Des seins surpris de jeune fille
A peine caressés d’un cil
Ont frissonné vers la charmille
Et c’est la naissance d’avril
La jeune aube au ton de vanille
A réveillé le rossignol
Sur une branche il s’égosille
En trille en si et
bémol
Le ciel se sourit dans la vasque
Le jour renaît adolescent
Dans l’eau le saphir tremble en
flasque
Le cœur du monde est innocent
La statue avance sa cuisse
Vers la caresse d’un rayon
Et commande à ce qui s’esquisse
Un tout neuf tapis de gazon
O grâces à peine nubiles
De ce qui s’entame et sourit
Nos barques vont aller aux îles
Du temps que le bonheur mûrit
Ah, nous reverrons les tonnelles
Les tourterelles, les oiseaux
-Et toi aussi, ma très très belle
Etendue au bord des roseaux
La vie encor sera vermeille
Dorée et rose de soleil
Les lendemains seront merveilles
De jours et de jours sans pareils
O seins surpris des jeunes filles
Surpris de vos propres émois
Doux seins qui brisez vos
coquilles
Soupirez-les vos aimez-moi
Tout ne tient encor qu’à un fil
N’importe, il est charmant le
prince
Un peu pâlot, gracile et mince
Prince ou page, seigneur Avril
Samothrace célébrait en vers les ardeurs et renouveaux de la
jeune saison, baignée de lumière éclatante sous un ciel limpide, de bleu
vibrant, tandis que les pêchers épanouissaient leurs fleurs au versant de
coteaux, comme un semis de taches roses sur le veronèse des herbes ranimées en
pointes d’asperges, tandis que les premiers pullulements d’insectes agitaient
l’air de battements d’ailes minuscules. Des alouettes montaient au zénith du
matin, où elles tournoyaient ivres, et étincelaient dans le feu des premiers
rayons. Les verts renaissaient à profusion, qui reposent le regard, partant des
verts noirs de la forêt pour se dégrader dans le vignoble en verts de
cressonnière et de sulfate de cuivre, et en bas de la montagne en verts tendres
du jeune blé, de la jeune avoine, en verts délicatement fris et argentés des
saules et des bouleaux, et un peu partout, aux branches, en verts clairs,
pimpants et aigrelets.
On sortait de la torpeur hivernale, qui avait été
particulièrement lourde et maussade. Et brusquement une explosion de tons
clairs faisait jaillir Clochemerle de la grisaille des jours mornes. Les
bourgeons éclos mettaient leurs piges de couleurs joyeuses sur les façades et
le long des chemins. Une brise vivifiante et parfumée, qui avait goût
d’aubépine et de chèvrefeuille, de menthe et de persil, donnait aux gens une
appétence de bonheur. Les filles montraient des poitrines gonflées, mûries
comme des fruits de serre, et c’était comme chaque année un essor, une
floraison de jeunes seins à faire craquer les corsages. La vie reprenait
intensément, dans le remous des sèves et l’ébrouement des corps frissonnants.
Les têtes rêvaient de conquêtes, de sourires, d’exploits, et pour tout dire,
d’amour. L’illusion, une fois de plus, brillait comme une radieuse Grande Ourse
dans un ciel favorable aux navigateurs.
Saison bénéfique. Saison dilatante. Saison des salutations
chaleureuses, des compliments empressés, de la douce indulgence, des caressants
désirs. Celle, justement, que chantait Samothrace, revigoré par le lyrisme de
la nature, qui commençait à lancer en en tous sens ses lianes, ses tiges et ses
branches, à faire monter de la terre ses odeurs et ses moissons. C’est dans le
contentement des cœurs que ce printemps aurait dû débuter. Pourtant ce n’était
pas le cas. En voici la preuve.
Monseigneur l’Archevêque,
Vous nous avez envoyé un curé qui fait pas l’affaire,
rapport que c’est pas un prêtre à la convenance de Clochemerle, pays de
vignoble et de bon vin. Nous ne voulons pas dire que le curé Noive n’est pas
capable de bonne piété, avec le dévouement et les prières, qu’il ne fait pas
les baptêmes, les mariages et les enterrements comme c’est l’habitude. C’est
quand même pas un curé pour nous, rapport qu’il a un genre de vertu triste et
contrariante, et jamais de bonne humeur, comme le pauvre curé Ponosse que nous
aimions bien et qui a fini saint à sa manière, sans jamais avoir découragé le
monde de vivre en prenant du plaisir après la peine.
