samedi 28 décembre 2013

5-La Politique au premier plan


Le sénateur Piéchut prenant de l’importance au Parlement où il se faisait apprécier par un bon sens simple et direct, expression de cette mesure qui est considérée comme la première vertu française. Il s’était taillé une réputation dans les commissions, s’y posant en représentant de la paysannerie, race vaillante et dure, tenace et loyale qui, soit qu’elle cultive le sol, soit qu’elle se batte pour la patrie, conserve à la France son assise traditionnelle. Il répétait aux gens de Paris, à la façon du bonhomme Courier, « Nous, vignerons », et s’appuyait sur Clochemerle, qui avait sa légende. On le tenait pour un spécialiste des questions vinicoles, et surtout pour un bon connaisseur de la mentalité des ruraux, dont il est politiquement si important de gagner la confiance.
Bien que retenu souvent à Paris, Piéchut ne négligeait pas le Beaujolais où l’attiraient, outre la surveillance de ses biens (qu’il ne perdait jamais de vue) des soucis de popularité. On venait le trouver à Clochemerle. Il y accordait ses audiences aux habitants de la région, noyant les revendications dans le flot d’excellent vin qui montait inépuisablement de sa cave, la plus importante du pays. Il savait témoigner aux visiteurs un intérêt particulier, leur taper sur l’épaule avec une familiarité chaudement protectrice, en disant : « Comptez sur moi, mon brave » qui laissait à chacun l’impression d’avoir un ami tout dévoué dans les hautes sphères gouvernementales. Il dosait son affabilité en fonction de la qualité intrinsèque de l’auditeur et ne négligeait jamais de recruter des sympathies. (Il en voulait d’ailleurs mortellement à ceux qui, laissant paraître qu’ils n’étaient pas séduits, lui refusaient le tribut d’hommages qu’il attendant. Il avait une mémoire implacable pour tout ce qui touchait à ses déceptions de vanité et faisait chèrement payer à un homme de ne l’avoir pas assez admiré.) le moindre solliciteur avait droit au petit couplet qui le confirmait dans sa conviction que l’Etat-vache-à-lait, aux mamelles gonflées de prébendes, saurait reconnaître ses mérites par quelque détour du favoritisme démocratique. Mais ce favoritisme d’exception (quoique largement promis) ne pouvait jouer sans une attente assez longue, on devait le comprendre. Et d’ailleurs tant mieux ! « Ça nous fournira des occasions de nous revoir. » Piéchut disait aussi à tout propos : « Venez me demander quelque chose. » Il se méfiait des gens qui ne demandaient rien et affichaient l’impertinence de vivre comme s’il n’existait pas. L’indépendance inquiète le pouvoir : elle lui assigne ses limites.
Une ou deux fois par an Piéchut traitait chez Torbayon ses invités, une sélection d’agents électoraux qui avaient intérêt à soutenir sa politique et assurer sa réélection. L’excellence de la chère et l’abondance des vins donnaient à ces réunions une atmosphère de liesse qui favorisait énormément l’échange des idées. Ceux qui se trouvaient là recevaient un reflet du pouvoir et se gonflaient de la gloriole d’être dans le secret des dieux. (Illusion de leur part, les dieux était trop malins pour leur dévoiler la portée manœuvrière des questions inscrites au programme, dont les plus importantes étaient escamotées par des tours de passe-passe.) Si bien que le banquet rutilait de figures rougeaudes, sur lesquelles se lisait l’optimisme, ainsi que la satisfaction de s’emplir la panse sans bourse délier.
-Il ne peut rien arriver de grave en France, déclaraient ces hommes princièrement nourris.
Se frottant le ventre, ils ajoutaient :
-C’est un pays où tout le monde est heureux.
Ils le pensaient sincèrement, tant leur paraissait inconcevable, en mangeant le foie gras, la sole au gratin et la volaille de Bresse, qu’il y eût de vrais pauvres, de vrais mécontents, de vraies complications sociales, de vraies menaces internationales. On exagérait certainement.
-Mes amis, disait Piéchut au dessert, la cuisine au beurre et le bon vin sont les symboles de nos qualités nationales. Un pays sans cuisine et sans vin est comme une fille sans tétons. Pour admirable que soit son visage, il manquera toujours quelque chose à cette aplatie.
