samedi 28 décembre 2013

6-CONFLITS



-Vous devriez avoir honte, Madame, de promener dans le bourg vos grosses fesses à chômeur !
-Elles ne sont toujours pas en chômage comme les tiennes, pauvre guenon !
-Je m’en voudrais, Madame, de faire de ma personne un objet que tout le monde peut tripoter.
-Il faudrait trouver à placer ta marchandise, Chavaigne. Ta viande n’est que de la mauvaise conserve avariée.
L’altercation venait d’éclater dans la grande rue, devant chez Tourbayon, pour quelque vétilleux motif de susceptibilité qui dressait face à face Clémentine Chavaigne et la rebondie Zoé Voinard. Et les injures aussitôt de pleuvoir, comme de gros grêlons qui massacraient l’honneur de ces deux créatures véhémentes.
-Qu’est-ce qu’elles ont encore à se lancer leurs fesses à la figure ? demanda Samothrace.
-Elles combattent avec leur arme principale, répondit philosophiquement Mouraille. La femme est conditionnée par sa mission génétique. Rien d’étonnant à ce qu’elle en revienne toujours à la fonction qui lui assure son statut social.
-Elles pourraient s’attraper autre part que dans la rue.
-C’est justement ce qui les excite. Les disputes des femmes n’ont leur pleine efficience que devant un tribunal d’hommes, parce qu’elles nous choisissent pour arbitres de leur beauté et de leurs charmes. Au fond, c’est toujours par rapport à nous qu’elles se disputent. Entendez ces deux-là.
-Je me suis pourtant laissé dire que pour beaucoup de femmes l’acte d’amour a bien moins d’importance et d’agrément que les hommes ont la vanité de le croire.
-Pour beaucoup de femmes l’acte d’amour est en effet décevant. Mais, accordé ou refusé, consenti avec zèle ou de mauvaise grâce, il reste leur moyen d’action le plus puissant. Elles ne l’ignorent pas. Aussi tous leurs combats ont-ils pour mobile plus ou moins sous-entendu le pouvoir d’attraction qu’elles exercent sur nous. C’est leur façon de s’affirmer dans la vie.
-Rôle méprisable, avez-vous l’air de dire.
-Je n’ai rien dit de pareil. De ce que les femmes sont différentes de nous, il ne s’ensuit pas qu’elles sont méprisables. Regardez la belle Flora, pour qui vous avez un faible.
-Oh, un faible !
-Ne vous en défendez pas. Je vous félicite plutôt d’avoir choisi cette Egérie au noble poitrail, qui serait sublime si l’on disposait sur elle les drapés de la Victoire de Samothrace, en considération de votre admiration pour elle.
-La Victoire de Samothrace n’a pas de tête !
-Elle n’en est pas moins émouvante. Chez beaucoup de femmes on pourrait supprimer la tête sans grand inconvénient, car peu importe qu’une étreinte soit pensante. Considérez bien Flora et dites-moi si la création l’a faite pour autre chose que des fins strictement sexuelles.
-Vous dépoétisez tout, docteur !
-Mais jamais de la vie ! C’est vous qui banalisez au contraire, en vous efforçant d’imposer au monde charnel des canons bourgeois. Une bête d’amour comme Flora n’est pas soumise aux lois ordinaires de la procréation et de la famille. C’est une destructrice des normes résignées auxquelles tant d’êtres se soumettent, par besoin d’une quiétude rassurante. Ne la nommez-vous pas Aphrodite dans vos poèmes ?
-Il s’agit de poèmes... ! S’il nous fallait vivre à l’exemple de ce que nous écrivons... Mais, dites-moi, n’aimez-vous pas les femmes ?
-Je les adore, dit Mouraille. Enfin, je les ai adorées. Mais sans jamais consentir à être la dupe de ces agréables coquines.

Cependant la discussion se poursuivait dans la rue, alternant les répliques suraiguës de la Chavaigne et les répliques cyniquement joviales de la veuve Voinard, nullement gênée d’étaler au grand jour ses frasques d’alcôves, qui accablait de sa corpulence engageante la maigreur désertique de la vieille fille. Des attroupements s’étaient formés, les femmes d’un côté, les hommes de l’autres. Ces derniers, debout devant la porte de l’estaminet, assistaient ironiquement au duel venimeux. Leur attention était acquise sympathiquement à Zoé Voinard, en raison de ses fortes cambrures, tout à fait remarquables dans l’agitation qu’elle se donnait.
Elle avait comme une gibbosité de la croupe, à la pointe des masses graisseuses, qui sollicitait les curiosités secrètes de certains esprits, lesquels inclinaient à rechercher les plus délectables délices en des moules particuliers. Manifestement les courbures de la Voinard sortaient des dimensions ordinaires (si tant est que de telles dimensions soient définissables, eu égard à l’infinie variété des corps, dont aucun n’est identique à l’autre) ce qui leur donnait une originalité canaille, assez attirante, bien que frisant le monstrueux. Et la Voinard, se démenant, vous agitait tout ça avec intrépidité, en gaillarde bien à l’aise dans ses avantages et assurée de l’effet qu’en pouvait produire la vue sur une assemblée virile.
Les femmes présentes n’étaient pas sans deviner cet effet, avec un sûr instinct et une connaissance approfondie des troubles désirs masculins. C’est pourquoi, bien que portées à soutenir Zoé Voinard, qui avait connu exceptionnellement les vicissitudes de deux mariages, elles se sentaient entraînées à prendre parti contre elle, estimant que cette grosse impudique abusait de la situation pour se faire une publicité qui portait ombrage à leurs propres corps, lesquels avaient perdu leur attrait de nouveauté pour les époux. Il n’y avait qu’à voir la fixité du regard des hommes et leur concentration sur les rebonds provocants de la Voinard. Visiblement, ça leur donnait des idées extra-conjugales, de ces idées que la force de l’habitude tien en respect, mais qui renaissent parfois avec une violence aussi soudaine qu’hypocrite, et alors on ne sait pas ce qui peut se passer. Plus encore que l’offense elle-même, souvent considérée comme secondaire, la pensée que les sous du ménage pourraient aller à une sans vergogne enfiévraient ces dames en colère. Elles n’admettaient pas que fût l’objet d’une dépense de luxe ce qui pouvait se satisfaire à domicile, alors qu’elles étaient là pour ça, et qu’avec elles ça ne coutait rien. C’est dans un esprit d’épargne qu’elles s’indignaient. On savait de reste avec quelle audace de sans-culottes les veuves cherchaient à s’emparer d’un homme, quel qu’il fût. Une femme point surveillée, au corps libre de tout engagement, peut exercer de grands ravages. Et cette grosse effrontée de Voinard, bien qu’elle se dit enceinte – ce qui restait à prouver – paraissait capable de tout pour ravitailler sa couche.
Berthe Bajasson, toute démolie par la maladie, qui avait à endurer de ce fait le dédain que Bajasson ne prenait pas la peine de lui dissimuler, intervint la première :
-C’est t’honteux, dit-elle, de voir injurier une pauvre sainte fille comme Clémentine Chavaigne.
-Oui, dirent en écho d’autres femmes, c’est t’honteux !
-C’est bien assez de malheur qu’elle ait eu toujours de la barbe, avec pas grand-chose en-dessous de plaisant !
-Sa seule consolation, c’est de prier le bon Dieu.
-On se demande de quoi elle peut bien le remercier, avec la touche qu’elle a !
-Laide, c’est pas de sa faute !
-Laissez-la donc tranquille, Zoé ! cria Agathe Donjazu, toujours prête à se lancer dans les bagarres et dont le verbe tranchant terrifiait Donjazu.
-Oui, oui, laissez-la tranquille ! appuyèrent d’autres femmes.
Zoé Voinard se tourna de leur côté.
-Est-ce qu’elle m’a laissée tranquille, elle ? Voilà une citoyenne qui me reproche mes grosses fesses. De quoi elle se mêle ? J’aipas pris la mesure de ssiennes.
-Elle en a toujours manqué, de fesses. Faut le comprendre, Zoé !
-Mais supposons qu’elle en ait une bonne paire large qu’est-ce qu’elle en ferait ?
-Elle s’en servirait, probable !
-Mais elle peut pas, Zoé !
-Ah, elle peut pas ? Alors qu’elle s’attaque pas à celles qui peuvent. Et moi qui ai de quoi suffire, est-ce qu’on s’inquiète de mon sort de veuve ?
-T’as quand même Tistin. Faut pas te plaindre.
-C’est un homme qui se partage. Je l’ai que par morceaux.
-C’est toujours mieux que rien !
-Il m’a engrossée, le grand bandit, dit-elle en tapant sur son ventre confortable, qui rendit un son de futaille pleine.
Elle tenait beaucoup à ce que tout le monde le sût, décidément ! On avait même l’impression qu’elle y tenait trop, cette Zoé roublarde et sans pudeur.
-Y a autant de ta faute que de la sienne !
-Et t’es pas la seule Zoé, si ça peut te consoler !
Cela était dit très à propos, juste comme Jeannette Machurat, qu’on n’avait pas vue arriver, venait déboucher sans méfiance dans l’attroupement. Il se fit un grand silence. Il y avait quelque chose d’assez pathétique à voir l’une devant l’autre ces deux femmes qu’on savait en semblable situation, sauf que Jeannette Machurat, dont la grossesse avancée ne se pouvait plus cacher, était manifestement déprimée par son état (dont, nous le savons, elle avait honte) alors que cette luronne de Zoé Voinard paraissait puiser un regain de force et de fraîcheur dans les prémices de l’enfantement qu’elle annonçait à grand bruit.
Un rire acerbe rompit le silence dans lequel les deux futures mères s’observaient. Clémentine Chavaigne déclara fielleusement :
-Voilà les deux concubines en présence ! Je peux me retirer.
Le mot était dur, prononcé publiquement. En tout cas, il manquait de charité à l’égard de Jeannette Machurat, pâle et défaillante, qui faisait peine à voir. Mais Zoé n’était pas disposée à encaisser l’affront.
-N’est pas concubine qui veut ! lança-t-elle bravement.
-Elle ajouta aimablement, tournée vers l’autre maîtresse de Tistin la Quille :
-Pas vrai, Jeannette ? Ça parle sans savoir, ces étroites !
Jeannette Machurat n’avait pas la force de répondre. Son expression implorante semblait vouloir dire : « Vous n’allez pas faire ça Zoé ? Me prendre le père de mon enfant. Je vous en supplie Zoé, ayez pitié de moi. » Tout le monde en était touché.

