samedi 28 décembre 2013

2- Tistin se fait inscrire

-Je viens me faire inscrire.
Cette parole était prononcée fermement, catégoriquement, par un homme qui, de toute évidence, se sentait bien sûr de ses droits, dans un clément pays où sont gravés au fronton des monuments publics ces trois mots encourageants : Liberté, Egalité, Fraternité. A s’en tenir à la lettre de ces trois mots-enseigne, patriotiques et tricolores, il est certain que les citoyen  peut exiger bien des choses. Et même – que la République l’ait ou non voulu – dans un esprit vraiment chrétien, égalité et fraternité revenant sans cesse dans l’enseignement qui fut prêché en Palestine il y a deux mille ans.
-Je viens me faire inscrire.
Cette parole était prononcée à la mairie, dans une petite salle poussiéreuse et sordide – comme sont en général en France les endroits réservés au public –où Ernest Tafardel, au milieu de ses plumes et crayons, règles, grattoirs et encres de couleur, officiait, docte et recueilli, le nez dans ses paperasses, dont les dossiers s’amoncelaient sur les tables et les étagères. Cet antre, qui sentait la colle, le mégot froid et la sueur de pied, était à Clochemerle le propre sanctuaire de l’application des lois, lesquelles requièrent en général de grands préparatifs d’écritures et de multiples démarches. Le manque d’hygiène du lieu, son manque absolu de confort et de gaieté attestaient avec quelle scrupuleuse parcimonie dans la dépense en usait l’administration qui gérait les deniers publics. Il y avait de quoi rassurer les contribuables d’une nation méfiante, épargneuse, qui aime à se dire que les  choses continueront d’aller comme elles allaient au bon vieux temps de nos pères. Le mot liberté, d’un effet déjà si puissant sur les esprits français, rayonnait à Clochemerle d’un éclat auguste. On y avait l’horreur instinctive des policiers et des fonctionnaires, dont on craignait les dangereux empiètements. Il faut de l’ordre certainement, mais qui ne soit ni tatillon ni inquisitorial. Mieux vaudrait un désordre cordial et rigolard, climat propice à la débrouille, que d’avoir à subir les avanies des pète-sec des bureaux et les enquêtes des embêteurs professionnels (« Dire qu’on paie des gens pour empêcher les autres de travailler tranquilles ! »)
-Je viens me faire inscrire, répéta l’homme sûr de son droit, avec un flegme qui annonçait son intention bien arrêtée de tenir tête à n’importe quelle puissance écrivassière, chargée de l’interroger et de consigner sa demande sur une pièce à caractère officiel.
-Un instant, répondit Tafardel sans s’interrompre. Asseyez-vous.
L’homme n’en fit rien. Tout en roulant une cigarette, il retourna vers la porte donnant sur la place de Clochemerle. Il l’ouvrit et s’accota au chambranle, pour écouter le piaillement des oiseaux dans les arbres et regarder les petits nuages blancs qui jouaient à saute-mouton dans le ciel. La nature en était aux premiers frémissements des sèves, aux premiers soulèvements de la terrer amollie par les dégels, et dans les cloques ainsi formées grouillaient des larves qui attendaient leur mue. Des bouffées d’air tiède et langoureux charriaient des odeurs qui n’étaient pas encore les vrais parfums des fleurs, mais arômes déjà enivrants du grand éveil annuel qui n’allait pas tarder à se produire. Le soleil dardait une chaleur caressante, qui donnait aux gens des frissons de la moelle et l’envie de faire le gros dos. Belle journée, vraiment, pour flemmarder, pour se dorloter l’âme à petits coups de rêves, de désirs vagues mais qui chatouillaient délicieusement les reins !
Cependant le vieil instituteur amorçait, avec des ronds de main, de belles courbes d’écriture, pour tracer sur la couverture d’un dossier ces titres importants :

            Etat de prévision des travaux de voirie communale
                                   Propositions écartées
                                               Archives

Enfin Tafardel se rejeta en arrière, examina complaisamment son travail où l’encre brillait en larges coulées fraîches, retoucha une ou deux lettres et renforça un trait. Alors satisfait, il leva la tête et considéra l’homme sûr de son droit, qui lui tournait le dos avec une patience paisible, en solliciteur qui disposait de tout son temps et ne se laisserait pas éconduire. Visiblement, un obstiné à exiger. Il le reconnut. C’était Baptistin Lachoux, dit Tistin la Quille, cousin de Baptistin Lachoux le cantonnier, dit Tistin Bègue.
Ce Tistin la Quille, estropié depuis un accident d’enfance, encastrait dans l’armature d’un pilon le genou de sa jambe repliée. Certains le soupçonnaient de forcer sur l’infirmité pour profiter de l’apitoiement et de l’indulgence qu’on ne peut refuser à un invalide, mais cela il fallait le prouver. Comptant parmi les rares gueux de Clochemerle, pays de petites propriétés, il vivait de louer ses services pour piocher la vigne, scier et rentrer du bois, brouetter des déblais, etc. Peu porté à l’effort, il se laissait acculer au travail par la dernière extrémité, et d’ailleurs se lassait vite. On ne pouvait espérer le revoir longtemps sur un chantier. On le disait en somme fainéant, ficelle, ivrogne et chapardeur. A quoi il répondait que sa carrière de travailleur avait été entravée de bonne heure, parce que toujours il avait dû travailler pour les autres. Rien de plus décourageant pour un homme point stupide que de voir sa sueur profiter à la prospérité d’autrui, en y gagnant à peine une ingrate subsistance au jour le jour. Ce n’était pas de gaieté de cœur, on pouvait le croire, qu’il s’acheminait vers la charité publique et l’hospice. Quand on se voit au bas d’une telle pente, impossible à remonter, que peut-on faire, sinon laisser tout aller, en s’arrangeant d’un destin de resquille et de paresse ?