Avec le curé Noive, c’est que pénitence et malheur, et
engueulades du bon Dieu. Il faut dire que le curé Noive n’aime pas le vin, que
jamais il en boit, à part sa petite goutte de la messe, et encore, en faisant
la grimace, les enfants de chœur le voient bien. A cause de ce dégoût, il s’est
mis à prêcher contre le vin. C’est pas une chose à faire à Clochemerle, où les
vignerons boivent leur trois-quatre litres par jour, de père en fils, rapport
au travail de plein air, et aussi que le vin est bon, sans que ça leur dérange
la tête. Et les femmes, sans en boire autant, elles ont remarqué que le vin les
soutient pour l’allaitement et les travaux de ménage. Et les Clochemerlins
vivent autant vieux qu’ailleurs, avec pas plus d’idiots et de maladie
qu’ailleurs, le Dr Mouraille est là pour le dire.
Alors de débiner le vin, ça peut pas aller à Clochemerle. Ça
porte préjudice à la commune, question de réputation, parce qu’on ne boit pas
plus chez nous qu’à Morancé, Blacé, Chiroubles, Odenas, Romanèche,
Saint-Etienne-les-Ouillères, Brouilly, Fleurie, et partout en Beaujolais. C’est
même pour bien dire à Morgon et Juliénas qu’on trouverait le plus de saoulots,
vu que le vin y est plus fort, dans les quatorze degrés, qu’on explique par la
nature du sous-sol.
C’est comme pour le maigre du vendredi. Le curé Ponosse
donnait la dispense pour cent sous, ce qui arrangeait les ménagères, vu qu’ici
c’est pas la Bresse, où ils ont le laitage et le poisson des étangs. Le curé
Noive veut rien savoir, manière d’embêter probable parce que le bon Dieu
qu’est-ce que ça peut lui faire ce qu’on mange pour soutenir nos forces ?
Et nos hommes ont besoin de viande.
Monseigneur l’Archevêque, vous comprendrez que c’est pas des
façons de bon curé. Du temps du regretté curé Ponosse, Clochemerle était bien
d’accord avec le bon Dieu. Et maintenant le bon Dieu serait jamais content de
Clochemerle, ce qui fait que ça sert à rien d’aller à la messe et de donner des
sous à la quête, pour avoir l’enfer au bout, ou des durées de purgatoire à plus
finir. Ça ferait perdre la foi au monde, avec tous les embêtements qu’on a sur
la terre, principalement la grêle et le mildiou qui amènent la ruine.
Y a aussi que le curé Noive, rapport à sa sœur qui en est
une, s’est trop entouré de vieilles filles, la Chavaigne et la Pauline Colon en
tête, qui sont que chipies jalouses et sales menteuses. On veut pas se laisser
mener par ces bonnes à rien.
Tout ça vient que le curé Noive n’aime pas le vin, rapport à
ce qu’il est ascétique, lunatique, mélancolique et misanthropique comme dit le
Dr Mouraille, qui ramène tout à des questions de santé, parce qu’il explique
les actions des gens par la manière qu’ils ont le dedans du corps fait.
Le curé Ponosse aimait le vin et il était devenu bon
connaisseur. Il y avait pris peine, comme la fois (c’était pas encore vous
l’évêque, on parle de loin), qu’il avait failli flamber la sacristie. Il venait
de trop trinquer avec les vignerons, qui lui
avaient fait le coup de la cave. Ça fait qu’à la sacristie, le cierge
allumé lu a échappé des mains et il a mis le feu au placard des ornements. Sans
le marguillier Coiffenave, et Machavoine
et ses pompiers, la sacristie brûlait toute, et des fois l’église avec. Ce coup-là qui a fait rire, a plutôt ramené
les gens du côté de la religion. C’est de là qu’on est parti pour dire que le
curé Ponosse était bon homme et jamais on n’est revenu sur ce jugement, sauf au
moment des scandales de l’urinoir, mais c’était une autre affaire, et le curé
Ponosse avait été poussé, question de politique, on l’a compris après, parce
qu’il y allait comme tout le monde à l’urinoir, quand le besoin le prenait.
Monseigneur l’Archevêque, les chrétiennes soussignées, on
vous demande d’expédier ailleurs le curé Noive et de nous envoyer à sa place un
curé mieux approprié pour le Beaujolais.
Parce que sans ça, on pourra plus mener nos petits à l’église. C’est pas
bon pour eux d’entendre dire que c’est péché de boire, et de voir le père qui
boit à la maison. C’est pas bon pour le respect des parents. Et le devoir des
épouses, c’est de se mettre du côté du père, comme vous feriez si vous étiez
mère de famille, rapport à l’autorité, à la bonne entente et tout.
