samedi 28 décembre 2013

3-Célibataires, Veuves et Fille de joie

Chose inouïe : un jour l’angélus ne fut pas sonné, ce qui perturba la vie matinale des Clochemerlins, car ils attendaient de l’entendre pour quitter le lit et entamer leurs besognes. La cloche était aussi ponctuelle que le soleil, et les horloges se trouvaient en général hors de portée, dans la salle commune des maisons. Quant aux montres, elles restaient dans les gilets, sur un dossier de chaise. Si bien que tout Clochemerle, pour  s’être attardé entre les draps, démarra au travail avec près d’une heure de retard. Quelques futurs enfants furent conçus à la faveur de ce laps de temps inhabituel, qui laissait un battement aux activités conjugales. (On devait s’en souvenir dans la suite.) L’acte d’amour procède souvent du désœuvrement plus que d’une nécessité réelle. A quoi tient la vie !
Seconde chose inouïe : la messe basse de six heures trente, où se rendaient quotidiennement les vieilles filles et les pieuses femmes, ne fut pas sonnée non plus. Ce qui eut pour effet d’attirer à cette messe-là des personnes curieuses, qui n’y assistaient pas ordinairement. Elles venaient aux informations.
A l’intérieur de l’église, privée de la voix de sa cloche, régnait une atmosphère de malaise et de consternant silence, que ne dissipa pas entièrement la clochette de l’élévation. Le servant de messe était si troublé qu’il heurta de sa burette le calice de l’officiant et répandit du vin sur les marches de l’autel. Quand le prêtre se tourna pour le Dominus vobiscum, Clémentine Chavaigne et Pauline Coton, qui disaient connaître leur curé sur le bout du doigt (en quoi elles se vantaient, car le curé Patard les tenait à distance) lui trouvèrent une expression inquiète. Ces demoiselles redoutaient toujours l’abomination de la désolation : quelque maléfice satanique ou un complot de l’impiété. Leur pensée n’arrivait pas à se concentrer, tant elles avaient hâte de savoir et d’épiloguer. Elles marmonnaient des prières machinales, entre leurs minces lèvres mécanisées, en regardant furtivement autour d’elles.
On ne pouvait moins faire que remarquer l’absence du bedeau Coiffenave qui, pendant les offices, se tenait toujours dans la partie gauche du chœur, côté sacristie, à fureter, épousseter et lorgner l’assistance. Sa silhouette maigre et fantômale était indispensable au décor de l’église, à l’ombre de laquelle il vivait. Et ce matin-là, point de bedeau. Partant, point de cloche, puisqu’il avait disparu sans prévenir.
A la vérité, cette disparition n’étonnait pas quelques austères personnes. Chafouin et sourd, avec sa mine de jeteur de sorts, Coiffenave était un personnage inquiétant. Il surgissait sournoisement près des fidèles, en grommelant de bizarres interjections et disparaissant comme il était apparu. Que faisait-il de son temps libre, dans les répits que lui laissait la bonne marche du culte ? On l’apercevait souvent au cimetière, pareil à un ricanant démon dont la présence effrayait près des tombes, et il buvait à l’excès en compagnie de Joanny Cadavre. On le voyait aussi dégringoler périodiquement la pente de Clochemerle d’un air hagard, en direction de la plaine, pour ne reparaître que le soir, poussant son vélo, avec la mine d’un chien cynique et coureur. Mais c’était un artiste extraordinaire de la cloche, dont il savait comme personne nuancer et cadencer les sons.
-Cette cloche, on dirait qu’elle parle, disaient les Clochemerlins émerveillés.
Peut-être dispersait-elle dans l’espace les aspirations de l’âme obscure et contrainte de Coiffenave, séparé de ses semblables par le durcissement de ses tympans et son ingrate apparence de gnome. Peut-être y avait-il chez cet isolé une qualité fine et poétique qui s’exprimait par les envolées du bronze, battant les heures de la vie et de la paix campagnardes, dans la pureté des matins et la sérénité des soirs. Mais il ne fallait pas trop s’y fier.
Certaines femmes prétendaient que Coiffenave leur faisait peur, lui attribuaient une lubricité toujours à l’affût. Ainsi à l’église, se relevant d’une profonde adoration, elles surprenaient son regard braqué sur le baillant de leur décolleté, cependant que son visage grimaçait d’une horrible mimique de pourlèchement. Quelques-unes même, entrées s’agenouiller au soir tombant dans une nef obscure, affirmaient s’être senti pincer les fesses avec une insistance vicieuse, ce qu’elles avaient d’abord pris pour une malice du diable, irrité de leur piété et cherchant à les troubler dans leur chair pour disputer leur âme à Dieu. Mais un bruit de pantoufle derrière un pilier, puis la fuite d’une ombre aussi furtive qu’un chauve-souris leur avait fait comprendre que le diable les assaillait pas personne interposée, et que l’individu qui ne reculait pas devant la profanation du saint lieu ne pouvait être que le bedeau, rôdeur et fourbe. Fallait-il croire ces outragées, ou attribuer les prétendus sévices à une manie obsessionnelle de leur esprit ? Car étaient seules à se plaindre des personnes d’une chasteté reconnue. Elles répondaient aux sceptiques que la chose n’arrivait pas qu’à elles, certainement, mais que d’autres –qu’on pourrait nommer !- étaient bien trop contentes de subir  ça et n’entraient à l’église que pour provoquer les attentats de la main mystérieuse : il n’y avait qu’à voir les postures qu’elles prenaient, soi-disant pour prier, et qui appelaient la privauté cochonne, « Madame, je n’en dis pas plus, et vous me comprendrez ! »
Parmi les assaillies on citait surtout Aglaé Pacôme, une vierge attardée qui avait la hantise des satyres et cuirassait ses dessous de cotonnades imperforables (elle avait tenu à le faire savoir préventivement). Par ailleurs, dévorée de coquetterie, trémoussante, écartant d’elle des attouchement imaginaires à petits coups de ses doigts maigres, pointés hors des mitaines qu’elle portait toujours, elle souriait aux hommes avec une impudeur de vestale enamourée, prête à laisser mourir le feu sacré pour ne plus attiser que les feux des corps. Entrant dans le jeu, les hommes dardaient sur elle des regards de taureaux, qui la jetaient dans les frissons et les effrois. Aglaé Pacôme parlait à tout venant de sa vertu, comme d’un charmant animal domestique dont elle prenait grand soin. ‘Comment va le petit hérisson ? » lui demandaient les Clochemerlins, instruits de sa marotte. La demoiselle rougissait, baissait les yeux et se tortillait dans les cotonnades qui protégeaient son trésor désuet. Cette follasse vivant dans un monde de fictions amoureuses où, flétrie et ratatinée, elle jouait pourtant le rôle d’une héroïne pourchassée par des soupirants frénétiques. Elle citait nommément les hommes de Clochemerle, même mariés, qui se consumaient de passion pour elle, qu’elle était désolée de faire souffrir, car elle compatissait à la peine d’autrui, mais le petit animal, point apprivoisé, ne voulait rien faire pour l’apaisement de ces malheureux, car elle n’était pas si mal informée que de ne pas savoir à quoi conduisent les transes de l’amour, et rien ne pouvait la faire démordre qu’elle ne fût pas à Clochemerle l’objet le plus mignon, le plus fascinant et le plus idoine à provoquer de telles transes. Aussi ne doutait-elle pas que l’étrangeté de Coiffenave, sa mine sombre et renfermée, et les pinçons dont il martyrisait son derrière ne fussent les indices d’une adoration dont le bedeau n’osait lui faire l’aveu. Lorsqu’on annonça sa disparition, elle cria bien fort que le pauvre homme avait mis fin à ses jours, pour une raison connue d’elle seule, qui la rendait rayonnante dans son apitoiement.
