jeudi 16 janvier 2014

1- Fluctuat nec mergitur

Voici donc la Cité, le grand navire de la France, la nef amirale de l’Occident, avec l’île Saint-Louis, son matelot à la remorque. Elle est amarrée entre les deux bras de la Seine. A qui vient de l’Orient, elle apparaît dès la boucle de Bercy, et surgit au plus large du fleuve, avec ses mâts de pierre, et le château fort de la cathédrale, puissamment appuyée à l’énorme gaillard arrière, l’abside en dos de lion accroupi. Et la proue de l’Ile, au Pont-Neuf, plus aiguë que l’avant de  la frégate la plus fine, n’attend que le « Largue l’amarre, largue l’écoute », l’ordre du destin, pour filer sur l’Océan, à la poursuite du soleil, vers l’infini de la lumière. C’est ici le cœur premier né, premier battement, et le cerveau de Paris. Cité, tu es la mère de la Ville des Villes : la nef est ton emblème : flotte et ne sombre pas. Ta flèche vers l’Occident est la croisade à la clarté. Ton lest est de science ; ta charge est de toute humanité. Tu es gréée de pensée et pavoisée de plaisir. La joie d’être belle et tout humaine est le vent de tes voiles ; et, dans le triomphe même, au milieu des cyclones et des volcans, tu ne perds jamais le sourire. Tu es l’art même, étant la vie qui invente, qui vole à la beauté et qui toujours anticipe, la vie à son sommet.
Celui qui monte sur la plus haute terrasse de la Samaritaine ou sur la Tour de Notre-Dame, comprend enfin la France, s’il a le sens de la force qui veut toujours créer, et qui recrée sans cesse pour s’accorder avec elle-même. O vocation parfaite de l’unité, trop pure et trop vraie pour se satisfaire. Nulle ville, pour l’harmonie, ne se compare à celle-là. Elle est immense et ses proportions sont aussi justes dans le détail que dans l’ensemble ; elle est colossale, et ce colosse est à l’échelle de l’homme. Sa rumeur est sans bornes, et cette clameur est un chant. Elle a toute la majesté de la puissance, et elle a toutes les élégances. Elle est un monde et cent villages. Son labeur est infini, et elle travaille nuit et jour, depuis les siècles des siècles, dans une robe de plaisir. Toutes les voluptés ont sur ces bords leurs jardins et leurs temples ; et jamais elles ne sont si grossières que la bête y domine ; mais partout au contraire cette Ville des Villes élève au-dessus de ce qui passe et de tout ce qui meurt le visage immortel de l’Esprit. Ainsi la plus femme des villes et la plus amoureuse est aussi la plus virile, puisque l’Esprit est son éternel amant, et qu’il veille à jamais sur elle, tandis qu’elle danse et qu’elle rit, qu’elle souffre et qu’elle enfante.
Or, le Dieu qui sait tout ce qu’il veut et l’enclot dans une forme, a fait de la Cité le dessin même de Paris et tracé tout le plan de cet univers dans la cellule originelle. Dût Paris couvrir un espace triple ou centuple, c’est toujours la figure de la Cité qu’on devrait reconnaître dans la triple et centuple capitale. Sur ses rives, rien n’est ajouté, tout est organe. Je l’ai considérée longtemps dans sa merveille, la plus complexe et la plus une qui soit au monde. Toutes les enceintes successives de Paris répètent les contours de l’Ile. La cité de l’An Cent avant Jésus-Christ, le petit port fluvial où les Nautes de la Seine ont mouillé leurs barques et leurs humbles péniches, a préfiguré Lutèce, la ville de l’empereur Julien, le Paris de Philippe Auguste et de saint Louis, celui de Montaigne et celui de Voltaire, de Louis XIV et de Louis XVI, la ville impériale de Napoléon, la capitale de la République et celle de l’An Trois Mille, s’il doit y avoir encore une Europe.

*

Peu de spectacles plus beaux que la forme des villes. Elle n’est pas seulement dans les lignes telles quelles n’i dans le premier aspect, fut-il séduisant. Pour trouver la vraie figure, il faut la vision du dedans et pénétrer la vie profonde et séculaire de la ville. L’histoire, vaine par ailleurs, est la race de la cité et fait son caractère. Paris a la forme la plus belle, la plus fatale et la plus libre ; la plus une en son plan, la plus illimitée en son développement possible.
4
Les méandres du fleuve et les cercles concentriques du sol la déterminent. Paris peut toujours croître : il grandit semblable à lui-même et selon sa logique : ainsi un organe capital se multiplie de sa propre essence et obéit à la loi de son premier éléments, d’où tout le reste doit dépendre. Paris est au centre de la contrée, et la Cité au centre du centre.
Quelle peut bien être la forme où le plus de vie soit incluse et le plus de pensée, puisque penser, aussi bien, est entre toutes la fonction humaine ? C'est assurément celle de Paris, qui est un cerveau traversé par un sexe de femme déesse. La pensée enferme de la sorte l'éternelle génération, l'amour est toujours au noyau de cette puissance.

*

Chaque anneau intérieur de la Ville a la Seine pour diamètre. À mesure que Paris se développe, le cercle le plus éloigné imite plus exactement le cours de la rivière reine. En dépit de ses colères et de ses brusques fureurs, comme cette reine est éprise de ce lieu unique où elle se couche au plus près de la terre avec langueur ! Comme elle aime Pâris ! Pour lui, c'est une Hélène. Caressante, souriante, qu'elle s'attarde volontiers dans la ville de son choix, son orgueil et sa récréation. Les méandres sont des caresses qui ne finissent pas. Ces plis et ces replis sont des lèvres. Les S de la Seine sont les caprices, les courbes délicieuses, les abandons, les tendres bras, les invites de la plus vive et la plus languissante des amoureuses. L'étreinte et le sourire, c'est le double génie de la Seine. Les premiers boulevards, à demi champêtre encore sous Louis XV, de la Bastille à la République, suivent la flèche du fleuve à son entrée dans Paris. Entre la porte de Clignancourt et la porte de Saint-Cloud, les boulevards des fortifs filent précisément du Nord-Est au Sud-Ouest, selon l'incidence de la Seine entre la Concorde et Issy.
Un immense de Paris se dessine déjà, concentrique ou un autre, le Paris qui aura pour limite, à l'Occident la Seine entre Saint-Denis et Sèvres ; au levant, les coteaux et les bois du Bourget à Nogent ; et au Midi, la Marne même de Nogent à Charenton. Et le fermoir de la boucle se place entre Sèvres et Chaville.
Sur la tour de Notre-Dame et sur la terrasse de la Samaritaine, le regard porte l'esprit dans les temps à venir ; et le rêve suscite la merveille : dix fois plus vaste, elle n'en sera la plus belle mais plus surprenante encore : il n'arrive pas souvent que le même élan de la vie pousse à la fois la double fleur de la grâce et de la grandeur.
On ne peut voir une terre mieux articulée, ni plus une dans le complexe, ni plus complexe dans l'unité : elle sur la volonté humaine qui surmontait ici sur la nature ? Ou la nature que la volonté de l'homme a dirigée ? Le miracle est qu'ils s’accordent. La nature à Paris est disciplinée. L'harmonie et la variété font un concert inimitable : ces entrelacs d'eau, de bois, de vallons urbains, et de collines ont été tressés par la main d'un artiste tout-puissant. Or, la vie de Paris toujours plus grand autour de l'Ile, n'est que l'épanouissements cent et mille fois accru, mais toujours fidèle, de la figure primitive.

Vogue, toujours à flot, vogue, Paris.

2- Le Roi et la Dauphine

Le Roi

Henri IV ne quitte pas le Pont-Neuf : la pointe de l’Ile est au Vert Galant ; et lui-même demeure sur le pont. Il  l'a fait jeter sur la Seine, le plus beau pont du monde en son temps, et le plus solide ; aujourd'hui encore, magnifique dans ses assises et par les proportions. Le Roi vif, hardi, malin et sage pour qui Paris vaut bien plus d'une messe, à sa maison à la belle étoile, d'où il regarde le fleuve et les deux rives : son balcon, le haut socle de pierre, où il se tient à cheval, comme à Fontaine-Française.
De là, jour et nuit, il voit passer son bon peuple : n'y est-il pas pour faire l'ordre, comme le sergent de ville aux carrefours ? En bon capitaine de mer, qui commande sur la dunette, il devait se tenir à l'avant du navire, dans le sens de la route et du flot. S'il tourne le dos à l'aval, s'il surveille l'amont, c'est qu'il ne veut pas perdre de vue le grand peuple de Paris. Tant de hâte l'amuse ; tant de presse lui plaît. Toute cette foule, si gaie et si sérieuse à la fois, tantôt musant comme si le plaisir de vivre suffisait à entretenir la vie ; tantôt se ruant aux affaires ; avec une sorte de plaisir encore ; ce soir, docile, complaisante et tranquille ; demain, enragée, ivre de son destin, rebelle et folle : c'est la nation qui va et vient de bord à l'autre ; le merveilleux navire qui roule et qui tangue, qui jamais ne jette l'ancre dans le sommeil, et qui fait la route en même temps qu'il la découvre.
Sur le Pont-Neuf, Paris est toujours le même à travers les siècles. On s'y heurte, on s'y écrase. L'encombrement du charroi n'est pas moindre un aujourd'hui qu'au siècle de Boileau. Les camions valent les haquets, et les autos rappellent les carrosses.
Même à présent, le Pont-Neuf est le centre de Paris. Au Nord et au Sud, à l'Est et à l'Ouest, le cerveau de la ville double, triple, décuple en circonvolutions ; mais le sillon médian ne change pas, et le Pont-Neuf joint les deux hémisphères. Mieux qu'à Avignon, au Pont-Neuf tout le monde y passe, si l'on n'y danse

*
Rien n'est plus peuple de Paris que le gros quartier qui va du Pont-Neuf à la rue Saint-Antoine, et de la Poste Centrale à l'Hôtel de Ville. Par peuple, on entend toute sorte de gens, et non pas seulement les prolétaires. Depuis des siècles, le populaire a déserté la Cité son premier asile et sa première oeuvre. L'art, l'histoire, le trésor de Paris se sont emparés de ce noyau illustre. Et le peuple, d'où les merveilles de la Cité sont sorties, s'est retiré sur les rives. S'il ne vit plus dans l'Ile, ce peuple grouille sur les quais ou la nef s'amarre, et dans le pâté compact de Saint-Eustache. Devant la Cité, voilà donc les Halles, Rivoli, Saint-Antoine qui jettent même la province et la campagne dans Paris. Le ventre énorme et les viscères débordent les entrepôts et les magasins. Les paysans hantent ces parages. Les commis, les employés, les servantes pullulent. Et la marée y porte aussi les métiers de la mer. Le Pont-Neuf est la passerelle de tout ce peuple-là. Le flot le tourne ou le traverse. Il est le lien de la cité Auguste et mystérieuse avec le reste de l'immense Ville ; car il est tout de même posé sur le bout de la langue du Vert Galant.
On la bâtit pour l'éternité. Pas un pont au monde, voilà trois cent cinquante ans, n'a eu cette force qui fut proverbe, ses assises puissantes, ce jet si large de la pierre sur les piliers ronds en corbeille, et ses arches inébranlables. Tel est le prestige du Pont-Neuf, à Paris, et de son nom, qu'il le partage à tout ce qui le touche.
La fameuse Samaritaine n'est plus la pompe qui fournit l'eau à la ville ; mais c'est toujours la maison la plus populaire de Paris ; et plus de trois siècles, en rendant ce nom évangélique inséparable du Pont-Neuf, l'ont fixé sur les lèvres de la foule.
Les images du Pont-Neuf et de la Samaritaine sont innombrables. Pas un peintre, pas une gravure, pas un dessin à la gloire de la Ville, pas une planche, d'Androuet du Cerceau à Sisley, qui ne les montrent dans le tourbillon des piétons et du charroi. Tant et si bien que Paris et le Pont-Neuf se confondent. Le Grand Roi politique, galant et populaire, peut se réjouir de son œuvre : sur le Pont-Neuf, une sorte d'immortalité vivante, qui n'a pas sa pareille et ne ressemble à aucune autre, est sa récompense.