C’est alors qu’apparut Tistin la Quille. Ayant aperçu de loin un rassemblement, il s’était hâté d’accourir. L’assistance s’ouvrit devant lui avec un empressement dont il aurait dû se méfier. Il se trouva placé dans le cercle des curieux, où il devint le point de mire de tous les regards, entre Jeannette et Zoé, l’une offrant le spectacle d’une pitoyable détresse, et l’autre d’une impudente assurance, car elle sentait les hommes de son côté, qui ne la quittaient pas des yeux. Elle faisait bien pour cela tout ce qu’il fallait, la garce, en tortillant ses gros appâts, et personne au camp des femmes ne s’y trompait. Aussi leur sympathie allait-elle à Jeannette Machurat. Son attitude modeste, comme repentante, la posait en victime d’une solitude où elle s’était longtemps consumée et qu’elle n’avait pas eu le courage de supporter indéfiniment. La chose pouvait se comprendre et s’excuser. Mais jamais elle n’avait été une voleuse d’hommes. Elle avait su se tenir dans  un effacement propice à lui faire tolérer de vivre dans une situation irrégulière, sans puiser dans sa liaison avec Tistin la Quille l’impertinente arrogance dont faisait preuve Zoé Voinard. Quand on se relâche dans ses mœurs, il convient de le faire avec humilité et discrétion, sans défier la société.
Le silence s’était fait lourd et poignant. Les Clochemerlins se sentaient bien un peu gênés d’examiner en bêtes curieuses trois êtres qu’un hasard malencontreux rassemblait, alors qu’ils avaient de puissantes raisons de ne pas se trouver ensemble. Mais la curiosité l’emportait. Quelque chose devait se passer, d’un vif intérêt, peut-être dramatique. Le sort de deux femmes et de deux enfants était en jeu.
Or il ne se passait rien. On connaît la proverbiale lâcheté d’un homme pris entre deux femmes auxquelles il a simultanément prodigué les caresses et les promesses, mentant aux deux sans arriver à tirer au clair sa sincérité, parce qu’il s’empêtre dans les comparaisons, les préférences du moment, les trouvant tour à tour fort agréables, délassantes l’une de l’autre, et aussi parce qu’il arrive que deux femmes se complètent admirablement. C’était le cas pour Tistin la Quille, qui pensait avec également de plaisir et de reconnaissance, quoique s’inspirant d’agréments différents, mais savoureux des deux côtés : « Cette bonne Jeannette » et « Cette bonne Zoé ». Il avait cru se tirer d’affaire par l’insouciance, et tout doucement s’était fait à l’idée de vivre dans la bigamie, puisque restant chômeur-célibataire, position inexpugnable, il ne tombait pas sous le coup des lois. Il lui semblait même que c’était l’équité de s’en tenir à ce système impartial, car il ne pouvait sans injustice opter pour l’une ou l’autre de ces dames, qui se trouvaient par sa faute dans le même embarras, exposées aux mêmes rebuffades de la part des personnes bien pensantes, et aux même inconvénients pour l’avenir. Il trouvait à ce jugement de Salomon de grands avantages –confort et variété – en ce qui le concernait. Placé devant la nécessité de s’expliquer publiquement en pleine rue de Clochemerle, lui habituellement si beau parleur ne trouvait rien à dire. Se grattant les cheveux sous son chapeau, il opposait à la circonstance un mutisme complet.
Ce fut Zoé Voinard qui prit l’initiative de prononcer la première parole.
-Alors, Tistin ? dit-elle gaillardement.
-Alors, Zoé, répondit-il sans entrain.
-Tistin ? dit faiblement Jeannette Machurat
-Jeannette ? répondit-il sans chaleur.
Mais son regard fuyait aussi bien Zoé que Jeannette, la première campée hardiment dans son effronterie, la seconde repliée dans sa désolation. C’était une chose de circonvenir séparément deux aimables femmes, et une tout autre chose de les avoir à fois sur les bras, lorsque les deux se prétendaient des droits sur vous, dont l’une au moins, au ventre mûri, en avançait la preuve. Cependant la situation devenait intenable. Il lui fallait un dénouement.
-Alors tu l’as retrouvé, ton harem ? tonna la terrible Agathe Donjazu, dont la stature hommasse dominait la foule. Hein, mon cochon !
Il n’y avait rien à répondre à cela. Sinon qu’avec un harem de deux femmes seulement, on n’est pas un grand caïd. Il était prudent de le taire. Mais l’apostrophe décontracta l’assistance.
-C’est ben vrai qu’il est un grand cochon, ce Tistin ! Faire ça aux deux bouts du pays...
-Et il leur a fait l’enfant, à ces deux-là !
-Il aurait pu se retenir d’un côté.
-Vous avez raison. Une, j’aurais compris. Mais deux...
-C’est quand même pas sans leur permission, faut reconnaître.
-Des pauvres femmes seules, ça se laisse aller...
-Et c’est vite arrivé.
-A qui le dites-vous, Madame ! J’en ai cinq, de petits. Ça ne serait pas d’une mauvaise chute qui m’en a fait manquer un, j’en aurais six.
-On a beau se méfier...
-Oui, on a beau...
-C’est à l’homme de faire attention.
-Surtout quand il opère pas chez lui.
-Alors tu les consoles, tes femmes ? reprenait, tonitruante, Agathe Donjazu. Et c’est laquelle que tu choisis, beau coq ? On attend de savoir.
Cette mise en demeure était bien ce qui pouvait arriver de plus fâcheux à Tistin la Quille. Mais traqué par une forte en gueule, il prit le temps de réfléchir et sortit une réponse pas si sotte, après tout :
-Je discute pas mes affaires de famille dans la rue, répliqua-t-il fermement. Et un clin d’œil du lascar prouvait qu’ayant recouvré ses esprits, il était désormais de taille à se tirer d’affaire.
-Bien dit, Tistin ! lança une voix forte, partie du dernier rang des spectateurs massés sur les marches de l’estaminet.
D’autres encouragements suivirent :
-Te laisse pas faire, mon gars !
-Envoie promener ces farceuses.
-Elles ont qu’à se barbeler la vertu !
-Oh, oh, oh !
-Elles s’en garderaient ben !
-Oh, oh, oh !
D’un coup la solidarité masculine jouait à plein, opposant un front résolu à l’action dispersée des femmes, moins disposées à se grouper. Et déjà plusieurs de celles-ci, sensibles à l’autorité des voix mâles, étaient secrètement prêtes à trahir leur camp pour s’assurer la faveur des hommes, auprès de qui elles cherchaient leurs victoires. Agathe Donjazu, qui se plaçait toujours à la pointe des résistances féminines, sentit le flottement de ses troupes. Elle n’eut pas le temps d’intervenir.
-Viens-t-en donc trinquer, Tistin ! criait-on de l’estaminet.
Eh oui, parbleu ! C’était ainsi que tout finissait à Clochemerle. Quelques enjambées suffirent à Tistin la Quille pour s’agréger au bloc des hommes, et tous rentrèrent dans la salle pour commander à boire, laissant dehors les femmes avec leurs criailleries, leurs indignations et leurs grossesses. Ils entonnèrent le chant bien connu

