère, le grand mystère fondamental de l’inextricabilité terrestre. Et il faut attendre d’être au cimetière pour voir un peu clair dans ce chaos !

*

-Bonjour, Monsieur Ponosse. Votre santé est bonne ?
-Aussi bonne que peut l’être celle d’un vieillard qui n’est plus sur la terre que par sursis. Et la vôtre, Monsieur Tafardel ?
-Aussi bonne que peut l’être celle d’un vieux professeur qui ne fait plus la classe. Eternum vale, Tafardel, m’ont crié les enfants. Ils ont changé de maître.
   Ils étaient là en présence dans l’éclatant déclin de l’été, le vieil instituteur et le vieux curé de Clochemerle, l’un à la retraite et l’autre près de la tombe, tous deux avec le long passé de services où ils avaient mis leur foi et leur dévouement. Quarante-cinq années de pédagogie convaincue laissaient Tafardel droit et sec comme la règle dont il avait tant frappé son pupitre de maître, lui laissaient la raideur des principes sur lesquels il avait guidé sa vie militante. Il annonçait toujours l’émancipation de l’homme par l’homme et son accession à une dignité plus haute dont il saurait trouver en lui-même les ressources. Plein d’abnégation, il tenait les écritures de la mairie avec une application sans bornes, lui seul était capable de se dépêtrer parmi les grimoires, les arrêtés et les cent mille chinoiseries paperassières de l’Etat français. Les gens venaient lui demander de rédiger suppliques et réclamations.
Les circonstances avaient autrefois opposé l’un à l’autre le curé et l’instituteur, avec une violence dont ils étaient maintenant étonnés. Le temps des luttes était passé. Ne restaient en présence que deux hommes vieillis, qui avaient appris à s’estimer.
-Ainsi, dit le curé Ponosse, vous ne quitterez jamais Clochemerle, Monsieur Tafardel ?
-Où irai-je, Monsieur Ponosse ? Je suis seul dans la vie et j’ai appris à lire à tous les Clochemerlins qui n’ont pas dépassé la cinquantaine. C’est ici qu’est ma famille. A moins, ajouta-t-il avec ironie, que vous jugiez que notre vraie famille n’est pas de ce monde, comme a dit le citoyen Jésus ?
Car Tafardel tenait à prouver que son amitié pour un prêtre allait sans concessions. Le curé Ponosse connaissait ce petit travers de l’instituteur. Il répondit sans s’émouvoir :
-Ma famille est partout où sont mes semblables et mes frères. Mais ma famille de prédilection est ici, dans notre cher Clochemerle. Mon Dieu, je me revois, jeune prêtre, y arrivant...
-Et moi, dit Tafardel, jeune instituteur. Je suis venu à Clochemerle quatre ans après cous, Monsieur Ponosse.
-C’est bien possible, monsieur Tafardel. Lors de mon arrivée, Mme la Baronne était dans tout son éclat de grande dame. Vraiment superbe !
-Nous avions un député conservateur.
-Ma pauvre église avait grand besoin de réparations.
-Ma salle de classe était insalubre. L’inspecteur ne passait jamais dans le pays.
-Clochemerle était mal noté à l’archevêché.
-Il y avait trop d’illettrés dans le canton.
-Eh bien, nous avons fait pour le mieux, Monsieur l’Instituteur. Dieu nous en tiendra compte.
-Parlez pour vous, Monsieur Ponosse. Je n’attends de récompense que des hommes.
-Je sais, Monsieur Tafardel. Cela prouve que vous avez plus de courage que moi !
-J’ai fait de l’homme ma religion, et du devoir laïc ma règle.
-Cela n’empêchera pas Dieu de vous tenir compte de la somme de vos œuvres, jugées à vos bonnes intentions.
-Vous croyez donc qu’il n’y aura pas, dans votre paradis, que des chrétiens d’église ?
-Je vous le dis entre nous, Monsieur Tafardel, je crois que Dieu a des idées très larges et qu’il préfère, somme toute, les honnêtes gens. La messe est une bonne chose, mais qui ne fait pas tout.
-dites-moi, Monsieur Ponosse, est-ce que vous enseignez en chaire des choses pareilles ?
-En chaire, dit doucement le curé Ponosse, je ne peux pas m’écarter du dogme, Monsieur Tafardel. Pas plus que vous ne pouviez vous écarter des manuels approuvés par votre inspecteur. Je prête à Dieu des intentions de générosité que je crois qu’il a bien. Mais cela pourrait déplaire à mes paroissiens assidus et rigoristes. Vous savez comme sont les militants : plus royalistes que le roi, bien souvent.
Ernest Tafardel tirait pensivement sur les poils gris de sa moustache tombante, et son index, d’un geste machinal venait frotter les cartilages de son nez puissant et légèrement dévié. Sur ce nez il assura ses lorgnons, dilata derrière les verres ses yeux rêveurs.
-Monsieur Ponosse, dit-il solennellement, j’ai pu être contre vous, le prêtre, au nom d’un certain idéal auquel j’estime que l’Eglise fait obstacle. Mais je n’ai jamais été contre l’homme que vous êtes.
-Monsieur l’Instituteur, dit Ponosse, j’ai toujours compris qu’il y avait en vous la flamme d’un apôtre. Et toute fois sincère mérite d’être bien jugée.
-J’ai lutté, dit Tafardel, pour qu’on n’impose pas à l’enfance un Dieu obligatoire et qui prend des positions politiques étroites. Un Dieu d’oppression, favorable aux abus et aux scandaleux privilèges.
-On met Dieu à toutes les sauces, sans lui demander son avis. Pour moi, j’ai servi un Dieu qui me paraît nécessaire et ne cherche querelle à personne. Un Dieu ennemi de l’offense et qui préfère à tout la sincérité du cœur.
-Tant valent ses prêtre tant vaut Dieu, Monsieur Ponosse ! S’il  n’y avait eu que vous...
-Tant vaut le maître, tant vaut l’enseignement, Monsieur Tafardel. Si fous les instituteurs vous ressemblaient...
-Notez, Monsieur Ponosse, que je ne suis pas du tout ennemi d’une religion libérale et qui fuirait les empiètements. Il y a probablement des gens qui ont besoin d’une religion pour vivre.
-Je le pense sincèrement, Monsieur Tafardel. Rares sont les êtres qui savent se donner à eux-mêmes des principes suffisants. Pourtant je ne nie pas qu’il en existe et qu’ils aient un mérite parfois supérieur à se bien conduire. Mais le grand péril qui les guette, c’est l’orgueil.
-L’abomination qui guette beaucoup de vos adeptes, c’est l’hypocrisie. Ils se rangent au parti des justes aux moindres frais. Ils compromettent votre Dieu et le rendent haïssable.
-Héla, soupira le curé Ponosse, je dois prendre mes chrétiens comme ils me viennent. Etes-vous toujours satisfait de vos militants ?
-Evidemment, dit le vieux maître d’école, la façon dont ils entendre liberté et fraternité est parfois surprenante.
-C’est comme la charité des miens. Elle laisse souvent beaucoup à désirer.
-Monsieur Ponosse, déclara Tafardel, il y a trente ans que nous aurions dû avoir cette conversation.
-Sans doute, Monsieur Tafardel, mais eût-elle été possible ? Les fanatismes bouillonnaient encore en nous. Ceux qui nous suivaient l’un et l’autre, auraient peut-être crié à la trahison. Les chefs ne sont guère libres. Leurs décisions répondent à des impératifs qui ne leur laissent pas le choix
-Monsieur Ponosse, dit gravement Tafardel, je n’ai jamais transigé avec ma conscience.
-J’en suis convaincu, Monsieur Tafardel. Mais la conscience est une subtile ergoteuse. Je vous le dis pour avoir regardé bien au fond de la mienne.
-Monsieur Ponosse, dit encore Tafardel, au sein de la religion et en vous appuyant sur elle, vous pouviez vous reposer dans la mollesse. Je  ne le pouvais pas dans la laïcité. C’est une exigeante religion de se passer de religion, sans cesser pour cela de croire au devoir envers ses semblables
-J’en conviens volontiers, dit le bon Ponosse, et cela m’aurait beaucoup effrayé. La notion de l’existence de Dieu m’a été bien reposante. Je me demande, Monsieur Tafardel, si le véritable esprit religieux n’était pas en vous.
-Et en vous, Monsieur Ponosse, le véritable esprit libéral.
-Je n’’y ai pas de mérite : c’est un effet de mon indulgence naturelle, qu’on a pu nommer mon manque de combativité. Des catholiques m’ont reproché ma faiblesse. Pourtant je ne me suis jamais imaginé faisant un autre métier que le mien, ni le faisant autrement. Et vous ?
-Sans doute, dit Tafardel. S’il fallait recommencer, je choisirais encore d’être maître d’école. Former de jeunes esprits...
-Soigner des âmes toutes simples..., murmura Ponosse.
Cette conversation s’achevait à la porte du presbytère où ils étaient revenus lentement, l’instituteur réglant son pas sur la marche hésitante du vieux prêtre. Ils allaient se séparer. D’un geste ample, Tafardel retira son panama et resta découvert.
-Monsieur Ponosse, dit-il, sans rien désavouer de mes convictions, je m’incline devant vous et je salue la générosité de votre cœur.
Le curé Ponosse retira sa barrette
-Monsieur Tafardel, dit-il, je m’incline devant la droiture de votre caractère et votre dévouement à la cause des hommes.
Il tendit la main à l’instituteur qui la serra.
-Entrez-vous un instant ? demanda-t-il en ouvrant la porte de sa demeure.
-une autre fois, dit Tafardel. Mais je vous promets de venir bientôt.