Ça fait qu’on veut un autre curé, dans l’intérêt de la
religion, et aussi des quêtes pour bien dire, parce qu’on n’est pas encouragé
de donner à un homme qui fait du tort au pays. Sans compter les discussions
dans les maisons, parce que le curé Noive nous conseille, par pénitence, de
tenir nos hommes en carême, question de ce que vous pouvez penser. Ça finirait
dans les bobinards de Mâcon et les sales maladies.
Signé :
Mélanie Boigne, mère de quinze
enfants, baptisés et nés dans le mariage, sauf
l’Etienne, mais qui est régulier quand même.
Eulalie Ouille, Annette Soupiat,
Thjérèse Pignaton, Toinette Jupier, Fanny Lachenève, Ursule Safaisse,
Mauricette Piffeton, Mimi Susson, Berthe Bajasson.
Mères de plusieurs enfants :
Claudia Tripotier, Lucie Malatoisse,
Amélie Guinchard, Félicie Pouette, Célestine Machavoine, Léonore Sardinet,
Justine Bocon, Sidonie Pétinois, etc.
Une seconde lettre était jointe à celle des mères de famille
Monseigneur l’Archevêque
On est tous des chrétiens qui vont peut-être guère à la
messe, mais pas mauvais quand même, ni ennemis que les femmes y aillent, et les
petits avec. Parce qu’on est pour la liberté, et chacun sa religion. Comme
c’est écrit depuis la Révolution et les Droits de l’Homme.
On a de la considération pour un bon curé, ami du vigneron
et connaisseur en vin, comme était le curé Ponosse, poli dans la discussion, de
bon conseil, toujours disposé à trinquer et prêt pour la partie de boules, en
dehors de son travail de bénir.
Le curé Noive, comme les femmes vous disent, peut pas faire
pour nous. C’est un curé pour un pays de limonade ou de bière, ou alors de vin
de noha. Il aime pas le vin de chez nous. Ça fait qu’il est triste et renfermé,
avec un genre furibard. Ça rend la religion acariâtre. (Ce qualificatif avait
été soufflé par Mouraille, qui assistait la rédaction de la lettre, à
l’estaminet, et s’en divertissait beaucoup.) Si vous retirez pas le curé Noive,
comme les femmes vous demandent, faudra qu’on volte pour les extrémistes, et ça
fera encore des histoires. On préfère vous le dire avant, parce qu’on les
cherche pas, les histoires.
Sauf votre respect, Monseigneur l’Archevêque, et sans
vouloir se mêler de vos affaires, nous vous assurons de nos sentiments de bons
Clochemerlins, vignerons d’état, pas ennemis des curés, pères de famille,
mariés à l’église, avec les enfants baptisés et qui font la première communion.
Signé :
Boigne, Repinois, Ouille,
Soupiat, Pignaton, Jupier, Lachenève, Safaisse, Piffeton, Susson, Bajasson,
Tripotier, Malatoisse, Guinchard, Pouelle, Donjazu, Machavoine, Sardinet,
Bocon, Pétinois, etc.
P.-S. –On vous envoie deux paniers de Clochemerle 1929, une
grande année de Beaujolais, confiants que vous apprécierez ce vin-là mieux que
le curé Noive et pour vous prouver qu’on n’a rien contre la religion.
Les deux lettres parvinrent simultanément à Lyon, où elles
venaient appuyer celle de la baronne. L’archevêché se promit de donner à cette
affaire toute son attention. Ce n’était pas la première fois qu’un de ses curés
se rendait impopulaire. Mais c’était la première fois que la chose lui était
notifiée avec cette netteté par les paroissiens eux-mêmes.
Le Clochemerle 29 était un vin magnifique. Le buvant à
petites gorgées, Monseigneur se sentait favorablement disposé pour les
Clochemerlins. Il faut de tout pour faire un monde et une Eglise, pour peupler
le ciel et l’enfer. Mais indéniablement,
pour faire ce bon vin-là, il fallait des vignerons capables, dont
l’esprit ne fût pas distrait par des soucis métaphysiques excessifs.