A la tienne, Etienne
A la tienne, mon veux
Sans les garces de femme nous serions tous des frères

A la tienne, Etienne
A la tienne, mon veux
Sans les garces de femme nous serions tous heureux.

Dehors, Jeannette Machurat et Zoé Voinard restaient en présence, point départagées, puisque Tistin la Quille avait refusé de se prononcer. Avec son impudence habituelle, montrant la déformation de Jeannette, Zoé demanda :
-Où en êtes-vous de votre affaire ?
-J’entre dans mon huitième mois, répondit Jeannette. Je suis la première en date, je vous fais remarquer.
-Qu’est-ce que vous voulez dire ? riposta Zoé avec un faux étonnement. Nous n’avons rien en commun Jeannette.
-Oh que si ! Tistin la Quille est le père de mon enfant, qui est le plus avancé des deux.
-Il est le père du mien, protesta Zoé, mais pas du vôtre. Il me l’a juré sur l’oreiller, le seul endroit où un homme dit la vérité.
-C’est impossible, dit Jeannette.
-Est-ce que vous avez des preuves. Allez, sortez-les.
-Vous savez bien ce qu’il faut faire pour avoir un enfant !
-Ça peut le faire avec tout le monde. Et vous ne vous en êtes pas privée.
Zoé Voinard portait effrontément au compte de Jeannette ce qu’on pouvait lui reprocher à elle-même, car on la savait peu farouche. Plusieurs Clochemerlin auraient pu en témoigner n’eût été la crainte de s’attirer des ennuis à domicile.
-Vous mentez, Zoé. Je suis une honnête femme.
-Enceinte on ne sait pas de qui !
-Je le sais, moi. Je ne suis pas de celle qui font de leur lit un champ de foire... Comme vous, Zoé !
-Qu’est-ce que vous dites, Jeannette ? Retirez ça tout de suite !
-Je pourrai dire ceux qui vous ont fréquentée. Avec les détails, Zoé !
C’était probablement vrai. Entre eux les hommes se racontaient leurs bonnes fortunes, ne laissant rien ignorer des réactions qui avaient flatté leur amour-propre. Par des indiscrétions, quelques femmes pouvaient en avoir eu connaissance.
-Les détails ?
-De la manière que vous gigotez dans leurs bras, Zoé. Il paraît que vous êtes une fameuse au traversin.
C’était flatteur ou insultant, selon qu’on voulait l’interpréter. La compétitrice en second se mit à hurler qu’on touchait à son honneur –un honneur qui avait passé de main en main ! Il était visible qu’elle cherchait l’incident, en se couvrant de la responsabilité d’avoir déclenché les hostilités.

Ici commence la lutte, semblable à toutes les batailles de femmes qui, ne sachant frapper à plein poing, mais connaissant les endroits vulnérables de leur complexion, recourent aux pires perfidies pour se faire du mal. Zoé Voinard bondit sans préavis sur Jeannette Machurat, et visant ce qu’il y a en elle de proéminant l’atteint dans l’enflure de son abdomen, avant de s’acharner sur ses seins gonflés et douloureux, avec l’espoir dément d’en faire éclater les glandes mamellaires et de tarir la source de laiteuse ambroisie qui doit nourrir le nouveau-né. Le grand péril qu’elle court donne une énergie désespérée à Jeannette Machurat. Bien que désavantagée par la taille et gênée par son épaississement, elle laboure de ses ongles les joues de Zoé Voinard, y creusant des sillons d’où le sans se met à couler abondamment et la vue de ce sang qui les asperge porte au comble leur fureur, car elles croient saigner l’une et l’autre et que leur vie est menacée.
Zoé attaque maintenant à grandes bourrades des coudes la poitrine de Jeannette, écrasant ces ballons fragiles, heureusement compressibles, et Jeannette, bien que suffoquée par les coups qui meurtrissent le plus doux de son corps fécondé, continue de fouiller les plaies à vif de l’autre, avec des élans griffus de panthère défendant ses petits, lui tailladant le visage en tous sens, comme un morceau de filet de bœuf qu’on va passer à la casserole. Arrivant enfin au corps à corps, ventre à ventre et cuisses à cuisses, collées l’une à l’autre de toute la force de leur détestation, elles se saisissent aux cheveux et chacune tire furieusement, en conservant une main livre pour chercher à crever les yeux de son ennemie, lui arracher une oreille ou une narine, afin de la rendre à jamais incapable de susciter le désir masculin. Car c’est là l’enjeu de leur terrible combat et qui le rend impitoyable : infliger à l’autre une difformité physique qui en fera une créature plus regardable et foncièrement inapte. Si elles pouvaient mutuellement se déchirer le sexe jusqu’au nombril, le transformer en cicatrice répugnante, en caverne vidée d’organes et de muqueuses, ces furies le feraient sauvagement, pour s’assurer la victoire sur une désentraillée, en brandissant comme un scalp  la touffe arrachée d’un pubis exécrable. Deux amantes se battant à mort pour un homme, avec la haine qui monte de leur sexualité bouillonnante, c’est un des plus horribles spectacles qui se puissent voir, le hideux envers de l’amour dans son effroyable bestialité. Lutte de chiennes en chaleur, de hyène qui se disputent une proie. Echevelées, haletante, suante et d’une laideur abominable, elles combattent sans merci pour s’estropier, se disant confusément que l’homme, dont l’égoïsme ne fait pas de concessions, restera fidèle à la moins amochée. Elles sacrifieraient tout à ce dieu cruel, le mâle, acceptant même son dédain, pourvu que l’autre, également rendue intouchable, soit rejetée en sa faveur. Et peut-être que Zoé Voinard, qui cherche à abuser de sa force en plaçant un coup meurtrier, se montre moins perverse que Jeannette Machurat, qui serre les dents sur son atroce douleur afin de gagner le temps de bien défigurer sa rivale, de lui marquer le visage au fer rouge de sa haine et de sa vengeance, au nom de l’enfant qui remue en elle et lui insuffle son impitoyable courage.
La rage des deux forcenées fascine les femmes accourues de toute part, les tient sous le charme d’une grande hallucination collective, proprement phallique, comme si l’emblème érecté, sceptre de la puissance dont elles reconnaissent la loi, les requérait d’adorer sa suprématie. Plusieurs sont dans un état voisin de l’orgasme, en qui le spectacle de la brutalité peut provoquer le déchaînement sexuel. Ce qui les rend incapable d’agir, d’intervenir, n’étant attentives qu’à l’émoi profond qui les amollit, dont certaines n’ont que rarement le bénéfice. Par contre elles poussent des cris aigus et spasmodiques, qui forment une rumeur de poulailler affolé, de piaillements de pondeuses après l’œuf, et toutes s’ébrouent des hanches, comme les grosses Houdanes s’ébrouent des ailes, en cotcotant stupidement leur besoin de gésine au nez du coq qui les poursuit, avant de s’accroupir domptées sous le rutilant dominateur, la crête mordue, en dardant un œil ahuri, avec l’air de se demander ce qui leur arrive, les grosses coquines qui fabriquent du poussin à la douzaine ! Oui, toutes sont dans les transes, comme habitées par un succube malin qui leur tripatouille les fibres les plus intimes. Jeannette Machurat et Zoé Voinard peuvent bien se détruire sous leurs yeux, elles ne peuvent rien faire que geindre, en attendant que se calme leur exaltation sensorielle.