Il n’en était rien. Coiffenave ne se mourait pas d’amour pour les formes desséchées d’Aglaé Pacôme. Ce chétif ne convoitait que les plantureuses bougresses, en pleine vaillantise de leur chair vivante et chaude. On chercha en vain sa dépouille de désespéré. De sa chambre avaient disparu son vélo et ses meilleures frusques. Et la veille il n’était pas rentré saoul. On se perdait en suppositions.
Ce fut Clémentine Chavaigne qui découvrit le pot aux roses. Furetant dans l’église après la messe, elle s’aperçut qu’on avait fracturé le tronc de saint Roch, qi était d’excellent rapport. Du temps du curé Ponosse, il doublait largement le produit des quêtes, principalement dans la saison d’été, alors que la menace de grêle sur le vignoble incite les femmes à soudoyer les saints, afin qu’ils détournent du Beaujolais les orages qui sèment la ruine et la désolation. On le constata : le tronc de saint Roch était vide de toute monnaie. Et il n’avait pas été levé depuis deux mois.
Qui, mieux que Coiffenave, pouvait le savoir ? Il était impossible de ne pas établir une corrélation entre ce vol, commis au nez du patron de Clochemerle, et la disparition du bedeau.
Par ailleurs, on n’avait pas de preuves. Il paraissait délicat de faire peser le soupçon sur l’absent, dont les services n’avaient rien laissé à désirer pendant de longues années. On se dit qu’il finirait bien par reparaître et fournir des explications.
En attendant le suisse Nicolas fut chargé de le remplacer. C’était un homme de belles proportions, taillé à merveille pour faire valoir une tenue de parade, mais il n’avait aucun sens des harmoniques. Confié à lui, la cloche bafouilla lamentablement. Son battant frappait le bronze sans netteté ni cadence, fort d’un côté et mollement de l’autre. Ça rappelait le mauvais coup bas reçu autrefois par le suisse (lors de la bataille à l’église) qui lui avait laissé une asymétrie des testicules, connue par les confidences de Mme Nicolas, incorrigible bavarde. Entendant cette cloche au branle de guingois, les femmes de Clochemerle se disaient en riant : « Un coup pour la mignonne, un coup pour l’enflée ! » Tant il en faut peu pour amuser les campagnes !

On ne tarda pas à être renseigné sur Coiffenave. Un homme qui remontait de la plaine apporta la nouvelle qu’il l’avait vu à Saint-Romain-des-Iles, au bord de la Saône, menant une vie de félicités dans une auberge à fritures. Il y dilapidait cyniquement le magot de saint Roch en compagnie d’une impure à forts tétons. Il s’agissait de la grosse Zozotte, bien connue à la ronde, qui faisait commerce de son corps et, dans une maison en bordure de la rivière, loin de la police des mœurs, vivait du rapport de son artisanat. On dépêcha un messager à Coiffenave pour l’inviter à regagner Clochemerle, en lui promettant qu’il n’y aurait pas de sanction. Mais il refusa de suivre l’émissaire. Il entendait, jusqu’au dernier centime, se gorger de sa ribaude, de bonnes nourritures et de bon vin, en oubliant dans les loisirs et l’amour les servitudes d’une vie terne et soumise.
-Pour une fois que j’ai mon content de bonne fille, j’en veux rien perdre, dit-il avec entêtement.
Et rien ne put l’ébranler. La grosse Zozotte de son côté, flattée que l’argent lui fût venu par l’intermédiaire d’un saint, qui avait en quelque sorte quêté pour rétribuer ses faveurs, s’était prise d’affection pour Coiffenave, si petit et pourtant si endiablé à se démener dans sa couche. « Ça me fait drôle, disait-elle, parce qu’il sent un peu le curé. » Elle voulait sans doute parler de cette odeur d’encens et de sacristie dont le bedeau restait imprégné.
Coiffenave continua donc de mener une existence d’insouciant nabab, savourant les goujons frits et la volaille, et buvant du Moulin-à-Vent sous la tonnelle, en pelotant à discrétion son impudique, qui s’esclaffait sur le mode aigu au plus fort des chatouilles. Quand il était las de ces jeux, il louait une barque, allait l’ancrer dans le courant et trempait du fil dans l’eau, aussi paisiblement qu’un honnête estivant qui ne veut qu’oublier ses soucis. Ce bonheur étant sans doute immoral. Mais Coiffenave, devenu sybarite, le goûtait avec une tranquille dignité, laquelle n’était pas sans rappeler la componction ecclésiastique, au contact de laquelle il avait tant vécu. Les gens de Saint-Romain-des-Iles connaissaient maintenant l’histoire, et ça les amusait de voir un bedeau en goguette dévorer avec une fille de joie les offrandes de la piété. Le trouvant sympathique, ils l’invitaient à leur table, lui offraient à boire et de manger un morceau. Coiffenave se faisait des amis et sa popularité s’étendait. Bientôt on vint le voir de Romanèche et de Pontanevaux. Les libéralités des uns et des autres lui permettaient de prolonger son séjour, ainsi que celles de la grosse Zozotte qi, bonne fille, l’hébergeait en fin de nuit, sans plus rien lui demander, pourvu qu’il la laissât « expédier son travail ». Et c’était une travailleuse acharnée, ne rechignant pas aux heures supplémentaires, toujours bien tenue de corps et n’usant que de savonnettes parfumées, qui mettait de l’argent de côté pour l’avenir. Elle voulait bien s’offrir un caprice pour un ziquet de bedeau en rupture d’allégeance à sa paroisse, mais entendait ne pas voir diminuer pour cela son chiffre d’affaires.