*
Une automobile de l’archevêché venait de s’arrêter à la
porte du sénateur Piéchut, qui passait à Clochemerle, se partageant entre ses
électeurs et ses vignes, le temps qu’il pouvait dérober à ses obligations de
parlementaire. Il en descendit un prêtre relativement jeune, brillant de santé
replète, dont la douillette de drap fin au lustré cossu, annonçait un
ecclésiastique de qualité. C’était un des coadjuteurs de Monseigneur. Sorte
d’attaché de cabinet, on le chargeait des missions qui requière la subtilité
diplomatique, l’aisance dialectique, l’art de faire deux pas en arrière pour en
faire ensuite trois en avant, ce qui laisse un pas de bénéfice dans la
direction du but à atteindre. Cet émissaire se nommait l’abbé Lodève
Délégué pour enquêter sur place, on avait jugé bon que sa
première visite fût pour le sénateur, afin de prouver à cet important
personnage en quelle estime le tenait le haut clergé. (Ses fiches d’information
politique donnaient Piéchut pour un homme encore tenu en réserve par son parti,
mais appelé à un avenir certain.) Informé de cette démarche par le sous-préfet
de Villefranche, le maire de Clochemerle attendait l’envoyé de Monseigneur. Il
l’accueillit comme un vieil ami, avec des bredouillements affables et des
intonations paysannes qui, tendant à le faire passer pour plus bête qu’il
n’était, mettaient en confiance l’interlocuteur.
-Monsieur le sénateur, dit l’abbé Lodève, je me présente à
vous sur la recommandation de Monseigneur, qui apprécie votre tolérance et
votre sens politique.
-Moi-même, répondit Piéchut, je suis plein d’admiration pour
la façon large et conciliante dont Monseigneur envisage les rapports de
l’Eglise et de l’Etat. En quoi puis-je vous être utile ?
-Certains échos sont arrivés jusqu’à l’archevêché, d’après
lesquels votre charmant pays de Clochemerle n’aurait pas le curé qui lui
convient. En égard à votre personnalité (l’abbé s’inclina) et au grand cas
qu’il fait de votre jugement (nouvelle inclination) Monseigneur serait heureux
d’avoir votre opinion sur ce sujet. Il considère que le curé d’un bourg comme
le vôtre est en quelque sorte un fonctionnaire, puisque sa tâche concerne le
bien public. Que pensez-vous de l’abbé Noive ?
-Personnellement, dit Piéchut, je n’ai pas à me plaindre de
lui. Mais j’ai en effet connaissance de certains bruits. Je me suis laissé dire
que ce prêtre manquerait par trop de souplesse... de souplesse !
-Oui, oui... dit l’abbé Lodève, avec une gravité qui
prouvait quelle importance Lyon attachait à la souplesse dans l’exercice de la
fonction sacerdotale.
-On prétend qu’il a pris position contre le vin, qui fait la
fortune et la gloire de ce pays. Connaissez-vous notre beaujolais, Monsieur
l’abbé ?
-Surtout de réputation, Monsieur le sénateur.
-La réputation ne suffit pas. Vous allez en goûter.
Piéchut alla ouvrir une porte et commanda :
Noémie, donne-nous donc une bouteille de 29, une de la
réserve.
Puis, tourné vers l’abbé :
-Le bin est ici la grande affaire. Le regretté curé Ponosse
l’avait compris, d’où sa grande popularité. Chez nous, un homme qui ne connaît
pas le vin, curé ou non, ne s’attire guère la considération.
L’abbé Lodève exprima par un signe de tête qu’il comprenait
cela. Ensuite :
-A part sa rigidité de principes, demanda-t-il, estimez-vous
que vos administrés aient d’autres sujets de plainte contre le curé
Noive ?
-Je vais vous dire. Le nouveau curé est un peu sinistre pour
notre région. On a l’impression qu’il voit le diable partout. Il exagère, ne
croyez-vous pas ?
Le coadjuteur sourit finement, pour marquer que la puissance
et l’ubiquité du diable sont en effet bien surfaites. Piéchut expliquait
déjà :
-Dans un pays comme celui-ci, le diable n’a pas grand-chose
à gratter. Les Clochemerlins soignent leurs vignes, surveillent leur vin, le
boivent et en parlent. Les femmes se tienennt à la maison. Où seraient les
occasions de faire le mal ?
Noémie Piéchut avait déposé la bouteille sur la table et
s’était éclipsée. Piéchut emplit les verres, éleva le sien, le fit miroiter
dans la lumière.
-Est-ce beau de couleur ? dit-il. Et ce bouquet !
Goûtez-moi ça... vous sentez comme ça glisse ?... Finissez votre verre.
Si, si, finissez-le. Ce vin-là, il faut en avoir la bouche pleine pour bien
l’apprécier.