*
Le curé Ponosse n’avait pas d’appétit. Il déjeuna légèrement d’une petite omelette et d’une compote de fruits. Il  but pardessus un verre à bordeaux de certain Clochemerle vieux, son vin de régime, d’un parfum délicat, dont il possédait une petite réserve. Il n’y avait que ce vin-là que son estomac pût encore supporter et qui lui donnât un peu de  force.
Dans la salle à manger, une pièce humide de rez-de-chaussée, il se sentit frileux au moment de la digestion. Il passa dans son  jardin, où il fit quelques pas dans le long des massifs, en exposant ses omoplates à la chaleur du soleil. Les rayons en étaient si vifs qu’ils lui brûlaient la nuque. Il glissa sous sa barrette un ample mouchoir à carreaux, qu’il laissa pendre en losange jusque dans son dos.  Une torpeur étrange l’envahissait, qui n’était point lourde ni accablante, mais plutôt détachement, renoncement, et lui donnait une faiblesse un peu plaintive et pleine de douceur. Il y avait dans un coin du jardin un grand fauteuil d’osier garni de coussins, placé à l’ombre d’un parasol de toile orange, planté dans le centre d’une table de fer. Il alla s’asseoir dans le fauteuil et laissa son corps s’affaisser.
Honorine lui apporta plus tard son café et une bouteille de vieille eau-de-vie, qui avait plus de vingt –cinq ans d’âge, un présent de la piété. Il en prenait une larme sur un morceau de sucre, pour activer la sécrétion du suc gastrique (méthode conseillée par le Dr Mouaille). Elle lui apporta aussi sa pipe, sa blague à tabac et son bréviaire.
-Vous voilà installé, dit la servante bourrue. Vous allez tâcher de rester un peu tranquille à vous reposer. N’y a pas de mourants aujourd’hui. Les gens se retiennent d’être malades pour les vendanges, parce qu’on n’a pas le temps de s’occuper d’eux.
-Bien Honorine, di docilement le curé Ponosse, qui craignait sa vieille servante.
-Courir de partout comme vous le faites, ça n’a pas de bons sens à votre âge. Est-ce que l’évêque ne devrait pas vous envoyer un jeune vicaire pour le gros de l’ouvrage. Hein, est-ce qu’il ne devrait pas ?
-Je n’oserai jamais lui demander quelqu’un.
-Vous n’osez pas, pauvre saint-homme ! Vous préférez vous en faire mourir ?
-Je mourrai au service du bon Dieu, ma vieille Honorine.
-Le bon dieu, le bon Dieu ! Il ne vous a pas commandé d’être imbécile. Il sera bien avancé, votre bon Dieu, et la religion avec lui, quand vous serez mort. Et qui c’est qu’on mettra pour vous remplacer ? Vous ne pensez pas que je peux devenir la servante d’un petit curaillon rougeaud, coiffé d’un béret, qui fera des espèces de gymnastiques avec les enfants, en soufflant dans un sifflet ? Quasiment impotente, je suis. Est-ce qu’on ne devrait pas nous payer une retraite, quand on voit comme nous voilà devenu, tous les deux ? Votre religion, tenez, elle est plus regardante que les sans-dieu. Ils font des pensions à leurs vieux serviteurs.
-Nous aurons meilleure part au ciel.
-Quand je vois comme j’ai été bête sur la terre, je prends peur d’y être encore roulée, dans votre ciel. C’est comme vous, pauvre homme. Vous verrez les bonnes places vous y passer devant le nez. Si vous croyez que les gros chanoines rusés de Lyon ne sauront pas se glisser avant vous !
-Qu’importe, Honorine. Une petite place nous suffira.
-Contentez-vous en pour vous. Mais moi, j’en suis fatiguée des petites places. Je ne veux pas rester pendant toute l’éternité la vieille Honorine des casseroles. J’en ai assez d’être celle-là. Et de Clochemerle aussi, j’en ai assez.
-Voyons, Honorine, dit le curé, faisant allusion à un faible de la servante, est-ce que le vin n’y est pas bon ?
-Ben, dit Honorine, si c’était pas de ça ! Tenez, je me serais faite hérétique. J’aurais changé de bon Dieu.
-Changé de bon Dieu, Honorine !
-Oh, c’est pas les bons dieux qui manquent ! Et y en a qui promettent davantage que les vôtre. Des ciels pleins de festins, avec des orchestres et des houris qui feront la danse du ventre.
-Honorine, Honorine ! Vous ne pensez pas renaître en houri et consacrer votre éternité à des danses lascives ?
-Ça sera toujours plus gai que la vaisselle. Moi aussi, je lèverai la jambe. J’ai manqué mon affaire sur la terre, mais je compte bien me rattraper au ciel.
-L’esprit de rébellion, dit tristement le curé Ponosse, est l’esprit même de Satan. Vous me chagrinez, Honorine.
-Votre Satan, j’en ai point peur. Et celles qui font des folies de leur corps, elles ont tout : les toilettes, les belles maisons, le bon temps et les automobiles. Les hommes s’affutent les regards dessus et se rendent malades à les imaginer dans des postures.
-Des postures ! Honorine, c’est abominable.
-Ça va, trancha Honorine. Tenez-vous tranquille et ne laissez pas refroidir votre café. Et faites ensuite un bon petit somme. Quand les Clochemerlins sont après leurs cuves, y n’ont pas besoin de curé. Je m’en vas goûter le vin doux chez l’Adèle. Si vous avez besoin de moi, vous n’aurez qu’à sonner la clochette.
Le curé Ponosse ferma les yeux. Une somnolence le gagnait, qui la privait du moindre désir, de la moindre envie de faire aucun geste, et sa pensée partir à la dérive. Sous le voile rose de ses paupières, il devinait autour de lui son calme jardin clos de murs, avec le grand magnolia au feuillage immobile, l’épicéa et la charmille, les lauriers-roses, les massifs de buis, les hortensias et les lis dont on ornait la chapelle de la Vierge. Dans le silence crépitant de chaleur, des insectes bourdonnaient. Un oiseau perché fit entendre un trille malicieux et s’envola. L’air portait un parfum de pêches de vigne et de poires-duchesses, auquel se mélangeait une odeur de frangipane et de brioche chaude, qui venait de la maison du pâtissier. Ponosse était bien dans sa faiblesse relâchée, environné d’une paix profonde et familière. C’était juste le genre de repos que désirait son corps usé. Il sentait à peine ce vieux corps, réchauffé par le soleil, tandis que son esprit flottait dans une brume bleutée, pareille à la brume des resplendissants matins de sa jeunesse, au fond de laquelle résonnait, délicieusement lointaine, une chorale d’anges penchés, souriant à la terre, souriant à un vieux curé de campagne assoupi sous un parasol orange et qui perdait peu à peu conscience du voisinage des hommes..
Des voix se firent entendre derrière le mur de l’impasse. Une  de ces voix prononça le mot Clochemerle.
-Clochemerle, murmura le curé Ponosse, mon cher Clochemerle...
Sa tête s’inclina profondément sur sa poitrine, sa bouche entr’ouverte laissa échapper sa pupe et sa barrette roula sur le gravier clair du jardin. Quelque part, un chien aboya une longue plainte funèbre. Mais l’après-midi continua de resplendir, l’horloge de l’église de sonner les quarts, les demies et les heures, l’air de charrier la rumeur de la vie et les vapeurs du raisin pressé.

*

Vous êtes-ti là, Monsieur Ponosse ? Voulez-vous ben vous dépêcher de rentrer. Vous allez attraper du mal avec cette fraîcheur qui tombe. Vous êtes-ti là, Monsieur Ponosse, vous êtes-ti là ?
Le soleil baissait derrière les monts d’Azergues, n’éclairant plus que les pentes des hauts versants et le coq de l’église, au sommet du clocher. La vague d’ombre s’avançait, submergeant le vignoble et plongeant dans le demi-ton du soir, où les verts se ravivaient, de grands pans de la nature. La buée se septembre montait des bas-fonds. Des angélus se répondaient de montagne à montagne, à coups espacés qui éclataient comme des bulles. Dans cette tranquillité où les parfums se faisaient plus pénétrants, mariant le goût amer des buis à l’odeur sucrée des lis, le silence qui régnait sur le jardin du presbytère avait quelque chose d’étrange, de vaguement oppressant.
-Vous êtes-ti là, Monsieur Ponosse ? Répondez-moi, bon sang !
La vieille Honorine avait bu immodérément du vin doux, en alternant, pour faire la différence, avec le vin de la précédente année. Les Clochemerlins étaient toujours empressés à lui verser à boire. Ils aimaient l’entendre parler vertement de l’évêque et des réformes qui rendraient à l’Eglise sa pleine autorité, par la vertu d’exemple. La servante gérait le dogme à sa façon, façon radicale quand elle avait un verre dans le nez. Ce goût verbeux de la justice était venu à Honorine lors de sa ménopause, époque où elle se prit d’une passion effrénée pour la boisson. En même temps, elle se mit à raisonner sa foi, ce qui eut de surprenants effets, car elle n’avait aucun bagage théologique.
Ce soir-là justement, on l’avait vue agitée d’un fort roulis à son départ de l’auberge. Nul n’ignorait que le vieux curé craignait sa terrible servante. Les Clochemerlins se dirent en riant :
-Le pauvre Ponosse va se faire joliment secouer !
Mais il n’arriva rien de semblable. Honorine découvrit son maître au fond du jardin, dans un état de bizarre prostration, devant sa tasse de café qui n’avait pas été bue. Cette tasse de café froid, sur la surface unie de laquelle jouait un reflet du soir, l’effraya plus que l’immobilité du vieux prêtre. En même temps elle fut scandalisée de le voir nu-tête dans la dangereuse humidité du crépuscule, lui qui craignait les rhumes de cerveau. Pourtant la bonne chaleur du vin écartait encore de son esprit la pensée d’une chose irrémédiable.
-Vous êtes pas fou, dit-elle, de rester assis dehors à c’t’heure ? Vous allez vous rendre malade. Vous m’entendez, monsieur Ponosse ?
Son maître ne lui répondit pas. L’absolu silence du jardin, un silence extraordinairement vide, lui donna soudain une horrible appréhension. Elle secoua le curé Ponosse à l’épaule avec une énergie désespérée. Il oscilla sans que ses yeux s’ouvrissent. Il n’y avait plus dans ce corps le soulèvement de la respiration, no les légers borborygmes de gorge qui caractérisaient ordinairement le sommeil du vieillard. Et le témoignage de cette tasse pleine et luisante, devant un homme qui ne laissait jamais refroidir son café... La peur s’empara d’Honorine.
-Jésus, Sainte Vierge, cria-t-elle, vous n’allez pas me dire que vous êtes mort, Monsieur Ponosse ?
Le vieux prêtre ne fit, non plus, aucune réponse à cette question.
-Vou-z-êtes pas mort, dites, vou-z-êtes pas mort, Monsieur Ponosse ? répétait machinalement Honorine, dont la voix frappait comme un glas les murs du jardin, dont les gazons se recouvraient d’ombre rampante.
Elle vit à terre la barrette, montrant sa coiffe de soie éraillée. Elle la ramassa, en essuyant machinalement le pompon. Puis, la tenant à la main, aussi vite que le permettaient ses jambes rhumatisantes et les fumées du vin, elle sortit du presbytère, contourna l’église et se précipita dans l’impasse des Moines, pour y crier, levant la tête :
-Mam’selle Chavaigne ! Mam’selle Clémentine !
Une fenêtre s’ouvrit au premier étage du cul-de-sac. Une forme se pencha, une forme austère et grise. Un visage anguleux, encadré de cheveux plats et tirés dans la nuque, apparut dans la lumière. Une voix sèche laissa tomber :
-Eh bien ?
-Faut vite venir, Mam’selle Chavaigne, dit Honorine en agitant la barrette. Rapport au curé Ponosse qui est endormi comme mort.
-Voulez-vous dire qu’il est mort ?
-J’ose pas y regarder, dit Honorine. Mais ça n’en a que trop l’air. Pour qu’il me réponde pas quand je crie...