Le garde champêtre Beausoleil tomba là-dedans et jugea la situation d’un coup d’œil.
-Crénom, dit-il, c’est encore le cul qui les mène, ces satanées femelles !
Il se rua sur les veuves, les empoigna aux seins pour séparer leurs corps siamois, huileux de sueur et dont les rondeurs n’offraient pas de prise. Elles lui échappaient comme de gros serpents doux et mous, mais chauds et enlaçants, et de les tenir à pleins bras, en recevant leurs coups qui se trompaient de destination, il se sentait sombrer lui-même dans une déraison où se confondaient la défense de l’ordre et le plaisir de peloter ces bonnes garces. Dommage qu’elles fussent enceintes, encore que Zoé n’en laissât rien paraître, qui n’avait d’embonpoint que du derrière. Enfin, il réussit à les séparer, à les arracher l’une de l’autre, et chacune fut remise à des mains secourables.
Pour se calmer de son énervement, Beausoleil distribua de vigoureuses tapes à main plate sur les bas d’échine des dodues qui l’entouraient. Ces tapes lourdes, ébranlantes, arrivaient à point pour tirer ces dames de leur égarement, ou le dénouer. Alors sanglotantes, le corps rompu par le paroxysme hystérique dont elles venaient d’être le siège, les femmes se jetèrent dans les bras les unes des autres, avec les ronronnements d’après l’amour.
Pour la pauvre Jeannette Machurat, couverte de bleus et d’ecchymoses, la secousse avait été trop forte. A peine rentrée dans sa maison, elle fut prise des douleurs. On alla prévenir Mouraille qu’elle allait accoucher avant terme.
Quant à Zoé Voinard, en menant un raffut de cris déchirants, et jouant la comédie de la victime, elle fut conduite à l’estaminet, où les hommes ‘accueillirent avec empressement. Adèle Torbayon pansa son visage ensanglanté. Quand il fut couvert de sparadrap,  elle simula un malaise, afin de se rendre intéressante, de se gagner des sympathies qui allaient à ses formes plus qu’à son caractère. Poussant des soupirs à fendre l’âme, elle s’étendit sur un alignement de chaises, en veillant à bien mettre en valeur ses opulences. C’est contre ces opulences que vint buter le curé Patard, qui arrivait pour faire sa partie.
-Par les cornes de Belzébuth, s’écria-t-il, quel est ce chausse-trappe du diable ? La religion m’interdit de toucher à ça, ma belle je ne dois m’occuper que des âmes, en laissant de côté leur enveloppe charnelle. Mais dites-moi, vous avez là matière à quelques bonnes confessions ? Venez donc me parler un peu de vos péchés, vous en serez purifiée avant de vous mettre au vert.
Il avait toujours le mot pour rire, le curé Patard, et pour cela on le trouvait sympathique. Il se fit servir à boire, demandant au vin la somme d’illusions qui est à l’homme indispensable pour vivre.