A peine les verres reposés, ils étaient déjà pleins.
-Allons, allons, laissez-vous faire ! Si vous voulez
comprendre quelque chose à ce pays, il faut vous mettre un peu dans la peau de
nos vignerons. Ils boivent facilement leurs quatre litres par jour.
-Quatre litres ? dit l’abbé, avec étonnement.
-Mais ils boivent à
la cave, où le vin ne fait jamais de mal. D’ailleurs, ajouta-t-il en lui
mettant dans la main une tasse d’argent, nous allons y descendre. Il faut que
vous visitiez une cave beaujolaise.
L’abbé se laissa conduire. Un chaud optimisme l’inondait
déjà, qui lui masquait les dangers du beaujolais pour un coadjuteur chargé de
mission. Il se croyait capable, avec la grâce de Dieu qui n’abandonne jamais
les siens, de fermement affronter les barriques et leurs essences capiteuses.
Dans la tasse d’argent le vin était si fluide, si
transparent, si éloigné de ressembler au gros rouge d’assommoir, que
l’émissaire de Monseigneur échantillonna de nombreux tonneaux. A mesure,
quelque chose en lui se dilatait aimablement. Il se sentait une admirable
agilité d’esprit et sa conviction grandissait qu’il eût été capable de mettre
aisément dans sa poche le sénateur, qui passait cependant pour un vieux
politicien retors.
Au bout d’une heure, avec une facilité d’élocution qu’il ne
se connaissait pas, le coadjuteur envisageait une série de réformes qui
cimenteraient de nouveaux accords entre l’Eglise et l’Etat républicain, pour le
plus grand bien des deux parties contractantes. Il évoluait à travers ce
programme comme un petit Machiavel de la curie romaine, nouant les intrigues et
préparant les concordats devant le sourire de Piéchut, qu’il prenait pour un
encouragement.
-Notre rôle d’ecclésiastiques, disait-il, comme votre rôle
d’hommes de gouvernement, n’est-il pas de conduire les masses, en nous assurant
de leur docilité ? L’accord entre le spirituel et le temporel fit la
solidité des sociétés d’autrefois. Les prêtres de l’Egypte ancienne étaient
dépositaires à la fois des secrets religieux et des secrets d’Etat. Pourquoi ne
pas revenir à ce système, ne pas mettre en commun nos intérêts ?
-Hé, hé... disait Piéchut, en remplissant toujours la tasse
de l’abbé.
-Vous me direz que nous aurons à trouver un terrain
d’entente, à nous donner mutuellement des gages ? Rien de cela n’est
insurmontable, si vous voulez bien considérer qu’il faut au peuple une
religion. Napoléon lui-même en convenait. D’accord avec nous, vous auriez bien
plus de facilités pour gouverner.
-C’est à voir, disait Piéchut, c’est à voir...
C’est en sortant de la cave, deux heures plus tard, que
l’abbé Lodève fut saisi dans un bizarre tournoiement du monde. Les coteaux de
Beaujolais dansaient une sarabande folle, qui soulevait les vignobles et les
lançait en vagues furieuses à l’assaut d’un ciel violacé, où le soleil virait
comme une grosse toupie rouge. Les maisons de Clochemerle plongeaient dans des
gouffres où leurs toits paraissaient culbuter. Le sol de cet univers dément
s’inclinait de tribord à bâbord sous les pieds de l’abbé, tandis que le
sénateur, au milieu de ces terribles coups de tabac, ressemblait à un vieux
loup de mer impassible et matois. Le coadjuteur se rendant obscurément compte
que sa dignité ecclésiastique allait de travers sous le regard ironique d’un
représentant de la laïcité. Sa faconde l’avait quitté, il éprouvait soudain les
nausées du mal de mer. « Serai-je saoul ? » pensa-t-il. Mais la
question lui arrivait de très loin, comme le bruit d’une sirène dans la brume,
au fond de laquelle sa conscience s’était diluée.
Il ne put jamais se souvenir de la façon dont il avait pris
congé du sénateur, ni en quels termes. Il se retrouva dans sa voiture, avec
l’impression qu’on venait de l’enfermer dans le roof d’un petit navire secoué
par un typhon. Son malaise prenait les proportions d’un raz-de-marée dont les
poussées internes affluaient à ses lèvres. Heureusement, il aperçut au passage
l’enseigne de l’hôtel Torbayon.
-Arrêtez, cria-t-il à son chauffeur. Nous coucherons ici.