*
La mort à cela de bon, disait le poète Bernard Samothrace, le plus profond penseur de la région, la mort à cela de bon qu’elle fait l’unanimité sur un être. Elle marque un temps d’arrêt et d’étonnement, durant lequel il nous est loisible de feuilleter la table des matières d’une vie. La somme  des œuvres apparaît quand il est trop tard, mesurée aux gabarits de l’éphémère et de la fragilité humaine. Elle fait rayonner, pendant les courts instants qui précèdent l’oubli, le juste et l’injuste, le pardon et les regrets. La vue de la mort souffle à l’homme le conseil qu’il devait vivre autrement, en écartant les tourments de haine, de jalousie et de cupidité qui lui corrompent l’existence. Mais il oublie ce conseil dès qu’il retourne à ses affaires.
Clochemerle savait qu’il avait  un bon curé, à l’âme conciliante et douce. Conviction qui allait avec le train-train des jours. La silhouette du prêtre, son aménité et son catholicisme tolérant faisaient si bien partie du bourg, de son décor et de sa légende, que personne n’imaginait Clochemerle privé de son vieux Ponosse.
Et voilà qu’il s’en allait tout à coup, devant une tasse de café froid où flottaient des reflets de crépuscule. Avec lui disparaissait ce qui avait été le Clochemerle d’une certaine époque, dont le Clochemerle futur perdrait la notion, avec la hâte toute nouvelle du progrès à précipiter et perturber les choses.
Le bourg fit à son vieux curé des funérailles imposantes. Ce fut dans sa chère église qu’Augustin Ponosse passa les dernières quarante-huit heures de sa présence parmi les hommes, au bas du chœur, où l’on avait dressé la bière au centre d’un beau reposoir près duquel se relayaient en prière les pieuses femmes et quelques enfants de Marie, qui formaient une guirlande de jeunesse assortie aux fleurs.
L’église était fraîche, embaumée, pleine de chuchotements et de murmures d’intercession. Par la porte ouverte à deux battants sur de grandes éclaboussures de soleil, arrivait un bruit de charrois et de fûts remués. Sur le parvis les oiseaux de Dieu sautillaient et lançaient, en remerciement de la pâture qui leur était donnée, des cui-cui vifs. Quelques chiots fous, secouant leurs oreilles en paquets de chiffons, se lançaient dans la grande allée, troublant le recueillement de leurs reniflades. Une terreur comique apparaissait dans leurs yeux quand on les chassait. Une chèvre, qui se trouvait par là on ne sait comment, passa la tête et fit entendre un long bêlement plaintif. Une hirondelle, qui avait son nid dans les abat-sons, s’engouffra par une ouverture de vitrail et tournoya longtemps dans les nefs, où elle battait des ailes contre les étoiles d’or déteint qui décoraient les voûtes. Le chat du presbytère s’échappa et vint à pas feutrés se coucher au pied du catafalque. On n’eut pas le courage de le déloger. Dehors résonnaient des voix tranquilles, qui disaient :
-C’est une sacrée bonne année que nous avons. Et qui donnera du degré. Le Claudius Brodequin va faire ses trente pièces rien qu’à la vigne de Bonne-pente.
La vie champêtre entourait une dernière fois le curé Ponosse, avec la simplicité de la nature que Dieu a créée et la saine activité des labeurs qu’il a voulus, tandis que le bon vin de Clochemerle fermentait dans les cuves.

*

Cette mort devait s’accompagner d’épisodes miraculeux, dont le souvenir resta profondément ancré en certains esprits, auxquels plaisaient particulièrement le surnaturel et le fabuleux.
Une femme du bas bourg, du nom de Catherine Repinois, jura que la nuit, alors qu’elle veillait seule la dépouille de Ponosse (sa compagne s’étant momentanément absentée), elle avait entendu près des fonts baptismaux comme un bruit de clarinette, accompagné d’un froufrou d’ailes. En même temps une odeur suave emplissait l’église (« une odeur comme j’ai jamais rien senti de si bon, un vrai parfum de fleurs du ciel » devait-elle dire). Une lueur fulgurante nimbait le catafalque. Et une voix d’une douceur infinie, qui paraissant tomber des hauteurs de l’abside, prononça ces paroles prophétiques :
-Un jour viendra où tu seras saint Ponosse, parce que ton humilité a touché le cœur de Dieu. En souvenir de toi, il se fera de grands miracles dans le pays et tous les regards de la France se tourneront vers Clochemerle.
Puis la lueur s’éteignait, l’odeur se dissipa, la voix se tût ainsi que les clarinettes. Mais l’ineffable sembla susciter aussitôt la colère des puissances infernales. Un oiseau de nuit hulula tragiquement dans les grands arbres de la place. Des chauves-souris vinrent heurter de leur vol aveugle la veilleuse rouge du sanctuaire qui, en se balançant, répandit son huile. Un rire effrayant et strident  (« un vrai rire du diable, à vous glacer le sang » dit Catherine  Repinois) retentit dans le confessionnal. Les charpentes du clocher craquèrent sinistrement, et toute l’église, comme soulevée par une tempête, oscilla dans la nuit. Prise de terreur, en invoquant les seints, Catherine Repinois se précipita dehors. Elle y rencontra heureusement Sophie Baratin et la veuve Zoé Voinard qui venaient prendre leur tour de veille. Elle leur conta la chose.
Il fallait peut-être des esprits crédules pour attacher de l’importance au surprenant témoignage de Catherine Repinois, qui passait en plusieurs endroits pour avoir la tête un peu dérangée. Mais Sophie Baratin et Zoé Voinard étaient justement de celles à qui plaisait l’idée d’un prodige, et d’autant mieux qu’elles s’y trouvaient mêlée dans Clochemerle endormi. Elles furent avides d’entendre, puis de se faire répéter l’étrange récit.
L’intérieur de l’église, où brillait bien droite la flamme des cierges, avait son aspect ordinaire. Pourtant sous la veilleuse du sanctuaire, de l’huile avait coulé. Zoé Voinard crut sentir une odeur légère, mais délicieuse, distincte de toutes les odeurs qu’elle connût. Sophie Baratin, elle, aspira des relents de fumée âcre et qui sentait le soufre. Et les stations du chemin de croix étaient tout de travers contre les piliers : preuve que l’église avait bien bougé.
Le lendemain, toutes les femmes de Clochemerle furent instruites du prodigieux événement. La nouvelle en fut accueillie différemment.
La palme de la piété revenait à quelques vieilles filles. A leur tête marchait Clémentine Chavaigne, qui avait pris la suite et jusqu’au logement de son ancienne rivale, Justine Putet, disparue depuis des années. Ces vestales sans beauté ni obligations de famille pouvaient tout à loisir combler Dieu et son représentant de soins assidus. Leur bataillon de jupes tristes et de corsages plats exigeait en revanche que tout ce qui avait un caractère sacré fût soumis à sa censure. Les demoiselles à scapulaire réglementaient les affaires du ciel, et sur leurs traits contractés brillaient des reflets de sainte inquisition. Y voyant une atteinte à leurs prérogatives, elles se dressèrent unanimement contre le miracle de la nuit. Parlant en leur nom, Clémentine Chavaigne s’écria :
-Le ciel ne fait ses annonciations qu’à des vierges. Voyez Jeanne d’Arc, Bernadette, sainte Thérèse de Lisieux. Avec ses sept enfants, Catherine Repinois est une menteuse et une détraquée.
-N’oublions pas, fit observer mielleusement Pauline Coton, qu’elle s’est précipitée à dix-sept ans dans la couche de Repinois.
-Voilà qui en dit long ! La pureté lui pesait.
-Sans attendre le sacrement, insista Pauline Coton... Son second enfant est comme idiot, et le troisième est albinos. N’est-ce pas une punition de Dieu ?
-Ce qui m’étonne, du la Chavaigne, c’est que M. le curé, dans son cercueil, prête la main à une pareille comédie.
-M.  le curé était si faible de caractère ! soupira Pauline Coton. Cette ivrognesse d’Honorine faisait la loi à la cure.
-Nous ne quitterons pas l’église cette nuit, vous et moi, chère Pauline. Et nous en condamnerons les portes. Vous savez combien M. le curé était timide. S’il a une communication à faire, comme je le crois, il sera plus à son aise en présence de deux personnes qui avaient toute sa confiance.
Il y eut, la nuit suivante, un second prodige, en quelque sorte contradictoire. Vers trois heures du matin, les cierges se mirent à fondre avec une rapidité inouïe, projetant de vives lueurs dansantes ;(« comme des âmes souffrantes en purgatoire » fut-il rapporté).Puis les ténèbres furent traversées par le vol d’une colombe phosphorescente d’une blancheur immaculée (« la blancheur virginale de la Sainte Vierge »). Une auréole lumineuse descendit du somment de la grande nef et vint se fixer au-dessus du catafalque (« à peu près comme une langue de feu sur la tête d’un apôtre »). Une voix se fit entendre, une voix immatérielle qui était néanmoins distinctement celle du curé Ponosse (« on reconnaissait bien sa prononciation un peu traînante ») et cette voix disait :
-Je vous ai désignée, Mademoiselle Clémentine Chavaigne, pour veiller sur mon cher Clochemerle et recevoir l’annonciation des miracles. Paix à mes bons paroissiens. Vous avez ma dernière bénédiction.
L’auréole s’éleva dans les airs (« comme planant sur la tête d’un saint qui monte au ciel ») et disparut, tandis qu’une brise caressante agitait le drap noir et argent du reposoir. Alors ces demoiselles allèrent chercher d’autres cierges à la sacristie et nettoyèrent les chandeliers, enduits de la cire qui avait fondu. Tout le monde put en effet constater, dans la matinée, que les cierges avaient été changés.
Tel fut le récit de la seconde nuit merveilleuse, que les pieuses femmes entendirent de la bouche de Clémentine Chavaigne. Un bruit à peu près identique fut répandu par Pauline Coton. Il ne différait du précédent que par un point de détail. Le défunt curé Ponosse aurait dit :
-Mesdemoiselles Pauline Coton  et Clémentine Chavaigne, je vous ai désignées, etc.
Il y avait là une petite discordance de témoignage qui n’échappa pas aux esprits mal intentionnés.la plus vaillante mère de famille de Clochemerle, Mélanie Boigne, qui avait eu quinze enfants et se rangeait au parti de Catherine Repinois, en haine des vieilles filles inutiles à la société, de ces égoïstes qui sont toujours à turlupiner le bon Dieu, au lieu de torcher des gosses et de préparer le fricot d’un époux, déclara bien haut qu’elle ne croyait pas à cette seconde manifestation. En tout cas, s’il se fût passé à l’église une chose surnaturelle, le grand saint Roch, qui n’avait pas l’oreille dans sa poche, le laisserait clairement entendre par quelque changement d’attitude.
Un cortège de femmes mariées alla sur place examiner la situation. Mais saint Roch conservait son expression de béatitude immuable, figée dans le granit. Il n’avait pas l’air décidé à porter témoignage sur le second miracle. Or il était certain, pour l’avoir souvent entendu prêcher, que saint Roch connaissait mieux que personne les intonations d’Augustin Ponosse. Il eut été grandement surpris, sachant ce dernier dans un cercueil, d’entendre sa voix sur le coup de trois heures du matin, heure où le curé de Clochemerle, de son vivant, était sereinement endormi. Un saint a beau avoir le dos tourné, il n’est pas assez cornichon, constatant pareil prodige, pour ne pas se faire cette remarque : « Tiens, tiens, ce vieux Ponosse qui ressuscite ! » Et partant, jeter un coup d’œil de curiosité, quitte à se déranger sur son socle. Or saint Roch n’avait pas bronché et conservait, dans sa tenue de pèlerin, son air de bienheureux impassible.
-C’est, affirma Mélanie Boigne, une  invention de la Chavaigne, qui finira folle de jalousie méchante, comme autrefois la Putet ! Ce qui leur manque, à ces vieilles filles, c’est d’avoir des moutards à s’occuper. La Sainte Vierge, elle-même s’est occupé du petit Jésus. Elle devait bien le tenir sur le pot, lui donner son bain, lui laver les fesses et la biquette. Parce qu’il était bien fait comme un garçon, le petit Jésus : la preuve, ce petit truc du bout qu’on lui a coupé comme aux juifs. Et la Sainte Vierge était faite comme une femme, probable. Les choses de nature, c’est le bon Dieu qui les a créées de ses propres mains, et c’est avec sa permission que les enfants viennent au monde comme vous savez, vu qu’il a inventé cette façon de naître. Si Boigne était fainéant, je n’aurais pas eu quinze petits, tous chrétiens avec le baptême et la première communion, tous bons Clochemerlins et bons Français. Quinze âmes que je lui ai données, à la paroisse, en prenant mon comptant avec Boigne, j’ai pas honte de le dire. Est-ce qu’une seule de ces fesses-jaunes a fait quelque chose d’approchant ? Avec leur vertu, elles sont justes bonnes à faire des ventres à cava. Et nous, les vraies femmes, nous sommes les ventres vivants, et nous avons porté des fruits d’entrailles, comme on récite dans  Je vous salue Marie.
Ce discours enflamma les mères de famille, qui avaient œuvré pour la durée de Clochemerle et le peuplement du ciel. Elles tombèrent d’accord qu’il convenait de croire Catherine Repinois, mère de sept enfants, et qui n’avait pas dit son dernier mot.
Les vieilles filles de leur côté recrutaient des adeptes au second prodige, parmi les infécondes, lesquelles estimaient que de s’être soustraites au contact impur de l’homme leur donnait droit au monopole des rapports avec le ciel.
Il y avait dans cet antagonisme de dangereux ferments pour plus tard, les germes d’une nouvelle guerre de religion. Mais ce débat fut laissé provisoirement en suspens. On ne pouvait enterrer le curé de Clochemerle au milieu des noises et invectives.