Ce préambule lui ralliait tous les suffrages. Congestionnés, ces messieurs évoquaient une paire de seins superbes, plaisante image de la prospérité. Ensuite ce n’était plus qu’un jeu de leur démontrer que tout allait pour le mieux dans la meilleure des républiques possibles, souple instrument de la continuité nationale. On sentait fortement en ces instants que la France était bien gouvernée, comme on sentait qu’il serait profitable de placer davantage de vignerons aux affaires. Mais déjà Piéchut, désireux de ne pas s’appesantir sur la politique intérieure, aiguillait l’attention sur les grands problèmes du moment.
-Quand on pense, enchaînait-il, que des misérables préparent des canons ! A qui les destinent-ils ?
-Hou, hou ! criaient les convives.
-Des canons, nous en avons aussi, il le faut bien. Et des bons ! Mais jamais nous n’en ferons des instruments d’agression.
-Non, non !
Alors avec un trémolo pathétique, le visage grave et tendu vers l’Est :
-Bien sûr, s’écriait le sénateur, s’il fallait tourner nos regards vers les frontières, et, je pèse mes mots, faire notre devoir militaire, tout notre devoir...
-Oui, oui ! hurlait-on.
-Nous sommes pacifistes, mais point lâches !
-Non, non !
-Nous aimons la paix, nous l’offrons en toute loyauté à nos voisins. Mais nous saurions lui préférer l’honneur. N’est-ce pas, mes amis ?
-Oui, oui ! Bravo !
-Notre admirable armée de la Marne et de Verdun saurait encore une fois opposer à l’envahisseur ses héroïques divisions, et nous verrions surgir le génie stratégique d’un nouveau Foch. Personne de vous n’en doute ?
-Non, non !
Tenez, Messieurs, je me trouvais dernièrement à Paris avec une haute personnalité de notre état-major, un de nos grands chefs. Excusez-moi de ne pas le nommer : vous comprenez les motifs de ma discrétion. Savez-vous ce qu’il m’a répondu quand je lui ai demandé si nous étions prêts au pire : « Nous recevrons l’ennemi sur des positions préparées à l’avance. Et nous lui réservons des  surprises dont il  n’a aucune idée. » Aucune idée, Messieurs, ça en dit long ! Oui, nous aimons la vie aimable, la grâce et la vivacité latines. En sommes-nous moins forts et moins résolus pour cela ?
-Non, non !
-On a parlé de la politique du chien crevé...
-Hou, hou !
-Lui préférez-vous celle des césars de carnaval ?
-Non, non !
-Celle des révolutionnaires en peau de lapin ?
-Non, non !
-Voulez-vous la dictature ou la démocratie ?
-La Démocratie !
-Et d’ailleurs, citoyens, l’Histoire nous l’apprend : Sparte la Militaire n’a pas laissé de traces, alors qu’Athènes la Libérale domine encore les siècles par le  rayonnement de sa culture. La patrie des philosophes a vaincu la patrie des guerriers. L’esprit a dominé le fer. Cela prouve que le droit des braves gens triomphe à la fin de la violence. C’est pourquoi je vous invite, citoyens, à lever nos verres à nos institutions généreuses, qui ont à leur actif un passé de victoires et de réformes que le monde nous envie. Vive la République, mes amis !
-Vive la République !
-Vive le Sénateur ! Vive Piéchut !
On demandait alors à Adèle de venir saluer ces messieurs, qui voulaient la complimenter de sa cuisine. Elle paraissait un peu suante et le feu aux joues, comme en état d’amoureux émoi. Ce teint chaud seyait à sa beauté mûre. Le cerne de ses yeux sombres, son air de passion sommeillante, le prestige de ses aventures passées, la blancheur de son cou et de ses beaux bras soulevaient de nouveaux applaudissements. Piéchut lui tournait un leste compliment, la prenait par la taille et l’attirait à lui pour l’embrasser au nom de tous. On buvait à la santé de la bonne hôtesse, à la prospérité de la maison dont elle tenait la barre et qui attirait les gourmets des départements limitrophes.