-Encore heureux pour vous que je m’en contente ! disait Tistin la Quille aux vignerons à bonne aisance, sur un ton de menace qu’ils n’aimaient guère.
Les fainéants sont volontiers réformateurs. Sachant se réserver des loisirs, ils ont du temps à consacrer au jeu des idées et au perfectionnement de leur dialectique. Tistin la Quille ne manquait pas à la règle. Il faisait un fort discuteur de cabaret, où il exposait des plans hardis qui assureraient dans le monde, et plus spécialement à Clochemerle, une meilleure répartition des richesses. Son système voulait que les vignes fussent périodiquement reversées à la commune, qui en ferait la redistribution, afin que tout le monde à tour de rôle eût le profit des bons terrains. N’ayant hérité d’à peu près rien, que d’une méchante masure lézardée, il se déclarait ennemi de l’héritage, ce qui faisait dresser l’oreille à ceux qui avaient hérité et comptaient bien transmettre, après avoir arrondi. N’était-il pas scandaleux, demandait Tistin, parce que les terrains avaient été autrefois injustement répartis, que l’injustice continuât de régner à jamais ? (Il réclamait en somme son espace vital, formule appelée à un grand retentissement). Qu’avaient fait les uns pour avoir tout bon, et en quoi les autres avaient-ils démérité avant leur naissance pour n’avoir rien ?
-Dites donc, criait Tistin aux avantagés, que vous êtes là gras et tranquilles, avec vos vignes au soleil et vos sous cachés, parce que vous êtes les fils de vos pères. Est-ce que vous appelez ça du mérite ?
Cette forme de raisonnement, qui remettait en question des choses considérées comme acquises, provoquait toujours un certain malaise. Les hommes pondérés, affectant de rire, répondaient qu’on est fatalement le fils de son père, et que si Tistin était le fils d’un père peu débrouillard ou malchanceux, personne n’y pouvait rien. Etait-ce prétexte à tout mettre sens dessus dessous dans la commune et en Beaujolais ? Ils soutenaient que des gens seraient bien embarrassés qu’on leur donnât de nouvelles vignes à cultiver, chaque lopin réclamant des soins différents, en raison de son exposition et de son sous-sol. Là-dessus on faisait apporter d’autres bouteilles et on versait à Tistin de grands coups à boire, afin de noyer la garce d’injustice sociale et de prouver au revendicateur qu’il avait tort de s’en prendre à du bon monde.
-On te veut que du bien, Tistin !
-C’est un bien qui vous coûte pas cher ! répondait le lascar en tendant son verre.
Au troisième pot, Tistin convenait qu’il prenait quand même la vie du bon côté, qu’il était un gueux assez content de son sort, content de l’irrévérencieuse liberté qu’il devait à sa gueuserie même, n’ayant pas de précautions à prendre, rien ni personne à ménager. Il savait se contenter de sa pitance de chien maigre, pourvu qu’il pût flâner, s’étendre au soleil, tâter d’une fille à l’occasion et se saouler quand ça lui chantait. Il disait qu’on n’est jamais esclave que de ce qu’on possède, que s’il était chien maigre et puant, il n’avait pas de collier au cou comme les chiens gras, et qu’il ne payait pas sa pâtée du prix vil d’une frousse rampante.
D’autres fois, le vin lui tournait à l’aigre. Alors il redoublait de sarcasmes qui décourageaient les bonnes volontés. Son bouillonnement de révolte choquait les Clochemerlins les mieux intentionnés qui n’aimaient pas à s’entendre dire en face que, privés de leurs héritages, ils n’auraient pas mieux valu qu’un Tistin  rossard, braillard et déguenillé. Mais il fallait bien lui reconnaître une faculté de parole qui le rendait redoutable. On le craignait. On ne savait comment apaiser ses hargnes et calmer son anarchisme.
Tel était le personnage qui, invité à dire ce qu’il voulait, se détacha lentement de la porte pour venir se camper devant Tafardel, en répétant, avec un sourire railleur sur son visage de chenapan :
-Je viens me faire inscrire.
-Vous faire inscrire ? demanda Tafardel. Et pourquoi donc, vous faire inscrire ?
-Comme chômeur, dit Tistin la quille.
Tafardel en fut ébaudi. C’était bien la première fois qu’il entendait proférer une si extravagante demande.
-Comme chômeur ? répéta-t-il enfin. Comme chômeur sans travail, voulez-vous dire ?
-Exactement, acquiesça Tistin la Quille.
-Mais, demanda Tafardel, à quel titre ?
-Au titre que j’ai pas de travail et que ça me donne droit à sept francs cinquante par jour. L’indemnité du malheur !
L’instituteur frottait vigoureusement son grand nez et réfléchissait. Le cas était nouveau et surprenant. Jamais il n’avait été question de chômeur dans le pays.
-Voyons, fit-il, prétendez-vous que vous ne trouvez pas de travail à Clochemerle ?
-C’est ça, dit Tistin. Je trouve rien pour faire mon affaire.
-C’est que, objecta Tafardel, qui se sentait fort de l’arsenal des lois, on ne se met pas chômeur comme ça, mon brave !
-C’est-i, demanda sévèrement Tistin, que vous voulez me brimer et me faire périr, monsieur Tafardel ?
Le brimer et le faire périr ! Où le bougre avait-il pris ce vocabulaire ?
-Non, non, répondit vivement Tafardel. Mais nous n’avons pas de fonds de chômage à Clochemerle.
On vit alors à quel point l’indignation peut enfler l’éloquence d’un paria.
-C’est malheureux, cria Tistin la Quille, que la commune, avec un sénateur de gauche à la tête, soit un pays si rétrograde ! Vous pensez que ça fera bon effet, quand on lira dans les journaux qu’une municipalité avancée ne veut rien faire pour les nécessiteux ?