*

Qui, pour rendre les suprêmes devoirs au curé Ponosse, semblait mieux désigné que le curé de Valsonnas, l’abbé Jouffe, qui avait été son ami et son confesseur ?
Lui-même âgé, son foie ne tolérant plus le vin depuis longtemps, ayant perdu sa servante Josépha qu’il n’avait pu remplacer que par une femme à la journée, l’abbé Jouffe se détachait lentement de la terre. Néanmoins il ne pouvait refuser de venir enterrer Ponosse. Le garagiste Fadet l’alla chercher en auto.
Le curé Jouffe fut informé des prodiges qui avaient eu lieu. Mais il n’en tint pas compte dans les paroles qu’il prononça. Son courage de glorifier autrui n’allait pas jusque-là. Il lui semblait incroyable que Ponosse, qu’il tenait pour un esprit très moyen,  fût l’objet de la désignation divine, au moyen de parfums, de colombe et d’auréole. Il n’était pas partisan d’un brevet de sainteté hâtivement décerné, sur la foi d’une popularité campagnarde, car il pensait n’avoir pas moins fait pour la religion que son collègue, et dans des conditions plus difficiles, le vin de Valsonnas, en raison de son acidité, lui ayant de bonne heure ruiné l’estomac.
L’adieu de Jouffe au curé Ponosse fut jugé sec et un peu bref. Il n’y manquait ni les rites, ni les citations sacrées, ni les remerciements du clergé, mais on sentait que le cœur de l’orateur restait froid. Il faut bien le dire : l’enthousiasme affectueux avec lequel les Clochemerlins parlaient du défunt, avait un peu crispé les nerfs de l’officiant.
On  ne pouvait attendre d’un vieux prêtre gastralgique, qui buvait amèrement de l’eau de Vichy dans un presbytère délabré, qu’il envisageât de gaieté de cœur l’élévation d’Augustin Ponosse au premier rang des hiérarchies célestes. Sa répugnance à y consentir était d’ordre professionnel : c’était comme si on lui faisait sauter son tour d’avancement. Si bien que les plus graves restrictions qui frappèrent la mémoire du curé de Clochemerle furent insinuées par son confrère en religion et son ami. Peut-être était-il normal, humainement parlant, qu’il en fût ainsi. Peut-être fallait-il que les qualités du défunt fussent minimisées par un représentant de la caste sacerdotale. En proclamant ses vertus, la voix naïve de Clochemerle l’exposait à la calomnie et à l’envie, aux rancœurs et ressentiments qui sont le prix dont toute supériorité se paie.
Le jour de l’enterrement, à part les invalides et les malades, tout Clochemerle était présent. Au point qu’une femme enceinte dut précipitamment rentrer chez elle, qui fut prise des douleurs au moment de l’absoute. On vit même des athées bien connus pénétrer dans l’église et tremper un doigt dans le bénitier. Le Dr Mouraille fut du nombre. Il y avait trente ans qu’il passait ses clients à Ponosse. Il se demandait quelle tête aurait le successeur et s’il saurait aussi bien dorer la pilule aux mourants.
Au cimetière, autour de la fosse ouverte, les Clochemerlins se groupèrent par catégories, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, en tenant compte des classifications d’importance, d’estime, de parenté et de voisinage.
On remarquait au premier rang de l’assistance la baronne de Courtebiche, l’ancienne belle Alphonsine, qui avait connu à Paris ses plus grands succès mondains à l’époque du corset, du french-cancan et des attelages à chevaux. Elle était alors, parmi les femmes célèbres et recherchées, l’une des plus fougueuses amazones qu’on rencontrait au Bois. Un grand duc de la cour de Russie, un géant au rire d’enfant, toujours un peu ivre de vodka et de champagne, était fou de son charme impérieux et lui faisait une cour aussi ruineuse qu’excentrique. Quelques vieux Parisiens, férus des nobles salons, à plus d’un trait avaient cru la reconnaître sous la plume de Proust dans la duchesse de Guermanters. Mais la baronne avait moins de maniérisme et plus de loyauté de tempérament. Si l’expression à la hussarde peut s’appliquer à une femme, nulle mieux qu’elle ne l’avait méritée. Elle menait ses assauts de front, avec une intrépidité toute casanovienne. Un monsignore italien, qui avait passé par ses bras sur un coup de surprise, en sortant à Rome de la basilique Saint-Pierre, dut séjourner deux ans au monastère du Mont-Cassino pour se désintoxiquer de ses caresses. Elle incendiait les hommes et n’en laissait que de la cendre.
Maintenant sourde et déformée, caricature de ce qu’elle avait été en son beau temps, mais encore superbe d’allure pour son âge, elle restait une figure originale de la région. Les Clochemerlins tenaient à leur châtelaine, qui les étonnait toujours par l’éclat de ses humeurs, ses façons impertinentes et la verdeur de ses propos. En ce moment, elle était fort mécontente que le défunt se fût laissé mourir incivilement, sans être venu prendre congé au château. C’était comme la défection d’un vieux serviteur qui aurait manqué à ses engagements de fidélité. Depuis une quinzaine d’années le curé de Clochemerle avait été son invité hebdomadaire au château. Il lui faisait sa partie de domino ou de trictrac et recevait sa confession. Celle-ci tenait plus de la formalité que de l’acte de piété véritable. La baronne s’asseyait dans une bergère d’angle. (Elle voulait bien se mettre à genoux devant Dieu, et encore tout juste, mais pas devant Ponosse, ce rustaud qui n’avait baisé de sa vie que la main des évêques.) Cela donnait des entretiens de ce genre, où le bon curé, de la race des timides respectueux, plein de déférence pour les fautes d’une grande dame, jouait un rôle presque passif.
-Mes péchés ? disait la baronne, en secouant les épaules, vraiment, je ne vois pas... On peut me reprocher mes impatiences. Mais je ne conçois pas d’être patiente avec les imbéciles.
-Il faut se mettre à leur portée, Madame la baronnes.
-Jamais, Ponosse ! Pour ça ne comptez pas sur moi. Je veux bien être charitable, mais pas au point de me mettre au niveau des imbéciles.
-Il n’y a pas de leur faute, Madame la baronne.
-Encore moins de la mienne !
-Les premiers seront les derniers, Madame la baronne...
-Ne répétez donc pas cette insanité. Si Dieu désire vraiment s’entourer de médiocres, quelle idée voulez-vous que je me fasse de lui ? J’espère rencontrer au ciel des gens fréquentables... Vous me direz que je manque d’humilité ? Eh bien, Ponosse, quand je pense à ce que j’ai été et le compare aux femmes d’aujourd’hui, qui manquent tellement d’abattage, je me dis que j’en ai encore en trop d’humilité. Parfaitement, Ponosse, trop ! Si c’était à refaire...
-Vous ne voyez rien d’autre, Madame la baronne ? coupait Ponosse épouvanté.
-Ah, une chose. Mais qui ne condit plus à rien. Je regarde toujours avec intérêt un joli garçon ou un bel homme. C’est une habitude qui m’est restée d’autrefois, lorsque mes fermes propos de vertu résistaient rarement plus de quarante-huit heures à mes impulsions de nature...
-Oh, Madame la baronne...
-C’est un fait, Ponosse. Jusqu’à l’âge de cinquante ans, j’ai énormément consommé de fermes propos. Et bien agréablement, je vous le jure. Où est le mal, mon cher ? Après tout, la vertu, ce n’était pas mon métier, à moi !
La baronne était flanquée de sa fille, Estelle de Saint-Choul, personne mollasse et de forte corpulence qui ressemblait, avec ses grosses lèvres pâles et son nez bourbonien excessif, aux princesses hébétée que Goya a peintes. Sa mère lui répétait souvent en criant, depuis que l’insensibilité de son tympan ne modérait plus la dangereuse portée de sa voix : « Ma chère, vous êtes la grande sottise de ma vie. » Cela ne contribuait pas à rendre Estelle moins ahurie et moins passive.
Citons, parmi les autres personnes notables : Noémie Piéchut, l’épouse du maire-sénateur, grande femme osseuse et indifférents, qui passait pour préférer l’argent aux honneurs ; Mme Pimpaler, la femme du nouveau notaire, qui tenait son rang avec un peu de dédain bourgeois ; Mme Cudoine, la femme du brigadier de gendarmerie, une matrone qu’enivrait l’orgueil d’être du côté de la loi et de coucher quotidiennement avec la force publique ; Mlle Auvergne, la receveuse des postes ; Mlle Dupré, l’institutrice ; Mme Fouache, la digne receveuse-buraliste ; Adèle Torbayon, l’aubergiste, qui avait une corpulence avenante, justement célèbre, et dont les beaux yeux cernés conservaient une flamme qui faisait rêver les jouvenceaux. Parmi les femmes de vignerons, on distinguait d’abord celles dont on honorait les nombreuses maternités, comme Mélanie Roigne, Catherine Repinois, Eulalie Ouille, Marie-Louise Maffigue, Annette Soupiat, etc. Elles encadraient la fraîche et appétissante Rose Brodequin, qu’on citait en exemple d’épouse fidèle et souriante.
Plus loin se tenait les vieilles filles et les veuves désabusées, rassemblées autour de Clémentine Chavaigne et de Pauline Coton. Du groupe de ces efflanquées, de ces flétries, partaient des regards, froids, furtifs mais pénétrants, qui couraient sournoisement sur l’assistance. En l’esprit de ces justicières, hommes et femmes de Clochemerle étaient sévèrement jugés, et, chose extraordinaire de la part de ces inexpérimentées, de ces délaissées, jugés surtout en fonction de leurs luxures secrètes.
Entre les femmes mariées et les vieilles filles, on avait disposé les enfants de Marie, dont la masse bigarrée et jeunette, rougissante et un peu niaise, mais déjà gentiment dodue et pleine de bonnes promesses, formait un agréable parterre. Dans ce parterre, tous les jeunes gars aspiraient à recruter. Qui, une mère de famille féconde ; qui, une amante tendre et étonnée ; qui, une bonne femme docile et empressée aux tâches domestiques. Déjà on distinguait dans les rangs de cette jeunesse mûrissante, celle que des traits ingrats et une insuffisance humorale vouaient aux replis de la solitude et aux flétrissements amers ; celles qui avaient une honnête chance de faire une bonne femme de vigneron ; celles que le feu des curiosités embraserait de bonne heure : cela se sentait à de petits frissons de leur échine cambrée, au port orgueilleux de leur buste nourri reposant sur des hanches solides.
Une enfant de Marie, qui tranchait sur l’ensemble, se plaçait d’emblée à la pointe la plus ravissante de la jeunesse, par son don de rayonnement et sa grâce inimitable. Elle tenait de la fleur et du fruit, de la guirlande et de la grappe. Jolie sans doute, avec ses grands yeux d’un bleu violet, sa chevelure brun-châtain aux reflets cuivrés, ses lèvres d’un charmant dessin, son ovale à la Botticelli terminé par un menton net. Pourtant ce qu’il y avait d’émouvant dans sa beauté tenait à quelque chose de plus. Sa vue faisait naître le contentement. Son regard faisait sentir aux gens qu’ils avaient encore des cœurs frémissants. Elle se nommait Marie Coquelicot. Et les Clochemerlins de dire en la regardant :
-Mais qu’elle est donc charmante, ma petite Marie Coquelicot. Jamais on n’a rien vu de si gentil que Marie Coquelicot.
A cause d’elle on sentait mieux la douceur de cette belle journée de septembre, on jouissait mieux de la pureté du ciel. Les jeunes farauds n’osaient le considérer d’un air fanfaron et cynique, ni les hommes mûrs d’un air trop averti et gênant. Les mères n’osaient pas en être jalouses, no les vieilles demoiselles la calomnier. C’était cela le prodige de Marie Coquelicot : les femmes en étaient fières comme d’une parure de leur sexe. Les hommes avaient envie de lui sourire pour qu’elle eût un air de bonheur, mais ils n’osaient penser à rien d’autre, de peut de ternir ce qu’il y avait en elle de confiant et de spontané. Ils rêvaient de l’aimer pour elle-même sans rien demander en retour, que de ne pas les mépriser et de reste la délicieuse petite Marie Coquelicot, la merveille de Clochemerle.
Elle avait été longtemps une fillette comme les autres, à qui personne ne prenait spécialement garde. Puis lui étaient poussés de tendres bourgeons de seins qui tendaient sa chemisette. Puis elle avait relevé ses longs cheveux, dégageant sa nuque et ses petites oreilles roses. Sa nature se mit à éclore comme une éclatante tulipe de mai. Et un beau jour les Clochemerlins se dirent en la voyant passer, si nouvelle et si radieuse dans les rayons du soleil de la jeunes saison : « Mais avez-vous vu ? Mais qui est-ce donc ? » C’était tout récent. Mais son nom courait déjà, partout répété avec émerveillement. Il évoquait les parfums de la rose et du muguet, le frisson des branches, la course des nuages et le clapotis de la source, tout ce qui émeut et donne à rêver. Les hommes gardaient ce nom dans un coin de leur esprit –plein par ailleurs de désirs crus et d’appétit brutaux- où il résonnait comme un refrain de leur enfance : Marie Coquelicot, Marie Coquelicot, Marie Coquelicot...
Pressés autour de la fosse où l’on venait de descendre les restes d’Auguste Ponosse, les Clochemerlins regardaient donc machinalement leur petite Maire Coquelicot, tandis qu’on célébrait par des paroles les mérites de feu le bon curé de Clochemerle, qui allait maintenant reposer parmi les ouailles jusqu’à la consommation des siècles.
-Monsieur le curé, disait le sénateur Piéchut (qui avait bien gagné au contact de Paris et puisé dans les milieux politiques l’art de nuancer son éloquence), il ne m’appartient pas de dire si vous avez été un bon prêtre selon la loi de l’Eglise – et d’ailleurs j’en suis convaincu-mais j’ai qualité pour dire que vous avez été un bon citoyen de notre Beaujolais, un homme fraternel aux autres hommes et totalement dévoué à ses semblables. Politiquement, par votre attachement à la cause des humbles, vous étiez de gauche, Monsieur le curé, à l’exemple de votre maître et modèle, Jésus-Christ, que le pouvoir romain supplicia comme agitateur. Ce n’est pas l’habit qui fait la qualité d’un homme, c’est sa bonté. Votre bonté brillait parmi nous comme les choses familières de notre pays, les choses auxquelles nous sommes le plus attachés. Elle était le miel de notre petite patrie vinicole. Reposez, Monsieur Ponosse, dans ce Clochemerle que vous avez tant aimé et dont, longtemps encore, vous sentirez autour de vous la chaude affection. Vous vous étiez donné à Clochemerle. Eh bien, Clochemerle vous garde, Clochemerle vous regrette et vous pleure. Soyez-y en paix pour toujours !