-Crédié, la belle femme ! On dirait Marianne en personne. C’était vrai qu’Adèle, avec ses formes à la Maillol, ses seins généreux, et coiffée d’un bonnet phrygien, eût fait une imposante République, dispensatrice des abondances que désirent les hommes.

*

Mouraille, Samothrace et Tafardel (et parfois Armand Jolibois) importants sur le plan local, étaient invités à ces banquets, qui leur fournissaient la matière d’interminables discussions. Les deux premiers douchaient l’enthousiasme du secrétaire de la mairie, toujours sensible aux périodes oratoires et à la terminologie sublime des campagnes électorales.
-Votre Piéchut, lui disaient les deux autres, est un vieux politicien madré qui désire au fond que rien ne change, maintenant que le voici bien en selle.
-La politique, enchérissait Samothrace est la vérole des sociétés. On vous parlait d’Athènes. Mais c’est précisément la politique, avec les stériles débats du forum, qui précipita sa perte. Et Démosthène, le dernier sauveur de la patrie, dut s’empoisonner.
-Il y a quand même, protestait Tafardel, des hommes qui font de la politique en tout désintéressement.
-Je ne vois, disait Mouraille, qu’une catégorie de citoyens désintéressés, celle des  abstentionnistes. Ils ne demandent rien au pouvoir et ne pensent qu’à se protéger des exactions de l’Etat. Votez-vous Samothrace ?
-Je n’y pense même pas, répondait le vieux poète, considérant que la politique est métier et que ce n’est pas le mien. Ceux qui font de la politique en vivent ou en attendent quelque chose. Et vous, docteur, vous votez ?
-Je ne prends plus cette peine. L’usage du bulletin de vote correspond à un diagnostic que je serais bien embarrassé de formuler. D’ailleurs à mon avis, les régimes sont bons ou mauvais selon ce que sont les hommes. Je ne vois pas de régime, si excellent soit-il d’intentions, qui ne deviendrait fatalement détestable aux mains des tricheurs.
Mouraille prétendait que les sociétés sont malades comme les corps, assimilait les lois à des remèdes de bonne femme et les coups d’Etat à des opérations chirurgicales. On peut prolonger un corps, parfois en le mutilant, mais la mort le guette.
Tafardel lui reprochait la forme négative de sa sagesse.
-Alors, demandait-il, qu’est-ce que vous êtes dans la société ?
-Un homme gouverné, répondait placidement Mouraille. Il en faut pour contrebalancer le nombre toujours croissant de ceux qui veulent gouverner les autres.
-C’est-à-dire que vous vous soumettez passivement à l’état social du moment ?
-Passivement, en effet. Mais colle le soldat à la caserne, qui veille à se trouver le moins possible sur le passage de l’adjudant et du capitaine. Je ruse avec le législateur afin d’assurer ma propre sauvegarde.
-Mettez-vous en doute la bonne foi du législateur ?
-Je m’en garde, mon cher Tafardel, et j’y perdrais mon temps. Je m’applique simplement à contourner toute bonne foi qui me serait nocive. La vertu légiférante n’est point si assuréede son infaillibilité que je n’aie le devoir de m’en méfier beaucoup.
-Seriez-vous anarchiste, docteur ?
-Je ne milite pas dans les rangs du désordre, si c’est là ce que vous voulez dire, et je ne veux rien faire sauter. J’ai bien assez à faire de passer au travers de ce qui existe et cherche à me cerner.
Ici intervenait Samothrace, très féru d’études historiques, qui le délassaient de ses propres travaux.
-Le gouvernement des hommes, disait-il, n’est qu’une longue alternance de deux systèmes, toujours les mêmes, les régimes force et les régimes de liberté. Les premiers finissent dans le sang et les seconds dans la déliquescence. C’est pourquoi on passe éternellement de l’un à l’autre. Les hommes ne peuvent supporter longtemps ni la liberté ni la tyrannie. Et pour ce qui est de la France, comment voulez-vous gouverner un peuple d’anarchistes-conservateurs, d’antimilitaristes-chauvins et d’individualistes-collectivistes ?
-Sans compter, complétait  Mouraille, que bien souvent les hommes d’un même parti ne peuvent pas se sentir. On connaît d’illustres exemples de cette détestation. Comment ces drogués du pouvoir auraient-ils des vues larges et désintéressées ? Leur égocentrisme pèse sur les décisions qui se prennent à l’échelon national.