*

Parlons maintenant de Claudine Soupiat, incapable de se tenir tranquille, tant son corps la tourmente. Amie de Lulu Bourriquet, elle avait été l’une des trois filles-mères dont l’aventure pour ainsi dire collective (elles s’étaient confiées à la même bande de godelureaux venus de l’extérieur) fit scandale. On espérait que cette dure épreuve l’aurait calmée. Ah, ouiche, ce fut tout le contraire ! La maternité, en lui donnant un superbe épanouissement, déchaîna la sarabande de ses fibres chaudes. C’est d’ailleurs la meilleure fille du monde, sincèrement prodigue d’elle-même –trop, hélas – qui ne sait ni se précautionner ni se garder, constamment occupée comme une province envahie et soumise à la loi du vainqueur. Quelle belle province aux blondeurs d’or, pareilles aux moissons sous le soleil d’une Beauce ou d’une Ukraine quand, dans les prés fleuris de Fond-Moussu, elle capitule à la première sommation. De chair lumineuse et fondante –lait, miel et mirabelles – un large sourire gourmand découvrant ses dents blanches, saine comme un produit de la campagne, c’est une énamourée perpétuelle. D’humeur égale et détendue, portant en elle le mécanisme simple de son apaisement, elle veut ne faire de peine à personne et promet toujours aux parents que sa conduite sera irréprochable. Mais si une main se pose sur elle, si un regard insiste un peu, une rougeur lui vient aux tempes, une électricité la parcourt, l’amollit, et voilà notre jupe-en-l’air qui perd tout contrôle, oublie ses résolutions, et faites de moi ce que vous voulez ! On ne peut rien là-contre, c’est héréditaire. Sa mère était déjà comme ça, Annette Soupiat, une eau dormante de femme, dévouée, jamais contrariante, et v’lan, dès qu’un homme l’approchait, un court-circuit des moelles l’embrasait de partout. Ça ne l’a pas empêchée de faire honnêtement sa vie, d’être  bonne mère de famille, et Soupiat n’en a eu que des satisfactions, à quelques écarts près, qu’il peut supposer, mais il n’a jamais cherché à savoir. C’est que Soupiat a des vues larges, une conception philosophique du bonheur. « Vaut mieux, dit-il, d’être fait un peu cocu par une bonne femme qui vous soigne et vous fait toujours des bonnes manières, que de ne pas l’être par une qui se retient et vous le fait supporter. Et pour les lèvres pincées, qui ont la vertu aussi imprenable que le portefeuille du notaire, autant vivre enfermé avec un gardien de prison. Regardez le pauvre Donjazu ! »
Il est en effet connu que Donjazu ne peut rien obtenir de sa femme (ce qui l’a conduit chez Félicité Traviolet) dont il doit supporter les mépris, les engueulades et els méchancetés (inspirés par l’insatisfaction de la dame, qui n’y trouve pas non plus son compte) et comme c’est une grande bougresse poilue, au squelette dur et peu viandé, il craint d’en recevoir des coups. Il la sait de premier mouvement et capable de tout lui lancer à la tête : une bouteille, la soupière, un tabouret. Un jour il a évité de justesse d’être assommé par un projectile qui sillonnait l’air. Il se le tient pour dit. On peut évidemment se demander pourquoi Donjazu s’est encombré de la moins épousable des femmes, qu’on pouvait déceler telle à première vue. C’est par suite d’une erreur de jeunesse (Notons en passant que beaucoup de mariages partent de là.) Et racontons la chose. C’était un dimanche. Donjazu avait vingt-cinq ans, et ce jour-là, il  était un peu saoul. Voyant passer dans la rue Agathe Pignate, grand échalas de un mètre quatre-vingts, par forfanterie, pour épater les copains, il tint le pari de l’aborder et de lui demander publiquement sa main, histoire de voir la tête qu’elle ferait. Cela se passa en présence des gars, tous pas mal éméchés. C’avait l’air d’une grosse farce. Mais Agathe Pignate ne le prit pas du tout ainsi. Elle se mit à pourchasser Donjazu, à le relancer partout, avec un formidable culot, poussée par l’intuition qu’elle devait saisir sa chance à tout prix si elle ne voulait pas rester fille à jamais. C’est par leur insistance, qui ne recule devant rien, que bien des femmes arrivent à se caser. La méthode réussit une fois de plus. Timide, chétif et peu séduisant Donjazu n’avait pas l’habitude d’être assailli par les demoiselles. Il fut quand même flatté de se voir l’objet de l’acharnement de cette bringue et se crut aimé pour de bon. Agathe  Pignate devint Agathe Donjazu. Sortant de l’église avec l’échalas à son bras, qui le dominait de la tête, Dinjazu se berçait encore d’illusions. Elles n’allèrent pas loin. Les tribulations de sa nuit de noces lui donnèrent la prescience qu’il venait de commettre la gaffe monumentale de sa vie. Il était trop tard. Un long supplice allait commencer.
Il ne peut être question de comparer Agathe Donjazu à des femmes comme Annette et Claudine Soupiat, celles-ci de la même espèce malgré l’écart des âges. Elles sont aux antipodes des caractéristiques féminines, en admettant qu’on puisse accorder la moindre féminité à la première, à part quelques détails d’une conformation grossièrement équarrie. Elle ne tient de son sexe que des défauts, sans y ajouter les doux comportements qui rendent si aimables Annette et Claudine, dont les penchants satisfaits assurent le bon équilibre nerveux et la parfaite santé physique.
Malheureusement les facilités qu’elle accorde, ou plutôt ne sait pas refuser, viennent de jouer un mauvais tour à Claudine Soupiat. La voici enceinte de nouveau. La mère s’en désole :
-Tu vas me fourrer ma pleine maison d’enfants, du train que t’y vas. T’es pas maligne, ma pauvre fille.
Elle reste, malgré tout, indulgente. Elle aussi avait pris un départ précipité à dix-neuf ans, et si Soupiat n’avait pas été honnête... Avec des tempéraments pareils, à qui se confier : Dieu, diable ou ange gardien ? Mais elle secoue sa fille :
-Allez, remue-toi. Avec la tournure que ça prend, t’auras pas le temps de faire la délicate sur des chaises longues !
Pourtant les choses sont en voie d’arrangement. Le père du second enfant s’est convaincu après des essais répétés que jamais il ne rencontrera une meilleure fille que Claudine, avec un si délicat grain de peau, un teint si éclatant, de si bonnes dispositions naturelles, et cet air de bonne grâce, toujours... Puisqu’il faut se marier tôt ou tard, et qu’on se marie pour passer dans sa maison une grande partie de sa vie de la plus agréable façon possible, il est sage de choisir, pour les avoir constamment en face de soi, un beau corps et un gentil sourire, qui vont en général avec un bon caractère. Il y en a qui mettent leur point d’honneur à épouser une demoiselle tout à fait intacte. Cette prétention vaniteuse comporte des aléas : on ne sait jamais ce qu’une vertueuse fiancée pourra donner. Le bonheur ne se trouve pas forcément dans un vase scellé dont on ignore le contenu. Bien des gens, même à Clochemerle, s’y sont fait pendre. Et d’ailleurs si l’on y réfléchit : une dulcinée trop prude a souvent des motifs peu avouables de cacher son jeu. Assurez-vous donc que les pudeurs de la demoiselle ne lui servent pas à dissimuler une imperfection, et ensuite qu’on amène la promise, pour vite l’installer à demeure et l’avoir toute à soi, car un autre, la voyant appétissante et chagrine, ne tarderait pas à la vouloir consoler. Ce pourrait être le cas pour cette charmante Claudine, une des plus jolies filles du pays, qui respire le plaisir de vivre qu’elle ressent profondément.
Après tout, le premier amant de Claudine a disparu, on ne le reverra pas dans la contrée. Il ne risque pas de se produire ce qui s’est passé autrefois pour Tripotier et Malatoisse, à propos de de Claudia Tripotier, qui fut en son temps une beauté. Celles-ci était comme engagée à Malatoisse, à qui elle avait donné des preuves d’attachement qui valaient mieux que promesses. On considérait déjà leur mariage comme certain. Lorsque revint du régiment Sabas Tripotier, qui était incontestablement plus beau garçon que Malatoisse. Au premier coup d’œil Claudia en tomba éperdument amoureuse, et bientôt elle lui prodiguait les élans de sincérité qu’elle n’avait pas marchandés à Malatoisse. Mais le regret de s’être trompée décuplait largement la chaleur des sentiments qu’elle témoignait à Tripotier, par qui elle se fit épouser tambour battant. De quoi Malatoisse fut très vexé, et même meurtri. Sa seule vengeance c’était, chaque fois qu’il croisait Tripotier, de sourire avec un air d’ironie qui voulait dire : «  Tu as beau faire le malin, j’ai b... ta femme ! » Et comme Tripotier n’avait pas tardé à être instruit du passé de Claudia, il comprenait parfaitement la signification de ce sourire, qui lui donnait une grande envie de casser la gueule à Malatoisse. Il lui fallut cinq ans pour rétablir la situation. Au bout de ce temps, il réussit à coucher avec Lucie Malatoisse, non qu’il en eût très envie, car elle ne pouvait se comparer à Claudia, mais c’était pour le principe. Lucie Malatoisse lui céda surtout pour se venger de Claudia, réputée plus jolie femme qu’elle, et dont elle avait épousé les restes (elle aussi connaissait l’histoire). A son tour Tripotier put arborer un sourire ironique qui voulait dire ! «  Moi aussi, j’ai b... la tienne ! » Et comme des gens bien intentionnés n’avaient pas manqué de révéler à Malatoisse son infortune, il avait grande envie de casser la gueule à Tripotier. Ces choses-là créent toujours une gêne entre personnes appelées à se rencontrer fréquemment. Tripotier et Malatoisse, bien qu’ils fussent quittes, restèrent toujours ennemis. Et Claudia Tripotier et Lucie Malatoisse, bien qu’également quittes, n’ont jamais pu se sentir.
-Comme ça, dit l’Annette Soupiat à sa fille, c’est en couchant que t’as fini par pêcher un mari ? T’as bien de la chance !
La chance n’accorde jamais rien qu’on n’ait mérité de quelque façon. C’est en suivant sans calcul la pente de son instinct, en se confiant sans réserve à qui lui a dit l’aimer, qu’elle vient de réussir là où elle avait échoué une première fois. Certes la méthode ne va pas sans risques et ne serait pas à conseiller à tout le monde : il y a faut des dons naturels, et rencontrer le garçon à même de les apprécier. Mais il existe, Dieu merci, des hommes qui, refusant d’acheter chat en poche, savent par contre découvrir le bon d’une femme et lui en tenir compte. Les parents de Claudine Soupiat ont lieu de se réjouir que leur fille se soit casée, grâce aux francs abandons qui ont administré à un amant la preuve de sa gentillesse et de ses intimes qualités féminines. Sa sincérité a triomphé des préjugés.

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Les parents de Lulu Bourriquet, eux, sont plongés dans l’inquiétude et la désolation. Leur fille les a quittés brusquement, sans que rien eût fait pressentir sa décision. Ils ont seulement reçu d’elle, postée de paris, une lettre froide où, sans cacher son mépris pour Clochemerle et la terne existence réservée à ses habitants, elle leur annonçait son intention de « vivre sa vie ». C’est une formule très à la mode depuis quelques années, ainsi que « ton corps est à toi », ce qui ne fait aucun doute, encore qu’il faille considérer qu’un corps ne peut se suffire seul, spécialement un corps de femme, dont les servitudes restreignent l’indépendance.
Pour cette raison, des garçonnes à jupe courte et nuque rasée, faciles maîtresses des danseurs mondains, ont vite interrompu leur périple fantasque pour se fixer dans quelque couche sérieuse, qui leur assure un toit et un financement régulier. N’importe : romans et journaux parlent toujours d’évasion, d’accomplir son destin, d’épanouir sa personnalité sans autre considération qu’une réussite strictement individuelle, qui justifie d’être impitoyable. On admire les forts, les aventuriers, les arrivistes féroces, les belles écumeuses des palaces. La presse et la radio ont la puissance de promouvoir au premier rang de l’actualité la vedette et le bestseller, de concentrer sur eux les caméras et les mille trompettes de la renommée brutale. Cela fait rêver bien des têtes qui veulent jouer leur chance de gloire et de fortune dans ce charivari de célébrités.
Lulu Bourriquet était de celles-là. Et la voici partie pour la capitale, que les jeunes conquérants abordent par la périphérie des veaux quartiers où évoluent les gens connus. Et vont commencer les démarches, les besognes préparatoires, les jours sans argent, parfois sans pain, tout ce qui constitue la longue attente de ceux qui luttent pour sortir de leur obscurité par le talent ou la beauté, sur un marché où ces deux valeurs sont offertes à profusion. Quelques-uns émergent, réussissent à monter ; d’autres, les plus nombreux, sont renfoncés dans la foule anonyme qui se referme sur eux.
Que peut faire là-dedans une Lulu Bourriquet, qui croit, la pauvrette, que le cinéma l’attend, comme si des milliers de filles  aussi jolies qu’elles n’étaient pas attirées comme des phalènes par l’aveuglante lumière des sunlights ? Elles ne peuvent pour la plupart que s’y brûler les ailes, ces jeunes belles de nui qu’on voit dans les bars, la cigarette aux lèvres, les cheveux fous, les seins libres sous un chandail afin de gonfler bravement leur personnage, proposer leur beauté aux magiciens qui dispensent le bout d’essai ou le petit rôle de figurante, cent fois promis et qui ne viennent jamais. Il ne suffit pas, fillette, d’un minois et d’un corps gentillet  pour que la gloire vous ouvre les bras. Cette dure marâtre exige beaucoup des êtres dont elle fera ses favoris... Enfin une question se pose : en quelle compagnie Lulu Bourriquet a-t-elle filé, car certainement elle n’est pas partie seule. Il lui faut un protecteur, et l’on sait de quel prix se paie toute protection masculine. On en parle dans le pays. Et l’on fait affront aux Bourriquet, comme autrefois aux Frigoul, avant que la réussite d’Anaïs fût connue.