*
La foule se dispersait lentement, laissant le curé Ponosse au soin du fossoyeur qu’on surnommait Joanny Cadavre. Le bougre était craint des Clochemerlins, parce qu’il semblait les guetter tous, avec son goût maniaque de les « mettre dans le trou », comme il disait. Il leur promettait d’ailleurs beaucoup de soins, aimant ses morts avec la passion d’un collectionneur – mais cela ne décidait personne. Les femmes le jugeaient capable de jeter le mauvais sort et conjuraient ses maléfices pas des libations. Le Dr Mouraille en avait une peur bleue. Joanny Cadavre avait une façon narquoise de le regarder qui défiait sa science médicale. Mouraille, si philosophe devant la mort des autres, ne pouvait se faire à l’idée de la sienne. Il quitta le cimetière profondément écœuré, après que le fossoyeur lui eut adressé un clin d’œil et un geste d’invite en désignant la fosse ouverte. Il se rendit chez Torbayon, où il but deux ou trois apéritifs pour se remonter. Cela ne pouvait qu’abréger sa vie. Mais on ne vit qu’en donnant des gages à la mort, en se détruisant soi-même. Il y réfléchit en sirotant. Puis, l’alcool lui donnant sa dose nécessaire d’euphorie, sa pensée prit un autre tour. il consulta son carnet : il avait deux malades à visiter.

*
L’automne, ce jour-là, ressemblait à un été clément, qui eût perdu l’excès de ses ardeurs. Le paysage resplendissait d’un éclat atténué qui en rendait plus sensible la beauté. Il n’y avait qu’à laisser fermenter le raisin dans les caves et à profiter de cette belle journée.
Les maisons beaujolaises ont pour partie maîtresse une cave spacieuse et puissamment voûtée qui occupe toute la superficie des fondations. C’est là que se célèbrent les grands événements de la vie, qu’ils aient pour origine la joie ou la peine, car le vin généreux ajoute à la joie et tempère le chagrin. C’est là qu’on traite les invités et les amis.
Les caves furent très animées dans la soirée et la nuit qui suivirent les funérailles d’Augustin Ponosse. Les Clochemerlins pensaient que la meilleure façon d’honorer la mémoire de leur vieux curé, c’était de boire à sa santé, sa bonne santé posthume et céleste, bien entendu. Elle ne faisait de doute pour personne.
La cave la plus fréquentée comme toujours fut celle de Coco Bidois, qui avait une jolie voix de ténor léger. Il cultivait ensemble la vigne et la chanson. Ainsi le voulait sa philosophie de l’existence. On allait chez lui comme au concert. Les Clochemerlins chantaient les refrains, où ils mettaient plus de bonne volonté que d’intuition musicale, et Coco Bidois se chargeait des morceaux de grande envolée. Pour « casser le vin », on mangeait des charcuteries et du fromage de chèvre.
Aux heures du matin, avant de se préparer, Coco Bidois entonna le fameux Noé à Clochemerle, œuvre du poète beaujolais Bernard Samothrace.

Grimpé au cou de la girafe
L’amiral Noé tenant sa lunette
Sur la dunette
Dit : sacré nom d’une carafe
Que d’eau Seigneur, que d’eau
Sous le bateau

Lors le rameau de la colombe
Annonça la fin de ces tristes trombes
Et vint du ciel
Un accent tout providentiel
Pour inspirer le patriarche
Maître de l’Arche

Sans perdre un instant la boussole
Le bon Noé dirige sa gondole
Vers un coteau
Et là il échoue son radeau
Tandis que la houle déferle à Clochemerle

Lors le hardi navigateur
A jamais dégouté de la marine
Et des sardines
S’établit là viticulteur
Pour oublier tant d’eau, tant d’eau
Et son rafiot.

Ainsi la vigne beaujolaise
Dans une terre humide et glaise
Fut par Noé
A l’instigation divine
Plantée au flanc de la colline
Face à Julié.

Depuis ce temps de préhistoire
On chante ici
Ce couplet-ci :
La vie, amis, est dérisoire
Pour le gueux ou le plus malin
Et serait une plate histoire
Croyez-en les Clochemerlins
Sans boire
Sans boire !