Il prit son temps et détacha bien la question, qui frappa Tafardel comme un uppercut, au point le plus sensible de ses convictions d’émancipateur :
-Alors on se fout du peuple ?
-Ne dites pas cela, malheureux, ne dites pas cela !
-C’est-i, tonna l’autre, qu’on est toujours des cerfs et des vilains.
Des serfs et des vilains...  Tafardel reconnut les termes qui, dans son enseignement d’autrefois, lui servaient à stigmatiser l’obscurantisme des siècles arriérés.
-Mais personne ne refuse de vous venir en aide. La commune va vous procurer du travail.
-Du travail infect et humiliant ! ricana Tistin.
Infect et humiliant ! Ce tistin, quel ergoteur. Et intelligent, avec ça. S’il avait voulu employer ses facultés dans un bon sens...
-Monsieur Tafardel, pouvez-vous me montrer une loi qui m’oblige à faire du travail qui ne me convient pas ?
-Certainement, dit Tafardel, une telle loi n’existe pas dans le code républicain. Mais on va vous trouver du travail à votre convenance.
-Cherchez pas, Monsieur Tafardel. J’ai bien examiné le travail que Clochemerle peut m’offrir. Y a rien pour moi. Rien !
-Rien ? répétait Tafarnel. Quel est donc le genre de travail qui vous plairait ?
-J’aimerais, dit posément Tistin la Quille, un emploi d’inspecteur, pour surveiller le travail des autres. Et ne pas commencer trop tôt le matin. Pouvez-vous me trouver ça ?
Ernest Tafardel avait l’esprit trop foncièrement sérieux, trop éloigné de toute espèce d’ironie, pour n’être pas de bonne foi stupéfait.
-Mais, fit-il observer, cette situation-là ne correspond pas du tout à ce que vous êtes dans la vie !
-Alors, dit Tistin la Quille avec un profond dégoût, je dois renoncer à m’élever ?
-Vous élever, vous élever...Tafardel en suffoquait.
-C’est bon, je me mets chômeur. Inscrivez-moi.
Une fois de plus, Tafardel prit conseil de son nez dont, pensivement, il tordait la pointe. Il crut avoir trouvé le moyen d’atermoyer.
-Ecoutez Tistin, je dois en parler au conseil municipal. Il faudra que vous reveniez.
-Oh, cria Tistin, vous n’allez pas me faire perdre mon temps de chômage ! A sept francs cinquante par jour, je dois économiser mes forces. Et vous êtes là pour me servir, dévoué au bien public. Inscrivez-moi tout de suite. Ou alors donnez-moi un papier signé, comme quoi vous refusez.
-Mais, dit Tafardel, pour vous faire inscrire, il vous faut un certificat de sans –travail
-Alors, je vous demande un certificat de sans-travail, Monsieur Tafardel.
-Et il vous faut un extrait de naissance.
-Alors je vous demande un extrait de naissance.
-Mais, pour demander tout ça, pouvez-vous produire des papiers établissant qui vous êtes ? Oh, je vous connais, Tistin, depuis que je vous ai appris à lire. Mais le règlement est formel : je dois examiner vos papiers.
-Ben, dit Tistin la Quille, il en faut des choses pour être reconnu pauvre et sans ressources ! Et pour être secouru à sept francs cinquante par jour. Et la misère honteuse, qui n’a pas de langue pour se défendre devant le tribunal des scribouillards, je la trouve à plaindre ! V’là toujours mes papiers.
Il présenta une chose innommable, pourrie au contact des sueurs, qui sentait le fon de poche et le vieux culot de pipe : un vestige de livret militaire. Il est probable que le terme de « scribouillard » avait brisé la dernière résistance de Tafardel. Il mouilla son doigt pour feuilleter cette ordure, de laquelle  il approcha son regard de myope. Il en tira les renseignements voulus et les transcrivit avec soin. Quand ce fut terminé :
-Comme ça, dit Tistin la Quille, je suis inscrit ? J’y compte !
-Votre demande sera ce soir chez le premier adjoint. Le conseil municipal se prononcera dans la semaine.
-Vous pouvez lui recommander de me faire mon droit, au conseil municipal. Sans ça j’irai me plaindre au P.O.F., chez Laroudelle. Ça vous fera une drôle d’histoire !
-Ce n’est pas moi qui décide, Tistin...
-Et qu’ils n’aillent pas me lanterner !
Il montra le ciel clair, les oiseaux qui piaillaient sur les branches des marronniers.
-V’là le printemps qui s’annonce. C’est la bonne saison pour le chômage !
Il salua Tafardel d’un petit clin d’œil, de fripouille benêt, et parti en sifflotant.

*

A une forte majorité, le Conseil municipal décida de donner satisfaction à Tistin la Quille. On n’était pas fâché de sa demande, qui fournissait l’occasion de prouver au dangereux gaillard que les Clochemerlins savaient se montrer généreux. C’était dit : on l’adoptait comme charge sociale, on l’entretiendrait à ne rien faire. Ce n’était pas payer trop cher, d’une allocation de sept franc cinquante par jour (d’ailleurs prélevée sur la masse), le droit de lui fermer le bec lorsqu’il viendrait encore se plaindre, avec son mauvais ton d’accusateur, d’inégalités qui sont le fait de la naissance plus que du mauvais vouloir des hommes. Cette décision donnait aux conseiller un contentement de conscience dont ils étaient tous fiers. Quand même, de faire le bien, ça vous dilate !
-Et, dit Piéchut, c’est un geste d’humanité qui honore la commune. Il démontrera que nos principes démocratiques ne sont pas un vain mot.