La Dauphine

Ici, comme au Pont-Neuf, on est chez Henri IV. Le Grand Galant et un grand bâtisseur aussi : il aime sa bonne ville, plus féconde, plus riche et plus capitale chaque jour : il se plaît à l'embellir, et veut lui être utile. Dauphine est de trois ans la cadette de Royale. Elle a été conçue dans la fantaisie. Paysage de pierre, à son tour l'imite la pointe de l'Ile. La place royale est restée ce qu'elle fut, et si belle qu'elle ne  le cède qu'à la Concorde et non pas même, peut-être, au grand style de Vendôme. La Dauphine mutilée, alourdie, défigurée, a perdu de son charmant caractère. La volonté du Roi et le talent des architectes en avaient fait à l'aube du Grand Siècle, la place la plus originale de Paris, une scène de roman : l'attendait l'Astrée.
Je ne sache même pas qu'il en fût une autre de ce goût et de ce plan.. À présent, elle est amputée de sa base. La manie moderne de l'uniforme et de l'alignement l'a rendue quelque peu cul-de-jatte. Les deux maisons, qui mènent du Pont-Neuf à la place, montrent encore de quoi elle était faite et dans quel esprit d'allégresse élégante on l’a bâtie.
Ils ont rasé la rue de Harlay, qui devait être si tranquille, si discrète et si sage. On a sottement rangé au cordeau la façade morne du Palais, qui est aveugle en dépit de ces vingt ou trente fenêtres ; et comme si cette face n'était pas encore assez vulgaire, et assez laide, on lui a collé ce grand goitre  d'escalier. Mais quoi qu'on en pense, la Dauphine pourtant est toujours la Dauphine. Place fermée, bien close. Elle ne dort pas, elle sommeille ; elle regarde avec malice, de côté. Elle a son sérieux, qui pèse lourd, les jours d'hiver, quand le ciel bas y coule des nuées noires. Elle est en forme de coin, alors, comme la hache de la justice voisine, posés à terre entre les bras de la Seine. Tandis que l'ordre règne et la paix, l'arme de la justice est inutile. Dauphine, par temps clair, respire le calme et la douceur du travail honnête, intelligent et fin. Si elle sourit à Henri Quatre, elle ne l'appelle qu'à voix basse ; elle serre ses coiffes sur son visage et semble le cacher. La Dauphine est un asile entre les torrents du Pont-Neuf et des deux rives. Dès qu'on y entre, on échappe au tumulte ; le chaos recule et s'efface ; une nappe de silence se couvre soudain le bruit. Elle est dans l'Ile même un îlot  de vieille France et de sage province. Face au présent, le passé est provincial. Elle a un air Touraine et Valois. Vers le Nord, elle est Valois et c'est bien la Seine qui coule là derrière. Mais vers le Sud, par un beau matin de juin, la lumière blonde fait penser par instants que le quai donne sur un bras de la Loire.

Les ateliers en boutique se succèdent d'arcade en arcade. Ils sont pour les métiers comme les vignes d'Italie : elles s'enlacent aux ormeaux ; les ateliers de la Dauphine s'enlacent au pied des vieilles façades. Les artisans d'élite sont établis sur ce préau depuis des ans et des ans : on compose, on imprime, on travaille au livre, et aux instruments d'optique. Les maisons, même celle de l'un et l'autre quai, gardent un peu l'inflexion et le dessin de la place : plus d'une à l'intérieur, suit des lignes obliques. Les corridors, étroits et courbes, sont coupés de marches non prévues : on monte, on descend ; on glisse sur les degrés lisses et polis. Des coins obscurs alternent avec des jours brusques et très étranges. Une lumière verte rêve en biseau sur les parois. Des cellules se dissimulent peut-être dans les gros murs et des caches bizarres dans les refends.
Je me rappelle une antique demeure où j'ai connu un bon grand-père horloger, l'oeil penché sur les roues dentées et les échappements, tout pareil, avec ses longs cheveux blancs sur des joues d'ivoire maigres, à un savant alchimiste en quête de la philosophale et du grand élixir.
Et un vieillard de ses amis ne vivait, en effet, que pour la sagesse des sciences occultes, tireur d'horoscopes, lecteur de Paracelse, versé dans le grimoire, et cherchant depuis un demi-siècle les secrets de Nicolas Flamel avec la poudre de projection.
La Dauphine

Ici, comme au Pont-Neuf, on est chez Henri IV. Le Grand Galant et un grand bâtisseur aussi : il aime sa bonne ville, plus féconde, plus riche et plus capitale chaque jour : il se plaît à l'embellir, et veut lui être utile. Dauphine est de trois ans la cadette de Royale. Elle a été conçue dans la fantaisie. Paysage de pierre, à son tour l'imite la pointe de l'Ile. La place royale est restée ce qu'elle fut, et si belle qu'elle ne  le cède qu'à la Concorde et non pas même, peut-être, au grand style de Vendôme. La Dauphine mutilée, alourdie, défigurée, a perdu de son charmant caractère. La volonté du Roi et le talent des architectes en avaient fait à l'aube du Grand Siècle, la place la plus originale de Paris, une scène de roman : l'attendait l'Astrée.
Je ne sache même pas qu'il en fût une autre de ce goût et de ce plan.. À présent, elle est amputée de sa base. La manie moderne de l'uniforme et de l'alignement l'a rendue quelque peu cul-de-jatte. Les deux maisons, qui mènent du Pont-Neuf à la place, montrent encore de quoi elle était faite et dans quel esprit d'allégresse élégante on l’a bâtie.
Ils ont rasé la rue de Harlay, qui devait être si tranquille, si discrète et si sage. On a sottement rangé au cordeau la façade morne du Palais, qui est aveugle en dépit de ces vingt ou trente fenêtres ; et comme si cette face n'était pas encore assez vulgaire, et assez laide, on lui a collé ce grand goitre  d'escalier. Mais quoi qu'on en pense, la Dauphine pourtant est toujours la Dauphine. Place fermée, bien close. Elle ne dort pas, elle sommeille ; elle regarde avec malice, de côté. Elle a son sérieux, qui pèse lourd, les jours d'hiver, quand le ciel bas y coule des nuées noires. Elle est en forme de coin, alors, comme la hache de la justice voisine, posés à terre entre les bras de la Seine. Tandis que l'ordre règne et la paix, l'arme de la justice est inutile. Dauphine, par temps clair, respire le calme et la douceur du travail honnête, intelligent et fin. Si elle sourit à Henri Quatre, elle ne l'appelle qu'à voix basse ; elle serre ses coiffes sur son visage et semble le cacher. La Dauphine est un asile entre les torrents du Pont-Neuf et des deux rives. Dès qu'on y entre, on échappe au tumulte ; le chaos recule et s'efface ; une nappe de silence se couvre soudain le bruit. Elle est dans l'Ile même un îlot  de vieille France et de sage province. Face au présent, le passé est provincial. Elle a un air Touraine et Valois. Vers le Nord, elle est Valois et c'est bien la Seine qui coule là derrière. Mais vers le Sud, par un beau matin de juin, la lumière blonde fait penser par instants que le quai donne sur un bras de la Loire.

Les ateliers en boutique se succèdent d'arcade en arcade. Ils sont pour les métiers comme les vignes d'Italie : elles s'enlacent aux ormeaux ; les ateliers de la Dauphine s'enlacent au pied des vieilles façades. Les artisans d'élite sont établis sur ce préau depuis des ans et des ans : on compose, on imprime, on travaille au livre, et aux instruments d'optique. Les maisons, même celle de l'un et l'autre quai, gardent un peu l'inflexion et le dessin de la place : plus d'une à l'intérieur, suit des lignes obliques. Les corridors, étroits et courbes, sont coupés de marches non prévues : on monte, on descend ; on glisse sur les degrés lisses et polis. Des coins obscurs alternent avec des jours brusques et très étranges. Une lumière verte rêve en biseau sur les parois. Des cellules se dissimulent peut-être dans les gros murs et des caches bizarres dans les refends.
Je me rappelle une antique demeure où j'ai connu un bon grand-père horloger, l'œil penché sur les roues dentées et les échappements, tout pareil, avec ses longs cheveux blancs sur des joues d'ivoire maigres, à un savant alchimiste en quête de la philosophale et du grand élixir.
Et un vieillard de ses amis ne vivait, en effet, que pour la sagesse des sciences occultes, tireur d'horoscopes, lecteur de Paracelse, versé dans le grimoire, et cherchant depuis un demi-siècle les secrets de Nicolas Flamel avec la poudre de projection.
Au milieu de la place, les arbres font un petit bois violet et roux, l'hiver ; et un charmant bocage de bourgeons et d'oiseau, à la Pentecôte. Qu'on aimerait, alors, entendre une sérénade de Mozart sous les marronniers. La place Dauphine, en son clos retiré, ne serait-elle pas à souhait pour les concerts et la musique ?
La maison qui fait l'angle, au quai de l'horloge, sous Louis le bien-aimé, était celle du graveur Phlipon, le père de la fameuse Mme Roland. Elle y est née, et moins de quarante ans plus tard, on vint l'y prendre pour la mettre en prison et la porter de la, en charrette, à l'échafaud. Pour une bavarde, quel châtiment d'avoir trop parlé. Combien il eût mieux valu pour elle, sur le conseil du bon Rabelais, rester la femme muette. Les Muses de la Révolution finissent toujours mal. La guillotine n'est pas toujours le pis. C'est plutôt quand elles pérorent jusque dans la tombe, leur nez pendant sur leur bouche, leurs rides pavées de fards, leurs cheveux hérissés vers Apollon qui les fuit, et qu'elles inondent de leur éloquence le peuple qui ne les écoute pas et les cède à la nuit. Il reste les vieux singes dans les cages de la renommée, qui leur font des grâces et qui leur envoient des baisers verts et moisis. Pauvre Manon Phlipon, elle a la tignasse échevelée du tribun ; elle ressemble à un vieux jeune homme. Comme on va lui couper la tête, elle harangue encore la postérité : « Liberté, Liberté, fait-t-elle, que de crimes on commet en ton nom. » Et ce cri même est un emprunt à l'antique, où c’est la vertu qu'on apostrophe. Voilà pour apprendre aux femmes à faire de la politique, à lire Plutarque et chatouiller la Révolution.