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Pythonisse pessimiste, Mme Fouache triomphait. Tout en se bourrant le nez de tabac pour dégager son cerveau des humeurs et se garder l’esprit clair, elle versait la bonne parole à une petite société choisie.
-Qu’est-ce que je vous avais annoncé, Mesdames ? Cette fois nous sommes en plein babylonisme.
Elle voulait dire, les mœurs n’ayant cessé de se relâcher, les gens s’étant mis à vivre dans la cupidité et la luxure, que Clochemerle tombait au plus bas de la dépravation. Cela présageait les grands malheurs qui préparent la fin des empires et la débâcle des civilisations. Ils allaient fondre sur leshommes comme des châtiments.
Mme Fouache était toujours à l’affût des sinistres et des cataclysmes. Rivée à la banquette de son débit, elle demandait chaque jour aux journaux un assortiment de faits divers bien horribles, bien sanglants, sur lesquels elle pouvait épiloguer, en personne qui avait connu des temps plus dignes, où chacun couvrant son corps avec une grande décence, portant gibus et redingote pour les hommes, voilette et jupe longue pour les femmes, se tenait à son rang et se consacrait sans récriminer à la tâche qui lui était assignée. Ayant occupé autrefois la conciergerie d’une grande préfecture, elle y avait connu le faste des mondanités protocolaires, baise-main, courbettes et ronds de jambe, devant les alignements impassibles des cochers et des gardes républicains. Elle en gardait le respect des hiérarchies civiles, militaires et même religieuses. Elle aimait la pompe et les puissants, et s’autorisait des splendeurs révolues pour mépriser une société décadente, qui manquait de tenue et de savoir-vivre.
Il faut dire que Mme Fouache se rencontrait avec un certain retournement de l’opinion. Pour s’être avancés trop vite dans les voies du progrès, dont ils avaient tellement attendu, les Clochemerlins se sentaient fortement déçus. Que leur avait apporté le progrès ? Des engins plus ou moins perfectionnés, mais l’usage en était souvent ruineux, quand leur prix élevé ne les mettait pas hors de portée. C’était bien beau les autos,  les baignoires, les frigidaires, les cuisinières électriques, les postes de radio, mais qui pouvait se permettre d’acquérir tout cela ? On créait aux gens des besoins nouveaux sans leur procurer les moyens de les satisfaire. Il manquait une science nouvelle, capable de plier  les machines à l’homme, alors qu’on pataugeait dans l’anachronisme d’un système qui faisait de l’homme l’esclave des machines. C’était d’une stupidité profonde. Il sautait aux yeux qu’il y avait désaccord entre les moyens de production et le nombre des consommateurs, la majeure partie des masses étant retranchées de ce nombre, dont l’accroissement eût seul procuré les débouchés nécessaires.
-De toute façon, observait Mouraille, on arrivera un jour au point de saturation mondiale.
-Je l’espère bien, disait Samothrace. Ce jour-là nous entamerons enfin l’ère du machinisme profitable.
-Expliquez-vous, poète !
-Lorsque le monde sera saturé d’appareils de tout genre, il suffira de ramener la production à une simple cadence d’entretien et de remplacement.
-Et alors ?
-Alors, on pourra libérer l’humanité du fardeau d’heures de travail qui l’abrutit depuis des millénaires. Gagner son pain à la sueur de son front, c’est une morale dont les négriers ont largement abusé. Ce qui fait qu’on a laissé s’atrophier la faculté pensante de l’homme.
-Et vous croyez que les hommes sauront tirer un bon parti des loisirs que vous leur donnerez ?
-Ça ne se fera pas en un jour. Toute évolution est lente. Songez à l’âge du feu, à l’âge de la pierre, à l’âge du bronze. Nous sommes à l’âge des machines. Il faudra bien qu’il soit suivi de l’âge de l’intelligence.
-Comment concevez-vous les applications de votre intelligence ?
-L’intelligence dont je parle se nommera d’abord altruisme. Il faudra bien que l’individu en arrive à comprendre que son intérêt n’est pas en lui-même, mais dans l’amélioration de ses rapports avec ses semblables. Que l’homme soit un loup pour l’homme, à quoi cela peut-il conduite, avec les outillages énormes dont le monde va disposer ? Voulez-vous mon opinion ? J’estime que l’humanité, sur le plan moral et spirituel, n’est pas sortie encore de sa préhistoire – A part des individus exceptionnels qui n’ont pas voix au chapitre. Si on ne cherche pas le salut dans la voie que j’indique, on peut considérer que l’aventure humaine approche de sa fin. Vous ne souscrivez pas à mon programme, docteur ?
-Mais si, mon cher Samothrace, j’y souscris de tout cœur. Et s’il ne tenait qu’à moi... Malheureusement votre programme a quelqu’un contre lui.
-Qui donc ?
-L’Homme, cet imbécile !