Jules Laroudelle lui coupa son effet. Il fallait bien s’y attendre.
-Croyez-vous, dit-il, qu’il soit particulièrement démocratique d’encourager la fainéantise ? C’est faire affront aux travailleurs honnêtes.
-Les travailleurs honnêtes n’ont pas à envier le sort de Tistin la Quille. Après tout, ce qu’il dit est un peu vrai. S’il avait sa part de vignoble à cultiver, il ne demanderait rien à personne.
-Je vous mets en garde contre un précédent regrettable. Si la commune se met à nourrir l’un, pourquoi pas l’autre ?
-Quel autre ? Il n’y a pas d’indigents à Clochemerle.
-Pardon ! Il n’y en avait pas. Mais vous venez d’en faire un.
-Eh bien, dit rondement Piéchut, nous aurons notre indigent. Et nous veillerons à ce qu’il ne soit pas malheureux. L’Eglise n’a pas le privilège de secourir les pauvres.  La République sait aller aussi loin qu’elle dans cette voie. Il est utile de le rappeler.
-Il y a les bons et les mauvais pauvres ! voulut encore objecter Laroudelle.
Mais là il prêtait le flanc.
-On peut en dire autant des riches, riposta Piéchut, et c’est plus grave. S’il n’y avait que de bons riches, il n’y aurait pas de vrais pauvres. Et il y aurait moins de haine au monde. La majorité est-elle d’accord ?
Elle l’était. Comme elle était convaincue de la vanité de cette discussion. Eternel opposant, Laroudelle ne pouvait que contredire Piéchut. Il aurait voté l’allocation, si le maire eût été contre. Pour lui, le juste et l’injuste n’avaient de sens qu’en fonction de ses inimitiés. Il ne savait que détester.

*

Il y eut donc un chômeur à Clochemerle. La chose prit les proportions d’un événement et suscita maints commentaires. On savait qu’il y avait des chômeurs dans le monde, on le lisait dans les journaux. Mais leur existence se situait dans des contrées lointaines, industrielles la plupart du temps. Un chômeur n’avait pas plus de réalité qu’un Iroquois ou un Peau-Rouge. D’en rencontrer un dans le bourg, de pouvoir lui parler et lui donner un nom, ça paraissait extraordinaire.
-Un chômeur, vous dites ?
-Oui Madame. Et payé à ne rien faire.
-C’est quand même pas un métier, de rien faire !
-Faut croire que ça le devient. Rapport aux nouvelles lois. Vous n’avez qu’à dire que le travail vous dégoûte, à rentrer chez vous et vous coucher. On vous donne de quoi vivre.
-Oh, ben !
-C’est une mode qui vient d’Angleterre. Il parait que les Anglais paient leurs ouvriers pour qu’ils aillent à la pêche et au football toute la sainte journée
-C’est ben une invention d’Anglais ! Ils peuvent rien faire comme tout le monde, ces ilotes (La commère qui parle veut dire : habitants des îles)
-Et qui c’est qui va le payer, le chômeur ?
-Nous, Madame.
-Nous ? Avec notre argent ?
-Avec l’argent de la commune. Mais c’est nous qui le fournissons.
-Vous voulez mon avis, Madame ? Mon argent, j’aimerais mieux qu’on me le vole. Mais de le voir passer dans la poche d’un propre à rien...
-Qui se dépêchera de le porter aux mauvaises femmes...
-Comme vous dites ! L’argent qui vient sans peine, il va droit chez les putes.
-Un chômeur, sans travail pour l’occuper, à quoi voulez-vous qu’il pense ?
-Y a  qu’à voir le dimanche, de la façon que les hommes nous tournent autour à la maison. Si c’était pas de leur partie de boules qui les attire dehors...
Le premier mouvement, surtout du côté des femmes, fut de blâmer la mesure qui accordait à Tistin la Quille, le titre et les émoluments de chômeur. Pourtant, quand on eut calculé la dépense par tête d’habitant et compris qu’elle serait insignifiante, on changea d’avis. Un chômeur, c’était une grande nouveauté. Et qui classait le bourg au-dessus de Valsonnas et Montéjour, agglomérations moins évoluées socialement. Aucun pays de vignoble de la région n’entretenait de chômeur. La gloire de l’exception, due à l’entêtement du demandeur, rejaillit sur lui. Sacré Tistin ! Faire de la fainéantise un métier, il fallait une sacrée caboche pour y avoir pensé. Ce fut à qui chercherait à s’en faire bien voir, à qui lui taperait sur l’épaule en le félicitant, à qui lui offrirait à boire, à manger et lui ferait cadeau de vieilles nippes.
-Pauvre homme, sept francs cinquante par jour, qu’est-ce qu’on peut faire avec ça !
Pour se reconnaître, Tistin offrait de donner un coup de main dans les maisons, en se défendant toutefois d’aller contre les règles d’un chômage loyal.
-C’est pas du travail, faisait-il observer. C’est pour rendre service et parce que je veux bien.
-Oui, oui, lui disait-on, merci Tistin.
-Et faudrait pas en prendre l’habitude.
-Mais non, mais non. Tenez, on a mis le pot-au-feu aujourd’hui. Restez donc à table avec nous.
Les femmes le prirent en affection. Elles se le partageaient, se l’adressaient l’une à l’autre. Elles avaient toujours un petit bricolage à lui confier.
-La Jeannette Machurat vous attend demain pour manger le petit salé. Elle a un petit service de peine à vous demander.
Le soir elles lui glissaient la pièce, bien qu’il fit mine de refuser. On lui fourrait l’argent dans la poche, on lui mettait une bouteille sous le bras.
-Prenez seulement, pauvre chômeur. Personne n’en saura rien.
-Faut pas avoir de mauvaise honte, Tistin. Nous, on a. mais vous, vous n’avez pas.