Plus chère encore aux artistes la Dauphine, s'ils savaient qu'au temps de Pompadour et de Louis XVI, elle fut tout à eux. Le XXe siècle n'a rien inventé : quand les peintres exposent leurs chefs-d'oeuvre en plein vent, à Montmartre, ou à Montparnasse, et qu'ils mettent au soleil leurs meilleures croûtes à griller, ils imitent la mode de leurs anciens, quelque deux cents ans plus tôt. Sur la place Dauphine, au printemps s'ouvrait chaque année « l'Exposition de la jeunesse » : elle portait sans mentir ce beau nom. Les artistes à leurs débuts montraient là ce qu'il pouvait faire ; et c'est à l'ombre des marronniers en fleur de la Dauphine, que Lancret a découvert Chardin. Plaise au ciel, qu'un autre Chardin se révèle à Montparnasse, sinon ce soir, après demain.

3 - LE PALAIS

Ruche d'enfer

Un monde, c'est le Palais : celui de la Comédie Humaine, et elle porte sur la tragédie du destin. L'enfer tient presque toute la place. On sait de tout temps que l'enfer ricane ; et il raisonne à perte de vue. L'enfer est bouffon, comme il est talmudiste et théologien. Il est plein d'atroces farces. Dans les sanglots et les risées, elles se jouent du haut en bas de l'édifice, entre les juges et les accusés, les avocats et la police, les coupables, les innocents, les criminels et les victimes. Des tâches en étage, à la même pièce se recommence. Les trente chambres de la Justice filtrent l'énorme confusion des Pas Perdus et de la Galerie Marchande. Les délits et le bilan de la misère, la menue monnaie de l'infamie roulent leur flot de dégoût et une puanteur grotesque dans les porcheries de la Correctionnelle. On a l'air de dormir dans les chambres : sans gestes et sans bruit, on y remue les millions et les millions, toutes les sortes d'intérêts, toutes les fureurs de la haine conjugale, toutes les trahisons de la famille, toutes les guerres sournoises de la vie privée : au-dessus de ce parquet, les cauteleuses vipères de l'intrigue dardent tous les poisons des inimitiés. Le Palais est le temple de la propriété. Et la propriété est la force égoïste, qui se croit éternelle, et qui se transmet de père en fils pour durer. Le sang hérite. Et le sang hérite dans le sang. La propriété veut la vie : elle a donc toujours raison. Et le Palais la lui assure. Il faut faire la paix et l'imposer à l'avide vermine. Aux Assises  la violence nue, les actes de la haine qui ne se contient plus, qui parle par le couteau et le feu. Les Appels, déserts et graves, jugent  les juges ; et la Cassation ne connaît plus rien, dans un air à la fois plus pur et plus rare, que la pierre impassible des textes, comme si le dernier effort de la justice dût être de comprendre l'oeuvre de l'homme plutôt que l'homme lui-même, lequel est incompréhensible en ses passions : chaque homme passionné étant une espèce, et qui serait soustrait à la loi par l'exacte équité s'il était possible que la loi fut individuelle.
Qu'est-ce enfin que le Palais ? L'Hôpital Général des âmes en proie aux fièvres et aux ulcères de l'argent. Et souvent, les médecins ne sont pas les moins malades.

*
Au Palais, l’enfer de la faute t la purgation se confondent. Le domaine de l’Enfer est si vaste qu’on ne voit pas où il finit ; et la part du Purgatoire est réduite à rien, ou presque. Mais le Paradis demeure : la Sainte Chapelle. Vide pourtant, le ciel y est encore, si les hôtes du ciel n’y sont plus, ni les pécheurs rachetés, ni les saints qui les rachètent, ni les élus.
Tout enfer a ses cercles. Le plus cruel est le plus souterrain. Le long de la Seine, sur l’horizon le plus froid, les tours se succèdent : l’Horloge Qui compte l’angoisse et les heures du condamné ; et certes, on peut dire qu’elle bat le pouls de tous les hommes ; la tour de César, où le Saint-Roi avait son cabinet, où il tenait conseil et donnait la signature ; la tour d’Argent, où l’on gardait le trésor royal, nid de violences, antre où l’avarice a couvé des abus innombrables ; et Bon Bec ou la Bavarde, la sinistre au nm railleur, la tour des supplices, le repaire des bourreaux, avec les chambres de torture : là, le plus muet bavarde, en effet, on sait lui rendre la parole : il répond à la question, et tu y répondrais, plaisant qui parles des tourments avec la mine d’en rire. On lui rompt les membres, on l’écartèle, on le dépèce à point pour qu’il vive encore et qu’il puisse parler. La torture est le ballet de la souffrance, réglé au cours des âges par la stupide cruauté : ces brutes veulent des aveux : ils les enfoncent en aguilles déchirantes dans la gorge du malheureux ; puis, ils les arrachent, et ces idiots se félicitent de les avoir obtenus ; ou même ils s’en étonnent, tant ils ont l’esprit de finesse ; on lui desserre les dents à coups de croc ; et s’il n’en compte pas assez, on lui coupe la langue. Il lui reste les cris. Les maîtres en cet art font durer le plaisir, et l’on danse toutes les figures selon les règles. O homme, combien tu as souffert, ô misérable, mon frère.
Halte à l’oasis

Nul endroit au monde où l’homme abuse plus de l’espérance qu’au Palais : elle est son mal et son remède. Même quand elle meurt, il la retient encore. Il en cherche une dernière semence dans le labour dévasté de son désespoir. S’il savait, il lèverait la tête : dans la Cour du Mai, ses yeux verraient le doigt le plus aigu, onglé d’or qui montre le ciel. Il entendrait le cri de ce clocher, qui appelle le salut et qui l’assure, la flèche de la Sainte-Chapelle, qui a promis jadis la consolation aux suppliciés, la guérison aux torturés et à ceux qui vont mourir la vie éternelle. On est ici chez saint Louis. Ce saint est le plus roi entre les rois, étant le plus juste. Le roi, en France, n’est pas la force qui peut, comme le roi du Nord, King ou Koenig. C’est le fort qui règle. Il fait et dit le droit. Et il ne fait pas le droit en vertu d’une puissance arbitraire : l’onction sainte de Reims lui en a conféré le privilège : il guérit ainsi les écrouelles de la Cité. En France, le palais du Roi est le Palais de la justice.
A la Sainte-Chapelle, l’encens de la  charité parfume la serre céleste où pousse le chêne de Vincennes. Cette châsse miraculeuse est un brasier de lumière. Je l’aime surtout par un temps de brume, quand un faible rayon l’allume, qui en fait soudain frémir et brûler la vie intérieure. Ce temps-là est aussi le temps de Paris. En est-il de mieux fait pour la méditation ? a Paris, comme au plus lointain fourré d’une forêt des Indes, il est des lieux où l’âme profonde s’enferme dans son propre monde, où elle vit avec ses rêves, où rien du tumulte extérieur et de la vaine action ne la peut pénétrer.
Saint Louis embarque dans cette nef pour la Croisade. Il ne veut pas conquérir l’Egypte ni la Palestine ni les royaumes de Saladin. Seule, la justice le pousse ; il saigne dans son cœur de laisser le tombeau de son Dieu, aux mains des Infidèles, et la Jérusalem de Jésus au pouvoir sacrilège de l’injure et du blasphème. Il ne s’est point fait gloire, mais délice d’amour, il a versé les plus longues larmes, le jour où il a reçu le don de l’ !empereur d’Orient, les insignes reliques de l’Hostie : la couronne d’épines, l’éponge au vinaigre, la lance meurtrière du flanc. Ion le réclame, pour délivrer l’éternelle victime. Jérusalem est le Paris de Jésus, au sentiment de saint Louis.

Conciergerie


Sous les tours, au plus bas, au niveau de la Seine, le dernier cercle de l’Enfer ouvre ses couloirs dans les ténèbres : la Conciergerie. Pas un nom n’est plus funeste ni plus funèbre. La Grève était plus infernale, étalant sous le ciel si doux et si lointain les horreurs de toutes les souffrances et de tous les supplices. Mais la Grève n’est plus, et le souvenir même s’en dissipe.
Toute parole, toute forme, tout regard sont à jamais inscrits dans l’air qui nous entoure. Nous ne les voyons pas, faute d’un œil qui peut capter les ondes invisibles. Mais tout est là, depuis que le monde est monde. Un clin de clairvoyance, et les visions, le spectres, les réminiscences et les revenants sont avec nous. Toute l’histoire de Paris et de la royauté vit ainsi dans le Palais de Justice. Et la Conciergerie est le charnier de cette prodigieuse chronique ; hélas, quel lieu de douleur. L’angoisse et la mort sont les guichetiers de cette porte. Ils ne la quittent pas, pour être toujours prêts à recevoir le désespoir. Dès la cour, on entre dans le deuil. On est saisi par le chagrin ; et de toutes parts, les ombres se dressent.
D’ici, toutes les charrettes sont parties qui mènent à la roue, à la hart, à l’écartèlement, au bûcher, à la guillotine. Chaque anneau de cette chaîne lugubre semble forger celui qui le suit.
Que ce soient les Templiers ou les Juifs, les ministres en disgrâce ou les hérétiques, Etienne Dolet ou Enguerrand de Marigny, les régicides ou les Rois, Ravaillac ou Marie-Antoinette, qui entre ici est perdu. Tout n’est que condamnés à mort dans ce préau sinistre. Et ceux qui ne le sont pas encore doivent l’être. A la Conciergerie on est déjà au tombeau. Une sorte de communion affreuse associe tous les malheureux ; la reine infortunée expie l’épouvantable supplice que Damiens a subi pour un coup de canif dans la redingote du roi ; et ceux qui ont jeté la Reine à Samson expient le crime de l’avoir condamnée.
Cette cour est d’une placidité noire et muette, d’une torpeur effroyable. On ne se fait pas à l’idée que tant de cris, d’imprécations et de sanglots n’aient pas un écho perpétuel entre ces grilles et ces murailles. Elle est telle, dit-on qu’il y a cent quarante ans, aux massacres de septembre. C’est un enclos louche et morne. Au rez-de-chaussée, les fenêtre plein-ceintre tendent leurs arcs sur des tunnels d’ombre. Partout, des barres et des barreaux. Au milieu de la cour, dans un carré de verdure triste, un petit arbre maigre et grêle meurt sans cesse et remeurt d’être captif, lui aussi.