II-Le Monde Change


Paysages où le matin sourit, et se répand en mer de clarté, une mer de joie inondante qui vient battre comme des atolls de corail les villages assoupis dans l’aurore. Villages qui vont peu à peu se mettre à flotter dans la lumière comme des roses escadres courant sous leur pavois.
Paysages un peu dénudés, qui ont renoncé à la grande parure chevelue des forêts, pour offrir au soleil leurs alignements de ceps dont les vagues d’un vert profond moutonnent au flanc des coteaux, baignant les îlots des maisons claires des vigneronnages, les petits châteaux à tours carrées, coiffées d’ardoises en écailles,  qui se cachent au fond de leurs esplanades boisées, retranchées derrière leurs douves à grenouilles.
Paysages aérés, où la vue bondit d’une montagne à l’autre, longe le fond des petites vallées herbeuse, jusqu’aux pentes qui s’infléchissent vers la grande plaine fertile où luit la rivière large et profonde, entre les roseaux de ses berges, les pâturages et les jachères, les anciens chemins de halage, les guinguettes à friture et à pêcheurs.
La Saône complète le Beaujolais, avec la perspective de ses terres basses, giboyeuses et richement agricoles. Elle lui ouvre de grandes étendues miroitantes où resplendissent les mirages, sous la voûte de l’azur, le galop des nuages et des vents. Le regard entraîne la pensée qui rêve, sollicitée par les diaprures de la plaine, avec ses terres à blé, ses champs d’avoine et de maïs, ses bocages et ses bois, ses fermes éparses, ses étangs plombés et ses bourgs paysans.
Perché sur sa montagne, Clochemerle traversait le temps des jours et des saisons dans l’heureux isolement de sa demi-attitude, propice au mûrissement de ses crus. Le passé s’y mesurait encore en millésimes bénis, la qualité des années s’y évaluait au bouquet, au grain, à la couleur de ses vendanges. La vie du bourg tournait autour du vin, qui la nourrissait de croyance, de la notion d’un noble devoir commun. Que la boisson fût parfaite et fruitée, il y allait de l’honneur. Elle reposait dans des caves à la température égale, à l’ombre, dans des tonneaux bien rangés où les pipettes faisaient leurs sondages, pour voir comment évoluaient en vieillissant les douze et les treize degrés. Sachant peu du monde et vivant loin de ses atteintes, de ses agitations et frénésies, Clochemerle se donnait pour mission de préparer aux hommes les nectars qui soutiennent le corps et enchantent l’esprit.
Ce jour-là, brillant de sérénité séculaire, le bourg, surmonté de son clocher roman trapu, se prélassait dans un matin d’or pâle.
Mais ce n’était qu’apparence. Derrière cette sérénité du décor, une invasion était en marche qui allait bouleverser le monde ancien, le monde de nos pères, le tissu de traditions, de sagesses et de prudences héritées qu’on nomme de ce nom. La vieille expérience d’autrefois se heurtait de toute part à des objets qu’elle n’avait pas connus, qui la ridiculisaient et la rendaient caduque. Ces objets imprimaient aux mœurs et aux conditions sociales une accélération qu’elle qualifiait de vertigineuse et d’absurde. Clochemerle, par la force des choses et des moyens de l’époque, sortait de son isolement rural pour communiquer avec un univers en rumeur et en repétrissement, où tout changeait.
De bons esprits –Tafardel et Mouraille en tête – estimaient que le bourg serait entraîné à participer à la grande aventure humaine qui s’entamait, aventure scientifique, émancipatrice, justicière, qui marchait hardiment à la conquête des forces et des secrets du cosmos. L’orgueilleux XXe siècle, encore au début de ses enivrements, et dans le premier feu de ses découvertes, semblait devoir poser la question : l’homme se rendra-t-il maître de son destin ?
A quoi Tafardel répondait résolument oui. C’était son espérance de vieil idéaliste matérialiste qui était en voie de réalisation. Matérialiste également, mais sceptique, Mouraille ne répondait que par un haussement d’épaules. « L’homme, expliquait-il, intelligence comprise, est le produit de son tissu conjonctif et de ses glandes. Comment voulez-vous qu’il domine quoi que ce soit, alors qu’il ne sait même pas soigner son corps ? ». Bernard Samothrace proclamait de son côté : « Il faut désespérer d’une humanité où la fonction intellectuelle ne sera pas placée au premier rang. L’inspiration et la poésie doivent mener le monde. Sans elles, il périra. »
Le sénateur Piéchut ne se prononçait pas. C’était un politique tourné vers l’immédiat, soit d’abord, la conversation du pouvoir. Les jeux du pouvoir l’enfermaient dans un petit milieu d’intrigues, émotif et peu sûr, où le sort des gouvernés, aux prises avec les difficultés de chaque jour, devenait une contingence lointaine et secondaire. Que l’homme un jour fût souverainement puissant, cela le préoccupait moins que d’être, lui, un jour ministre – où, qui sait, président, président de quelque chose d’important dans l’Etat. La Chambre, le Sénat, même l’Elysée, lui souriaient dans ses rêveries d’ambition. Il se disait que c’était folie d’y songer. Et pourtant... A quoi ne peut prétendre, dans la changeante République, un habile homme qui a su se tenir en retrait, ne rien affirmer avec trop d’éclat, ne se refuser à aucune camaraderie, ne compromettre et ne trahir personne, inspirer confiance à tous par sa discrétion, son neutralisme et son humeur arrangeante ? Il est des moments où, dans la confusion générale et le choc trop violent des doctrines, on se tourne vers de tels hommes qui paraissent providentiels. Ils assurent un temps de répit. C’était la pente naturelle de Piéchut de ne jamais aborder de front aucun obstacle. Il annonçait aux Clochemerlins, sans leur assigner aucun terme précis, le bonheur et la prospérité. Il leur disait, optimiste, avec le mystère sous-entendu de la raison d’Etat :
-Ça va, mes amis, ça va ! Et ça ira encore mieux, vous verrez. Laissez-moi faire...
-Vous vous occupez den nous ?
-Ben, voyons ! Si moi, je ne m’occupais pas de Clochemerle...
-C’est que le vin se vend mal.
-Mais vous en avez votre content à boire, sans être obligés de l’acheter...Ah, vous êtes heureux, ici !
-Heureux, heureux...
-Vous n’avez pas idée de ce qui se passe ailleurs. Si vous pouviez voir la misère des régions industrielles...
-On y est si malheureux que ça ?
-C’est effrayant !
Ça regonflait les Clochemerlins cette certitude que, par comparaison, la bonne part leur était échue.

*

Une jeune femme va sur la route en direction de la gare, portant dans ses bras le poids de douceur qu’est un petit enfant. Le poids de cette douceur palpite contre son sein et l’enivre de la tendre odeur des nourrissons, cette odeur de chair lactée, qui rappelle aussi le pain chaud, avec un léger ferment aigre qui vient des couches. Le petit ouvre de grands yeux d’un bleu changeant où se jouent des reflets de ciel et de verdure. Il pousse des cris en gigotant, plonge ses doigts dans sa bouche et les promène, brillants de salive claire, sur le visage de sa mère ravie. Puis il rit à travers fossettes et bourrelets, en montrant ses gencives roses.
Celui-ci est un bel enfant de quinze livres, âgé d’à peu près six mois. La mère caresse la soie fine et dorée de ses cheveux naissants, comme elle caresse toute la chair exquisement lisse du petit corps tiède, dont son amour n’arrive pas à se repaître.
C’est son troisième enfant, mais qui a encore toute la grâce d’un petit ange maladroit. Dès qu’ils prennent un peu de force, les enfants entament leur vie propre et commencent à s’éloigner. Celui que Rose Brodequin porte dans ses bras, à qui elle sourit et s’adresse en marchant, est encore tout à elle en raison de sa faiblesse. Elle aime cette faiblesse par-dessus tout et la contemple avec extase quand le petit, serré contre sa poitrine, tête gloutonnement. C’est un garçon qui deviendra plus tard un homme robuste, hardi et rieur comme son père. Mais cet homme futur, qui fera peut-être pleurer les femmes, est encore au pouvoir d’une femme, qui veille à lui épargner la douleur.
Rose suit le chemin qu’empruntait autrefois le soldat Brodequin, permissionnaire, quand il venait au pays voir sa promise, sa jolie promise et son doux Clochemerle. Il y a de cela déjà bien des années brèves, durant lesquelles sont morts plusieurs des vieux de la famille. Mais les enfants sont nés et la vigne de Bonne-Pente a prospéré, que cultive lui-même Claudius, un des meilleurs vignerons du pays.
Rose y pense, chargée de son fils, en allant à la rencontre de celui que son cœur attendait autrefois et n’a jamais cessé d’attendre. Son enfant de miel et de lait, son garçon qui bave et rit, et dont les yeux sont pleins de ciel, son marmouset qui sent la brioche chaude et la taquine de ses menottes, son petit faiseur de pipi pur, c’est un Claudius, lui aussi, le dernier né de sa préférence, le benjamin de sa tendresse, celui qui plus que ses autres enfants sera pareil au père dont il porte le prénom. Rose lui confie son secret, le grand secret d’unisson de rose et de Claudius, au long des jours et des années, qui l’entraîne encore sur la route, portant son enfant lourd, pour sourire plus tôt à la silhouette dont elle entend déjà la voix joyeuse.
Cette voix résonne à l’instant même qu’elle l’imagine, au détour du chemin, bordé de petits chênes et de noisetiers.
-Te v’là, la Rose ! Avec le Dius, te v’là !
Le grand rire sonore vient à elle comme autrefois, suivi du même visage qu’autrefois, dans lequel brillent des yeux clairs de luron candide où elle a su lire, du premier jour où elle en fut bouleversée, qu’elle serait heureuse jusqu’à la vieillesse.
-Le Dius et la Rose, les v’là tous deux !
Son cœur se gonfle à défaillir quand elle entend ce rire-là, qui entre en elle comme un fort coup de vent, comme les flots aveuglants du soleil quand on ouvre tout grands les volets de la maison dans les matins d’été. Les années qui ont passé ne peuvent rien là-contre. Elle a presque envie de pleurer lorsque Claudius la regarde d’une certaine façon qui fait chavirer le monde dans sa tête. Ça, c’est le bonheur de Rose, son précieux bonheur intact.
-Tous deux, vous v’là ! Ben alors, ben alors !
Claudius Brodequin serre contre lui sa Rose penchée, sa bonne femme vaillante, toujours tendre et jolie, malgré la trentaine proche. Elle lui tend l’enfant :
-Tu veux pas le prendre un peu ?
Il saisit son fils et le brandit à bout de bras, rose et doré dans la pleine lumière. Pendant ce temps, du cabas suspendu à son coude, elle a tiré une topette enveloppée d’herbe humide.
-J’ai pensé que t’aurais p’t’être soif...
Claudius fait ruisseler dans sa gorge le vin clair, le vin frais.
-Cristi, dit-il en rendant la chopine vide, c’est du bon vin de chez nous ! Ça  vous glisse dans la gorge sans vous assommer la tête.
-Comme ça, dit Rose tendrement, te v’là content ? Te v’là content d’être revenu Claudius ?
-Oui, dit-il, contemplant vignes et coteaux, me v’là content pour sûr ! Et toi, la Rose, t’es-ti contente ? T’es-ti contente de me revoir par là ?
-T’est bête ! dit Rose, voulant exprimer qu’une pareille question n’a pas à être posée... T’en as bien vu, du monde ?
-Oui, dit Claudius, qui vient d’accomplir une période militaire, j’en ai vu des pleines rues, pour sûr. A Lyon.
Ils se mettent à marcher en direction de Clochemerle0
-Du monde qui prend pas le temps d’aller doucement et, qui regarde jamais en l’air pour voir le ciel... Du monde qui pense de trop, à des choses pas imaginables pour nous. On le devine bien, à voir toutes ces têtes de cérémonie.
-Et, demande Rose, t’as rien vu d’autre ?
-J’ai vu des choses... Des tramways et des monuments, leurs grandes maisons et leurs boulevards, des cafés où ils tiennent peut-être mille dedans, des cinémas comme des églises, et leurs auto mieux astiquées que des batteries de cuisine...
-Et, glisse Rose sans oser le regarder, ces femmes des villes, te les as-ti vues. Te les as-ti regardées ?
-Pouh ! fait Claudius
Cela ne saurait la rassurer tout à fait.
-T’est pas allé avec, Claudius ?
-Ces trémoussantes et ces toutes peintes ? dit-il gaiement. Je me serais bien fait voler de mon argent. Je me serais fait voler sur le poids de viande, la Rose ! Les v’là devenues comme des volailles engraissées, aussi chétives que les piots d’une mauvaise couvée. Des vraies femmes pour le vendredi, avec c’te maladie de maigreur qu’elles ont attrapée. Une qui lui vient des bonnes fesses du bon Dieu, elle en a honte, à plus se nourrir que de vinaigrettes, on m’a dit. Et ça boit des tisanes, des drogues américaines...
-Ça fait comme ça qu’elles t’ont pas plu ?
-J’en ai pas fait cas, affirme Claudius. Des femmes sans plus de derrière et de tétons qu’une Pauline Coton ! Pour s’attifer, je dis pas, c’est des adroites coquines. Mais ça ne sent pas la pleine bonne santé de chez nous. Toi, la Rose, t’est une plantée solide, et pas une tricheuse sous la chemise !
Rose sait, au timbre de sa voix, qu’il est sincère. Elle en tressaille de contentement, du haut en bas de ses reins tendus, Claudius lui envoie sur la croupe une tape de bonne amitié, et sa large main s’attarde, évaluant son bien loyal et ferme.
-T’as pas été trop privé ?
-J’vas ben me rattraper maintenant. Tiens, ça serait pas du petit...
-On va pas tarder d’être à la maison...
Soudain Claudius lance une roulade de son grand rire fort, ce rire qui la saoule mieux que du beaujolais. Ils arrivent à un carrefour de route, à mi-chemin entre le bourg et le château des Courtebiche. C’est là que Claudius, autrefois, attendit sa Rose revenant de chez la baronne, là qu’il lui fit la promesse de l’épouser. Ils reconnaissent le poteau indicateur devant lequel ils échangèrent le serment de faire leur vie ensemble.
-Tu te souviens-ti ?
-Oh, oua ! dit-elle, aussi émue que jadis.
-C’est de là, s’écrie Claudius en faisant sauter son fils, que tout est parti. Oh, p’tiot !
-Y me semble, dit Rose, que tout est toujours pareil que c’était ce jour-là.
-Ma foi, dit Claudius, c’est ben quasi. Sauf que me v’là passé les trente ans, vigneron établi, avec trois enfants.
-Tu regrette rien, Claudius ?
-Je regrette rien, la Rose. Sauf que le temps s’en va et que les jours se vident comme des pots chez l’Adèle. Ce qui est bu n’est plus à boire, disait mon vieux, le père Brodequin. Ça en fait derrière nous, des feuillettes vides.
-Il en reste encore des pleines.
-On les videra tous les deux, si le diable se mêle pas de nous les siffler sous le nez. Parce que v’là le monde qui change. Est-ce que ça sera pour aller mieux ou plus de travers ?
-Tu vois le monde changer ? demande Rose, inquiète. Quel monde ?
-Ben, le monde, les gens... Dans les villes d’où j’arrive, ils sont tous à parler comme des ministres et à faire les importants. On a trop voulu verser dans les têtes, des choses et des idées. Ça déborde à côté, et ça fait du gâchis... Oui, v’là le monde qui change, m’est avis !