*
-Parlez-moi de Clochemerle.
L’abbé Lodève rendait compte à Monseigneur de sa mission.
Une bonne nuit chez Torbayon l’avait remis de sa fatigue de la veille. Le vin
de Clochemerle a cela de bon que ses vapeurs se dissipent sans laisser derrière
elles les empâtements râpeux de la gueule de bois. Il avait déjeuné
d’excellente charcuterie, arrosée de plusieurs verres d’un Mâconnais sec et
servi frais. Pris par-dessus, un bon café et quelques gorgées de marc du pays
l’avaient complètement revigoré. Il fit à Monseigneur, qui s’en divertissait,
un récit long et circonstancié de son voyage, en omettant toutefois de parler
de l’étrange séisme qui bouleversait le Beaujolais, au moment où il sortait de
la cave du sénateur.
-Avez-vous vu la baronne ?
-Oui, Monseigneur, ce matin, avant de partir. Elle a
toujours beaucoup d’allure. Grande dame jusqu’au bout des ongles.
-C’est une Eychaudaille d’Azin. Sa vie a eu un grand éclat
mondain. Elle avait une façon très libérale de comprendre l’exigence divine.
Peut-être n’avait-elle pas tort. Les petites gens n’admirent rien tant que la
superbe des grands. Et les piétés tatillonnes ont rarement de larges mouvements
de générosité... Sur le curé Noive, quelle est votre opinion ?
-C’est grave, Monseigneur. Je crois qu’il s’agit d’un saint.
-Vous m’effrayez, dit Monseigneur. Un vrai saint ?
-Je le crains.
-Expliquez-vous mieux. S’agit-il d’un saint campagnard et
naïf, genre curé d’Ars ? D’un saint bienveillant et charitable comme
Vincent de Paul ?
-Je verrai plutôt le curé Noive en saint farouche et prêt au
martyre.
-Bigre ! dit Monseigneur.
-Cet ascète serait utilisable dans un pays de châtaignes.
Mais Clochemerle ne s’accommodera jamais d’un saint qui se refuse à trinquer.
-Je vois... dit Monseigneur
-Et nous aurions tort de mécontenter Clochemerle. C’est un
carrefour d’influences où se rencontrent de fortes personnalités comme le
sénateur Piéchut et Mme la baronne. L’hostellerie du pays est très réputée pour
sa cuisine. On y vient de cent kilomètres à la ronde. Les repas y sont servis
par une créature d’une grande beauté, une fille superbe, qui attire
elle-même...
-Passons, dit Monseigneur.
-Je me plaçais à un point de vue profane, avec lequel nous
sommes obligés de compter.
-Evidemment...
On m’a aussi parlé d’un pharmacien qui vient de lancer un
produit dont le succès grandit à vue d’œil.
-Quel genre de produit ?
-Un suppositoire, Monseigneur
-Tiens, tiens...
-Le Zéphanal. J’en
ai vu des réclames dans le journal La
Croix.
-Alors, c’est un excellent produit !... Dites-moi, le
curé Ponosse avait très bien réussi à Clochemerle ?
-Très bien Monseigneur. Le verre à la main, il pouvait tenir
tête aux vignerons. Les Clochemerlins lui conservent beaucoup d’estime. C’est
au point qu’il est question de miracles touchant la mémoire de ce bon prêtre.
-Comment, dit vivement Monseigneur, aurait-il été un saint,
lui aussi ?
-Oh, dit l’abbé, il s’agit de miracles posthumes et très peu
prouvés.
La conversation se poursuivit sur ce ton. Elle allait
prendre fin lorsque Monseigneur, y revenant :
-A propos, dit-il, répétez-moi donc cette chanson de Noé à
Clochemerle.
L’abbé Lodève fredonna :
Grimpé au cou de la girafe
L’amiral Noé tenant sa lunette
Sur la dunette
Dit : sacré nom d’une carafe
Que d’eau Seigneur, que d’eau
Sous le bateau !
-je trouve cela charmant, dit Monseigneur. Mais rappelez-moi
surtout le passage qui se rapporte à la vigne.
L’abbé Lodève s’excécuta :
Lors le hardi navigateur
A jamais dégouté de la marine
Et des sardines
S’établit là viticulteur
Pour oublier tant d’eau, tant
d’eau
Et son rafiot.
-Je goûte beaucoup les sardines, dit Monseigneur.
Evidemment, sur l’Arche, on se nourrissait surtout de conserve. Je n’y ai
jamais réfléchi.