Passé le seuil, des voûtes admirables. Si l’on poursuit dans la pénombre, au-delà des portes et des guichets, s’ouvrent des galeries et des salles parmi les plus belles de l’Occident. La salle des Gens d’armes est digne du palais des Papes à Avignon. La salle des Gardes a l’harmonie de la plus sombre majesté. Travées doubles, piliers énormes, puissance trapue ; et tous les piliers sont différents. Sur le profil des arcs erre le sourire de l’élégance la plus étrange dans cette gravité cruelle et cette rudesse impitoyable. Toute cette beauté est ensevelie ; et par là même elle est déchue. Un ignoble usage avilit la grandeur ; avec elle, le palais rentre sous terre. Dans ces hypogées, on rêve d’innocence et de lumière. Chaque pas consterne le rêveur éveillé. Une forêt de grilles, de trappes, de herses et de ratières. Des clous, des fers et des rivets. Les murs sont étouffants : ils étranglent le jour. Les couloirs sont en forme de menottes ; et les voûtes en entonnoirs pour la question. Le soupirail retient l’haleine expirante de la geôle. Ces petites portes ferment les cachots : reines, femmes innocentes ou Brinvilliers, princes et pauvres gueux, combien ont passé par là pour aller à l’échafaud. Et même les coins d’ombre, où glisse parfois un poisson d’or, un trait de la lumière sans péché, ont un air d’in-pace et de fosse. Les judas coulent un regard noir dans toutes ces mailles de fer. L’humidité est suspendue des larmes et du sang qui, pendant des siècles, ont coulé dans ce ténébreux silence ; et tout ce dédale souterrain ne fait qu’une énorme camisole en fer et un carcan de pierre.

4 - SAMAR


Celle que tout le peuple de Paris appelle « La Samar », veille à la porte de la Cité puissante et gaie, grenier de marchandises et citadelle de désirs satisfaits, au bout du pont. Là plus qu’ailleurs, l’âme populaire se déploie sans contrainte et prend l’essor. « La Samar » est au peuple ingénu et subtil, au peuple sublime de Paris, où pas un citoyen ne consent à être un automate, où tous prétendent à être des hommes. Voilà ce qu’on ne trouve ni à Berlin, ni à Moscou, ni à Rome. Voilà pourtant le sens de « La Samar », baston des deux rives, entre le Louvre et Notre-Dame. Le bon roi Henry, si hardi et si malin, familier et si politique, l’a fait bâtir en même temps que son grand pont de pierre. En ce temps-là elle ne donnait que de l’eau, comme la femme de la Bible à Jésus, assis près du puits. Les gens de Paris se sont alors désaltérés à « La Samar ». las de la route, au soleil de midi, le Sauveur a besoin de bire : la bonne fille de Samarie lui tend sa cruche et le désaltère. Comme d’eau fraîche, sous le Roi Henry, le peuple a soif de tout ce qui se vend et s’achète à bon compte dans le monde, aujourd’hui, hier et demain, sous notre République.
Samaritaine, quel bon vieux nom pour fait la charité, et pour désaltérer les gens. Voilà bientôt trois siècles et demi qu’elle répand ses bienfaits : c’est la pompe qui puise l’élément nourricier où il est, et qui le distribue à tout venant. Le Pont-Neuf ne serait pas le Pont-Neuf sans la Samaritaine. D’où la Cité tirerait-elle tous les objets nécessaires à la vie. L’énorme maison est la forteresse avancée des Halles. Elle offre au peuple tout ce qu’il désire et tout ce qu’il désire et tout ce qu’il lui faut, sitôt après qu’il s’est nourri. Je trouve admirable que cette place forte, à l’avant du ventre de Paris, soit sise au carrefour de la Cité et des deux Rives, entre Saint-Germain-l-Auxerrois, paroisse des Rois, le commerce de la ville capitale et le Palais de Justice. Il faut savoir que « La Samar » est la plus grande cliente du Palais/ comme elle achète et vend tout ce qui sert à la vie sociale, ses procès sont sans nombre. Il va de soi, étant la Samaritaine, qu’elle est toujours la défenderesse ; ils sont tous assoiffés autour de la source et voudraient tous tarir le puits ;ils espèrent bien, d’ailleurs, qu’aussitôt mis à sec, un miracle l’aura de nouveau rempli. Où que ce soit, la foule est toujours, plus ou moins, le peuple qui vient de traverser la Mer Rouge, et qui attend la manne et les cailles rôties dans le désert.

*
Sur le toit, on a sagement aménagé une magnifique terrasse. On y a une vue immense sur l’immense Paris, qui est si beau et si vaste, et si harmonieux dans l’énorme, que tantôt on oublie l’harmonie pour l’énormité, et tantôt l’énormité s’efface discrètement dans l’harmonie. Mais la vue sur la Cité seule est plus belle encore. De là-haut, l’Ile est parfaite. La Nef est mouillée sans lourdeur : elle est prête à partir. Elle est tantôt gréée e nuages et tantôt de lumière. Artimon, misaine et grand mât, les doigts de la nef, les porte-voiles qui se gantent de vent et le retiennent, se dressent purs et vis, pensifs et paisibles ; ils sont orientés vers l’Ouest, comme la Nef et toute la France. Elle vient, en robe d’aurore, au couchant ; elle suit le soleil, elle ne peut s’en déprendre, poussée par les souffles invisibles qui l’animent, doucement respirés, de Rome, d’Athènes, de Sion et de tout l’Orient. Quelle est chrétienne, de là-haut, cette cité qui a mené en pilote tout le monde moderne, et cent fois plus, et plus pure chrétienne que Rome et son Vatican : car elle est cent fois plus spirituelle.  Celui-là, qui ne sait pas droitement lire dans les espaces et les mirages du temps, ne saurait comprendre ce que je veux dire. L’humain n’est pas donné : il faut que la nature humaine se le donne, en épousant l’esprit. La Nef, aujourd’hui est à l’ancre, non pas pour toujours, mais surveillant le choix qu’elle doit faire et la route qu’elle doit prendre.
Les Barbares n’ont rien à faire sur cette terrasse : leurs cris, leurs bonds, leur frénésie sans ordre ni rythme ne sont qu’une orgie de vinasse trempée de sang, et non l’ivresse sainte de dieu qui commande aux Bacchantes. D’ici, de ce haut lieu, ils ne comptent sans doute que les cheminées et les usines, ou parfois les entrepôts de la bête et les étables du plaisir. La merveilleuse mesure de la Ville géante ne trouvera pas le chemin de leur esprit ; le cœur seul y mène, et l’idolâtrie de la quantité en éloigne. Le premier sentiment qu’on doit avoir de Paris, c’est que la Ville est toujours semblable à elle-même, qu’elle soit peuplée de quatre, cinq ou dix millions d’habitants. Et tout de même, avec ses maisons de cinq étages, elle semblera toujours plus haute que New York à cent ou mille étages, cette mâchoire d’âne monstrueux, laissée là par un Samson qui délire, ouverte et dressée contre le ciel

*
Vers les cinq heures, le spectacle de « La Samar » devient prodigieux ; peu à peu, il semble que les ateliers et les rues se vident pour confluer aux abords du Pont-Neuf. De toutes ses lumières, de toutes ses portes, de tous ses comptoirs elle aspire le peuple : Elle est l’église du désir et du luxe populaires.
Il est d’autres grands magasins, à Paris et ailleurs, empores de toutes sorte d’objets, réservoirs de toutes marchandises : »La Samar » seule à ce caractère d’être la maison du peuple : il est là chez lui, ce peuple si peuple, qui est pourtant une élite entre toutes les plèbes, car il est plein d’esprit et il même de l’humour. Ce domaine, qui doit lui paraître innombrable, du désir et de la convoitise, s’étale à ses yeux et parfaitement fait pour lui. Tout le luxe des grands lui est offert ici, transposé au ton de ses goûts et de ses rêves, à la mesure de ses moyens. Comme un seul corps est le faisceau de tous les organes, tous ces magasins séparés n’en font qu’un, om la vie sociale se résume. Le besoin de la nourriture et de la boisson s’y fait naturellement sentir et cette métropole le contente. La cathédrale du commerce grouille de femmes et d’enfants. A l’heure du thé ou du dessert, ils y trouvent même ce que la gourmandise exige après l’appétit. Il faut les admirer en train de prendre des glaces, l’été, ou l’hiver, un café chaud, un chocolat qui fume dans la tasse, le petit pain fourré et les gâteaux ; j’au vu des jours où le peuple innombrable obstrue les mille et mille canaux des comptoirs et des étalages. Les bonnes gens de la campagne, encombrées sous le bras de gros parapluies, sont impayables avec leur face cuite et leur peau de plein vent ; Ils ne se pressent pas ; on piétine sur leurs talons ; on ne peut plus faire un pas. Tout affairées qu’elles soient, leur sac serré contre elles, les femmes ici s’énervent moins qu’ailleurs : c’est leurs hommes qui les agacent, indifférents, avares ou trop lents près d’elles. Ni on n’avance ni on recule. Ceux qui sont au dehors ne peuvent pas entrer ; et ceux au-dedans ne peuvent pas sortir. Les portes sont bouchées. Les escaliers tremblent sous les grappes des jupes, étranges espaliers femelles de la Ville. Les grosses commères se poussent en rond, comme des rouleaux à niveler la route, entre les jeunes femmes et les jeunes filles. Que leurs clins d’œil sont curieux entre elles ; que de gentillesse et que d’aigreur ça et là. Comme elles se déshabillent l’une l’autre, comme elles se pèsent aux poids terriblement justes de l’âge, aux fausses balances de la dentelle et de la soie. Toutes les femmes du peuple se sentent chez elles, dans la maison qui étincelle sous le signe de l’Orientale qui donne à boire à Jésus.

*

Inconnu, et ne voulant pas se laisser reconnaître, vêtu comme un de ses dix mille commis, plus simple qu’eux, l’œil au guet, les bras sagement rangés le long du corps, infatigable, parcourant son empire d’étage en étage, et de rue en rue, calme, observant tout ce qui s’y fait, sans en avoir l’air, écoutant tout ce qui se dit, toujours en action, toujours en souci, un homme qui porte le poids de cette affaire immense, passe et repasse ; il fait sa ronde au milieu de ce bon peuple, d’où il est sorti, dont il est, sans jamais permettre qu’on l’oublie. Parfois, j’ai traversé avec lui ces foules rieuses, grondeuses et si vivantes. Je l’y vois toujours, allant et venant, sagace et possédant le moindre détail à l’égal de l’ensemble. Et je le regarde avec la joie que j’aurai toujours à trouver au cœur de son royaume, comme dit l’aïeul Homère, un seul maître, un vrai roi.