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Le moment est venu de le révéler : Coiffenave pinçait bien les fesses à l’église. Il en fit l’aveu à Tistin la Quille, un jour qu’ils avaient beaucoup bu ensemble. Mais le bedeau précisa qu’il choisissait ses têtes, s’attaquant de préférence à Pauline Coton, Aglaé Pacôme et quelques autres. Il faut croire que l’outrage n’était pas si désagréable à ces personnes, à moins qu’elles ne s’offrissent par piété à ce genre de persécution, car elles entraient de préférence à l’église à l’heure la plus favorable, vers la tombée de la nuit. Elles s’agenouillaient dans le coin sombre d’une nef latérale, près d’un pilier ou du confessionnal,  d’où Coiffenave surgissait sur ses pantoufles de feutre, la dextre prête comme une pince de crabe, et zioup ! il leur plantait  un pinçon-tourniquet dans le gras. Il paraît que les réactions de ces bizarres pénitentes étaient tout à fait curieuses. Une chose en tout cas paraissait digne de remarque : jamais elles ne se retournaient, donnant à penser qu’elles attribuaient ces sournoiseries à une puissance infernale spécialement chargée de les tourmenter dans leur chair, et qu’elles subissaient dévotieusement ce tourment en expiation de leurs péchés.
-Diable, petit coquin, laissez-moi ! minaudait Aglaé Pacôme, en balayant de sa main à mitaine la partie postérieure de sa personne, comme un quadrupède chasse les taons de ses flancs.
Pour Pauline Coton, elle émettait un long chevrotement inarticulé, en se tortillant beaucoup, avant de répéter à plusieurs reprises : « Satan, vilain cochon ! »
Puis l’une et l’autre s’abîmaient dans une transe soumise, avec un frissonnement de l’échine, comme attendant une récidive qui leur gagnerait de nouvelles indulgences. Mais Coiffenave-Lucifer n’y revenait pas à deux fois. Il avait déjà pris de la distance pour s’embusquer à plusieurs mètres et couronner son exploit d’un grognement guttural, qui avait bien quelque chose de diabolique. Alors ces demoiselles terminaient rapidement leurs prières et gagnaient la sortie en tenant leurs regards pudiquement baissés, dans la crainte sans doute d’apercevoir un monstre obscène et juponnier.
-C’est tout ce qu’elles ont dans la vie ! conclut Coiffenave. Et moi, ça le fait un peu de distraction.
Il ajouta qu’il connaissait un secret : Pauline Coton était amoureuse du curé. Observant tout sans qu’on le vît, il l’avait surprise dans la sacristie en train d’embrasser avec fougue les ornements sacerdotaux que revêtait l’abbé Patard pour officier. Et il avait trouvé des fleurettes dans le confessionnal.
-Elle lui écrirait des billets doux, ça m’étonnerait pas. C’est toutes des pauvres dingos, ces filles-là !
Toutes, pas forcément. Il n’est pas incompatible d’être vieille fille et bonne personne. On en a la preuve par Mlle Muguette, aimée de tous. C’est une demoiselle sans âge, de faible santé, qui mange comme un oiseau et vit de rien. Et pourtant la plus gaie, la plus obligeante des créatures,  prête à rendre service en toute circonstance et à toute heure. Y a-t-il un malade quelque part, elle accourt ; des enfants à garder, elle est là ; un mort à veiller, on la voit paraître, chétive, tenant à peine debout, et pourtant résistante à force de bon vouloir. Son corps ne s’est jamais développé entièrement. Ce qui fait qu’on aurait honte de se plaindre devant cet être menu, qui n’a que tendresse et indulgence pour ses semblables. Son petit visage, point modelé jusqu’à l’achèvement, resplendit de prévenance et de gentillesse.
Frêle jusqu’à l’infirmité, sans famille, n’ayant rien à attendre, elle trouve le moyen d’être heureuse. Comme c’est bizarre, le bonheur ! Mme Pimpaler, la femme du notaire, une bourgeoise morgueuse, pourvue, soignée et servie, a toujours l’air d’avoir pris de la mort-aux-rats dans son petit déjeuner. Et cette Muguette si démunie, presque à la charité publique, rayonne d’insouciance et de plaisir. On aurait envie de l’embrasser pour son grand courage.
Alors quel est le secret ? Les gens se le demandent avec étonnement en voyant trottiner comme une souris diligente Mlle Muguette, en quête d’une bonne action, aussi fermée aux intrigues et jalousies du bourg que peut l’être Rose Bivaque faisant sauter le petit Dius sur ses genoux.
-Comment faites-vous donc, Mademoiselle Muguette, pour être toujours si contente ?
On se retient de lui dire : vous qui auriez tant sujet de vous plaindre. Elle répond :
-Mais je ne fais rien d’extraordinaire. Je ne pense pas à moi, voilà tout. Essayez. Vous verrez comme c’est simple .
Comme c’est simple !
-Et l’avenir, vous y pensez ?
-Jamais, voyons ! Faite comme je suis, je devrais être morte depuis longtemps. Et cependant, je vis. N’est-ce pas merveilleux ?
-Vous ne changeriez pas votre part contre celle de personnes ?
-Pour quoi faire ? Les gens qui ont envie de changer de sort doivent être bien malheureux. Enfant, j’étais incapable du moindre effort, du moindre travail, parce que j’ai été très retardée dans ma croissance. Et maintenant je réussis à me rendre utile. N’est-ce pas admirable ?
-Et ça vous vient comme ça, de bon matin, le contentement ?
-Oui, dit Mlle Muguette. En ouvrant les yeux, je vois la lumière, le soleil. Je suis contente. Je prépare mon café, je fais mon petit ménage, je dis bonjour à l’un et à l’autre, de ma fenêtre. Je suis contente. Il y a des moments om je m’assieds toute seule et je me dis : « Comme il est donc agréable de vivre ! » Est-ce que vous ne vous le dites jamais ?
-On n’y pense pas...
-Il faut y penser. C’est une habitude à prendre. Vous verrez comme vous vous en trouvez bien. La vie est pleine de petits plaisirs. Avec ces petits plaisirs, on fait du bonheur. Rien n’est si amusant.
Cette Mlle Muguette, quand même, pas plus grosse qu’une coccinelle ! mais comment peut-elle bien faire ?
-On ne vous voit pas souvent à l’église, il me semble ? lui demande, faussement sévère, le curé Patard.
Elle lui répond gaiement :
-Le Bon Dieu n’a pas besoin d’une puce comme moi. Et j’ai à m’occuper de tant de personnes. Vous ne pensez pas qu’il m’en veut ?
-Non, je ne crois pas, répond le curé Patard.
Moi non plus, dit Mlle Muguette. Mais vous savez, je lui dis merci au Bon Dieu.
-De quoi lui dites-vous merci ?
-De tout ! dit Mlle Muguette dans un sourire qui découvre ses petites dents de rongeur. Car elle vit de grignoter.
Oui, c’est bien bizarre, le bonheur !
Malheureusement la règle d’or de Mlle muguette, ne pas penser à soi, peu de gens savent la mettre en pratique. Trop exclusivement occupés d’eux-mêmes, ne voyant que les sujets de mécontentement au lieu des raisons qu’ils auraient d’être heureux, ils font de leur vie une plante dont on arroserait le pied avec de l’acide. Ils s’étonnent ensuite que la plante ne fleurisse pas, ne porte pas de fruits. C’est ce qui se passe à Clochemerle en ce moment, à cause du désordre qui règne partout dans le monde. Mais pourquoi s’en affliger ? Beausoleil, toujours en tournée et qi salue les gens de porte en porte, enseigne la sagesse aux Clochemerlins :
-Pendant la Grande Guerre, dit-il, il avait fallu confier le vignoble et la futaille aux femmes. Ça, c’était de la misère ! Mais la guerre a fini, vous êtes rentrés chez vous, la vigne a produit bon, le vin s’est bien vendu. On a électrifie la commune, vous avez acheté vos autos et vos radios. De quoi vous allez vous plaindre ?
-On a pris des habitudes..., disent les Clochemerlins.
-Si j’étais de vous, dit Beausoleil, je ne toucherais pas à la politique. Le gouvernement, quand on le laisse tranquille, il ne sait déjà pas bien ce qu’il fait. Si vous vous mettez à le bousculer, il flanquera la pagaille dans vos affaires. Et vous savez ce que vous direz : ça allait mieux avant !
Mais allez raisonner des excités ! Ni Mlle Muguette et Beausoleil, ni Samothrace et le Dr Mouraille ne peuvent calmer les esprits. Jules Laroudelle, lui, fait tout pour les monter. Il attendait son heure pour intervenir. Cette heure, après la bataille des veuves, il la croit venue. Sus à Piéchut !