-Vous êtes injuste pour ces messieurs, disait Tafardel, qui avait le respect des hiérarchies. Si vous acceptiez de servir le pouvoir, vous n’auriez pas à vous plaindre de lui.
-On ne sert pas le pouvoir, on l’adule en la personne de quelque idole bouffie. Mais c’est un monstre dévorant, qui n’accorde rien sans prélever en retour quelques livres de votre chair.
-C’est par les otages qu’il assure sa puissance, disait Samothrace, comme la police assure la sienne par ses indicateurs.
-Pardon, protestait Tafardel, je ne suis l’otage de personne !
-Hé, hé, disait Mouraille, qu’est-ce que vous portez donc à la boutonnière ? et comment avez-vous obtenu cette éminente distinction ?
C’était plus que le vieil instituteur ne pouvait supporter. Il quittait précipitamment l’estaminet en jurant qu’il ne serrerait plus la main à deux infâmes calomniateurs. Mais lesdits calomniateurs savaient que cette grande fâcherie ne résisterait pas à quarante-huit heures de séparation. De telles scènes se renouvelaient une ou deux fois par mois et, depuis une vingtaine d’années qu’elles duraient, faisaient partie d’un rite indispensable aux bonnes relations des trois hommes. Ils ne pouvaient pas toujours se supporter, à force de trop se voir, mais ne savaient plus que devenir quand ils ne se voyaient pas. Le resserrement d’une petite collectivité les groupait à la même table, et le ton de leur conversation, par une pente fatale, les ramenait toujours aux mêmes conflits d’idées, au ressassement de choses cent fois dites, qui étaient en définitive l’expression de leur humeur et de leur caractère.
-Malgré tout, dit Mouraille, après le départ de Tafardel, nous aimons la France.
-Oui, dit Samothrace, au point que nous ne pouvons imaginer de vivre ailleurs. C’est de là que vient notre dépit de la voir gaspiller ses dons et ses forces dans des querelles brouillonnes. Vous avez beaucoup voyagé, docteur ?
-Je suis allée une fois à Londres, une fois à Bruxelles et une fois à Genève. Il y a longtemps. Depuis, je n’ai plus bougé. J’ai si bien la conviction que nous habitons le plus beau des pays que je n’éprouve pas le besoin d’aller le comparer avec d’autres.
-il y a quand même des choses qu’il faut avoir vues.
-Quels gens sont capables de les voir bien et d’en tirer profit ? Enfin, j’ai horreur de faire des valises, j’égare mes pièces d’identité, je m’engueule avec les douaniers, je m’embrouille dans les monnaies, je suis incapable de comprendre une langue étrangère et je ne mange volontiers que notre cuisine.
-Indéracinablement français !
-Je crois que les hommes sont partout les mêmes.
-Il y a quand même des distinctions à faire.
-Je suis d’avis que ces faibles distinctions ne valent pas le dérangement. Et pourquoi chercher si loin ? Réfléchissez que, vous et moi, nous ne connaissons même pas la France bien à fond. Est-ce vrai ?
-C’est vrai, disait Samothrace.
Là-dessus ils tombaient d’accord qu’on verrait Piéchut au gouvernement avant longtemps. Et pourquoi pas ? Il en valait bien d’autres, et d’où il était parti ça ne serait pas si mal. Il avait un long passé d’intrigues dans les comités, il avait su choisir ses protecteurs, leur faire sa cour et avaler assez de couleuvres pour se faufiler peu à peu, en ménageant les susceptibilités qui auraient pu lui barrer la route. Assez de soumissions et de services rendus avaient préparé la puissance à laquelle il atteignait enfin.