A l’entrée de la Cité, âme antique, silencieuse et solitaire de la capitale spirituelle du monde, ne fallait-il pas que je misse le puissant bastion où bat et se renouvelle sans cesse la vie charnelle de la Ville ?

5- HORLOGE

Le quai de l’Horloge a, d’abord été le Quai des Morfondus. Il y avait bien de quoi. Le brouillard colle aux os en brumaire. Sur l’autre rive de la Seine, la Grève se profile avec tous ses gibets, son pilori, ses bûchers, ses établis de bourreau, la roue, le billot, la hart et les cordes, toute la boucherie humaine. Puis, les Morfondus se sont noyés dans la brume du fleuve. Le temps est venu du Quai des Lunettes. Enfin, l’optique mène au pendule. Dans la tour d’angle, une horloge compte les heures depuis six cents ans. La place Dauphine et le Palais s’inscrivent alors entre le Quai des Orfèvres, où Henry Quatre installa  les changeurs et les manieurs d’or, et le Quai des Lunettes où s’ouvrirent les boutiques des opticiens, des sages artisans qui mesurent le temps et les distances, faiseurs de montres et de cadrans. Les plus illustres horlogers ont vécu dans ces maisons au front paisible, les Bréguet, qui sont tous inventeurs et physiciens ; et le fameux père des chronomètres, qu’on appelait l’Ingénieur Chevalier.
Sur le quai, face au nord et à la bise d’hiver, il fait très froid, et un froid humide qui n’a pas d’&gal à Paris. En revanche, il y règne un jour d’atelier, une clarté étale et droite mieux faite qu’une autre pour les métiers délicats. L’horloge a son humour : « Au Tirer de Vers de Vase », c’est l’enseigne engageante d’un magasin où l’on offre aux pêcheurs, patients et pacifiques, tous les engins désirés pour la chasse au poisson. Dans une maison voisine, des poissons bien plus gros sont à l’étal, sans compter les petits : une grande plaque de marbre noir annonce aux passants La Gazette des Tribunaux. La vaste bâtisse prend toute la profondeur de l’îlot, avec ses deux façades, l’une sur le quai, l’autre sur le place. Elle a de qui s’en vanter : cette inscription vaut bien la pierre gravée sur la porte d’un innombrable cimetière : Ci le plus immense charnier de la terre, mille ans de crimes, de procès, d’exécutions et d’arrêts, quel tombeau de l’honneur, de l’affection et de toute espérance.

Tout le quartier appartient à la mesure. Quartier de l’heure et du temps, où la grande fiction de la durée et celle de l’espace cherchent à se confondre. Mesure du temps dans le ciel et à la mer : l’astronomie et la science nautique ont, pendant trois cents ans, trouvé ici leurs guides. Sur ce quai, les métreurs de l’espace et du temps ont livré les lunettes célestes et les horloges marines à La Condamine, à Clairault, à La Pérouse et Bougainville. Moi-même, jadis, je vins dans une de ces calmes et graves boutiques prendre un sextant, avec mon frère et le bon amiral Gourdon.
D’un certain biais, presque tous les progrès de la science pourraient aboutir à ces vieilles maisons, si les physiciens et les géomètres finissaient par entendre le philosophe qui leur révèle que le temps de la physique n’est pas celui de l’esprit.
Le quai des Lunettes ne le cède pas aux savant d’Iéna si Paris s’en mêle.
Aux horloges à eau succèdent les horloges électriques. On mesure les onde des mouvements sismiques comme les battements du cœur. Et l’on aune aussi les enjambées du vent. J’aime ces artisans incomparables de la précision.  Un Euclide dort toujours au fond du rêveur, en Occident, et avec lui, il s’éveille.
Ici est né l’échappement libre, le balancier compensateur et le spiral isochrone. Partout où la pensée épouse le temps, la spirale intervient et donne un contour à l’ombre.
Il faut que la force motrice, toujours égale, se distribue avec une parfaite régularité ; ou, du moins, qu’elle recherche assidûment la perfection. Loi pleine de majesté, génie des chronomètres. L’heure n’est plus un vain mot dans ces parages du soleil converti au balancier. Longuement surveillée à terre, dans son avance ou son retard, la montre arrive à bord, pas du navire et son oreille. En cet ordre, presque tout s’est fait sur cette levée de la Seine, jusqu’à Lord Kelvin ; la science de l’heure et du compas est toute de Paris ou de Londres.

Pour l’instrument qui règle la route, on l’appelle un compas, en effet : mot admirable qui compte les pas de la pensée dans l’espace à bord, la courbe le suit ; et les compas ont un chapelain qui est l’officier des montres. Mais quoi ? Tous les mots sont beaux ou vénérables, qui nomment ces outils de la certitude, plus propres à l’homme que tous autres : l’alidade à lunettes, qui repère les angles ; les octants, les sextants, l’astrolabe de mer, qui n’est pas une méduse, et les armillaires à la façon d’Hipparque

6- Concert au paradis- La Sainte Chapelle

Un beau jour est venir qui chante le Magnificat, dans le cœur de l’homme, à l’éternelle amour en prière : l’heure de l’amour où la lumière salue la vie, où la vie est toute lumière.
Sainte Chapelle, la plus belle châsse om l’homme ait enclos les luminaires.
Sainte Chapelle du Saint Roi, en qui toutes les puissances tutélaires se concilient.
Ici, les fées de la forêt celtique, les belles dames de Brocéliande sont venues en Paradis.
Il y a le bleuet de la mer, l’émeraude de l’Océan ; et la rose rouge du soleil, quand il donne tout son sang à la fleur du blé, à l’épi de l’été blond.

Montereau, Montereau, grand homme du saint roi,
Soyez loué pour l’église d’en bas et l’église d’en haut,
Soyez loué pour les ogives virginales, pour les arcs, baisers virils de la pierre ;
Pour ces murs aussi doux que des lèvres,
Pour ces vitraux où tous les poissons du soleil, pêche miraculeuse, sont pris aux rets de l’ombre claire.
Soyez loué pour les divines et chastes proportions, qui sont celles des fleurs.
Soyez loué pour les fenêtres qui ont effacé l’espace, soyez loué » pour le triomphe des couleurs, l’arc-en-ciel des verrières.
Pur et royal comme les lys de son azur, le saint roi à vingt ans vous a choisi, Pierre de Montereau, pour élever en pierres de France comme vous, et de Montrouge près Paris, cette chapelle, oratoire du Paradis.
En sa jeune innocence, Monseigneur Saint Louis, vierge de toute chair en ses vingt ans, a voulu que son écrin aux reliques
Fût un bouquet de gemmes et le flambeau de la Ville.
Les murailles ne sont que flammes, qui éclairent et qui bénissent.
Elles ne brûlent que pour Jésus et sa mère, et ne consument qu’elles-mêmes.

Pierre de Montereau, vous qui, plus tard, quand le trône de Louis pencha vers l’abîme, deviez renaître dans Paris sous le nom de Gabriel,
Vous êtes avec lui le plus pur génie de bâtir et le plus plein de grâce,
Depuis les temps sereins du sourire d’Athènes

Vous autres tous, les architectes et les bâtisseurs d’églises, pour quoi voulez-vous des murailles.
Et qu’avez-vous à faire de blocs, de tailles et de moellons.
Même chrétiennes, la pierre et les murailles ne sont qu’un peu de chair précaire, entre les côtes,
Et qui doivent, elles aussi, tomber en poussière, comme le reste.
Elles ne viennent pas de la carrière Saint-Marcel, comme les mégissiers voisins le croient ;
Et les carriers s’en font vainement gloire bonnes gens :
Elles sont les fibres de la vies : c’est la petite prison du cœur, la mine chaude où on les a prises.
O cœur, ne retiens pas avarement ton sang.
Il n’est plus temps de te défendre : la lumière te boit et le feu des verriers t’appelle.
Retire-toi de ce qui s’use et qui passe : il ne faut pas, en effet, qu’avec le temps tu t’élances :
Mais ici, en te donnant tu t’accomplis, tu te sauves en te perdant.
Monseigneur Saint Louis est pensif au fond de sa chapelle.
Les pauvres en procès, les tristes gens qui réclament justice,
Et qui n’y croiraient plus s’ils ne croyaient en lui,
Sont tous venus du quai dans la boue et la pluie
Ils ont tremblé d’angoisse en passant la poterne ;
Et cheminant entre les tours jumelles, ils ont pensé à la mort : ils ont cherché des yeux la hart qui se tend comme un bras vers le bec des corbeaux.
Mais ils ont vu le Roi aux yeux bleus si candide.
Ils ont vu sa belle figure claire, et sa juste stature en surcot de tiretaine tout comme eux, il est là,
Assis sous la châsse, l'on le voit en été sous un if,
Dans son jardin où les roses fleurissent, et les mésanges grimpent aux échelons du bois, et aux épines.
Et il leur acquit le droit : « Ceci est à vous, et ceci à celui-là. »

Quand il fait beau, et il a fini de juger sous son if,
l'heure sonnée de vêpres, il dit :
Allons, mes pauvres gens, suivez-moi : nous irons prier ensemble dans ma chapelle.
Faites bien attention, mes pauvres amis :
La couronne d'épines est ici : elle goutte encore le sang de Dieu.
Dans ce vase de perle, il y a du lait de la Vierge,
Quand elle donnait le sein à son fils, comme à vous votre mère, comme vos femmes à leurs petits.
Je vais me mettre à genoux devant cette sainte châsse,
Et vous allez vous agenouiller derrière moi.
Ai-je bien jugé votre plaid, mes pauvres petits amis ?
Et vous que j'ai condamnés, allez-vous expier la faute et le péché avec bienveillance ?
Si j'ai bien dit, c'est que Notre-Seigneur m'a fait bien dire.
Si j'ai dit un peu plus de mal qu'il ne faudrait, c'est que j'ai mal entendu la parole que j'ai mal compris :
J'en porterais la peine, et moi seul, non pas vous, mais sujet très soumis.
Un musicien chante dans le vitrail, qui peut-être fut l'ami d'une trop douce démone en Orient :
O couleurs, suave ivresse où l'amour se sourit.
Des fenêtres tombent, en pluie d'août, les fèves nourricières du froment, quand les blés éclatent leurs graines blondes, et que la terre répand son trésor.
Entre les lances des ogives folles, coule le sang des douces femmes, et le sang des martyrs, et la vie des amants, tous les épis de la flamme,
Et la blessure d'Adonis qui est une fée aussi pour le sanglier au poil de fer
Qui le flair l'aime trop pour ne pas le découdre.
O Adonis, réveille-toi, sors des soies meurtrières : toi qui frappes au seuil de la lumière, viens, je t'ouvre les portes du paradis.