La renommée de Coiffenave en tant que sonneur était connue dans les environs. Le bedeau de Saint-Symphorien-d’Ancelles vint lui proposer d’essayer sa cloche et de sonner un grand carillon. Il fit preuve d’un brio qui provoqua l’admiration. (« Et encore, dit-il, elle rend pas comme la mienne, et je la sens moins dans les bras. ») Le bruit s’en répandit rapidement et l’on se mit à l’inviter de partout pour qu’il donnât des récitals de cloche, à La Chapelle-de-Guinchay, à Romanèche-Thorins, à Thoissey, à Varennes-les-Mâcon, etc. On le prenait en voiture et on le ramenait, tellement gavé et complimenté qu’il commençait à prendre des airs vaniteux, comme il prenait des airs de petit maître en tapant sur la bonne croupe courageuse de la grosse Zozotte.
Tout cela se savait à Clochemerle dans les moindres détails, exagérés même, car le comique de la situation défrayait abondamment la rumeur publique, toujours avide de s’exercer sur les sujets les plus cocasses et les plus inattendus. Si bien que la fripouille de bedeau, en étalant sans vergogne sa scélératesse et ses vices, tournait au personnage. Pensez-donc ! Quittez soudain la sainte pénombre d’une vieille église, lâcher le travail  d’entretien des ornements sacerdotaux, pour devenir tout de go l’amant de cœur d’une prostituée (d’ailleurs avenante et d’une capacité professionnelle indiscutée) et sonneur de luxe qui ne saisissait plus la corde que sur invitation, comme un virtuose,  c’étaient là des choses qu’on ne voit pas tous les jours. On se demandait même si on les eût ailleurs qu’en Beaujolais, et franchement on en doutait.
Dans ces conditions que convenait-il de faire, en bonne justice et sagesse, en s’épargnant le ridicule ? Commander aux gendarmes d’aller récupérer Coiffenave à Saint-Romain-des-Iles et le ramener de force avec les menottes ? Mais (par défi de hors-la-loi, ou pour se venger du mépris des honnêtes femmes, qu’elle rançonnait indirectement en tirant des subsides de la faiblesse des époux) la grosse Zozotte avait prévenu qu’elle ne se laisserait pas arracher Coiffenave et soutiendrait plutôt un siège en règle, barricadée dans sa maison. La garce était capable de tout, jusqu’à se faire plébisciter par la population mâle, qui lui avait beaucoup d’obligations et désirait ne pas se priver de ses talents. Et pour faire arrêter le bedeau, il fallait porter plainte au nom de l’Eglise, à propos d’une méchante affaire de gros sous. Avec son sourire extatique, saint Roch paraissait déterminé à se tenir absolument en dehors du coup. La municipalité, qui riait sous cape, n’avait pas bronché, disant que cette affaire d’ordre purement religieux ne concernait pas le pouvoir civil. La question restait donc pendante. Le clan des Clochemerlins narquois, le plus nombreux en la circonstance, guignait ironiquement le curé Patard, le seul habilité à prendre une décision.
Mais le curé Patard était loin d’être un imbécile et un irrésolu, pas plus qu’il n’était homme à se laisser influencer par les conseils contradictoires de quiconque et quiconque. Il parla en chaire de cette façon :
-Mes frères, dit-il, je vous invite à prier pour l’âme de notre bedeau, qui est tombé au pouvoir d’une truande. Mais la satiété ne laisse au cœur de l’homme que dégoût, et la gouge de son côté se lassera des exercices qu’elle multiplie pour humilier notre paroisse. Nous n’avons qu’à attendre le retour de  l’enfant prodigue des deniers du culte. A ce propos, je vous rappelle que le tronc de saint Roch est vide, et que plus vite vous l’aurez rempli, plus vite les choses s’arrangeront. Ainsi soit-il.
Mouraille approuva ces paroles.
-Le curé a du bons sens, déclara-t-il. C’est au fond l’ennui qui mène le monde. Peu d’êtres sont capables de tirer de grands agréments de leur esprit. C’est pourquoi ils demandent aux corps de leur fournir des distractions –qui manquent au demeurant de variété. Surtout dans nos petits pays. N’ayant rien d’autre sous la main, les gens font souvent l’amour parce qu’ils s’embêtent, en se disant que ça leur passera toujours un moment.

Et un beau matin l’angélus sonna dans toute sa grâce cristalline. Ce fut un envol de sons purs, convenablement espacés, qui gagnaient le haut de l’air, évoquant la blancheur des colombes et les pudeurs rosissantes de l’aurore. Ces sons ailés, qui retombaient en pluie légère, allaient émouvoir au fond des cœurs ce qui s’y cachait de lus secret, de plus inassouvi et de plus tendre. Ils annonçaient un jour adorable et conféraient à la vie un sens auguste, presque mystique. Entendant cela, Clochemerle sut que Coiffenave était revenu.
Il reprit ses fonctions sans mot dire, et personne ne s’avisa de faire allusion à sa fugue. On avait simplement posé aux troncs des cadenas plus solides, spécialement à celui de la Sainte Vierge, parce qu’il eût été trop fort  que l’argent de l’Immaculée Conception pût passer à une pétasse de la vallée, en rémunération de ses sales services.
La cloche de midi, aux sonorités cuivrées, célébra la joie d’un bel été, qui gonflait les grappes d’alcool et de subtiles essences. Pour l’angélus du soir, ce fut une cantate poignante, si bien assortie au déclin de l’astre et aux rêveries du crépuscule, que ses accents tirèrent aux Clochemerlins des soupirs, et des larmes aux plus sensibles. Il n’y avait décidément que ce coquin de Coiffenave pour ponctuer de si émouvante façon les étapes des jours et de la vie. Il n’y avait que lui pour donner à un glas les vrais accents du chagrin, à un baptême ceux de l’espérance, et ceux de l’entrain dionysiaque à un mariage. Il n’y avait que lui pour célébrer à doux tintements, dans la nuit de Noël, la touchante naissance de Bethléem, comme il n’y avait que lui pour carillonner à plein battant la fête de Pâques, avec un bruit de résurrection à dominer les trompettes de Jéricho.