*

Le monde change ! répétait vingt fois par jour Mme Fouache, inamovible, quoique rendue larmoyante par l’âge, qui continuait de débiter au bureau de tabac le scaferlati et les timbres, en même temps que les maximes de son expérience et les racontars qui alimentaient la chronique du bourg.
-Le monde change ! répétaient les hommes faits, qui avaient connu la monnaie or et une autre forme d’existence.
-Le monde a ben changé ! répétaient les grands-parents, qui n’avaient autant dire rien vu du dehors, qui connaissaient à peine le département, et dont les visages tannés semblaient taillés dans des pieds de vigne.
-Le monde change ! répétait Beausoleil, le garde-champêtre ; et Cudoine, le brigadier de gendarmerie ; et Nicolas, le suisse ; et Torbayon, l’aubergiste ; et le boucher, le charcutier, le boulanger, etc. Tous, pour des raisons relatives à leurs habitudes et à leurs intérêts.
-Eh oui, bandes d’idiots, grommelait Mouraille, le monde est en voie de changement ! Il l’est toujours, comme tout ce qui vit.
Il y avait appétit général de profits, refus de se plier aux vieilles règles. On s’était mis à sucrer le vin. Ce procédé, qui augmente la teneur en alcool, permet de vendre la récolte à meilleur prix. Mais le vin perd de son caractère et prend en vieillissant un goût de confiture. Le vieux Tuvelat, qui avait été goûteur émérite, s’en indignait encore à la veille de sa mort :
-S’il avait fallu plus de sucre dans le vin, la nature l’aurait mis. Nos beaujolais feront figure de mauvais bourgognes.
-De notre temps, disaient les anciens, nos vins faisaient onze, douze degrés. -Exceptionnellement treize. Ils avaient du grain, une fraîcheur. Les vôtres finissent par tous se ressembler.
Là-dessus se greffaient les questions des vins d’origine, des appellations contrôlées qu’on étendant exagérément, des coopératives vinicoles. On sacrifiait la rareté au gros débit, l’élite des caves au rendement des entrepôts.
Les Clochemerlins qui détenaient la puissance vers 1920 étaient tous entrés dans la soixantaine. Les fils, âgés de trente à quarante ans, prenaient la direction des affaires. Ils traitaient les anciens d’encroûtés, de vieilles bêtes, et disaient que la vie devait changer. Ça faisait du bruit dans les maisons.
-Et toi, disait à son père le fils Poipanel (ou le fils Lamolire, ou vingt autres), tu ne t’engueulais pas avec ton vieux ?
-Pas de la même façon...
-Ça m’étonnerait, avec ta sacrée caboche butée !
-En tout cas, on ne mettait pas les parents au rancart comme vous le faites.
-T’oublies, rappelait le fils, que j’ai vu le pépé seul sur un petit banc, des années avant qu’il meure.
-Tu parles d’un temps où le pépé avait les septante passés et que sa jugeote foutait le camp. Mais j’en suis pas là. Vous avez des façons de bousculer...
-On est plus instruit
-Ouais ! Plus vaniteux que des dindons. On va voir quand vous dirigerez tout.
-J’en suis pas inquiet.
-Malheur ! grondait le vieux. Ça se croit plus malin que son père. Apprends seulement à soigner le vin avant de le boire.
Ces conflits s’aggravaient d’autre chose. Parlant des hommes qui s’étaient battus en 14-18, et revenaient à leurs exploits de guerre avec une manie rabâcheuse, une faconde jamais épuisée, la jeune génération disait ouvertement :
-Ils nous em... avec leur guerre !
Ainsi se creusait un fossé entre ceux d’avant et ceux d’après la guerre, les premiers qui tiraient une supériorité de leurs années de champs de bataille, les seconds qui ne voulaient pas la leur concéder.
-Quoi, vous vous êtes battus parce que vous ne pouviez pas faire autrement !
-C’est pas ça qui compte, petite andouille, d’avoir voulu ou pas voulu ! C’est d’y être allé ; d’avoir fait ce qu’on a fait, et vu ce qu’on a vu. Tu peux pas l’imaginer.
-C’est même pas croyable ce qu’on a pu supporter, renchérissaient les anciens combattants.
-Les obus et les mitrailleuses t’auraient rabattu le caquet, va, petit.
-Les jeunots comme toi n’en menaient pas large !
Sur ce terrain, l’avantage restait nécessairement aux aînés. Mais les cadets en éprouvaient de l’amertume.
En fait, deux générations arrivaient à la ligne de démarcation où l’une commence à descendre et l’autre à monter. Le temps moyen pour les hommes d’imposer leurs idées et de diriger les affaires n’excède guère trente ans. Ensuite de plus jeunes réclament leur mandat d’importance et de pouvoir.
C’était vrai que, pour les anciens, tout se modifiait autour d’eux, avec une précipitation qui leur retirait l’autorité. Les filles (des gamines qu’on avait vues hautes comme ça) s’épanouissaient brusquement et se mariaient, les garçons revenaient du régiment avec des airs flambards et un vocabulaire nouveau, une marmaille naissait qui menait son tapage irrespectueux dans Clochemerle. D’anciens gamins incarnaient les hommes capables, en pleine force et capacité, qui avaient barre sur les femmes et se faisaient écouter d’elles. Ceux-là savaient s’y prendre pour biner, sulfater, tailler la vigne, entretenir la futaille, soutirer le vin, pour le vendre de huit à douze cents francs la pièce : des prix qu’on n’eût pas osé imaginer autrefois.
Ainsi les vieux n’avaient qu’à se taire !
Clochemerle s’éclairait à l’électricité. Le fils Farinard, qui avait succédé à son père comme boulanger, possédait un pétrin mécanique et une camionnette pour livre le pain. François Laridon, le fils de l’entrepreneur, servait dans l’aviation comme pilote et parlait de tenter des raids, de battre des records. La baronne avait remplacé son antique guimbarde par une B 12. Des Clochemerlins savaient se servir du téléphone, plusieurs avaient des postes de radio. Le fils Bezon, le Toine Bezon, l’aîné, était parti en Amérique comme cuisinier. Il écrivait de là-bas : « Ça  vous ferait marrer de voir Clochemerle à côté de New York et le château de la baronne à côté des gratte-ciel. Ça n’existe pas ! je loge au vingt-septième étage de mon hôtel et je gagne dix fois plus d’argent avec ma cuisine que le sous-préfet de Villefranche. Les taxis sont aussi gros que la voiture du président de la République, et je vais m’acheter une Ford à tempérament pour aller en Californie pendant les vacances. Les femmes d’Amérique, c’est un vrai défilé de Folies-Bergères, question de beauté, de jambes et tout. Pour les Français, c’est du billard de s’annoncer aux mignonnes, vu la réputation. On fume des cigares aussi gros que des saucisses à choucroute. On boit le whisky comme vous buvez des pots. Les bandits d’ici, des gangsters on les appelle, ils tuent des alignées de gens à la mitraillette sans même descendre de leur bagnole. Les cinémas sont grands comme des cathédrales. Vous pouvez pas vous faire une idée comme c’est l’Amérique. Comme le paradis du curé Ponosse, en plus rigolo. » Ces lettre circulaient et troublaient les esprits. La jeune génération commençait à se dire qu’il existait, par delà les horizons du bourg, un monde immense et merveilleux où l’on pouvait rencontrer la fortune et l’amour sur les chemins de l’aventure. Des gars déclaraient qu’ils ne seraient pas vignerons comme leurs pères. C’était un signe.
Des songes nouveaux tarabustaient les têtes nouvelles. La tranquillité bucolique où Clochemerle avait vécu pendant des siècles, des Clochemerlins en étaient las. L’appel du bonheur arrivait de loin, des grandes villes ruisselantes de lumières, bruissantes de klaksons et de jazz, aveuglants carrefours des destins où les hommes étanchent leur soif d’inconnu, jouent leur chance sur un hasard, une rencontre, un visage. Il y avait désormais sur les monts du Beaujolais des garçons pour penser aux gains d’un boxeur, à la célébrité d’un coureur cycliste,  à la vie facile d’un danseur mondain.
La gloire des stars dérangeait l’esprit des filles, telle Lulu Bourriquet qui, les seins nus dans ses mains, une serviette de toilette nouée autour des hanches, jouait à dix-sept ans à incarner une idole des foules, genre vamp, seule devant sa glace, derrière ses volets tirés. Elle demandait à ses parent de l’envoyer à Villefranche faire son apprentissage de dactylo. Mais Villefranche ne représentait pour elle qu’une étape sur le chemin de Paris, où l’on a la chance de rencontrer un metteur en scène, un prince, un fils de milliardaire. Elle rêvait de la réussite  d’Anaïs Frigoul.
Cette Anaïs Frigoul, file précoce, fut de bonne heure décidée à tout. A tout, elle pouvait y prétendre. Elle était armée, la garce ! Et le savait d’ailleurs. Les manières qu’elle pouvait faire, avec son derrière ! Tout le pays l’appelait Miss Beau-Fessier. A Clochemerle, pourtant, les fessiers en manquaient pas, et copieux, pour vous tirer la vue. Comment avait-elle décroché le titre, de préférence à tant de candidates, dont plusieurs n’étaient pas maladroites de ce côté-là ? C’est curieux ce qu’un petit détail  de galbe ou de relief peur faire pour assurer la suprématie de ses volumes. La façon piaffante et mutine dont Anaïs en marchant frappait le sol de son talon, jointe à une extrême minceur de taille, transmettait à ses saillants un délicat tressautement, une imperceptible vibration qui leur conféraient une intensité de vie subjuguante. Quelque chose d’indéfinissable lui permettait de trancher avec éclat sur une rivale apparemment aussi bien munie qu’elle. D’ailleurs l’art ne s’analyse pas. Et en tout il y a le don, qui est un cadeau du ciel. Celui qu’elle tenait de la Providence, admirable pétrisseuse, Anaïs en comprit vite la valeur en voyant devant elle les hommes bredouiller, rire niaisement et rougir comme des langoustes. Elle comprit également que ce serait un crime de confier ce trésor aux mains balourdes d’un Clochemerlin. Sa vocation s’inscrivait si bien dans les modelés de son corps charmant que ses parents ne refusèrent pas de la laisser partir pour Lyon, soi-disant pour travailler. Elle était de famille nombreuse, surchargée de bouches à nourrir, dont chaque membre devait courir sa chance séparément, avec les moyens du bord. Ceux qu’Anaïs tenait de la nature ne la laisseraient pas dans le dénuement, pour peu qu’elle eût de la tête.
De la tête, elle en avait aussi, de quoi très bien gérer le reste. Un premier amant, un peu hâtivement choisi (ayant énormément à apprendre, il ne fallait pas faire la difficile au départ) lui assura du moins le transfert à Paris, où devait commencer sa vraie carrière. Elle dut beaucoup payer de sa personne dans la période de prospection. (On en eut à Clochemerle des échos assez scandaleux qui jetèrent le discrédit sur les Frigoul.) Mais Anaïs avait de la ténacité et du courage. Ne se laissant pas rebuter, passant d’un entreteneur à l’autre, elle franchit les premiers échelons de la galanterie. Jusqu’au jour où elle rencontra le puissant protecteur capable de la nipper vraiment, de la mettre en valeur et capable de la pousser dans les milieux où elle désirait briller.
Elle reparut au pays quelques années plus tard. Une superbe automobile s’arrêta un jour devant la maison des Frigoul. Il en jaillit une Anaïs transformée, fringante, couverte de bijoux, qui avait l’accent parisien, des manières assurées, un rire cascadant. Elle apportait des brassées de cadeaux à ses jeunes frères et sœurs, qui bâillaient d’admiration devant elle. Elle séjourna une semaine à l’auberge Torbayon, dont elle occupait la plus belle chambre. Elle se montra beaucoup dans le pays, chaque jour avec une robe différente, d’autres chaussures. Il semblait que la vie ne lui fût que plaisir et insouciance. On apprit qu’elle était dans les théâtres, qu’elle fréquentait familièrement les ministres, qu’elle allait tourner un film et qu’on parlait d’elle dans les journaux de Paris. Clochemerle ne put moins faire qu’admirer. Les Frigoul retrouvèrent une bonne réputation : c’étaient de braves gens, l’éclatante réussite de leur fille les récompensait des privations endurées pour élever leurs enfants.
Ce triomphe d’Anaïs eut une influence néfaste sur quelques jeunes personnes qui rêvaient d’un avenir romanesque. Plusieurs partirent à leur tour pour la ville. Belles filles peut-être, mais banales. Elles n’avaient ni la plastique spirituelle d’Anaïs, ni son intelligence pour en tirer parti. Deux ou trois sombrèrent dans la prostitution de bas étage, celle qui déclasse et vous fait mépriser.