En somme, jamais Tistin la Quille n’avait autant travaillé, ni de si bon cœur. Jamais il n’avait joui d’autant de considération, n’avait été si bien nourri, si bien vêtu. Partout invité et fêté. On lui lavait même son linge, qu’on lui rendait raccommodé et repassé. La vie ne lui coûtait rien.
Bientôt il peut capitaliser son indemnité de chômage, puis y ajouter les largesses de ses concitoyens. Comme il était bon chômeur, estimé et recherché de tous, le Conseil municipal lui votait de temps à autre une prime d’encouragement. On faisait des collectes en sa faveur, pour  sa fête et son anniversaire.
Un jour, il palpa son premier billet de mille, produit de ses économies. Un second suivit, puis d’autres. Il cacha sa petite fortune dans un pot de grès qu’il enterra, en attendant de lui trouver un emploi sûr. Il commençait à prendre peur pour son argent, à craindre de se faire rouler et détrousser.
En même temps il devenait poli, conciliant, ne faisait plus scandale au cabaret en y développant des théories subversives. Il trouvait moins mauvais l’ordre social. Il se laissait présenter aux personnalités de passage.
-Et voilà notre chômeur, Monsieur le Député.
-Tiens, vous avez un chômeur ? Mais c’est très bien ça ! Il a bonne mine, dites-moi. Vous n’êtes pas malheureux, mon ami ?
-Oh, non, Monsieur le Député, disait Tistin. Tout le monde est bien bon pour moi. Bien bon !
Le député était enchanté. Ça lui fournissait l’occasion de placer une tirade. Etait-on assez loin des abus d’autrefois ? La République, bonne mère, donnait de l’argent aux démunis, sans rien exiger d’eux en échange.
-Des réactionnaires s’obstinent à nier l’action humanitaire de ce régime. Allons, Messieurs, regardez la mine florissante de ce brave chômeur. Si la misère a chez nous ce visage, que pouvons-nous souhaiter de mieux, de plus consolant ?
Entraîné par le flot de bonté qui coulait de sa bouche, il sortait un billet, le tendait à Tistin.
-Tenez, mon ami, pour que vous preniez un peu de bon temps à la santé de votre député. J’espère que vous votez ?
Il y avait alors émulation de générosité. Les Clochemerlins présents mettaient la main à la poche, pour en tirer, qui cent sous, qui dix francs.
-Tiens, Tistin !
-Tiens, tiens et tiens, Tistin !
Il pleuvait des billets dans l’escarcelle du déshérité. Une fois (à la suite d’un banquet qui s’était beaucoup prolongé) Tistin récolta six cent treize francs, rien qu’en faisant le modeste et le reconnaissant. Il dut déterrer son pot dans la nuit pour joindre la somme à son trésor. Il devenait prévoyant. Il se mettait à rêver : quand j’aurai dix mille, quinze mille francs...
Le teint frais, rasé et mieux tenu, il n’avait pas mauvaise apparence. La commune lui avait payé un pilon neuf, de bois verni, qui lui faisait une élégance caoutchoutée. On le gâtait de mille façons. A tel point que la jalousie commençait à se lever sur ses pas, tout chômeur qu’il était. Le facteur, le cantonnier et Joanny Cadavre le regardaient de travers, se disant qu’il avait changé de condition et qu’il n’était plus de leur bord. Il fréquentait les meilleures maisons, dont eux-mêmes ne dépassaient pas le seuil.
-Te v’là un monsieur, lui disaient-ils. Un vrai rentier !
Tistin découvrit une chose qu’il ne soupçonnait pas. C’est bien souvent le dépit qu’ils ressentent à votre endroit, plus que votre propre fierté, qui vous éloigne des gens. Ils vous en veulent d’être ce qu’ils ne sont pas, et par leur haine reconnaissent implicitement le fossé qui les sépare de vous. Ayant été au plus bas de l’échelle sociale, Tistin connut par là qu’il venait de franchir quelques échelons. Ce n’était pas lui qui ne voulait plus de l’amitié de ses anciens copains, mais eux qui ne voulaient plus de la sienne et l’obligeaient à se tourner vers les personnes qu’ils avaient eu les mêmes raisons communes de tenir en défiance. Ce lui fut assez amer, parce qu’il aurait voulu rester fidèle aux vieux compagnons de son époque de traîne-la-grolle et de tire-au-flanc social. Mais le choix ne venait pas de lui.
Tout était surprenant dans son nouvel état, miracle de porte-à-faux et défi aux conventions. Rencontrant un jour la baronne sur le chemin du château, elle l’apostropha avec la rudesse de ton qui n’appartenait qu’à elle, et sous laquelle, si on ne se laissait pas impressionner par son insolence congénitale de grande dame, on découvrait une femme qui ne manquait ni d’humour ni de chaleur humaine, et souvent, au mépris de toute considération de rang, accordait sa préférence à qui savait lui retourner prestement la réplique. Alphonsine de Courtebiche adorait une escrime d’esprit qui lui rappelait les salons de sa jeunesse et les joutes du monde galant où elle avait évolué dans sa splendeur de jolie femme.
-Hé, l’ami, vous êtes ingambe, à ce que je vois ? Ça tombe à pic. J’ai une proposition à vous faire.
Elle venait de perdre son vieux concierge, mort de vieillesse, après cinquante ans de gardiennage au manoir des Courtebiche. La place était à prendre. Petite maison de trois pièces, chauffage fourni, salaire raisonnable, peu à faire : ouvrir le portail aux arrivants, gratter un peu dans le potager, donner, de-ci de-là un coup de main aux domestiques.
-Un poste sédentaire. Juste ce qu’il vous faut, mon garçon, avec votre patte folle.