On aurait même dit que le bedeau, après son équipée, eût à cœur de se surpasser. On y vit le signe de son repentir et son affaire fut classée. Mais des mauvais plaisants déposaient dans le tronc de saint Roch, qui en prenait tournure de proxénète, des offrandes enveloppées d’un papier sur lequel on lisait : pour Zozotte. C’était de l’argent que le curé Patard ne pouvait joindre aux dons de la piété sincère. Il le remettait donc à Coiffenave sous forme de gratification, et celui-ci le portait en effet à la grosse Zozotte, qui était toujours de bon accueil et pour lui se dépensait sans compter.
Il était déplorable que le bedeau fit preuve d’un tel engouement pour une débauchée notoire. Mais on remarqua que la cloche, lorsque Coiffenave revenait de Saint-Romain-des-Iles, lançait vers le ciel des accents plus sublimes, dont la qualité rare élevait l’âme des Clochemerlins et leur suggérait un qui sait ? très favorable à l’entreprise du surnaturel. Cela prouvait une fois de plus que les desseins de la Providence sont impénétrables, et que le pécheur, remontant des abîmes de la chiennerie, peut se sentir touché par la grâce.
Cette indulgence ne faisait pas l’affaire de tout le monde. Une cabale féminine (montée par quelles jalouses et quelles intouchables, il n’est pas besoin de le dire) s’agitait pour obtenir que Coiffenave fût démis de sa fonction. Des femmes mariées de leur côté auraient voulu qu’on lançât la maréchaussée aux trousses de la détestable montre-tout de Saint-Romain-des-Iles qui, à force de se louer à tout venant, finirait par contaminer les familles. A quoi les Clochemerlins objectaient que la grosse Zozotte serait bien capable d’attirer les bêtas de gendarmes, ces gros sanguins, dans son piège à hommes et de leur donner des habitudes qui nuiraient à la tenue et au sérieux de la gendarmerie. Le mieux était donc, en fermant les yeux, d’oublier cette affaire et de laisser les choses reprendre doucement leur cours ancien. Et pour la grosse Zozotte, un jour ou l’autre la vérole lui réglerait son compte.
Une dernière question restait à élucider. Profitant de la nuit, tombante, Coiffenave pinçait-il vraiment les fesses des femmes en prière, qui entraient isolément à l’église ? Son comportement récent donnait quelque crédit au racontar. Mais là aussi, à y bien réfléchir, puisque les plaignantes se nommaient Aglaé Pacôme, Clémentine Chavaigne, Pauline Coton et leurs pareilles, c’est-à-dire des créatures dont il n’y avait rien à attendre, et dont il ne fût venu à l’esprit de personne de rien espérer, on pouvait considérer que le geste, s’il était commis, l’était par simple taquinerie et n’attentait pas vraiment aux mœurs. Et même les arides demoiselles auraient dû s’estimer heureuses qu’un sacristain, par pitié, humour ou désœuvrement, les honorât d’une charité qu’aucun autre Clochemerlin n’était disposé à leur faire.
Là-dessus la cloche du soir, de son grand rythme noble, aux résonances ricochées par les monts, imposait aux gens de taire leurs zizanies, leurs médisances, pour se recueillir dans la paix sonore où les vibrations du bronze prenaient une valeur de solennelle incantation, qui était remerciement à la nature et aux dieux du beaujolais, tout vert dans la parure de ses cépages.
-Ce Coiffenave, quel artiste !

*

A trop faire les délices d’un chômeur, Jeannette Machurat attrapa l’enfant. Elle crut alors disposer d’un argument de poids, qui allait modifier sa vie dans le sens qu’elle désirait. Elle se voyait déjà mariée à un fort bel homme, au pilon près.
Tistin la Quille, toujours empressé, toujours gai, se rendait utile de mille façons dans la maison, où il venait chaque jour après avoir passé chez l’une ou chez l’autre, car il soignait ses relations et ne voulait pas qu’on cessât de le héler amicalement au passage.  En règle générale, si vous vous attachez trop exclusivement à une femme, les autres femmes vous en veulent et cessent de vous faire bon visage, considérant que vous réservez à une seule personne les petits soins de galanterie dont même les plus honnêtes sont friandes, parce que toutes demandent à  s’entendre confirmer leur faculté de plaire et ne se sentent rassurées que si on leur répète sans cesse qu’elles sont incomparables.
Tistin reconnut sans difficulté qu’il était bien responsable de ce qui arrivait à Jeannette. Mais il voulait néanmoins rester célibataire et refusait de retomber à la condition de salarié normal. S’il épousait Jeannette Machurat, comme celle-ci l’en pressait, il perdrait les avantages qu’il s’était acquis,  en tant que chômeur unique et considéré. Or, il avait une nature de vagabond incorrigible, qui aimait à s’étendre au soleil et à promener sa flânerie là où le conduisait son impulsion du moment.
-Alors, s’écriait toute pleurante Jeannette Machurat, me v’là comme fille-mère, à mon âge !
-Y a pas de honte, disait Tistin. Ton ventre travaille pour la France qui en a bon besoin. T’auras le droit de porter la tête haute.
-T’es mauvais homme, Tistin, de pas vouloir reconnaître cet enfant !
-C’est pas que je refuse de le reconnaître...
Mais il ne voulait pas épouser la mère. Ni la quitter d’ailleurs. Simplement continuer comme avant. Quand le petit serait né, il le ferait sauter sur ses genoux et jouerait volontiers avec lui. Il donnerait quelque chose pour son entretien et son éducation. Là s’arrêtait sa bonne volonté. Jeannette Machurat raisonnait en femme, soucieuse de s’assurer la durable possession d’un homme, et qui voulait le lier à elle par tous les moyens, sa fécondité et le partage des biens qu’elle possédait. En un sens, c’était gentil de sa part, et flatteur pour Tistin. Mais lui considérait le chômage comme une profession libérale, hautement honorable, financièrement avantageuse, qu’il ne voulait sacrifier à personne. Il était bien trop heureux dans sa condition présente.