*

Avec un sénateur-maire à sa tête et une baronne de bonne souche dont le château historique domine le pays ; une hostellerie qui est un relais gastronomique figurant sur les guides ; un produit pharmaceutique, le Zéphanal, de réputation universelle ; avec Anaïs Frigoul qui se fait applaudir sur les scènes parisiennes et Toine Bezon qui connaît l’Amérique comme le fond de sa poche ; un poète, Samothrace, dont on reproduit les écrits dans les revues et les almanachs ; un choix de beautés transcendantes qui se nomment Flora Baboin, Marie Coquelicot, Lulu Bourriquet, Odette Auvergne, Claudine Soupiat, et même Adèle Torbayon, toujours troublante ; avec une femme comme Mélanie Boigne qui bar les records de maternité (elle attend son seizième enfant) ; un incomparable sonneur de cloche, champion des carillons émouvants ; un chômeur-Lovelace adoré des veuves, et ces veuves elles-mêmes, fructifiées, qui reprennent de l’ardeur et de l’éclat ; avec le regretté Ponosse qui est mort en odeur de sainteté et a laissé une grande réputation dans la contrée ; son successeur, le curé Patard, qui fume la pipe dans la rue et peut boire sans vaciller autant qu’un vigneron de naissance ; avec son cinéma, son dancing, ses postes de radio, ses automobiles, et son vin classé dans les grands crus du Beaujolais, on conçoit que Clochemerle ait conscience d’occuper en France une place qui n’est pas mince. Et la conviction d’avoir largement droit au chapitre dans le concert  de bruits mugis et tonitrués par les amplificateurs du monde moderne, lequel beugle à plein ciel la gloire des reines de beauté, les chansons sirupeuses des endormeurs de midinettes, les longs jappements cuivrés des trompettistes nègres, la danse du ventre des lupanars de l’Orient, les mols pizzicati des guitares hawaïennes, les épilepsies redoublées du jazz, les indemnités de divorces des milliardaires photogéniques, les exploits de la carambouille et des gangs, les scandales qui roulent sur des centaines de millions, les comptes rendus de la boxe et du football, l’avalanche des records de tout genre, les vantardises de la Science, les rodomontades des nationalismes, et, dominant tout cela, les rauques vociférations des dictateurs, celles de leurs féroces cortèges de longs couteaux, les sourdes fusillades de leurs polices, dans les sous-sols desquelles s’expie par la mort le crime de n’être pas d’accord, et au loin enfin, toujours les rumeurs de la guerre, dont les chapelets de bombes descendent sur l’Ethiopie.
A travers ce fatras sonore qui représente l’amour et la haine, le sang et l’argent, le plaisir et la douleur, la richesse et la misère, il y a bien moyen d’être heureux, quoi, nom de Dieu ! Clochemerle c’est toujours Clochemerle ! Sa terre reste belle, grande rade bleue et verte dans l’échancrure des montagnes, éclatante de couleurs sous le plein fouet de midi quand le soleil, braquant ses bouches à feu, lui tire des salves d’honneur. Belle sous la caressante lumière du soir, quand un dernier cri d’oiseau emplit l’étendue et dit au revoir aux choses. Alors tout s’arrête et se tait. Il semble que le temps lui-même, fatigué comme un vieux chemineau coureur de siècles, s’est assis au sommet des monts d’Azergues pour rêver, en regardant la terre s’endormir et scintiller dans le velours de la nuit les diamants bleus des étoiles.
Pourtant rien ne va. La crise s’éternise, paralysante. On la croyait terminée, on annonçait une légère reprise. Brusquement une nouvelle panique arrête les échanges. Et ce sont à nouveau la mévente, la gêne, les dettes, les faillites.
-Y a bien une raison à ça, vous me direz pas !
-On est bien gouverné quand on est heureux. Je ne sors pas de là.
-Et ces dévaluations qui ruinent le monde.
-Ils avaient pourtant bien promis d’en pas faire.
-Pensez-vous, c’est tous des menteurs !
-Et les impôts qui augmentent...
-Ils ne savent pas inventer autre chose.
