Au touriste repassant par là dans la belle saison,
Clochemerle, sur sa pente verte et ocrée, eût paru semblable à ce qu’il était
dix ou quinze ans plus tôt. Le paysage sommeillait dans un bien-être de
chaleur, au zénith de laquelle flottaient des petits nuages blancs
qu’entraînait doucement la brise du nord-est.
Clochemerle s’engourdissait dans une grande nappe
d’immobilité brûlante, en tenant sa vigilance braquée sur le coin du ciel d’où
peuvent surgir les nuages qui roulent dans leur ventre sombre les maudits
orages de grêle. C’est le grand péril de
juillet. Puis vient l’août, avec son renfort de calories, qui assomme les
êtres, recuit la terre, la fait craqueler et se fendre. Enfermés dans leurs
maisons fraîches, volets tirés, les gens laissent s’accomplir le rissolant
miracle qui infuse aux grappes les gouttes de soleil dont la fermentation fera
les grands crus.
De prime abord, le Clochemerle de 1934 ressemblait à
l’ancien. Pourtant si l’on prêtait l’oreille on percevait des éclats de fête
foraine et de bastringue, tout un tintamarre cuivré, surprenant dans ce cadre, qui montait du
paysage et le recouvrait de vagues sonores. Des refrains d’opérettes et des
rengaines de music-hall se répercutaient aux échos de la montagne. Cela faisait
en plein Beaujolais un bruit frénétique de Magic-City et de Luna-Park.
Cette farandole de sons syncopés, obsédants, était
génératrice d’une danse de saint-Guy qui s’attaquait aux parties basses des
Clochemerlins. Les filles, qui avaient ces parties-là développées et
dominatrices, voulaient danser à tout prix. Les airs de jazz leur fouettaient
le sang, leur éveillaient l’instinct et leur flanquaient aux hanches des coups
de roulis qui leur énervaient les fesses sous la satinette tendue. Collées aux garçons, elles se démenaient du
croupion comme des noiraudes de la forêt tropicale, avec des délires de
trémoussement et de chamboulage amoureux. C’est que les mœurs nouvelles avaient
gagné les campagnes.
Bon, c’était la jeunesse ! Après tout les filles
d’autrefois étaient souvent initiées dès seize ans. Puisqu’il faut en passer
par là un jour ou l’autre... Mais es matrones, asticotées par cette musique
sauvage, sentaient leurs fibres se ranimer. Elles finissaient par croire que la
vie les avait lésées, ne leur avait pas accordé leur compte de plaisirs. Elles
venaient prendre la suée au bal, où elles déchaînaient des maelstroms de gros
derrières expérimentés. Des femmes en âge d’être grand-mères !
Les hommes de leur côté, qui se sentaient les moelles
chauffées à blanc par ces brassages et tournoiements, poussaient plus souvent
jusqu’à la ville, où ils se payaient des galimafrées de créatures sans
conduite.
-C’est les passions déchaînées et Babylone qui
recommence ! gémissait Mme Fouache. Vous vous souvenez des scandales de
l’urinoir ? On reverra de l’abominable, ma bonne. Je le sens venir.
*
Pendant des siècles, loin des cités et des grands trajets,
Clochemerle avait vécu dans le silence et l’isolement. Et voici que les rumeurs
de l’univers franchissaient cette muraille de Chine, apportant le doute, les
tentations et l’insatisfaction.
-C’est le progrès ! clamaient les jeunes à tout propos.
-Quel progrès ? grommelaient les vieux, fâchés
d’entendre parler des nouvelles fêtes du monde, auxquelles ils ne
participeraient pas.
-Ben, le progrès ! On vivra plus comme des arriérés,
des abrutis
-Comme nous, tu veux dire ?
-Moins de travail et plus de bon temps !
Un garçon démobilisé revenait des centres urbains, où il
avait fréquenté des caboches solides et revendicatrices. En pleine auberge
Torbayon, où il résonna étrangement et produisit un effet saisissant, il lança
ce mot tout neuf : idéologie.
C’était comme un nouveau levier d’Ampère qui devait soulever le monde. Les
vieux en furent médusés.
-Idéologie, que tu dis, gars ? Qoui donc c’est-ti que
ça ?
-C’est une nouvelle religion qui fera tout sauter, explique
le jeune réformateur, lui-même bourré de zèle explosif.
-Tout quoi, tu feras sauter ?