Depuis que le travail ne lui était plus une obligation, Tistin la Quille avait hâte de sauter du lit. Dès que levé, tout lui était sourires, invites à paresser en artiste. Le chant de l’oiseau, la course du nuage et l’épanouissement de la fleur, il avait du temps à leur consacrer, un temps sans mesure. Il respirait le pur arôme des choses, les bouquets du matin, en tirant à la courte paille de sa fantaisie l’emploi du jour qui s’entamait. Sa toilette faire dans un baquet, sur le seuil de sa bicoque, après s’être rincé la bouche au beaujolais, admirable dentifrice, il brossait et passait au chiffon de laine son pilon. Puis il bourrait sa pipe, l’allumait et en savourait les premières bouffées, en attendant de savoir d’où lui viendrait l’envie d’agir. Ensuite il fermait sa porte à clef, humait le bon vent, s’en caressait le visage et partait gaillard, clic-cloc, de sa démarche inégale, ferrée d’un côté et caoutchoutée de l’autre. N’ayant pour projet que les bonnes chances des carrefours, il se dirigeait chaque fois vers un petit Klondyke de rencontres et de filons. Ferait-il doucement quelque chose, ou chômerait-il à cent pour cent ? Mangerait-il le lapin mariné, le cassoulet ou le bœuf en daube ? Cela dépendrait de l’accueillante maison qui aurait besoin de ses services. Mais il pouvait aussi bien, armé de sa trique et de sa besace, s’offrir un grand bonheur errant de chemineau. Ou dans la saison de chasse, prendre son fusil à broche et partir pour une battue. Ou dans  la saison de pêche ficeler ses engins sur son vélo, se laisser glisser jusqu’au bord de la Saône, s’y installer pour des heures et des heures de rêveuse immobilité, face à l’eau aveuglante, en guettant le friselis de vif argent du poisson accroché à sa ligne. Chaque matin livre comme l’air, oisif comme un rentier, s’il lui plaisait de dédaigner l’effort, connu de tous les cabaretiers, de tous les lurons conteurs d’histoires, partout invité à trinquer.
-T’es grand cochon quand même ! gémissait Jeannette Machurat. Tu me prends mon bon, et le reste tu me le laisses pour compte. Egoïste tu es, comme jamais j’aurais pensé !
-Sacrée engeance de femelle ! grommelait Tistin la Quille, en lançant son pilon et ruminant cette embarrassante affaire. On prêche la repopulation. Je m’attelle au travail, moi chômeur, qui aurais pu me contenter de rien faire du tout. Et j’en ai que des ennuis.
La vocation de chômeur est comparable à celle de braconnier. Quand ce goût-là vous tient, plus rien ne compte. L’homme jouit d’une liberté primitive, pleine de surprises et d’enchantements au contact des fourrés, au voisinage des bêtes cachées, des indices et des traces, du fil tendu et des clapotis de l’eau, dans une épaisseur de silence où murmures et signes acquièrent une valeur de langage. C’est un peu cela être chômeur, un braconnage du beau temps, une maraude des plus jolies heures du  jour et de la nuit, et des moments de bonne humeur des humains, abordés à l’instant propice. Disposant de ces richesses et d’un infini de sensations, vous iriez vous mettre  sur les bras une femme à enfantements, au cou le harnais des responsabilités ? Il faudrait être fou !
Fuyant les larmes et les disputes, Tistin allait moins chez Jeannette Machurat. Il traînait dans Clochemerle à petits pas. On l’interpellait :
-Adieu, Tistin. Ça va le chômage ?
-Ça va petitement. Je vis de misère.
-Tu boiras bien un verre en passant. Et tu casseras bien une croûte ? Autant de pris sur le malheur !
Et de la part des femmes :
-Dites, mon bon Tistin, sans vous déranger, vous ne pourriez pas me donner un coup de main ? Ce serait pour pousser ma brouette jusqu’au lavoir. Merci Tistin. Vous êtes ben un brave chômeur
-L’homme aurait besoin d’aide à sa vigne, vu qu’il s’est donné le tour de rein. Mais sans travailler de trop, Tristin, sans travailler de trop.
Du haut en bas du bourg, concert de louanges et d’amitiés, rasades et ripailles, étrennes et petits cadeaux. Et vous voudriez renoncer à ça, parce qu’une Jeannette nigaude...
-Sans compter, insinuait Tistin, qu’une fois mère, t’auras droit aux discours de bienfaisance. Faudra tirer parti de tout.
-Pour demander, il faudra que j’en subisse la honte !
Pauvre femme, disait Tistin, est-ce que les gens mettent en balance la honte et le profit ? T’as qu’à regarder autour de toi.
Plus il réfléchissait, plus Tistin se découvrait des motifs de rester sur sa position. Question de dignité d’abord. Il ne louait pas ses services, ne faisait rien que par gentillesse et agrément. Or, il est certain qu’on méprise un peu l’homme dont on achète le travail, à tant l’heure ou la journée. Et cet homme-là se soumet à une évaluation mesquine de sa valeur.
Certainement Jeannette Machurat était une bonne femme, attentionnée et d’un commerce agréable. Mais Tistin se disait qu’elle ne serait pas perdue pour lui. Il savait combien le veuvage lui avait été amer, combien elle se passait mal de la présence d’un compagnon, et combien sa nature assoupie s’était réveillée après une longue privation. Qui donc pourrait le remplacer auprès d’elle. Il n’avait qu’à se montrer ferme. Ses couches faites, elle le supplierait de revenir.
Ce calcul n’était pas dicté par l’indifférence ou le mépris. Et même, à ne considérer que son intérêt, il aurait dû profiter de l’occasion que lui offrait Jeannette de s’intégrer à l’ordre social en qualité d’époux, de père et de petit viticulteur. Mais non. Chômeur il était, chômeur il voulait rester. C’était son idée fixe. Il délaissa la mère et son enfant.