Au garage Fadet le chiffre d’affaire a beaucoup diminué. On passe moins d’essence, d’huile et de pneus. On ne vend plus de neuf, on rafistole les vieilles bagnoles poussives. Les touristes se font rares chez Torbayon. Dix, douze voitures le dimanche, au lieu d’une cinquantaine, et personne en semaine. Le tailleur ne coupe plus de costumes. Le cordonnier ressemelle de vieilles grolles. Aux Galeries Beaujolaises, le rayon des nouveautés ne fait plus recette. Le boucher débite moins de viande et le charcutier moins de porc. Par contre le boulanger cuit davantage de pain, mais on se fournit chez lui à crédit. Le pâtissier ne prépare plus de grandes vitrines de tartes. On mesure les tasses de café aux grands-mères. Des chasseurs font l’économie d’un permis disant que le gibier tué ne rembourse pas les munitions gaspillées. Même la maréchaussée se plaint. Le brigadier Cudoine, porte-parole des forces de police, ne se gêne pas pour critiquer publiquement son employeur, l’Etat. Est-ce qu’on n parle pas de réduire le traitement des fonctionnaires ! Enfin, Mme Fouache a jeté ce cri d’alarme, qui en dit long sur le marasme économique :
-Ils se remettent à rouler leurs cigarettes. Et c’est fini, pour les cigares.
Les autos circulent peu. Pourtant, que n’attendait-on pas, dix ans plus tôt, de l’engin merveilleux : quelles découvertes du monde, quelles facilités sans limites, quel enrichissement d’images qui vous entrent dans la mémoire. Mais aujourd’hui :
-Laisser son argent sur les routes, pourquoi faire ?
On ne rencontre que Français soucieux, aigris, irritables, on n’entend que plaintes, réclamations et menaces. La grande lamentation des temps noirs a commencé de retentir :
-Il faut que ça change !
Voilà le grand mot lâché, qui revient périodiquement dans les annales humaines, prélude aux guerres et aux révolutions. Quand ce mot-là est prononcé, auquel adhèrent des foules qui ont besoin d’illusions et d’espérance, quand il devient un mot de ralliement presque général, c’est l’indice que le monde couvre une grave maladie.
-Il faut que ça change !
-Ecoutez ces idiots, dit Samothrace. Qu’est-ce qu’ils veulent changer à la condition humaine, alors qu’ils sont eux-mêmes incapable de rien changer à ce qu’ils sont !
-Il faut que tout leur vienne de l’extérieur, répond Mouraille. C’est pourquoi ils remettent leur destin aux mains des aventuriers et des doctrinaires.
-Ils croient aux miracles ?
-Plus ils doutent, plus ils sont obligés d’y croire.
-C’est vrai que beaucoup d’êtres vivent dans la nuit. Que peut-on faire pour eux ?
Mais il n’est plus temps de raisonner. Des paniques d’âme ont saisi les êtres et les précipitent en troupeaux furieux vers ces grands carrefours de l’Histoire où ils rencontrent la fatalité et la mort.
C’est pourquoi la politique revient à l’ordre du jour et passe au premier plan. N’a-t-elle pas pour objet, justement, la technique du bonheur humain ?

*

En France, il faut le mécontentement pour que les citoyens consentent à se grouper, contre quelqu’un ou quelque chose, contre un homme ou un principe. Jules Laroudelle le savait. En adhérant des premiers que P.O.F., parti d’opposition, il avait moins tenu compte de la doctrine (d’ailleurs assez vague) que de la possibilité d’occuper une position de force tournée contre son vieil ennemi, Barthélemy Piéchut, l’homme dont l’existence l’avait réduit à jouer à Clochemerle le rôle de l’éternel second. Trente ans plus tôt, ils avaient débuté ensemble au parti radical, alors dans toute sa puissance, sensiblement avec la même ardeur et les mêmes dons. Mais en tout Piéchut un petit quelque chose de plus, qu’il s’agit d’éloquence, de bonhomie naturelle, et surtout de la faculté de se rendre populaire. Et ainsi, sans effort, sans lui marquer la moindre animosité apparente, en se donnant même l’élégance de le protéger (ce qui faisait endurer à l’autre un supplice raffiné), il avait supplanté Laroudelle, lui prenant les quelques longueurs d’avance qui devaient l’amener au poteau avant son ancien camarade. Ce dernier ne devait jamais pardonner. La rancune s’amassait en lui depuis longtemps, avec une intensité qui remplaçait toutes les convictions, étant de nature à lui faire adopter n’importe laquelle, pourvu qu’elle lui permit de nuire à Piéchut. Radical de formation, et peut-être encore de cœur, Laroudelle attaquait farouchement le radicalisme, parce que pour lui le radicalisme, c’était Piéchut, l’être qu’il haïssait le plus au monde.