-Tout ! répétait l’enragé. Vos vieilles cambuses et vos
menteries. Les vieilles couillonnades et tout le sacré fourbi d’autrefois.
-Elle fera quand même pas sauter nos caves, ton
idéologie ?
-Vos caves, on s’en fout, les vieux ! criait Joannès
Migon. Vous n’en êtes jamais sortis. Il faut tout démolir pour tout rebâtir.
-Tout démolir ? disaient-ils, suffoqués.
-Démolir le monde, cette saloperie dégoûtant et trop
vieille.
-Ben alors, t’auras de quoi t’occuper ! Bois un coup
pour te donner des forces. Et vous êtes combien pour vous attaquer à ce genre
de travail ?
-Des milliers et des milliers, affirmait Joannès Migon, qui
vous tomberont sur le paletot, pour en finir une bonne fois avec vos
andouilleries d’esclaves et de vieux cons.
-« Vieux con », ça ne veut pas dire grand’chose
dans ta bouche. Ton fils le dira de toi un jour, un jour qui viendra vite. On
te tient pas rigueur de l’expression. Mais « esclave » on l’admet
pas. Où tu vois qu’on est des esclaves, nous, les hommes de Clochemerle ?
Dis voir, tête enflée, crâne malade, méningiteux de naissance !
-Vous êtes des encroûtés, des radoteurs de canton. Une
viande à troupeau. La raclure du capitalisme.
-C’est-ti que t’en as après nos sous, dis, galapiat, nos
sous qu’on a gagnés en peinant ?
-Je me fous de vos sous, les vieux ! Il faut que les
révolutions arrivent, criait le fils Mignon, annonçant avec ivresse l’avènement
d’une justice qui débuterait par des remue-ménage du diable.
-tu vois le besoin d’une révolution à Clochemerle ?
-Ce besoin-là est partout. Faut qu’on foute le feu aux
baraques et que les billets de mille flambent dedans. La nouvelle richesse du
monde sera de n’avoir plus d’argent.
-Plus d’argent, tu dis ?
-Attends d’en avoir, des billets de mille !
-J’en veux pas !
-Personne t’en offre, petit !
Ça durait pendant des heures, chez l’Adèle. Dans la chaleur
de la discussion, chacun buvait largement ses trois pots, y compris le
réformateur. Son idéologie partait un peu de travers le soir, lorsqu’il devait
rentrer chez ses parents.
Le vocabulaire du bourg s’enrichissait de termes nouveaux
importés de l’extérieur, peut-être bienfaisants, peut-être pernicieux. On ne
prend pas assez garde aux mots. Ils charrient toute sorte d’idées, de
croyances, de mirages, et des forces mystérieuses qui bouleversent les
sociétés. Idéologie arrivait après dancing, jazz, gigolo, bagnole, grand-sport,
caméra, star, pin-up, etc.
« Mercanti » et « margoulin » étaient
entrés dans les mœurs. Ils correspondaient à des fortunes qu’on avait vu
s’édifier trop rapidement. On disait que les gens des villes déposaient leur
bilan aussi naturellement qu’ils quittaient leur linge sale. L’escroquerie
trouvait des moyens tous les jours plus ingénieux de s’exercer. La faculté de
s’indigner s’émoussait. Chose grave, des jeunes, repassant au pays, racontaient
ouvertement que, pour parvenir, la « débrouille » était bien
supérieure au travail. Ils commençaient à glisser dans les discussions un terme
promis à un grand avenir : combine.
Tout ça, c’était le vocabulaire du progrès, dont les effets
se faisaient sentir en raison des nouveaux contacts avec l’extérieur. Car
l’automobile avait fait son apparition à Clochemerle, conférant une importance
de démiurge à Eugène Fadet qui, penché dans les capots savait ausculter un
moteur, en faire jaillir des étincelles et les tonnerres de l’échappement.