*

Depuis qu’elle vivait dans le concubinage, Jeannette Machurat s’était relâchée du devoir chrétien, ne se sentant pas en dispositions durables de renoncer à Tistin la Quille. Comptant d’ailleurs se faire épouser, elle avait remis à ce moment-là d’effacer par un seul grand coup de confession les péchés accumulés, qu’elle eût été moins gênée d’avouer en expliquant que c’était au prix de concessions expérimentales qu’elle avait obtenu le mariage (ce qui aurait pu être vrai). Le refus de Tistin anéantissant ce programme. Et voici qu’à l’idée de mettre au monde un enfant naturel, sans avoir comme une toute jeune fille l’excuse de l’ignorance, elle perdait la tête. A qui se confier en cette extrémité pour obtenir un conseil, sans être obligée d’avouer publiquement sa honte, qu’elle désirait cacher le plus longtemps possible, espérant encore que tout s’arrangerait. Il n’y avait que le curé qui pouvait l’entendre et lui garder le secret. Après avoir beaucoup tergiversé, elle alla sonner au presbytère, pensant donner à sa démarche le caractère d’une visite, qui aurait plus d’importance qu’une simple confession. C’en serait une, par le fait, mais prolongée, ce qui lui permettrait d’entrer dans les détails et, s’étant d’abord accusée, de rejeter une partie de la responsabilité sur son complice.
-J’ai pris mon plaisir avec un chômeur, avoua-t-elle. C’est vous dire, Monsieur le Curé, si le sang me brûlait, à ne plus savoir ce que je faisais. J’étais veuve sans reproche depuis six ans, et je me croyais bien calmée de ce côté-là, ce qui fait que je ne me suis pas méfiée au commencement. Après, dame, je me suis pas retenue. Il faut vous dire aussi que Tistin était tout le temps à me tourner autour.
-Passez, ma fille, passez...
-Ça fait que ça a duré, comme mari et femme, autant dire. Mais je pensais toujours que Tistin saurait reconnaître mes bonnes manières pour le mariage. Ben pensez-vous ! Les hommes, une fois contentés...
-Passez, ma fille, passez...
-Et voilà l’enfant qui vient. De quoi j’aurai l’air avec ce petit...
-Vous pouvez toujours en faire un chrétien. C’est bien votre intention ?
-Pour sûr, il l’aura son eau bénite ! C’est pas de sa faute si je m’ai mal conduite.
-Alors que désirez-vous, à part l’absolution ?
-Est-ce que vous ne pourriez pas parler à Tistin la Quille, Monsieur le Curé ? Rapport qu’il est sans-travail de profession,  il a peur de perdre sa place en m’épousant. C’est la seule chose qui le retient. Parce qu’avec moi il se plaît bien, il l’a toujours dit.
Ce n’était pas le rôle du curé de se mêler d’une affaire aussi particulière. Outre qu’il est bien difficile de décider à se marier un homme qui n’en a pas envie, il eût été ridicule que la chose lui fût conseillée par un homme qui, lui-même, ne se mariait pas. De quoi se serait-il mêlé, et en vertu de quelle compétence ? Jeannette Machurat aurait, pour elle et son enfant, tous les sacrements qu’elle voudrait, et même si un petit secours d’argent, en cas de nécessité pressante... Mais quant à faire d’un récalcitrant un mari pour elle, cela ne concernait pas la religion. Le curé Patard lui représenta qu’elle ferait mieux d’adresser sa requête à une personnalité importante du pays, en premier lieu le sénateur-maire. C’est lui qui avait fait voter l’allocation de Tistin la Quille. Il était donc qualifié pour avoir une influence sur son protégé.
-A tout bien considérer, conclut le curé de Clochemerle, votre enfant a une origine politique. Car vous n’auriez pas reçu Tistin chez vous s’il  n’eût été chômeur, libre de son temps. par conséquent, en bonne logique, c’est à la politique de vous procurer un père et un époux, en la personne de l’homme qui vous désignerez.
Funeste semence que venait de déposer le curé Patard dans un esprit troublé ! Mouraille disait : « Les femmes sont dangereuses parce qu’elles raisonnent avec leurs entrailles. Ce qui fait, quand il s’agit de leur amour –celui qu’elles reçoivent ou celui qu’elles donnent, et font-elles la différence ? -  qu’elles mettraient le feu au monde avec une stupidité superbe et une indifférence complète. » Il voyait juste en ce qui concernait Jeannette Machurat. Quelle idiote, cette femme-là ! Il y avait une chose à ne pas faire, une seule, et ce fut celle qu’elle choisit. Pour récupérer celui qu’elle aimait, elle décida de le trahir, biais assez courant de l’astuce féminine, qui fut désastreux en l’occurrence. Considérant que Piéchut était le protecteur de  Tistin la Quille, porté par conséquent à le soutenir, elle chercha  le personnage qui pourrait s’opposer à leur bonne entente. Elle  n’eut pas à chercher loin car Tistin, tout le premier, lui avait parlé du détestable Jules Laroudelle. Ce fut lui qu’elle alla trouver, le plus acharné détracteur de l’homme qu’elle disait chérir. Admirons cela !
Cette fois, elle se posa résolument en victime. On avait abusé d’elle, pauvre veuve sans défense, dont la bonne foi s’était laissée surprendre. La passion l’entraînait dans le mensonge, improvisant au fur et à mesure qu’elle parlait, et le récit de son malheur s’augmentant de ce qu’elle inventait lui tirait des accents véritablement déchirants. Au point qu’on aurait pu lui demander : « Pourquoi, ma pauvre femme, tenez-vous encore à ce triste individu ? Estimez-vous heureuse  d’en être débarrassée. » Mais Jules Laroudelle n’eut garde de poser la question. Et d’ailleurs, quand un homme est le père de votre enfant, et que vous avez fait pour cela le nécessaire, même par surprise (ce qui n’était pas le cas), il faut ou le prendre tel qu’il est, ou priver l’enfant de son père. Avec cette histoire, Laroudelle tenait ce qu’il voulait, un chef d’accusation contre le coquin de chômeur, qui lui permettrait d’attaquer Piéchut au Conseil municipal. Pourtant, bien que lui ayant promis une prompte intervention, il jugea préférable d’attendre que Jeannette Machurat eût atteint des proportions corporelles qui rendraient son cas plus spectaculaire. Ce mûrissement prenait du temps.