Ainsi la vigne beaujolaise
Dans une terre humide et glaise
Fut par Noé
A l’instigation divine
Plantée au flanc de la colline
Face à Julié.
-Il est bien écrit dans la Bible que Noé planta la vigne.
Fût-ce à l’instigation divine ? Oui, sans doute puisque Noé reçu mission
de sauver le genre humain et tout ce qui se rapporte à son bien-être. Ne furent
sacrifiés que les grands sauriens de l’âge secondaire, dont les dimensions
étaient trop encombrantes... Par contre, les puces, les poux et les punaises
furent avantagés par leur taille... Noé avait pourtant une belle occasion de
nous débarrasser des parasites... Pour en revenir à ce que nous disions, il y
avait donc des plants de vigne à bord de l’Arche. Savez-vous quel genre de
plant est employé dans le Beaujolais ?
-Le Gamay, Monseigneur.
-Evidemment, il ne
pouvait être question de plants américains. Christophe Colomb n’avait pas
encore passé par là. En somme votre chanson est d’accord avec l’Ancien
Testament. Où l’avez-vous apprise ?
-A l’estaminet de Clochemerle, Monseigneur.
-Que faisiez-vous à l’estaminet ?
-J’y étais pour les nécessités de mon enquête. Vox populi,
vox dei. J’en avais noté les paroles, pensant qu’elles vous amuseraient.
-Elles m’amusent fort. J’aime bien le cou de la girafe,
comme poste de vigie. Cela tendrait à prouver que l’Arche était une sorte de
grand radeau ponté, qui ne disposait ni de mâts ni de voiles. A quoi bon, en
effet ? Il n’y avait qu’à se laisser flotter, sans destination précise.
Sur quel point de la terre engloutie Noé aurait-il pu mettre le cap ?
-Sur Clochemerle, dit en souriant l’abbé Lodève.
-Je me demande si Dieu avait bien prévu ce point
d’échouage...
-Les Clochemerlins ont l’air de l’affirmer. Ils s’en
réclament pour bénéficier d’un statut particulier.
-On ne peut décourager ces braves gens, dit Monseigneur.
Leur légende de Noé à Clochemerle est quand même un hommage rendu aux textes
sacrés. Elle repose sur un fond de croyance. N’estimez-vous pas ?
-Certainement, Monseigneur.
-La foi prend de curieux détours pour s’incruster au cœur de
l’homme. Mais bast ! Si le vin recrute pour nous, ne nous plaignons pas.
La difficulté va être de procurer à ces bons Clochemerlins un curé à leur
convenance. Avez-vous consulté le répertoire de nos effectifs ?
-Je l’ai fait, Monseigneur. A première vue, je n’ai rien
trouvé de satisfaisant dans les dossiers de nos prêtres. Mais l’évêque de la
Haute-Loire vient de nous adresser une lettre pour nous demander de le
débarrasser d’un curé qui fait scandale dans son diocèse. Peut-être ferait-il
notre affaire.
-Ah, Ah ! Quel genre ?
-Ancien combattant. C’est le type du curé-poilu, populaire aux Armées, grand buveur de pinard, qui
chante La Madelon comme le Magnificat et ne recule pas devant la
gaudriole épicée.
-Vous pensez que nous pourrions nous en arranger ?
-Je le crois, Monseigneur.
-Son nom ?
-L’abbé Patard.
-Va pour l’abbé Patard ! Organisez cela... Ah, mais,
j’y pense : comment la baronne va-t-elle le prendre ?
-La baronne est forte en gueule, Monseigneur, et ne recule
devant rien.
-Ah, bon ! Eh bien, essayons ce Patard. Mais l’autre,
le saint, qu’allons-nous en faire ?
-Proposons-le en échange à l’évêque de Haute-Loire.
-tiens, c’est une idée ! Mais ne lui parlez pas de
sainteté.
-Je m’en garderai, Monseigneur.
*
Le départ du curé Noive avait été décidé. Les Clochemerlins
auraient dû se réjouir que leurs voix eussent été si bien entendues. Pourtant,
Clochemerle fut saisi de pitié en voyant l’abbé chassé, pauvre paria noir et
décharné, empiler sur une carriole son baluchon d’indigent. Sans haine ni
colère, en tournant vers ses persécuteurs son regard d’un feu sombre et
résigné, d’une intensité tout intérieure, il faisait humblement le portefaix.