L’auto ! Ce fut probablement la plus importante
invention du début du siècle, qui allait bouleverser les notions archaïques du
temps et de l’espace, les rapports entre les hommes et changer, en les
rapetissant, les dimensions de la terre. Le mot vitesse qui en dérivait, auquel
on adjoignit celui de griserie, définissait une drogue souverainement puissante
sur les nerfs et les mœurs, et cette drogue absorbée avec délices prenait force
de loi, à laquelle tout allait se soumettre, qui imprimait à l’univers ses
rythmes et ses cadences. Chacun fut tiré de son trou comme par miracle, aspiré
d’un passé stagnant où il ne se passait rien, où la vie n’était qu’habitudes
dans un décor invariable. Chacun fut maître de s’offrir des échappées qui
n’avaient de limites que sa fantaisie. Chacun à son bord, avec sa femme ou son
amante, sa famille ou ses amis, et le monde entier devant lui, devenu
traversable et franchissable en tous sens, offrant à tous son immensité
merveilleuse, ses zones en friche pour rêver et s’exalter, pour se baigner
l’esprit, les cent mille aspects de son inconnu, les esplanades à perte de vue
de ses routes de plaine, les toboggans de ses routes de montagne, ses panoramas
aveuglants de couleurs, ses sites, ses anfractuosités, ses gorges, ses forêts
profondes et ses cours d’eau, ses châteaux fortifiés d’autrefois, ses villes
compactes et brillantes, sa pureté agreste et son luxe citadin, les monuments grandioses qui sont les arcs de
triomphe dont la civilisation a marqué ses étapes à travers les siècles. Et
tout cela qui défilait de part et d’autre d’un souple glissement, berceur et
ronronnant, dans une profusion d’images offertes, de perspectives moutonnantes,
changeantes et miroitantes, tout cela qui laissait les automobilistes étourdis
de beautés et de richesses entrevues. C’était formidable !
Rouler, ça devenait le plus urgent besoin. L’humanité allait
se ruer en avant, dans un perpétuel exode de bouffeurs de kilomètres, de
dévoreurs de moyennes, avec une passion toute nouvelle du dépaysement, une
avidité de tout voir, de tout connaître, de tout juger et dominer, de pousser
toujours plus vite, toujours plus loin, d’amasser un bagage immense de
sensations, de souvenirs, de comparaisons, d’étonnements, en égrenant une
litanie de superlatifs qui malheureusement s’émoussaient, parce qu’il devenait
trop facile de tout atteindre sans effort. Et l’habitude se prenait de fuit
toute méditation, toute contemplation, tout soliloque qui ramène l’homme à
s’interroger sur le sens de sa destinée.
N’importe ! Il s’agissait de ne pas prendre de retard,
tous se voulant égaux par le nombre de kilomètres parcourus, des choses vues,
des frontières franchies. Clochemerle à son tour fonçait dans la compétition.
*
Vantard et bricoleur, grand discuteur de cabaret, Eugène
Fadet s’intitulait Mécanicien. Mais son commerce de cycle périclitait tant en
raison de la topographie accidentée de la région, qu’en raison de l’obstination
des Clochemerlins à conserver leurs vieilles bécanes rouillées, des engins de
dix-huit à vingt kilo dont ils vantaient la désespérante solidité. Fadet se
consolait de la mévente en fréquentant beaucoup le « Café de
l’Alouette », où il était le commentateur écrouté des grands exploits
sportifs. Cela encore ne lui mettait pas d’argent dans la poche. Mais l’ambition
veillait à son foyer, en la personne de Léontine Fadet, femme lucide et froide
que désespérait le vide du tiroir-caisse. Partant du principe qu’un homme
s’utilise de bien des façons, elle orienta son mari vers une activité plus
rémunératrice.
En 1926, ayant conclu un accord avec un agent de Mâcon,
Eugène Fadet devint garagiste et vendeur de citroëns. Il reparut au bourg au
volant d’une voiture qui fit sensation. Tout allait partir de cette voiture,
dans laquelle chacun voulut monter, et qui se trouvait précisément là pour
qu’on y montât.
Mouraille changea son tacot contre une auto neuve. (il y
avait eu, cette année-là, une profitable épidémie de grippe infectieuse.) Puis
ce fut le tour de la baronne. Piéchut commanda un modèle de luxe. Laroudelle,
en haine et jalousie de Piéchut, en fit autant. D’autres vignerons, qui ne
voulaient pas que Laroudelle pût se croire plus qu’eux, achetèrent également.
Et d’autres encore, poussés par les femmes. Ces dernières aspiraient à quitter
un peu leurs maisons dont elles ne sortaient que pour les messes, baptêmes,
mariages et enterrements.