Ce temps, Tistin la Quille, l’employait d’autre part, assez légèrement, il faut bien le dire. Quoiqu’on aurait pu se demander s’il n’avait pas été entrainé dans une nouvelle aventure par une luronne qui faisait bon marché de sa pudeur. Une autre veuve, Zoé Voinard, surnommée Quiche-Bicou (d’une part parce qu’elle cuisinait bien la quiche lorraine, d’autre part en raison d’un diminutif de sa jeunesse dont on ne savait plus l’origine), une gaillarde à chair dense, lui offrit rondement ce qu’il n’allait plus chercher chez Jeannette Machurat. L’absence de cérémonial favorisait beaucoup l’entreprise, et Tistin tomba dans les rets de cette osée. Cela n’aurait pas eu de gravité s’il ne s’était mis à fréquenter trop assidûment chez la personne. En lui donnant le goût du bon fricot et de commodités dont il ne savait plus se passer, en le comblant d’hommages et de manifestations tendres, Jeannette Machurat l’avait englué dans le bien-être. Quiche-Bicou lui prodiguait tous ces soins avec des effronteries que n’avait pas Jeannette. Où la chose prit un éclat inattendu, quelques semaines plus tard, ce fut quand zoé Voinard annonça fièrement dans le bourg, avec l’air de prendre une option devant témoins, qu’elle se trouvait enceinte des œuvres du chômeur. Vérité ou ruse ? Il était trop tôt pour se prononcer. Mais le bruit fit rapidement son chemin. Il vint aux oreilles de Jeannette Machurat, qui dut bien révéler son état pour faire valoir son droit d’antériorité.

*

Quoi, dira-t-on, deux veuves enceintes, et du même individu peu recommandable, à si peu d’intervalle ? Deux femmes averties, ayant vécu dans le mariage ! Ces deux grossesses, dont l’une au moins était certaine, appellent quelques  remarques.
C’est une chose bien connue que les femmes, qui parlent tant de leur faiblesse et de leur fragilité, dont elles se font une arme touchante, ont une résistance de fer. Pour cette raison, les statistiques font ressortir un nombre de veuves incomparablement plus élevé que celui des veufs. Les femmes enterrent les hommes, voilà la vérité. On connaissait à Clochemerle des « toujours malades » qui, bien que jérémiadantes, étaient venues à bout de leur conjoint et lui survivaient depuis quinze ou vingt ans. Comme elles n’avaient vécu qu’au compte-gouttes, elles s’accagnardaient dans la vieillesse, disposant encore d’un fluide vital qui ne s’écoulait qu’en un mince filet, mais suffisant pour les maintenir debout, comme végétativement, derrière leur masque de buis ou de vieil ivoire. Elles respiraient au ralenti, tout en elles étant presque mort, sauf les pulsations chétives qui faisaient courir un sang pâle sous leur peau ridée.
Tout autre, et presque inhumain, était le sort des veuves relativement jeunes. Elles avaient bien pu, au long des années de vie commune, bougonner contre l’époux, se plaindre de son désordre, de sa cendre de tabac, de ses mains sales, de ses rudes manières, de ce qu’il rentrait souvent éméché, et le harceler de leur agaçant bon sens féminin avec une obstination de guêpe, c’est après sa disparition qu’elles comprenaient combien l’homme est meublant, lourd comme un bahut massif, combien sa présence impose et soutien la femme, combien il sait faire respecter son foyer à grands coups de gueule s’il le faut, et combien après sa mort un intérieur paraît vide et froid, quand s’y est installé ce silence de solitude qui ne répond rien aux confidences et ne réagit pas aux crises de nerfs. L’homme, c’est la muraille où le lierre s’agrippe, où grimpent la vigne vierge et les capucines, le tronc robuste que les lianes enlacent et étreignent de leur flexibilité. Quand son bruit s’est tu, ce chaleureux tohu-bohu qui animait tout autour de lui, les bêtes et les fantômes, comprenant que l’autorité manque, commencent à s’agiter. On voit les araignées déambuler à grandes enjambées velues, les souris trottiner et grignoter sans gêne, et à la cave le vin se pique dans les tonneaux, et au grenier les poutres craquent sinistrement, tout se défait, se désunit, de ce qui donnait à la maison sa consistance, à commencer par les tuiles qui laissent s’infiltrer la pluie, les serrures pas graissées qui grincent, les volets qui refusent de s’ajuster ne sentant plus la poigne qui les rassemblait. Dans sa couche la veuve se sent esseulée comme du temps qu’elle était fille, avec les doux pressentiments d’avenir en moins, et quand elle s’endort enfin, après des retournements et des soupirs, dolente de chair et d’âme, elle sait qu’elle n’entendra pas au réveil la bienfaisante voix bourrue qui lui donnait du courage, qu’elle ne frottera pas son épaule nue à un piquant de barbe, qu’elle n’aura pas à se désenlacer d’un corps solide comme une jetée, à laquelle dans le sommeil elle était amarrée, pendant que son esprit dansant sur les vagues de ses rêves.
Il faut comprendre avant de juger la conduite de Jeannette Machurat et d’une Zoé Voinard, que le sort de la veuve est triste. Il l’était particulièrement à Clochemerle. Les femmes de moins de quarante ans dont la vie conjugale se terminait prématurément avaient peu de chances de sortir de leur veuvage, la situation démographique du pays ne leur permettant pas d’opérer le redressement qui les eût replacées dans le circuit des normales activités féminines. Il ne se trouvait pas d’hommes pour les prendre en charge. On manquait de veufs, et bien plus encore  de célibataires dont l’âge eût été en rapport avec celui des veuves mûres. Les Clochemerlins se trouvaient tous pourvus d’une femme bien décidée à ne pas les lâcher, installée à jamais dans la maison, terrain de son règne vigilant, de sa sagesse épargnante et de ses activités torchonnières. C’est que les gars de Clochemerle se mariaient de bonne heure, en général au retour du régiment, la possession d’une femme, si indispensable pour tant de choses, représentant la base de leur installation dans la vie. Les filles leur apportaient en dot un bout de vigne qui leur permettait de démarrer en attendant l’héritage des parents. Ces dispositions étaient prises pour l’existence entière, comme la femme choisie pour toujours, et ni les incompatibilités d’humeur ni les crises passionnelles n’eussent paru des excuses suffisantes pour chambouler une répartition des biens et des corps sur laquelle reposait la solidité communautaire. C’était vraiment pour le meilleur et pour le pire qu’une fille et un garçon s’unissaient devant le maire et le curé. La loterie du mariage en prenait une caractère inexorable, car ni l’un ni l’autre des jeunes époux n’avait assez d’expérience pour discerner en son partenaire les signes avant-coureurs du bonheur ou du malheur, comme aucun n’était à même de prévoir ce que donneraient les caractères et les corps en trente, quarante ou cinquante ans de vie commune. On les ferrait côte à côte au même banc de la galère sur laquelle ils allaient ramer la traversée de leur destinée humaine, confondus dans la chiourme dont les efforts ahanants feraient avancer le navire dans les tempêtes jusqu’au port de la mort, où les galériens enfin libérés débarquent seuls avec leur âme meurtrie, viatique et passeport d’une autre traversée inconnue.