Il était célibataire ? Qu’à cela ne tienne : la cuisine du château le nourrirait. La baronne, qui ne savait parler qu’avec emphase de sa caste, lui promettait une éternité de sécurité sur ses terres, comme si elle fût elle-même indestructible. Et c’était bien sa conviction que la connivence de toutes les puissances la retiendrait longtemps de mourir, car, elle disparue, le monde se trouverait déparé c’une maîtresse femme qui donnait encore du ton à son époque, bien que fût terminée sa vie sentimentale, qui avait été un appassionato d’une exceptionnelle vigueur d’accents, dont elle tenait pour incapables les petites natures à malaises des nouvelles générations.
-Alors, vous acceptez ? Quand prendrez-vous possession de la conciergerie ?
Quelques mois plus tôt, c’eut été pour Tistin une aubaine que cette offre. Et le travail ne devait pas être tuant. Mais il répondit :
-J’ai déjà une situation.
-Vraiment ? dit la baronne, piquée de son manque d’enthousiasme. Meilleure que d’entrer à mon service ?
-Oui, dit Tistin la Quille.
-Quelle situation ?
-Je suis le chômeur de Clochemerle, répondit-il fièrement.
Il ne mentait pas. Chômeur, c’était pour lui la situation royale, celle dont il avait toujours eu la vocation. Sans espérer d’ailleurs qu’elle lui vaudrait tant d’avantages et lui conférerait une célébrité qui s’étendait aux pays voisins. La protection des femmes lui était définitivement acquise. Et le bataillon des veuves le choyait tendrement.

*

Mais il trouvait les meilleures attentions, les plus empressées, les plus offrantes, chez Jeannette Machurat, qui ne cessait de l’attirer dans sa maison. Agée de trente-quatre-ans, elle possédait un petit bien. Le veuvage l’avait un peu desséchée, lui retirant les honnêtes rebonds qu’on lui avait connus, du temps qu’elle était une épouse en puissance. Les grands cernes de la solitude ternissaient son regard et lui mangeaient la moitié des joues. Mais elle ne demandait qu’à reprendre. Son teint se raviva. Une évidente coquetterie remplaça son négligé de délaissée, et ses doux yeux de jument, quand elle les tenait fixée sur Tistin la Quille, brillaient de la flamme non équivoque de l’émoi consentant. Les plus réservées, les plus timides, savent à ces instants-là se faire comprendre. Jeannette n’avait peut-être pas des attraits fous à première vue. Mais elle tenait plus qu’elle ne promettait, avec un arriéré d’élans sincères qui flattaient la vanité du chômeur. Celui-ci en éprouva de l’agrément, s’habitua aux soins douillets qu’on lui prodiguait. Insensiblement, leur liaison prit un tour régulier, dans un intérieur bien tenu et briqué, où ils étaient à l’abri des indiscrétions. Ayant retrouvé ce qui lui manquait, très vite Jeannette Machurat reprit du poids, un rire gai, une bonne consistance des tissus. On lui vit un nouvel épanouissement de la croupe, qui ne fut pas sans être remarqué. Les femmes de Clochemerle ne tardèrent pas à deviner la cause de ce retour en forme.
Pour Tistin la Quille, qui n’avait jamais couru que la gueuse de bas étage, cet empressement d’une bonne femme lui donna une haute opinion de lui-même. Il avait accompli le prodige de requinquer une veuve un peu maigrichonne et chagrine, d’en faire une remplumée appétissante, toujours en bonnes dispositions de corps et d’esprit. Il se sentit une dignité virile énormément accrue, respectable à l’égal des plus estimées, parce qu’elle contribuait à l’équilibre sexuel du bourg, qui était une des conditions fondamentales de l’ordre tout court.

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Maussades ou gaies, les saisons s’écoulent. On sortait enfin de la grande mouscaille d’un hiver veule et dégoulinant, qui avait transformé le vignoble en marécage. Une sorte de gentil mistral asséchait la terre spongieuse, ridant les flaques d’eau de vaguelettes qui faisaient trembloter des reflets du monde à l’envers, mais c’était un monde riant et qui reprenait courage.
Le rossignol chanta d’un gosier délié, d’où avait disparu toute trace d’enrouement. L’angélus tinta dans un matin limpide où les notes cristallines, loin portées par l’air léger, s’éparpillaient en giboulées de sons joyeux. Aux fenêtres ouvertes,  le soleil caressait les épaules et les poitrines des femmes penchées, dont la longue réclusion frileuse avait blanchi la chair tendre.
Dans la grande rue, déjà debout et guêtré, le képi sur l’œil, Beausoleil faisait sonner sa canne ferrée et annonçait aux Clochemerlins, comme s’il se fût agi d’un arrêté municipal :
-La v’là fini, cette grande cochonnerie de mauvais temps ! C’est le vent du Nord qui tient le fond du ciel, et j’ai entendu cuicuiter l’alouette.
C’était bien vrai que c’était fini. Des fleurs s’épanouissaient gracieusement, admirables d’éclat humide, petites taches de couleurs d’une intensité presque poignante, qui annonçaient le redoux de l’espérance. Le monde sentait le lilas et l’héliotrope, le miel et le muguet, la rose et la vanille, l’acacia et le bouleau mouillés, avec la pénétrante intensité d’après l’orage, qui libère des essaims d’odeurs si capiteuses que la nature semble défaillir de volupté. A ces douces odeurs se mélangeaient plus fortes, venues de la montagne, celles des chênes, des mélèzes et de spins, comme une légère âcreté d’aisselle relève le parfum, un soupçon trop fade, d’un veau corps blond pelotonné dans ses émanations. D’une brume transparente rose et or émergeaient, chers vieux voisins retrouvés, des villages longtemps engloutis sous les averses. On revit au loin la Saône, luisante et lente, aux belles courbes arrondies comme des hanches, l’immense fouillis palpitant de la plaine, où scintillaient des maisons crépies de lumière, parmi les vers acides, les bleus suaves, les violets délicats. Pour la première fois, le bonheur ne paraissait pas chimérique.