L’initiation ne se fit pas sans dommages. Naturellement
optimistes, les nouveaux conducteurs ne soupçonnaient pas les pièges de
l’accélération, ceux de la force centrifuge,
ni les soins que réclame la mécanique. Ils considéraient qu’une machine qui
est faite pour marcher doit marcher toujours. N’ayant aucune estime pour l’eau,
ils négligeaient d’en mettre dans les radiateurs. On les voyait revenir avec
des moteurs qui fumaient comme des chaudières et rougeoyaient sous le capot.
Ils oubliaient de vérifier le niveau d’huile, ce qui avait pour conséquences
des salades d’engrenages, des bielles coulées, des pistons crevés, des
vilebrequins faussés. Ce n’était encore rien.
Il y eut des dérapages, des emboutissages et cabossages de
tout genre, qui allaient avec des châssis tordus, des essieux gaussés, des
ailes arrachées. Ça faisait travailler Fadet. Il y eut des culbutes dans les
mauvais tournants, et par suite des membres brisés, des blessures. Ça faisait
travaille Mouraille et Joanny Cadavre y trouvait aussi son compte. Quelques
extrêmes-onctions furent administrées à des automobilistes qui avaient donné de la tête dans un mur ou un platane,
ou s’étaient rompu quelque chose dans le corps, un capotage ayant dispersé sur
le sol une pleine voiturée de gens. Ainsi des héritages se trouvèrent acquis
avec vingt ans d’avance. C’était le tribut qu’il fallait payer au progrès
mécanique, Minotaure embusqué dans les descentes et les virages. D’ailleurs,
les lignes droites n’étaient pas moins redoutables : on s’y tuait très
bien sans savoir pourquoi.
Personne n’en fut découragé. Des gens qui avaient boudé à
couvrir quelques lieues, pour qui c’était toute une affaire de monter dans un
train, n’hésitaient pas à franchir cent kilomètres comme rien du tout, à
des allures inimaginables. Bien vite on
trouva ça naturel, puis indispensable, à se demander comment on avait pu vivre
jusqu’alors sans remuer. Clochemerle se vidait pour les fêtes. On manquait la
messe du dimanche pour partir de bonne heure. Et les filles... Allez donc
empêcher les filles de monter dans une voiture, soi-disant pour faire un petit
tour de bonne amitié. Combien s’y firent pincer, qui ne revinrent pas intactes
de ces sorties de tout repos. On en reparlera.
Bourgs et villages se mirent à communiquer, le Beaujolais à
se mélanger avec la Bresse, le Charollais, le Bugey, la Bourgogne, etc. Les
parentés affluaient, amenant des amis. On rendait les visites. Le soir, bien
gorgés de vin, les conducteurs démarraient dans les pétarades, les grincements
des boîtes de vitesses, aussi rigides au volant que s’ils eussent attrapé le
torticolis, et néanmoins rigolards, gonflés de la certitude d’être des types
formidables, maîtres de l’espace, des champions du « sortez-vous de
devant ».
Voyant les affaires prendre si bonne tournure, Léontine
Fadet fit embellir son magasin et se lança dans une autre branche
commerciale : la vente des phonographes et postes de radio. Elle répandit
sur le bourg des torrents d’harmonie, de couplets, de rythmes sautillants. Les
femmes y furent sensibles. Elles se refusaient à rester enfermées dans la
solitude et l’ennui, alors qu’elles pouvaient avoir de la distraction chez
elles, rien qu’en tournant un bouton. Les hommes cédèrent pour avoir la paix.
De là partit le tintamarre qui imprimait aux filles les cadences du
bouge-fesses et donnait aux Clochemerlins des dandinements d’ataxiques béats.
Comme si ce n’était pas encore assez, on vit arriver dans
une grosse bagnole des types à lunettes d’écaille et verres teintés, pantalons
de golf, veston de tweed et chandails extravagants, cigare au bec, qui
combinaient les deux genres, businessman et « prise de vue ». On
apprit que Clochemerle allait avoir un cinéma. La salle fut inaugurée peu de
temps après.
On passa d’abord un western tout crépitant de coups de feu.