Mon bon tailleur de pierre, (prie le roi) m'a fait pour Dieu cette chapelle : seigneur, daignez vous y rendre et vous y plaire.
Elles sont deux en une, comme nous, dans notre espoir et notre vie, dans notre vouloir corrompu et dans notre prière.
La plus haute est toute en fleurs de paradis : la rose et le bleuet, le lys et le glaïeul, l'iris et la primevère.

Elle s'épanouit, la bienheureuse du ciel, sur la nef d'en bas qui est encore pécheresse et douloureuse, en repentance sur le chemin du Purgatoire, aveugle et à tâtons cherchant la voie.
Car la source du feu est nécessaire aux larmes : la fontaine est ouverte pour le bain de toutes les âmes ; et le lieu cruel porte l'homme au lieu béni.

Je suis le Roi. Je veille sur la Châsse. Et souvent, je me lève à midi pour aller chanter matines dans ma chapelle d'arc-en-ciel.
Et quel que soit l'hiver, la neige funéraire, l'hermine du ciel noir,
La Châsse de Notre-Seigneur et de sa Mère est la fleur de l'Aurore : je vois renaître à l'aube le printemps des verrières.
Et je vois monter vers Dieu l'hostie du soleil.
Adorez avec moi l'éternelle lumière.
Petits amis de passage, comme nous sommes tous, et rien de plus, admirez comme les murailles fleurissent.
Vous n'êtes plus, ni moi-même, à présent, dans le mince sépulcre de la vie, à faire notre salut en pleurant :
Oyez la musique des Anges
Voici que tintent entre les lances de la fenêtre, les cloches du matin pour l’Ave de la Vierge ;
Et tous les oiseaux de la lumière, ouvrant leurs ailes, s’accordent pour l’harmonie.
Un chant commence qui me ravit où je voudrais être ; ô puisse-t-il ne pas finir.
Cette chapelle est paradis, et ses prairies de verre sont les jardins du paradis, je vous le dis.
Si nous sommes à genoux, vous avec votre roi, et votre roi avec vous, ses fils,
Bientôt nous allons nous dresser, toutes flammes :
La flèche n’est pas plus vite que l’amour de nos âmes.
Ne pleurez plus, ni même vos péchés :

O vous tous avec moi, nous sommes détachés de la tombe : dans la Sainte Chapelle nous voici : nous voici en paradis.

7-La grande cage

Il vient de là-haut jusque sur l’escalier une rumeur de galets jacassants, un ronflement de moteur qui croasse et qui siffle, un étrange vacarme roulant et sourd. En bois, en fer, en pierre, le palais est toujours le palais, que ce soit celui des aras, des hommes ou des singes : les graves professeurs, les enfants qui bondissent, les électeurs dans les comices, les députés, dès qu’ils sont assemblés, tous ils jacotent, et tous sont des jacots de diverses couleurs. La jacoterie des jacoteries est au Palais de Justice.
Ce qu’on voit dans cette Grand Cage, si les galeries tiennent lieu de barreaux, où les gros oiseaux noirs vont et viennent de tous côtés en quête de la proie, fait rêver le passant qui contemple. A la pleine eau, la cohue est frénétique et le murmure s’enfle jusqu’à devenir assourdissant. Noirs, avec la gorge blanche du rabat, les corbeaux et les pies jacassent penchés sur le client ; et ces mouches en procès qui font leur nourriture, ces vers de terre, ces insectes sont aussi gros, aussi lourds, aussi grands que les oiseaux qui s’en nourrissent. Par un prodige sans exemple, ce sont les mouches, dans cette cage, qui poursuivent les grands oiseaux, qui s’attachent à leurs ailes, qui veulent se faire happer ; et la pie va son chemin, le bec en avant, escortée de l’insecte plaideur, l’écoutant, ou ne l’écoutant pas bourdonner, plutôt que le happant.
Si l’on s’approche et qu’on prête l’oreille, on n’entend que des chiffres, comme au marché : Galerie Marchande, la bien nommée. Dates, numéros des Chambres, argent. Et l’on s’étonne ; en général, ils parlent à voix basse, ou pour le moins sur un ton modéré ; et tous ensemble, ils font le tumulte de la houle, de la mer qui monte et qui déferle sur les rocs.

*
Le temps n’est plus du Roi Poire, du sceptre parapluie et des trognes sculptées en noir par le génie de Daumier dans la pierre lithographique. La Basoche et les Chats Fourrés étaient encore une puissante tribu, il y a cent ans. Au Palais, on vivait en famille. Les trognes à la Rabelais étaient plus bouffonnes que sinistres. Les reptiles effrayants qui sont loués dans les codes, et qui s’engraissent de la paperasse sur les morts, toute la faune qui grouille sur les affaires humaines se montrait moins aux Pas Perdus qu’elle ne tissait ses toiles dans les  rues voisines et dans les antres du commerce. C’est là qu’on les trouve à Paris chez Balzacet chez Dickens à Londres, les Fraiziers, les Tullinghorn, serpents inoubliables. Ceux de Daumier tiennent plutôt de la grande farce. Ils mangent la chair, ils gobent les yeux, et rongent l’os, après avoir digéré les habits et la menue viande, au nom du droit ; ils sucent la veuve pour sauver l’orphelin ; ils mettent l’orphelin en petits pâtés pour gaver la veuve. Mais, comme dans Molière, si redoutables qu’ils soient, ils font rire.
Quand ils se rencontrent entre deux portes, à la veille de plaider l’un contre l’autre, ils s’arrêtent si semblables en leur robe, en leur allure, en toutes leurs façons qu’on les dirait se mirant :  l’un d’eux est la glace où l’autre se reconnaît et se contemple. Et leur premier mouvement semble de retenir une violente envie de rie. Une sorte de rictus goguenard joue sur leurs lèvres rases. Leurs cheveux en touffes sortent de la toque et goguenardent aussi. Et ce haut bonnet un peu penché, en arrière, sur l’occiput, a lui-même comme un reflet de raillerie. Seul, le blanc rabat éclaire d’une tache livide ces faces glabres dans tout le noir de la robe. La plupart, les museaux de Daumier sont maigres et sarcastiques. Il ne donne dans le gros réjoui aux joues rondes et rouges, qui suce encore son cigare et qui, sortant d’un gros déjeuner d’affaire, pourlèche sur ses babines le relent des truffes et une goutte de Chambertin.

*
Aux Pas Perdu, dans la Galerie Marchande, la basoche n’a plus l’air du clan, ni même de la grande tribu. Aujourd’hui, c’est un parlement, la foire des intérêts et des foules en discorde. Une confusion énorme retentit sous ces voûtes. Est-ce un ordre ? Est-ce une cohue ? Les avocats ne se distinguent plus guère par l’uniforme : il y a des barbes et des moustaches, toute sorte de bésicles et de binocles. La mode du Palais est celle de la rue. Les gras et les maigres se croisent, les illustres et les faméliques. Le brouhaha fait l’unité. Ici, le silence est la mort. Tout ce va-et-vient noir, de long en large, demi tour à gauche, demi tour à droite, tous ces gros oiseaux aux ailes de serge, un voyageur tombé de Jupiter et de Saturne, où les proportions sont cent fois celles de la terre, il les verrait comme on distingue une goutte d’eau sur la plaque du microscope : noires, agitées en tous sens, animées d’une oscillation pendulaire, obliques et perpendiculaires, parallèles et tangentes, il croirait voir une masse de sangsues et de langues que baratte le mouvement brownien. Les plaideurs sont des langues grises et jaunes enduites de bile et de mucus, langues du mauvais estomac, du typhus et de l’ictère, ou du malheureux qui va mourir de faim.
Mélange et remuement, cette extrême confusion est aussi un chaos des sexes. pas une des avocates qui ne fasse des grâces, pour qu’on sente sa jupe de femme sous la robe d’homme. Et celles qui font l’homme sont plus ridicules et plus en scène que les autres. Elles vont à grands pas, dans une hâte qui n’a pas une minute à perdre. Elles affectent l’air grave, et n’affectent pas moins la facétie. Elles rient fort, ou serrent les lèvres, avares d’une parole si précieuse, réservée seule aux juges. En courant, elles tendent la main à un confère. Chaque geste affiche l’importance. Avec trois procès par an, elles ont la mine de plaider trois fois par jour devant le Saint-Esprit en personne. Elles offrent leurs cheveux blancs au respect de Dieu le Père, et à Vénus le feu mutin de leurs cheveux rouges. Une, aux rides mauvaises, a le front et les lèvres pleines de boutons : sa peau à l’acné de la haine. Une autre est la sémillante, une vraie frégate à l’abordage : elle tortille ses fesses comme si elle y avait serré un dossier secret.
Tous et toutes vivent pour le client qui les attend, pour celui qu’ils guettent, et chaque avocat pour tous les autres, ceux-ci crèvent d’envie, ceux-là de suffisance. En hiver, pas un souffle d’air pur ne rafraîchit cette salle en pestilence. Qui, à larges battants, ouvrira les portes ? Salle des Pas Perdus, couloirs des Perds Toute Espérance. Encore une fois, poussons la porte.
PER ME SI VA