A ses adhérents, on l’a dit, le P.O.F. proposait une doctrine très élastique où l’on pouvait faire entrer ce qu’on voulait en matière de réformes. Chacun avait sur ce point un programme fort strict de justice personnelle, fondée sur les revanches à prendre et quelques profits à retirer du grand balayage des impurs. Ceux qu’on chasse sont à remplacer par de plus capables – et qui ne se sent capable ?
Mais il y avait mieux. Les partisans P.O.F. se reconnaissaient au port d’un uniforme fantaisiste, qui leur donnait un petit air crâne et dynamique. La nuance de la chemise proclamait alors l’opinion des gens. La mode en était venue de l’étranger, où chemises noires et chemises brunes attestaient les grands changements survenus dans la conduite des Etats régis par une autorité qui n’admettait aucune opposition. (En finir une bonne fois avec les oppositions, c’est peut-être bien tout le secret de gouverner !) Comme on avait voulu faire coquet, la tenue P.O.F. comportait une chemise vert bouteille, une cravate canari et un béret rouge-brun. Le pantalon était laissé au choix, à condition qu’il fût de ton neutre et eût la coupe dite de golf. Cet ensemble était heureusement complété par un stick. Celui-ci donnait au militant P.O.F. une allure cravacheuse, laquelle annonçait son intention de mener rondement, « à la trique », une révolution « dans l’ordre et pour l’ordre » qui bousculerait les institutions dégradées pour leur substituer un régime fort et vertueux. Les représentants qualifiés en seraient, bien entendu, les adhérents les plus méritants du P.O.F., petits dictateurs civiques dont nul n’oserait contester la puissance. Beaucoup de  meneurs anticipaient déjà sur les profits et les joies du triomphe politique.
Un noyau P.O.F. s’était constitué à Clochemerle, à l’instigation de Jules Laroudelle. Son recrutement parmi les membres de la jeune génération laisserait supposer que le fringant uniforme avait eu au départ plus d’effet sur les esprits que la dialectique du promoteur. Mais bientôt la fierté de participer à l’élaboration d’une doctrine qui simplifiait les problèmes, l’assurance qu’on retirait d’appartenir à un grand mouvement qui allait arbitrer les destins du pays, l’amusement de porter à la boutonnière un petit insigne de métal, et la distraction qui résultait de ces nouveautés avaient attiré au parti pas mal d’adhérents. Si bien que Laroudelle se trouvait disposer d’une force hardie et turbulente dont il entretenait l’enthousiasme par des allocutions, des manifestations publiques et des festivités. Il en était largement de sa poche. Mais l’espoir d’entamer la popularité du sénateur le faisait passer sur la dépense. Ainsi que le plaisir si vif qu’il éprouvait à être, pour la première fois de sa vie, vraiment le chef. Il se disait : « J’ai tout un parti derrière moi », un parti neuf, puissant et audacieux. Pour lui, sauver la France, c’était d’abord abattre Piéchut, le priver de son mandat de sénateur et lui arracher la mairie de Clochemerle. Alors débuterait l’ère de régénérescence, de la justice et de la prospérité.
-Nous ne sommes pas des ambitieux, déclarait Laroudelle. Ce n’est pas l’assiette au beurre que nous disputons à ces gens-là. Mais on ne peut changer les institutions sans changer les hommes. « Allez-vous-en », c’est tout ce que nous avons à leur dire.
-A bas les pourris !
-Nous occuperons les places par devoir et par esprit de discipline. Nous y ferons briller les vertus de probité, d’honneur et de labeur qui nous animent. Vive l’ordre nouveau, mes amis !
-Le nôtre ! clamaient les militants.
Ces remous prouvaient que la politique, dont les Clochemerlins se désintéressaient quand tout allait bien, revenait au premier plan quand les choses allaient mal. On ne tenait pas compte de la sagesse de Mouraille, qui disait :
-Gardons les gras au pouvoir, ils sont moins coûteux à entretenir que les maigres.
A quoi Samothrace répondait :
-La politique est cannibale. Dans l’histoire, les maigres finissent toujours par dévorer les gras. Pour devenir ceux qui seront à dévorer dans un siècle ou deux.


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