Une dizaine de mauvais garçons se fusillaient avec ardeur pour les beaux yeux
d’une bien foutue qui avait en selle, dans un coquin pantalon de cheval (car
elle-même galopait avec une rare maestria) des épanouissements qu’il n’était
pas chrétien d’étaler sous le nez de cow-boys affamés et perdus dans la
brousse. En tout cas ils justifiaient l’acharnement de ces féroces à la
poursuivre, en lui faisant siffler aux oreilles leur lasso. (Les Clochemerlins
mâles se mettaient à leur place et pensaient qu’ils eussent fait comme eux pour
coincer la mignonne en tête à tête. Elle en valait la peine.) Après une chasse
à courre aux terribles péripéties, la pauvrette, ligotée, allait échoir en
partage à un abominable bandit. Le sort qui l’attendait faisait frissonner
d’horreur les âmes sensibles. On entendait alors une charge ventre à terre qui
accourait de l’horizon. Le blond, le tendre, l’athlétique Jimmy volait au
secours de sa bien-aimée. Sans même ralentir, il sautait à pieds joints dans le
groupe de ravisseurs. Il était ceinture noire au judo et possédait la droite
fulgurante de Joë Louis. C’était le grand tabassage final et justicier. Les
durs tombaient comme des quilles ou fuyaient épouvantés. Ayant fait place
nette, Jimmy prenait en croupe sa belle (qui n’avait pas perdu dans ces
bagarres une once de ses charmants volumes) et tous deux partaient au petit
trop vers le ranch du bonheur.
On passa ensuite le grand film. Une fille ravissante de
l’Oklahoma venait à New York pour y travailler. Elle trouvait un emploi de
servante de drugstore dans un quartier populaire. Pure et honnête, elle
envoyait chez elle une partie de ses gains pour aider sa mère à élever ses
frères et sœurs. Ce sacrifice la soutenait dans son dur métier. Mais son cœur
restait vacant, dont le vide la faisait souffrir aux heures crépusculaires et
pendant les jours de fêtes, qu’elle passait seule dans sa chambrette, à rêver
au prince charmant. La malchance s’acharnait sur elle. Sa logeuse, la vieille
Mrs Kreeps, qui l’avait prise en haine depuis qu’elle avait refusé les avances
d’un mauvais sujet de neveu, ne lui ménageait pas les affronts. Là-dessus son
poisson rouge mourut. Et son canari, devenant neurasthénique, ne chantait plus
dans sa cage. C’était souvent avec des larmes dans les yeux qu’elle servait les
hamburgers à ses clients. Dans cet
état de chagrin, qui la rendait à demi-inconsciente, elle se fit renverser par
une Cadillac au carrefour de la quarante-cinquième rue et resta évanouie sur la
chaussée. Mais de la Cadillac bondit un beau jeune homme qui la releva, la prit
dans ses bras et la transporta lui-même à la clinique. On devine la suite.
Touché par tant de grâce et d’infortune, le jeune Slim Howard fit une cour
assidue à la pauvre Joan de l’Oklahoma, en lui nasillant des darling
fervents, en la comblant de cadeaux,
dont une Cadillac décapotable. (Ce sera à son tour d’écraser un peu les autres,
compensation qui lui était bien due.) Car il était le fils de la Texaco Oil, et son père détenait
quarante pour cent des valeurs du pétrole américain. Tout cela finit dans un
grand bain de naphte. Et par un baiser minuté, en gros plan, que les cœurs
tendres dégustèrent comme un ice-cream sentimental.
C’était un film hautement moral, édifiant même, mais juste
du genre qui pouvait rendre complètement cinglées les filles du genre de Lulu
Bourriquet.
-C’est un nouveau Babylone qui se prépare !
-Mais non, mais non, Madame Fouache, répondait Tafardel.
C’est simplement le progrès qui est en train de transformer la condition
humaine.
-Ah, Monsieur Tafardel, je le voudrais. Mais j’ai peur que
l’homme reste toujours un imbécile et un grand vaurien.
Mouraille partageait l’opinion de Mme Fouache. Il
disait :
-On met en mouvement des forces que l’intelligence humaine
est incapable de contrôler. Le progrès mécanique a passé de un à mille en moins
d’un siècle. Alors que le cerveau de l’homme n’a pas gagné d’un degré.
-Pardon, ripostait Tafardel, les hommes sont plus instruits
qu’autrefois.
-On a augmenté le nombre de gens qui savent lire et écrire
et pourraient à la rigueur s’exprimer. Mais combien ont quelque chose à
exprimer ? Y a-t-il plus de génies ? A coup sûr, il y a davantage de
fous.
-Davantage de fous ?
-Je le sais par les aliénistes. L’homme n’est pas fait pour
vivre dans cette bousculade, ou n’y est pas adapté. Tout cela vient trop vite.
-Vous êtes pessimiste, docteur !