Si claire en été, si noire en brumaire, cette Galerie a un air, une couleur, une odeur des plus singulières : on ne sait quoi de mort et de vivant à la fois, de bouffon et de sinistre. On s’y sent en danger, à l’abri de la loi : quelle farce plus lugubre, avoir peur et commencer de se croire perdu dans la maison tutélaire de la justice ? Le monstre ne se révèle pas du premier coup. Il est d’autant plus redoutable qu’on se porte à sa rencontre avec confiance. Ce lieu ne semble d’abord pas si différent d’un autre. Et pourtant il est séparé de toute la Ville : on le voit sur un socle, dès qu’on s’en avise. Les habits, les gestes, le va-et-vient, les regards surtout ne sont pas comme ailleurs ; ce monde est à part : il ne communique avec l’autre que par les intrus qu’il enveloppe et les patients qu’il happe. Grouillant de toute une foule, cette Galerie paraît l’inhumaine avenue, sans arbres et sans espoir, qui conduit à toute sorte d’amphithéâtres et de cliniques, où l’on ampute, où on dissèque, où l’on endort, on tranche, on coupe, on arrache, où toutes les misères sont mises à nu, sans couteau ni scalpel visibles, et sans cris. Un tel hôpital est le plus terrible du monde : il n’est pas fait pour les malades, mais les malades pour lui. On y pousse des gens en bonne santé ou des convalescents ; et à peine sont-ils entrés, on leur inocule des maux et des infections épouvantables ; point de lancette, un seul coup d’œil suffit, et le visiteur est pourvu de sa fièvre ou de son ulcère. Il ne vit plus, dès lors, que pour se faire soigner, et quand on lui a retranché un membre pour le guérir, on lui coupe l’autre pour le persuader qu’il revient à la santé
Grande Galerie du Palais, limbes de l’enfer. Il n’en est pas de plus étrange : tout s’u fait par la parole, à demi voix, à voix basse, en murmure ou très haut. La parole fait le mal, mortel ou non. A mesure qu’elle le conseille, l’ausculte et le soigne, elle l’empire. Les robes noires courent parmi les malades, volent, se posent et repartent : les matassins de Pourceaugnac ne son pas, à beaucoup près si hilares et si hardis. Mais il n’y a plus de quoi rire. Entre ces coulisses de pierre, règne une gaîté sinistre. L’humour du Palais est fort sombre.
On reconnaît les vieux plaideurs à leurs façons coléreuses et désolées, irritées tour à tour, écrasées et maniaques. Ils ne savent que trop ce qui les attend ; et néanmoins ils se donnent sans cesse le change. Rien n’est plus près des joueurs : la ruine leur est une preuve qu’il faut toujours perdre ; ils jouent pourtant. Et plus ils perdent, plus ils tentent de gagner. Sans y croire : mais leur passion croit pour eux.
Quant aux plaideurs novices, on voudrait en rire, ils font pitié. Ils ont tous la mine de quitter le bateau, après avoir eu le mal de mer toute la nuit. Ils sont sûrs de tenir la terre ferme ; toutefois, ils vacillent. Assignation, rendez-vous fatal avec la Justice : qu’ils attaquent ou qu’ils se défendent, ils tremblent. Même s’ils bravent, ils ne font pas bonne contenance : car tout montre qu’ils sont incertains. Leur agitation est tristement comique : ils se démènent près de leur avocat : ils voudraient être tout ensemble à ses côtés, face à lui, dans ses yeux, dans ses bras ; et souvent  l’avocat les écoute sans les entendre ; on ne lit même pas l’indifférence sur son front, mais une totale absence.
S’il attend son robin, le plaideur novice est à l’agonie : il court de tous les côtés, à droite, à gauche, de bout en bout de la galerie. Et s’il vient au Palais pour la première fois, on croirait un fou. Les moins atteints ont l’allure des ivrognes. Tous, ils cherchent, ils quêtent, à l’aveugle. Ils veulent interroger et n’osent pas. Le papier bleu à la mai,n ils s’inquiètent d’être en retard et de n’arriver pas à l’heure : ils ne savent pas encore qu’il sera temps pour eux dans six mois ou un an.
A la façon des mouches enfermées dans une chambre et des insectes dans une boîte, ils tournent en rond : ils valsent sur eux-mêmes. Affolés, ils font sur place de minces tourbillons : et la figure qu’ils décrivent est la spirale d’un interminable et ridicule tire-bouchon.
Où ? Quand ? Est-ce là ? Est-ce moi ? Que dois-je faire ? Ils se précipitent dans le couloir des Correctionnelles. Mais là, leur angoisse est au comble : plusieurs chambres : où est la leur ? Laquelle est la bonne ? Et certes, la meilleure est la pire, peut-être. Pour les achever, les Appels alternent avec la Première Instance. Et le papier bleu aux doigts, flamme de punch infernale et solide, les brûle jusqu’à la pointe du crâne. Ils ne sont pas loin de le prendre pour un mandant d’amener, ou l’ordre de leur proche exécution.

*
Or, dans le tunnel des Correctionnelles, des robes noires sont assises : face aux portes des chambres, dos aux fenêtres, elles font des ombres fatidiques : elles attendent la mouche. Une paraît, incertaine et minable, qui cherche en tournaillant le lieu de son supplice : la tête renversée, elle crie en silence au secours. Alors, d’un bond, une des ombres noires se dresse, et se présente au triste frelon. Il est pris.
Instruments misérables et perfides d’un terrible destin, ces avocats faméliques guettent le client de passage. Ils ressemblent si fort à la malheureuse qui, la nuit venue, monte la garde du stupre sur le trottoir, qu’on a honte pour eux de leur attente affamée et de leur férocité patiente.
Calme et complaisant,  il va droit au plaideur comme à un rendez-vous. Il l’interroge, il le rassure et le guide. D’un seul regard, il a bien lu que l’insecte encourt, tout au plus, cinquante francs d’amende.


-          Hé là, fait-il, Monsieur, il faut vous défendre.
-          Vous croyez ?
-          Mais oui
-          Je n’ai rien à me reprocher
-          Sans doute, sans doute. Mais ici, il n’est pas prudent d’être sans défense. Ne fût-ce que pour dire un mot, il vous faut un défenseur. Sans quoi, on ne vous écoute même pas.
-          H, Monsieur, Maître, veux-je dire, consentiriez-vous … ?
-          Pourquoi pas ? je puis me présenter et parler pour vous
-          Ha, vous me sauvez.
-          C’est notre office. Il y a quelques frais pourtant
-          Je ne m’y attendais pas
-          On doit toujours s’attendre aux frais, quand il s’agit de la justice. Sans le frais, il fait trop chaud au Palais. Ha ha !
-          Je n’ai rien sur moi
-          Cherchez bien, on a toujours quelque chose.
-          Vraiment ? vous pensez ?
-          J’en suis sûr. Combien avez-vous ? Heu, cent francs, c’est bien peu. Cherchez bien dans vos poches. Cent cinquante ? Heu voyons. Donnez toujours.

Robe devant, veston derrière, ils entrent dans la Chambre. En voilà un de plus dans la souricière. Nul ne sort d’ici, qui s’y risque une fois. Nul ne s’en tire, s’il ne fuit. Et mieux vaut pour lui qu’il y laisse une patte que d’en défendre quatre.

*
Cependant, entre les ombres assises, le long du couloir, tout d’un coup retentit un aboi épouvantable. Les murs en renvoient l’écho de toutes parts. Une des robes noires avoie ainsi, de temps en temps, sur ce ton d’atroce trompette chinoise. Il ne sait pas lui-même pour quoi ni comment il forme des sons si rauques dans sa gorge avocate. C’est une sorte de petit vieux, aux joues grises, marquées de plaques violettes. L’horreur de sa vie lui sort de la poitrine en clameurs confuses, comme un soufflet expire, comme une vessie crève sous le talon d’un passant.
Près de lui, un autre avocat marron fait avec son nez de hideuses grimaces à son menton. Il siffle en respirant ; l’asthme de ce brèche-dents ne cède pas à l’assaut des boules de gomme : il les enfonce avec rage, l’une après l’autre, sur sa langue bleue d’ara.
Il en est un encore, qui doit avoir une haleine terrible : il n’ouvre pas la bouche sans un recul d’effroi. Quelles lignes du Code se carient donc entre ses chicots ? Homme d’âge, fort, lourd, rouge, il crache à tout instant ; et de ses narines asphyxiées par le souffle sous-jacent, il fait un double accent circonflexe d’une laideur inouïe.
Ombres noires au guet, ombres de toutes couleurs qui passez, n’allez pas plus avant ; n’entrez pas ici. Car c’est ici le lieu où l’on perd toute espérance.

*
Et cependant, comme y a toujours des magistrats sérieux et calmes, aux yeux vivants, au regard attentif et loyal, qui font penser aux sages médecins de l’hôpital social, on voit des avocats au visage fin et triste, aux traits aigus, à la bouche humaine, simple et bonne. Un demi-rire corrige parfois l’expression un peu déçue de leur figure. Ils ne s’étalent pas. On sent que ce peuple en tumulte respecte les rares héros de l’esprit juridique. Une certaine réserve les distingue.
On gagerait qu’ils ont la parole sobre et une égale mesure dans la défense et dans l’attaque. J’en ai suivi un du regard : bien des mains se sont tendues vers lui, qu’il n’a pas refusées, mais qu’à peine s’il a prises. Et il m’a parut toucher le point juste de cette tragi-comédie : son ait était celui d’une intelligence où la compassion se défend du mépris.

*

Sur quoi, rien n’est si facile que de tourner en dérision la justice et son vaste appareil ; rien n’est si plat ni d’une indignation plus banale. La justice est un besoin de l’homme ; et les juges sont hommes comme les criminels ; hommes, les plaideurs ; hommes les avocats. Or, l’homme est social et ne peut pas ne pas l’être. Mais il ne l’est pas à la faon du termite ou de l’abeille. Chaque unité humaine compte pour elle-même et s’assure de compter pour toutes les autres. Elles ne sont pas sacrifiées toutes ensemble, de toute éternité et dès avant la naissance, à la termitière ni à la ruche. La justice tend à l’équité. La justice est de la cité ; l’équité est de l’individu. Le Palais est le temple où elles se rencontrent et se confrontent. Et si l’une est bien souvent la victime de l’autre, tous les hommes emportent la faute et, tous, quels qu’ils soient, en cherchent l’excuse, dès que chacun fait un retour sur lui-même. Ceux qui invectivent si sottement contre la justice humaine ne l’invoquent pas moins que les autres : il en est d’eux tout ainsi que du gaillard en bonne santé se moquant de la médecine : au premier malaise, il fait venir le médecin. Il n’y aurait pas de médecins, s’il n’y avait pas de malades. Il n’y aurait pas de juges ni d’avocats, s’il n’y avait pas des hommes et des procès. Du juge comme du médecin, on exige la santé : on ne guérit pas d’être homme. Le Palis est l’hôpital général des moeurs. La grandeur de l’homme se mesure aussi à ses faiblesses, à ce qu’elles révèlent de l’idée qu’il peut se faire de lui-même et de la vie ; l’ascension est humaine, et non pas le bonheur d’atteindre le sommet. Moins le Palais, la justice de l’homme serait celle de la nature : là, point de juge, n d’avocat, ni loi de jurisprudence, ni textes ni basoche : la force seule, et l’appétit ; la proie dévorée et la violence qui dévore ; les crocs dans la gorge, les griffes dans le sang et la dent nue. Et tout ce qui n’est pas bourreau est victime.