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L’attaque fut menée avec brusquerie au Conseil municipal, dès l’ouverture de la séance.
-Je demande la parole, dit Laroudelle, pressé de mettre Piéchut en difficulté. Est-ce pour qu’il engrosse les femmes du pays que la municipalité entretien un chômeur ? J’exige une réponse sans faux-fuyant de M. le Maire.
Il ajouta, tourné vers les conseillers municipaux, que ses paroles semblaient frapper :
-Ce sont nos responsabilités morales qui sont en jeu. Je pense, Messieurs, que vous le comprenez ?
-Mais, dit Piéchut qui, avec son flair de vieux routier, s’était tenu aussitôt sur ses gardes, nous n’avons assigné au chômeur aucun programme, pas plus que nous n’avons fixé de limites à ses activités privées. C’est un contrôle qui sort de nos attributions, mon cher Laroudelle.
-Je poserai donc la question sous une autre forme. Versons-nous les deniers des contribuables...
-Sept franc cinquante par jour !
-C’est encore trop ! Versons-nous les deniers des contribuables à un fainéant pour qu’il consacre son temps au soulagement des veuves ?
-S’il les soulage vraiment pour sept francs cinquante par jour, avouez que ce n’est pas cher ! Et que la commune pourrait plus mal employer l’argent. Le cas des veuves est à considérer. Essayez, Laroudelle, de vous mettre un peu à leur place...
Tout le Conseil comprit alors que Piéchut était en forme et qu’on allait s’amuser. Laroudelle eut conscience du danger. Il répliqua sèchement :
-Je parle sérieusement, Monsieur le Maire.
-Moi également, cher ami. Je voudrais vous faire sentir que nous n’avons rien à reprocher à Tistin la Quille sur le plan du chômage. En acceptant notre allocation, il a pris tacitement l’engagement de ne pas travailler, mais pas celui de ne pas faire l’amour. De notre côté, nous ne pouvons envisager d’en faire un eunuque. La modicité de ce que nous lui versons ne correspondrait pas à la valeur des objets supprimés.
Des rires s’élevèrent. Se sentant le vent en poupe, Piéchut accentua son effet :
-Je crois que personne parmi nous n’accepterait pareille transaction : les sacrifier pour sept francs cinquante par jour. Nous évaluons à plus haut prix ces précieux ustensiles. Et vous-même, cher ami, si vous voulez me permettre de parler des vôtres, sans empiéter sur les privilèges de Mme Laroudelle...
Le reste se perdit dans un tonnerre de rigolades, qui fut long à se calmer. Quand le silence fut enfin rétabli :
-Trêve de plaisanterie ! ragea Laroudelle. Je ne suis pas ici pour parler des parties naturelles de Tistin la Quille.
-Elles dominent pourtant ce débat !
-Alors je vous demande : convient-il de leur servir une rente ?
-C’est à l’homme que nous servons la rente, et je vous répète que nous ne  pourrions sans cruauté le priver de ses attributs. Tistin la Quille est un chômeur loyal. A moins que vous ne fournissiez la preuve que les veuves rémunèrent ses services. Et même en ce cas il est douteux que nous puissions intervenir, l’argent ainsi gagné ne pouvant être considéré comme un salaire normal.
-Je répète que les veuves sont enceintes. Pour une c’est prouvé, puisqu’elle vient d’accoucher.
-D’où nous pouvons conclure qu’il eût été dommage de laisser inemployées ces deux personnes, puisqu’elles font preuve de capacités que je n’hésite pas à qualifier de patriotiques. Vous avez bien entendu dire, Laroudelle, que la France tend à se dépeupler ?
-Je ne crois pas qu’il soit souhaitable de la repeupler de Bâtards ?
-Soyez sans crainte : le terme ne figure pas dans statistiques. Et pour ce qui est du chômeur, dont nous n’attendions rien de bon, on ne peut que le féliciter d’avoir donné à la France deux futurs citoyens.
-Je demande alors que Tistin la Quille épouse une de ses victimes.
-Voyons : étaient-elles consentantes, oui ou non ?
-Je ne veux pas le savoir.
-C’est important, cependant !
-Messieurs, on parle couramment de « filles séduites ». Ce qui prouve bien que la bonne fois de ces malheureuses...
-Pardon ! dit Piéchut. L’expression « fille séduite » concerne des débutantes, auxquelles on peut en effet trouver des excuses. Mais vous plaidez la cause de veuves de trente-cinq et quarante ans qui ne sont pas, comme on dit, tombées de la dernière pluie. Ces dames savaient de quoi il retournait.
-Leur refusez-vous réparation ? Veuillez le dire publiquement, j’en prendrai acte devant témoins.
-Je n’ai rien à refuser ou accorder, n’étant personnellement pour rien dans ce qui leur arrive. Mais de toute façon Tistin la Quille ne peut épouser deux femmes.
-Il peut en épouser une. J’estime qu’il le doit.
-En exprime-t-il le désir ?
-On peut l’y contraindre.
-Ce n’est pas légal
-On peut l’y contraindre sans manquer à la légalité. Simplement en lui retirant son titre et son indemnité de chômeur.
-Ah, réfléchissons bien, dit Piéchut. Retirer son indemnité à Tistin pour le mettre dans l’obligation d’épouser une des veuves, cela revient à lui imposer le mariage comme un travail obligatoire. Ce serait ravaler le mariage à un niveau... Votre proposition est immorale, Laroudelle.
-Ce qui est immoral, c’est de laisser des enfants sans père. Des enfants conçus dans la flânerie et la débauche, aux frais de la commune. Alors que nous savons très bien...
-Qu’est-ce que vous savez très bien ? La paternité est sujette à caution.
-Les deux veuves affirment...
-Oh, dit Piéchut, les femmes affirment toujours dans le sens qui les arrange. Entre nous, la fidélité des veuves, est-ce que vous en mettriez votre main au feu ?
-Il n’est pas question...
-Remarquez que je n’incrimine pas les deux honorables dames enceintes. N’ayant plus de titulaire attaché à leur personne, elles peuvent se permettre bien des choses. Et s’il leur plaît de se confier aux rôdeurs...
-Aux rôdeurs ?
-Vous savez bien, mon cher Laroudelle, que les maisons sans homme sont les plus accueillantes. Et qu’elles sont aussi les plus recherchées, les plus fréquentées...
On voit le ton. Si l’on tient compte des mobiles qui l’animaient, rien moins que moraux en dépit des apparences, Laroudelle montrait peu de bonne foi dans cette affaire. Il faut cependant lui rendre cette justice qu’il en montrait plus que Piéchut qui, lui, n’en avait aucune. Ce dernier, qui connaissait la haine recuite de son ancien camarade, avait subodoré sa vindicte dès le début de la réunion. Il savait que Tistin la Quille et ses amantes, qui semblaient être le grave objet du débat, n’en étaient que le prétexte fallacieux. Jouer du tambour sur le ventre de deux veuves enceintes, pour battre à son profit le rappel des voix hésitantes, c’était bien dans la manière hypocrite de Laroudelle. Piéchut avait assez pratiqué le bonhomme pour savoir que la morale et les scrupules ne l’avaient jamais empêché de dormir. Dans leur jeunesse, quand ils sortaient ensemble, c’était toujours Laroudelle qui entraînait les autres au mauvais lieu.
Bel homme, Piéchut avait eu son compte d’aventures, mais d’aventures sans tricheries, fondées sur un mutuel « tu me plais » qui excluait toutes récriminations pour l’avenir. On doit ajouter que le sénateur avait un sérieux retour de flamme de ce côté-là, depuis qu’il vivait à Paris, où il fréquentait les grands restaurants et mangeait une nourriture épicée. L’exercice du pouvoir lui avait redonné du rein. Et son mandat de parlementaire attirait à lui pas mal de solliciteuses qui troquaient facilement leurs faveurs contre une faveur. C’est la monnaie courante de petits arrangements où la politique a son mot à dire. Il  était d’ailleurs à un âge où l’on se donnait à lui sans passion, et les démarcheuses d’antichambre, rompues à cet exercice, s’en acquittaient comme d’un devoir mondain.
Piéchut avait la conviction que Laroudelle, placé comme il l’était, se dut conduit en vraie crapule. Il y avait chez lui quelque chose de libidineux et de fourbe qui n’échappait pas à un œil attentif. Le maire n’avait donc aucune raison de ménager son ennemi, et il entendant le battre sur le terrain où l’autre avait porté son attaque. La conclusion de tout cela, c’est que Piéchut et Laroudelle se moquaient également de Tistin la Quille et des deux veuves, et que les principes soulevés à propos de ce trio leur étaient également indifférents. Ils réglaient une querelle personnelle, devant un public qui comptait les coups.
Laroudelle avait constamment à la bouche les grands mots de Justice et Progrès –comme Piéchut, d’ailleurs. Ils les tournaient férocement l’un contre l’autre, comme si la justice et le progrès fussent l’apanage d’un seul clan et l’expression d’une seule conscience. La vérité, c’est que Piéchut voulait rester puissant, alors que Laroudelle voulait le faire choir de sa situation. Battu au Conseil municipal, le jaloux combinait de nouveaux plans pour arriver à ses fins.








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