Avril fut une symphonie légère, violons et harpes, dont les grâces de ballet se détachaient sur un décor de tons irisés. Mai, à la suite, fut une apothéose à pleins cuivres de rumeurs sonores  et de rayons triomphants. Les Clochemerlins sentaient courir dans leurs veines un sang neuf, dont les globules rouges avaient le coloris intense des fuchsias. Enfin les jours se firent si enjôleurs que des pucelages furent ravis à des mignonnes étonnées, à qui leurs sens à bout de retenue avaient fait le coup de l’évanouissement, les livrant sans défense au raz-de-marée du désir, dont les vagues de fond emportèrent comme fétus les vertueux principes et les recommandations de prudence. Elles entrèrent clandestinement dans la confrérie des femmes faites, par l’effet d’une surprise qui n’avait pas duré cinq minutes. Il ne leur restait plus qu’à provoquer l’occasion d’y être admises, avec la pompe des cérémonies et la garantie des signatures qui rendent convenable cette initiation aux yeux du monde et des familles, qui font autour un bruit d’assez mauvais goût. De toute façon, le oui fatidique avait été soupiré comme en rêve. Le galant, heureusement, ne demandait qu’à régulariser. Plusieurs filles pas mal récidivistes, étaient à la veille de voir publier leurs bans. On les connaissait pour la plupart. Mais on ne pouvait leur tenir rigueur d’un laisser-aller dont la nature donnait l’exemple, avec sa profusion de pollens et de vols nuptiaux.
On souriait même aux pécheresses des années précédentes, maintenant pardonnées. Ainsi cette nigaude de Mathurine Maffigue. Elle avait fait preuve d’une fécondité excessive pour une fille-mère en accouchant de jumeaux râblés et voraces, qui dormaient à poings fermés dans le berceau où on les rangeait tête-bêche – afin de ne pas les confondre – n’ouvrant l’œil que pour émettre des bruits de succion par quoi ils réclamaient la poitrine maternelle, gonflée de succulence. Ces deux laissés pour compte ne constituaient pas une dot suffisante pour attirer les demandes en mariage. Les parents s’en désolaient, tout en admirant que la progéniture de leur fille fût si vigoureuse. Une pondeuse comme Mathurine, si elle eût suivi le droit chemin, aurait pu marcher sur les traces de Mélanie Boigne !
Lulu Bourriquet s’en était tirée avec un seul enfant. Elle prenait grand soin de sa beauté, qui réchappait de l’épreuve sans vergetures. N’allaitant pas, ses seins avaient peu souffert. Ils restaient encore dilatés, mais leur dilatations oblongue qui les faisait ressembler à des seins florentins, tels qu’on les admire coulés dans le bronze des portes du Duomo et du Battistero (la remarque était de Samothrace), seyait très bien à la jeune personne, qui avait l’air plus virginale que jamais. Ne renonçant pas pour autant à ses projets, elle s’était forgé un nom de guerre, Lise Bouquet, qui convenait à merveille à se jeune fraîcheur d’ambitieuse, de nouveau décidée à tout perdre pour tout gagner, et d’abord gagner Paris, point de rencontre des chances inouïes et des réussites fulgurantes.
Mme Fouache pouvait bien larmoyer entre deux prises de tabac, dénoncer le mal et prophétiser le pire, en comparant Clochemerle à la « grande prostituée » de la Chaldée, la ville d’Assurbanipal, Nabuchodonosor et Balthazar, qui trouva sa fin dans sa propre décomposition. Il n’y avait pour l’entendre que Clémentine Chavaigne, Pauline Coton et leurs consœurs, incapables d’amour, qui harcelaient le ciel de prières appelant la vengeance, la gloire de leur vertu devant un jour resplendir sur les ruines d’un cataclysme où auraient péri les impurs. Personne n’écoutait ces sornettes apocalyptiques. Les gens étaient bien trop occupés à vivre en lâchant  la bride à leurs instincts, autant que faire se pouvait. Car ça n’allait pas loin dans leur petit monde fermé, et ça ne durerait qu’un temps pour chacun. Les privations et pénitences viennent avec la vieillesse, qui elle-même vient vite, affirmaient les anciens, spectateurs assagis et sclérosés de la farandole que menaient les jeunes. Il y avait une belle saison, qui ne serait peut-être qu’une courte faveur accordée. Il fallait se hâter d’en profiter, en oubliant la mort, le jugement dernier, et tout le sacré fourbi de l’au-delà qui rendrait le monde fou, s’il se mettait à y réfléchir sans cesse, il serait quand même extravagant que des organes souvent exigeants aient été donnés à l’homme avec l’unique recommandation de ne pas s’en servir, ou de s’en servir d’une manière ennuyeuse. Le mécanisme des sexes, qui donc en définitive l’a inventé ? Ces idées simplistes dictaient les comportements de Clochemerlins.
Forts de quoi ils allaient de l’avant, au fil des jours, sans plus se tracasser la cervelle, ni voir en chaque créature désirable une tentation du diable. Même le curé Patard ne semblait pas attacher grande importance à leurs paillardises de ruraux. A l’estaminet, les joueurs de belote le plaisantaient à ce sujet :
-C’est un temps, curé, qui doit vous donner beaucoup de travail au confessionnal ?
-Bah, répondait-il, les péchés de plein air n’ont pas tellement de gravité. C’est du simple délit de braconnage. Qu’il recommence à neiger, les amoureux me demanderont de faire carillonner leur mariage... n attendant, je me défausse de  mon manillon d’atout !