Mais les Clochemerlins n’envisageaient pas la vie comme un drame dantesque. Et il faut bien reconnaître que la dure loi de l’inséparabilité du couple avait des effets somme toute satisfaisants parce que, destinés à se supporter mutuellement dans un cadre qui ne leur laissait pas d’échappatoire, les conjoints finissaient par s’arranger l’un de l’autre, sans grandes espérances ni grandes illusions peut-être, mais avec un attachement réel qui leur venait de tant de choses partagées ou endurées ensemble au cours d’une existence. Cela est si vrai que lorsque Dieudonné Latronche devint veuf, chose exceptionnelle on l’a dit (mais sa femme était d’une telle malfaisance qu’elle mourut d’une crise de fureur hurlante, qui lui lâcha dans le corps ses propres poisons) et qu’il se retrouva seul dans une maison calme, il ne put le supporter. Inconsolable, il se mit à dépérir. « Chaque fois que je pisse sur l’évier, confia-t-il à un ami, je pense à Pélagie. Cochon, que je me dis, si elle était encore là, t’oserais pas ! Et des fois, je vais finir de pisser dehors. » On ne peut mettre en doute une sincérité qui s’exprimait de cette façon et retenait un veuf de céder à une commodité si à portée de la main.

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On comprend maintenant comment Jeannette Machurat et Zoé Voinard furent amenées à s’intéresser à Tistin la Quille, mis en évidence par son titre de chômeur, et à tout lui consentir sans délai, la première ne sauvant qu’à peine les apparences, et la seconde ne les sauvant pas du tout. Il est vrai que Zoé Voinard, plus âgée, était plus impatiente, le temps la pressant davantage. La quarantaine entamée donne aux femmes l’affreuse appréhension de se voir déparées de leur beauté, cette beauté qui est leur raison d’être et allume une petite flamme dans les regards des hommes posés sur elles, pour une évaluation dont ils ne se cachent pas et à laquelle, la trouvant flatteuse, elles se prêtent volontiers. « J’ai compris que j’avais vieilli, disait Mme Récamier, quand les petits ramoneurs ne se sont plus retournés à mon passage. » Zoé Voinard se voyait sur le déclin. Les graisses qui nourrissaient d’abondances sa peau tendue, mais qui commençaient à se plisser et retomber, ne tarderaient pas à lui donner l’apparence d’une matrone courtaude en qui personne ne reconnaîtrait plus la mince et ardente jeune fille d’autrefois, si jolie à vingt ans, ni la belle femme fraîche et amoureuse en ses trente ans qu’elle avait été successivement. C’est si court, si désolément court, la durée de la beauté ! Il y avait des jours où Zoé Voinard éprouvait la peur panique d’être acculée à une existence de vieille solitaire, qui n’a plus souci que de nourrir et faire durer un corps inutile, que déshonorent les varices et que déforment les rhumatismes. Il lui restait une dernière chance (elle voulait le croire) de s’attacher un homme en compagnie de qui elle pourrait vieillir à son aise parce que cet homme, l’ayant connue encore belle, pourrait assister à sa décrépitude avec la compassion du souvenir. Et Jeannette Machurat, bien que plus jeune, n’était pas sans éprouver la même terreur. Pour l’une et l’autre, les tourments de leur maturité les poussaient aux gestes sans retenue, sans qu’on pût humainement leur refuser une excuse. Oui, les veuves de Clochemerle étaient des veuves souffrantes, qui s’étiolaient avant l’âge dans les renoncements d’une féminité inactive, à moins qu’un sursaut désespéré ne les jetât dans les expédients d’amour, sans trop regarder à la qualité du partenaire. Encore fallait-il en trouver l’occasion.
Qui donc oserait se dire sans péché et jeter la première pierre à une veuve dont la complexion réclame et mendie les caresses, et le cœur les dernières espérances ? Quelle femme dont la couche est garnie aurait le front d’accabler celle dont la couche est vide. La femme sait bien que le lit est son royaume, que c’est là qu’elle livre et gagne ses batailles, et impose à l’homme son ascendant, aux instants où naïvement fier de sa force il tombe dans sa plus grande faiblesse.
C’est pourquoi aussi l’on ne peut dire que Tistin la Quille eût abusé de la crédulité de Jeannette Machurat et Zoé Voinard, car la crédulité n’était pas le fait de ces attirantes, qui savaient très bien ce qu’elles voulaient et en assumaient le risque. La faveur dont il jouissait lui venait d’être un célibataire disponible, dont les loisirs lui permettaient d’accorder à une femme une attention soutenue, un agrément de présence, et de ce que, chômeur, il pénétrait partout avec des intentions serviables. Coiffenave  lui-même n’eût pas essuyé de rebuffades s’il eût tenté sa chance auprès de quelques esseulées, à la vérité moins accortes que Jeannette ou Zoé, qui venaient en tête du lot des veuves convoitables. Mais la lubricité du sacristain l’écartait de tout ce qui n’était pas la grosse Zozotte de Saint-Romain-des-Iles, dans les bras de laquelle il s’ébattait avec une fureur de gringalet vicieux. Il était même bizarre de voir quel acharnement il apportait à la perdition de son âme, alors qu’il vivait au voisinage des choses les plus sacrées, portant à une putain tout l’argent qu’il retirait de servir avec zèle la religion, car on ne pouvait lui dénier les qualités de sacristain accompli et de sonneur merveilleux. Restait un troisième célibataire, Joanny Cadavre. Mais il sentait le cimetière et eût par trop donné aux femmes l’impression de cocher avec la mort. On prétendait cependant que deux ou trois déshéritées ne reculaient pas devant le frisson funèbre qu’il procurait, le préférant à pas de frisson du tout.
Oui, les veuves de Clochemerle étaient à plaindre. Et en somme, en se partageant entre Jeannette Machurat et Zoé Voinard, Tistin la Quille se montrait charitable. Cela aurait pu durer, pour l’agrément de trois personnes, si les femmes n’étaient dévorées d’une rage de possession exclusive. Cette rage allait terriblement compliquer les choses.





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