8-NOTRE-DAME DE L’ACROPOLE

Si la France est une personne, Paris en est le chef ; et entre toutes les architectures, Notre-Dame est la personne même. Quant on pense à l’art ogival, au temple chrétien, à la maison de Dieu pendant près de deux mille ans, quoi qu’on fasse on compare toute église à Notre-Dame. Elle est plus que le modèle ou le chef d’œuvre ; elle est la norme.
Face au couchant, elle récite l’ode unique, le Magnificat, le cantique de la Vierge au Créateur, la Vierge Mère, fille de son fils. Mais n’oublie pas l’homme de la Cité, Grec de Paris, que cette fille du fils est l’élan même au fond de la pensée, l’amour en éternel appétit de la vie.
C’est pourquoi Notre-Dame est toujours en extase, toujours en volonté et toujours en prière. Le symbole de toutes les églises, qui les oriente toutes en Occident, le dos à Sion et la face à la mer occidentale, nulle part n’a l’éclat sublime et grave de Notre-Dame. L’instinct à  reçu sa loi. L’énergie a subi l’ordre. Notre –Dame sait.
La voici, les deux bras levés pour supplier et pour l’appel sans fin, tantôt au secours, tantôt l’ovation ; tantôt la douleur de l’adieu, quand elle agite le nuage au haut de la tour, et tantôt la joie de l’accueil, quand l’espérance comblée salue le retour. Elle lève les bras, pour que le soleil la perce et l’inonde. La rose est sa tête éblouie.
Elle est debout, comme une reine. Elle a la majesté. Elle reçoit l’hommage, même s’il ne lui est pas rendu : le ciel et la lumière jamais ne le lui refusent. La pluie pleure pour elle ; et les linges blancs de brumaire, comme les sombres robes de l’hiver sont les voiles de sa méditation. Elle est toujours là, cette vie immortelle, comme le prophète qui assure la victoire de son peuple, tant qu’il ales bras dressés dans la lumière, et qu’il prie, jet de l’âme au-dessus de la terre.

*
Je suis seul dans l’ombre claire. Je parcours la nef, tantôt les regards aux voûtes, aux arcs et aux piliers ; tantôt dans les jardins des roses, et tantôt sur les profondeurs du vaisseau. Je me promène dans le navire. Ou bien je sors et je vais le tour de la carène ; je la mesure de poupe en proue, je l’attache aux câbles des contreforts, aux gâbles, aux gargouilles. Et plus je retiens le détail, plus il s’efface et le restitue à l’ensemble : il y entre pour disparaître, après l’avoir accru. Ainsi un instrument, un nouveau timbre dans l’orchestre : seule, la symphonie s’élève. Telle est la musique de cette architecture. Elle est pure, Notre-Dame, elle est grande ; elle est une et puissante ; elle est sobre jusqu’à la nudité. Elle est pareille à une tragédie de Racine, dix fois multipliée par Sophocle : c’est le même art qui l’impose au cœur et à l’esprit dans une autre nature. Le génie de l’homme importe plus que tout le reste. Ténébreuse et hantée de spectres, la forêt du Nord n’est pas le bois de pins, sur le Parnasse. Mais le même génie peut marier Notre-Dame verticale à  l’horizontal Parthénon.

*
Le portail de la Vierge est le plus beau sans doute. Des deux scènes sculptées, qui en sont la parure, le couronnement de la Mère par son Fils est la plus touchante et la plus achevée. Ils sont assis l’un près de l’autre. Ils se contemplent, dans le fond de leur cœur. La gravité de Jésus est tendresse ; la tendresse de la Vierge est gravité. Il la bénit, et elle l’adore. Un ange pose sur sa tête la couronne que son fils lui décerne. Deux autres anges à genoux tiennent des cierges ; le ciel aussi a ses enfants de chœur. Rien de plus chaste,rien de plus grave. La mère tourne vers son fils un candide visage : elle le regarde et le vénère en joignant les mains. Elle est soumise avec ravissement : sa soumission est celle de l’herbe à la lumière. Quelle sublime révélation de la maternité : elle a créé son créateur, et lui doit tout. Jésus est d’une beauté sereine, qui est soustraite au temps : il honore la Vierge et la protège d’une bénédiction infinie. Il lui offre un sceptre qui est une fleur. Le soleil couchant dore cette entrevue céleste.
Dans les voussures, les rois de France et de Juda, les reines, les anges, les saints et les prophètes forment la cour du roi des rois. Comme ils sont tous heureux, eussent-ils même leur tête à la main ; comme ils sont calmes ; quel bonheur sérieux est le leur ! Ils ont assez bien accompli leur journée, pour jouir du moment céleste, l’instant qui dure à jamais.
On ne peut pas dire de cette vierge qu’elle est des plus belles. Leurs gestes à tous les deux, sont un peu gauches, un peu lourds ; l’attitude même est sans grâce ; sous les plis des deux robes, les  jambes écartées manquent d’élégance, comme les épaules hautes  et roides sont sans charme. Mais le sentiment est si fort, qu’il transfigure la ligne : il crée la beauté. Il est une sculpture qui fait naître l’âme de la forme. Dans la statuaire de Notre-Dame, la beauté de la forme est un reflet de la vie intérieure, une apparition de l’âme délivrée.
Pierre de Montereau, Jean de Chelles et les autres architectes de génie n’auraient pas édifié le chef-d’œuvre, si l’admirable évêque de Paris, Maurice de Sully n’avait rêvé d’élever une merveilleuse cathédrale à Notre-Dame. Maurice, fils de paysans, né à Sully sur la Loire a conçu l’édifice et l’a fait sortir de terre. Il en a poussé les travaux avec un zèle magnifique et une énergie infatigable. En moins de quinze ans, le chœur est achevé et la nef en moins de trente, à la mort de l’évêque. Dès les premiers tems, l’abbé du Mont Saint-Michel, Robert de Thorigny, pouvait écrire : «  Si l’on achève cet édifice, nul autre ne pourra lui  être comparé. »
Maurice de Sully a voulu ces proportions grandioses d’une si juste mesure : en toutes ses parties, Notre-Dame est le triomphe de l’équilibre. Le calme sublime, la sérénité souveraine de Notre-Dame, la joie au terme de la douleur, le Te Deum à la fin des épreuves, cette majesté pure, cette autorité et cette possession de soi, cette simplicité puissante étaient dans son esprit. Il est la foi toute vive ; il n’a rien de politique ; il ne vit que pour l’œuvre qu’au nom des rois et des reines de France il entend dédier à la Reine des Cieux.
Ce grand homme d’action est un grand mystique. Il est le rêveur qui a conté la légende charmante de l’oiseau. Il y avait un jeune moine qui, un soir, fut ravi en extase par le chant d’un oiseau, doux musicien caché dans la chapelle des arbres. C’était au tems d’avril. Or tel fut l’essor de cette gorge ailée, et tel le ravissement du moinillon en son cœur, qu’il a été en extase pendant trois cents ans, oui, mes frères, trois cents ans, oui mes sœurs. Et, quand il revint à lui, il fit un grand soupir ; et le chant, qui battait encore de l’aile, aussitôt le porta dans le lieu même du ramage : en paradis. Car l’oiseau qui avait ravi le bon petit moine était l’oiseau de paradis.
Je cherche ce rossignol béni dans les floraisons de la cathédrale. Toute la nature de la France, entre Seine et Loire, n’a-t-elle pas été invitée à parer l’église : aux piliers, aux chapiteaux, dans les moulures, partout le rosier et les roses, le lierre et la  renoncule, le persil, la tige du cresson, le chou, les salades, la feuille de l’orme et du platane, l’œillet, le lys et la marguerite.
L’oiseau  est parti.

*
Saint Marcel est un étrange et saisissant patron, qui veille au milieu de la porte de Sainte-Anne. Je le vois, tel qu’il est, d’original, à Cluny. L’évêque, apôtre de Paris, foule aux pieds le dragon de l’enfer, et lui enfonce dans la gueule la pointe de sa crosse. Statue du pouvoir que la sainteté confère, ce saint est l’ascète décharné. Il est long, étroit et mince comme une lance ; il en a le calme inflexible. Sa tête un peu baissée regarde le démon, et sa bouche lui dit, sans crier, les mots qu’il faut pour qu’il rentre sous terre. Sa main gauche tient la crosse de l’évêque, plus haute que lui : elle n’entre pas dans le monstre à la façon d’une arme, mais comme un style qui écrit une condamnation sans appel ; et il suffit d’un signe : une croix sans doute. Et de la droite, l’index levé, il bénit. Celle qui fait le miracle, dont le saint même n’est que l’ouvrier docile.
*
Comme il est naturel, à Notre-Dame, la Vierge règne partout. Qu’elle est charmante sur la porte du cloître : elle se dresse sur le trumeau pareille à un lys unique. Elle est longue, elle est seule ; elle a juste assez de corps pour être ici ; elle n’est pas faite pour marcher sur la terre, ni pour prendre son vol. elle est reine et pure, au-dessus de son peuple, comme les reines de Chartres, mais plus haut qu’elles. En retrait, derrière ce long fuseau de femme, l’histoire du pauvre moine Théophile conte sa bonté tutélaire et sa gloire. Elle est l’espoir et le printemps du paradis, face au nord, qui souffle la bise, le vent de la mort et de la misère.
En aucun autre lieu au monde, la vocation n’est mieux inscrite ni mieux incarnée à la forme. Notre-Dame, au cœur de la Ville, fait de ce sexe un lumineux cerveau. Non pas seulement tout Paris mène à Notre-Dame, mais toute a France. L’ombilic de toutes les routes est au milieu du parvis. Tantôt rapide et tantôt lente, tantôt en méandres, tantôt droite, toute la France s’incline vers Paris, comme les vallons qui descendent de la Montagne Sainte-Geneviève et de Belleville, du Montparnasse et du Montmartre.
Notre-Dame est-elle la plus belle des cathédrales ? Non, sans doute ; ni la plus grande, no la plus lancée dans le ciel, ni la plus folle en son élan ; ni la plus enivrée de sa hauteur, ni la plus profonde en toute sorte de retours sur soi-même. Notre-Dame est la plus parfaite. Quand on tourne autour de l’église, rien ne touche bientôt que sa perfection. Le chevet est d’une puissance et d’une grâce égale. Et tantôt l’élégance l’emporte, quand les contreforts de l’abside ont la couleur de la rose thé ou du blé mur au matin vermeil ; tantôt le soir, la grandeur, quand ce gaillard d’arrière assure la nef sur des ancres infaillibles. Les ornements s’effacent. Les chimères s’envolent ; les stryges se dissipent. On ne s’arrête plus aux sculptures, une à une. Les chefs-d’œuvre de la statuaire la plus sensible ne retiennent pas plus les yeux que les figures les plus impérieuses et les formes les plus graves. On n’admire plus la flèche pour elle-même, si haute et si hardie qu’elle soit, toute épine du printemps, toute libre. Ni les tours ni les porches, rien ne prétend à une vie égoïste. Toute la beauté est au poème seul, et toute la puissance.

Si le classique est un ordre que la raison impose au sentiment, un calcul que la pensée élabore pour conférer à la passion le divin privilège de la durée, Notre-Dame est la plus classique des églises. Et certes, elle est l’image même de la France en génie : par la mesure et le choix, la soumission de toutes les parties à l’ensemble, le goût qui dissimule les excès et défend qu’ils s’affichent, par la sublime pudeur d’une grandeur qui préfère le sourire à l’éclat de la puissance ;  par l’harmonie enfin et le triomphe de la couleur à l’intérieur du vaisseau, je dirai de Notre-Dame qu’elle fut conçue et fut créée comme la plus belle et la plus vaste des tragédies. Dans Notre-Dame, l’art chrétien a son Athalie.