Les poches bourrées de ses écrits, Samothrace venait marivauder avec Flora, pulpeuse et dorée de soleil, dont la chair tiède sentait l’abricot. Elle écoutait le vieux barde lui débiter des tirades qui ne lui évoquaient rien, mais qui la flattaient parce qu’on les disait composées en son honneur. Elle le trouvait « rigolo » dans son genre, avec sa politesse cérémonieuse et sa galanterie ampoulée. Elle s’asseyait en face de lui, en tenant sa poitrine serrée dans ses bras comme une corbeille de fruits. A la différence de ceux de Lulu Bourriquet, qui étaient en poire, elle avait les seins pommés, ronds et larges, des seins romains, comme le poète (qui adorait l’Italie et y faisait souvent pèlerinage) en voyait aux beautés qui promenaient leur élégance sur la via Vittorio Venetto, entre la piazza Barberini et la porta Pinciana. Ses poèmes la situaient dans le décor d’une idéale villa Médicis, aux jardins de lauriers-roses et de cyprès taillés, ou la faisaient errer parmi les nobles ruines de la villa Adriana, dans la grandeur muette des perspectives dévastées, mais qui donnent toujours l’échelle des proportions par ce qui est resté debout de monumental, lié par l’indestructible ciment des aqueducs et du Colisée. Il la nommait sa « princesse barbaresque », sa « gitane ensorceleuse », et « fille virgilienne », « Vénus primitive », tantôt l’associant aux grands événements de l’Histoire, tantôt l’apparentant aux déesses grecques dont, assurait-il, elle avait le port, quoique servante. Ces comparaisons surprenaient Tafardel, qui n’avait pas la même faculté de passer directement de l’hôtel Torbayon à l’Olympe, à propos d’une créature chargée de poser devant lui une bouteille et des verres, et de laquelle il ne faisait plus cas une fois cette formalité accomplie (pour la somme de cinquante sous). Il était moins sensible à la beauté que Samothrace, qui disait que les spectacles qu’elle offre sont les plus propres à élever les pensées de l’homme, s’il prend appui sur l’imagination pour se libérer du terre-à-terre quotidien.
Le beau temps incitait les Clochemerlins à penser comme lui, en envoyant promener soucis et peines. Ils s’accordaient quelques mois de répit, entre les embêtements passés et les embêtements à venir. Après tout, les choses pouvaient s’arranger : la récolte n’être pas mauvaise et reprendre la vente du vin. En attendant, on faisait ronfler les autos, on allait revoir les environs dans leur nouvelle parure verte et frissonnante, saluer à la ronde les habitants du Beaujolais et trinquer avec eux.
Ayant fêté la vente de son premier million d’étuis de Zéphanal, M. le pharmacien Basèphe s’éleva de lui-même à la dignité de mécène. Il fit don à la commune d’un terrain de sport tout équipé, avec vestiaire et douches. Clochemerle  avait son équipe de football et faisait  disputer une fois par an une course cycliste, le jour du 15 août. Pour le championnat de boules, affaire d’importance, le tournoi durait une semaine. Les tenants du titre étaient, cette année-là, Sébastien Ouille, Coco Bidois, Lachenève et Piffeton.
Au Castel Anita, dans sa somptueuse propriété, nouvellement embellie d’un tennis et d’une piscine, le richissime inventeur du Zéphanal recevait de préférence des artistes de la région, et d’autres qui étaient de passage, car en partie grâce à lui Clochemerle devenait un célèbre relais d’étape entre Paris et la Côte d’Azur. A tous il disait : « Vous êtes chez vous. » Cette politique d’accueil faisait de sa maison la plus gaie de la contrée. Elle retentissait de discussions rugissantes, de chœurs vineux, de paradoxes soutenus jusqu’à l’absurde, de furieuses théories esthétiques, et en somme de tout ce qui pouvait se dire de plus stupide et de plus intelligent sur n’importe qui et n’importe quoi. Et tout cela oublié le lendemain, par des gaillards toujours prêts à tout remettre en question en partant des causalités de l’univers, inlassables athlètes du Verbe, en quête de vérités formelles sur lesquelles ils ne s’illusionnaient pas absolument et qui leur étaient pourtant aussi indispensables que l’oxygène de l’air. Ces tumultes, qui s’entendaient de la route, pouvaient faire croire à des nuits orgiaques. Mais c’était d’orgies d’idées qu’il s’agissait, le vin aidant, qui arrivait frais et parfumé d’une cave inépuisable. L’aimable amphitryon prenant grand plaisir à ces joutes, qui transformaient son intérieur en taverne hurlante, où il se donnait l’illusion de traiter les Rabelais, les Villon, les Balzac et les Michel Ange de son époque. Il disait ne s’amuser vraiment qu’en la compagnie des artistes parce que seuls –bien que souvent capricieux comme des enfants – ils ont la fantaisie et le durable enthousiasme qui sauvent la vie d’être plate et conventionnelle. On le remerciait de sa générosité en lui chantant à plusieurs voix ce couplet de carabin, qu’il était rituel de scander d’un air grave, comme un cantique de reconnaissance :

Chantons celui – Celui !
Qui s’introduit – Troduit !
En des milieux –Milieux !
Très chatouilleux –Touilleux !
Honneur et gloire – Et gloire !
Au merveilleux – Veilleux !
Au délicat suppositoire –Sitoire ! Sotoire !
De notre ami – De notre ami !
Le grand Docteur en Pharmacie
En Phar-ma-cie !

Le bon Basèphe riait aux larmes, se disant que ça valait vraiment la peine d’avoir fait fortune en lançant un produit de soulagement universel qui, bien que destiné aux parties basses de l’individu, lui permettait d’organiser ces raouts de l’amitié et lui procurait ces fêtes de l’esp

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