Quand tout fut arrimé, on vit une chose surprenante. Il
marcha vers l’église, et sans y entrer, comme pour bien marquer qu’elle n’était
plus son église, il s’agenouilla sur le parvis, tel un mendiant ou un lépreux.
La tête penchée en avant, les yeux clos, ses omoplates pointant sous le drap
usagé de la soutane, on eût dit qu’il s’offrait, cible consentante, aux flèches
empoisonnées des quolibets, aux coups mortels de la lapidation.
Les Clochemerlins n’ont pas des cœurs de fer. Des gens
vinrent à petits pas se grouper derrière lui, des femmes s’agenouillèrent
silencieusement à même le sol. Lorsque, ayant longuement prié, il se releva
pour quitter à jamais Clochemerle, et aperçut un grand demi-cercle de personnes
compatissantes, son visage devint encore plus pâle. Il eut une expression
étonnée, comme craintive. Il semblait que la sympathie l’effrayât plus que
toute chose au monde.
D’entre les femmes se dressa Marie Coquelicot, gracile et
jeune, qui avait aux lèvres un joli sourire d’offrande. Ses bras étaient chargés de fleurs. Un peu
rougissante, elle tendit ces fleurs à l’abbé Noive, désemparé et gauche devant
cette manifestation d’amitié. Elle l’embrassa sur les deux joues, comme elle
eût embrassé le Président de la République ou l’Inspecteur d’Académie. Geste si
spontané, si naturel, que les spectateurs applaudirent.
Tenant contre elle quelques-uns de ses mioches innombrables,
la grosse Mélanie Boigne s’avança, rouge de la honte d’avoir peut-être commis
une mauvaise action. C’était une luronne loyale. Elle parla en ces termes :
-Monsieur le curé, c’est moi qui ai écrit la lettre à
Monseigneur. C’était surtout rapport aux garces comme la Chavaigne et la Coton,
qui voulaient se donner l’air de faire
la loi. On n’a jamais voulu dire
que vous n’êtes pas un bon prêtre. Et maintenant, ça nous fait regret que vous
nous quittiez.
Les Clochemerlins présents approuvèrent. Mélanie Boigne
poursuivit :
-Vous nous auriez jeté des malédictions d’enfer, on n’aurait
fait qu’en rire. Mais de vous voir partir en bon homme qui pardonne, et qui a
peut-être de la peine, sûr, que ça nous fait quelque chose !
A ce moment, la cloche se mit à sonner. Le bedeau Coiffenave
prenait sur lui de célébrer cet éclatant rapprochement des cœurs. Puis,
l’heure du train s’avançant, on partit
pour la gare. Plus de cent Clochemerlins, dont le nombre allait grossir en
chemin, se pressaient derrière l’abbé Noive.
On entendit une galopade accompagnée de cris. Firmin
Lapédouze accourait. Le père du séminariste était indigné de ce qu’il venait
d’apprendre : qu’on chassait le seul prêtre pour lequel il eût éprouvé de
l’estime. L’abbé dut le calmer, car il défendait son ami en hurlant les propos
les moins chrétiens.
-Je voudrais tenir par la peau des fesses un des sacrés
cochons qui vous ont fait ça ! On me connaît, je suis contre les curés.
Mais vous, c’est pas la même histoire. Vous étiez le dernier à mériter un
pareil affront. Je le dis aux sagouins qui peuvent m’entendre.
-Laissez, dit l’abbé. Dieu seul est juge. Je suis puni de ma
maladresse, et peut-être aussi de mon orgueil. Mais je suis quand même
récompensé par une journée comme celle-ci, qui comptera parmi les plus belles
de ma vie. J’ai vu éclore le véritable esprit de charité.
Le train sifflait, son panache de fumée blanche accourait
au-dessus des arbres du vallon. Sur le quai environné de colis, le
terrible Barbe Noive jetait un dernier regard de haine sur Clochemerle, qui
pour lui était Sodome, et certainement, si le ciel l’eût exaucée, il aurait
foudroyé le bourg sous ses yeux. On le poussa dans un wagon.
Quand le train démarra on cria : « Vive Monsieur
le curé ! » Cent mouchoirs agités à bout de bras témoignèrent à
l’abbé Noive, jusqu’à la première courbe de la voie ferrée, que les
Clochemerlins, malgré une façon de vivre qui allait avec un certain sans-gêne,
et leur répugnance pour les disciplines austères n’étaient pas, au fond, de
mauvais bougres. Il en avait les larmes aux yeux.
Si seulement cet homme-là avait aimé le vin ! disaient
les gens, en reprenant le chemin du bourg.
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