*

Il soufflait sur le bourg des bouffées d’ennui dont il se fallait guérir à tout prix. Et pour cela, essayer cette drogue qu’on nomme le plaisir. Les filles portaient au bal des toilettes sommaires, qui donnaient beaucoup à voir et permettaient de les saisir à pleine peau. Dans la vie courante, familières avec les garçons, elles manquaient semblablement de tenue. Encouragés, les garçons avaient des audaces auxquelles ils ne se fussent pas risqués sans les avances des filles. Tout cela choquait Mme Fouache. Elle déclarait à Mme Nicolas, la femme du suisse :
-La terre ne va plus comme avant, ma bonne. Les gens en imaginent et en entendent de trop, avec tous ces journaux, cette radio, ce cinéma. Ça leur tourne la tête et je vois changer mon Clochemerle. Je vends moitié moins de scaferlati en paquet, et cinq fois plus de cigarettes roulées, sans compter les cigares. Les idées de grandeur et de jouissance prennent le dessus. C’est Babylone qui recommence, retenez ce que je vous dis.
-Babylone, Madame Fouache ?
-C’est cette ville d’autrefois, Madame Nicolas, où les empereurs passaient la vie en orgies avec les courtisanes.
-Des courtisanes, Madame Fouache ?
-C’étaient des créatures payées pour le plaisir de l’homme. Et figurez-vous qu’il y avait des écoles pour leur apprendre toutes les saletés possibles et imaginables. Le monde était déjà cochon ! Cette cochonnerie de nature, c’est le phylloxéra du monde. Et l’orgueil par-dessus, l’orgueil de vouloir être plus que le voisin, question d’argent et d’importance. Babylone, Madame Nicolas, vous verrez. Babylone !

La baronne de Courtebiche agitait des questions de même ordre en compagnie du sénateur Piéchut, qui venait la voir dans son château, depuis qu’il était apparenté à la classe noble par le mariage de sa fille Francine avec un Gonfalon de Bec.
-Eh bien sénateur, criait-elle à tue-tête, le monde est devenu ce que vous souhaitiez de le voir, mon cher ! On a fait du croquant l’égal de n’importe qui. A qui croyez-vous que ça profite. Il n’y a plus de bonne société.
-L’expérience démocratique, répondait Piéchut, est en cours et fait le tour du monde. Elle doit procurer à tous plus de bien-être, une part légitime des richesses que la terre produit. Les poussées sociales répondent à des nécessités. Les hommes ont faim de justice parce qu’il y a eu trop d’abus.
-Voulez-vous dire qu’il n’y a plus d’abus ?
-Non, sans soute. Mais il y en a moins.
-Moins, je ne crois pas. Sous Louis XIV, le luxe était l’apanage du petit nombre, d’un cercle fermé où peu de gens pénétraient. Aujourd’hui, tout se voit trop, se sait trop, s’étale trop. Tenez, on est venu dernièrement me demander à acheter mon château. Et savez-vous qui ? Un boucher enrichi, un mandataire aux Halles. Déloger la vieille Courtebiche, dont les aïeux accompagnaient saint Louis en Palestine, pour installer à sa place un boucher, vous trouvez que c’est une réforme bien nécessaire ? –Puis, amèrement ironique :
-Et si vous aviez vu la tête du personnage ! Un margoulin abominable. Et le ton qu’il avait pour parler de ses millions, de quel air il inspectait mon manoir historique. Lorsque  tout ce qui est beau en France aura passé aux mains de ces gens-là, ce sera du propre. Notez bien que le boucher aura mon château, ou un autre dépeceur de son espèce. Parce que je deviens pauvre, alors que ces individus s’enrichissent. Vous avez voulu changer d’élites. Je vous souhaite bien de l’agrément avec les nouvelles.
-Tout cela, Madame la Baronne, est arrivé par la faute des élites d’autrefois, permettez-moi de vous le dire. C’est la roue qui tourne.
-Qu’elle tourne donc mon cher ! Mais vous, prenez garde. La jalousie vous guette, depuis que vous êtes un homme arrivé.
-Je ne crains rien tant que je me tiens près du pouvoir.
-Tiens, vous raisonnez comme nos anciens courtisans !... êtes-vous un idéaliste, Piéchut ?
-Boh, boh... Je n’ai plus le temps d’y réfléchir. Vous n’imaginez pas combien cette vie politique est dispersante. Je suis un simple marchand de promesses.
-Que vous avez l’intention de ne pas tenir ?
-Si nous devions tenir toutes nos promesses, nous ruinerions l’Etat. On satisfait les plus exigeants, les plus intrigants, les plus dangereux. Tant pis pour qui n’est pas de ceux là.
-Et tant pis pour le gâchis !
-Le gâchis humain correspond aux fouillis de la nature. Et tenez, je crois que c’est ça, gouverner : essayer de limiter le gâchis.
Ainsi disputaient amicalement une vieille femme autoritaire, qui avait toujours de la branche et un vieux libéral opportuniste. Ils allaient par plaisir à l’extrême des théories, des paradoxes et du cynisme. Il est probable qu’ils exagéraient l’un et l’autre. Mais ils tombaient d’accord sur un point, la profonde stupidité humaine, qui a déjà faussé tant de réformes et rendu vain le sacrifice des apôtres.

*

N’exagérons rien. Si des têtes folles ou téméraires rêvaient d’un bonheur de roman feuilleton ou de film américain, la plupart des Clochemerlins demeuraient fidèles à leur métier de vigneron et n’en voulaient pas d’autre.
L’homme qui reste cramponné à la terre de ses ancêtres, penché sur elle, est du moins sûr d’en retirer sa subsistance. La terre est rude, ne promet aucun miracle, exige au contraire de durs efforts, mais ne trahit pas. La paysannerie constitue la première cellule sociale d’une nation, la plus indispensable, cat toute vie vient de la glèbe, cette grande nourrice du monde.
Les Clochemerlins fidèles à la terre savaient qu’ils auraient toujours le sol sous leurs pieds, le ciel au-dessus de leurs têtes, de grandes bolées d’air à respirer. Ils savaient qu’ils n’obéiraient ni à la cloche ni à la sirène et que personne ne les commanderait. La destinée s’accomplit là où vous place la naissance. L’aventure est une entreprise chimérique qui a garni plus de bagnes et d’hôpitaux que de châteaux.
Pourtant il régnait bien un certain malaise, dénoncé par Mme Fouache, qui occupait au bureau de tabac un poste d’observation de premier ordre, où convergeaient les cancans des bonnes femmes. C’était à proprement parler le malaise des temps nouveaux, époque de transition, d’adaptation à un nouvel état de choses, qui avait son origine dans ce mot merveilleux : le progrès.