-Un robuste pessimisme n’est pas inconfortable, mon cher
Tafardel. Avouez que les pessimistes ont souvent vu clair. Et qu’ils ont en
définitive raison, puisque tout finit par la mort.
-La mort ? disait Tafardel qui ne voulait pas
capituler. Peut-être qu’elle n’en a plus pour longtemps, la mort !
*
-C’est le progrès ! disaient les Clochemerlins, en
sortant du cinéma, en tournant les boutons de leur radio, en appuyant sur le
démarreur de leur auto. Ils en rayonnaient de plaisir et de fierté.
Mais c’était surtout l’automobile qui les avait le plus
transformés. On rencontrait des Clochemerlins sur toutes les routes, courant le
monde comme des Anglais. On en voyait à Montmerle et Montmelas, Bourg et
Charolles, Louhans et Lons-le-Saunier, Dijon et Besnaçon. On en voyait à
Montélimar, Aix-en-Provence, Nice, cannes, Saint-Raphaël, Sète, jusqu’à
Bordeaux. Toujours bien munis de nourriture et de boisson.
Rien ne les épatait plus, ces Clochemerlins sortis de leur
trou. Ils devenaient énormément malins et dessalés. Ils avaient un avis sur
tout, ces irréfutables, sur la politique, la fiscalité, le libre-échange, les
voitures américaines, le prince de Galles, les rayons X, sur Rudolph Valentino
et le sex-appeal de Mae West, sur Hitler et Mussolini, sur Staline et Primo de
Rivera, sur Greta Garbo et Mistinguett, etc. Ils auraient pris le pays en main,
l’auraient gouverné et remis en ordre, vous auriez vu ça ! Même le
cantonnier de Clochemerle savait ce qu’il y avait à faire pour que ça marche
droit en France.
Ils devenaient énormément intelligents, les Clochemerlins,
et le savaient. A s’en étonner eux-mêmes, à se mettre à genoux devant leurs si
bons crânes, qui pouvaient contenir tant de choses. Ils n’étaient plus des
couillons de campagne, des arriérés, des pecquenots et descendants de serfs.
Ils étaient les hommes modernes ! Ils disaient moi gros comme un demi-muid.
Le malheur, c’est qu’ils rencontraient sur la route des
enflés qui avaient un air de satisfaction intolérable. Qui tenaient leur gauche
en conduisant, les sacrés cochons, comme des meneurs de bœufs du Moyen Age. Qui
arrêtaient leurs bagnoles en plein virage pour aller faire pipi dans le
sous-bois, cueillir la fraisette ou taquiner leur dodue. Les Clochemerlins
engueulaient au vol cette sous-humanité.
Et de klaksonner, et d’accélérer, avec la certitude qu’ils
dépassaient de foutus imbéciles, des croquants des cavernes, de saumâtres
pedezouilles retardataires.
-Si c’est pas malheureux de donner des autos à des
andouilles pareilles ! disait le conducteur clochemerlin
-C’est des pauvres Français moyens ! répondaient les
passagers clochemerlins.
D’avoir si bon jugement sur les hommes, de se sentir une
intelligence si bien lubrifiée, de connaitre tant et tant sur tout et le reste,
ils se sentaient immensément contents d’eux. Ils en prenaient un petit air
vaniteux qui les habillait bien.
-Au jour d’aujourd’hui, dit une fois Sébastien Ouille assis
au volant, dans l’euphorie du quatre-vingts à l’heure, y a vraiment plus de
supériorité au-dessus de nous.
-Non, dirent avec extase les autres Clochemerlins, y a plus
de supériorité au-dessus.
-Autant intelligents que n’importe lesquels, nous
sommes !
-Autant intelligents ! affirmèrent-ils.
Ça c’était vraiment l’égalité.
-Mais des plus bêtes, à la pelle, ça existe. La preuve, ce
qu’on rencontre sur les routes.
-Pour sûr, des plus bêtes, c’est pas ça qui manque.
Cette conviction-là, c’était le bonheur.
On arrivait à la croisée de Belleville, il fallut ralentir.
Et ne pas accélérer pour traverser Saint-Jean-d’Ardières. Mais plus loin, ayant
repris sa pleine vitesse sur la ligne droite Sébastien Ouille éclata de rire.
-Quand même, dit-il, le monde est plein de c.... !
Ils opinèrent avec empressement
-Et, conclut Sébastien Ouille, il a fallu le progrès pour
qu’on s’en aperçoive !
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