Le sénateur Piéchut prenant de l’importance au Parlement où
il se faisait apprécier par un bon sens simple et direct, expression de cette
mesure qui est considérée comme la première vertu française. Il s’était taillé
une réputation dans les commissions, s’y posant en représentant de la
paysannerie, race vaillante et dure, tenace et loyale qui, soit qu’elle cultive
le sol, soit qu’elle se batte pour la patrie, conserve à la France son assise
traditionnelle. Il répétait aux gens de Paris, à la façon du bonhomme Courier,
« Nous, vignerons », et s’appuyait sur Clochemerle, qui avait sa
légende. On le tenait pour un spécialiste des questions vinicoles, et surtout
pour un bon connaisseur de la mentalité des ruraux, dont il est politiquement
si important de gagner la confiance.
Bien que retenu souvent à Paris, Piéchut ne négligeait pas
le Beaujolais où l’attiraient, outre la surveillance de ses biens (qu’il ne
perdait jamais de vue) des soucis de popularité. On venait le trouver à
Clochemerle. Il y accordait ses audiences aux habitants de la région, noyant
les revendications dans le flot d’excellent vin qui montait inépuisablement de
sa cave, la plus importante du pays. Il savait témoigner aux visiteurs un intérêt
particulier, leur taper sur l’épaule avec une familiarité chaudement
protectrice, en disant : « Comptez sur moi, mon brave » qui
laissait à chacun l’impression d’avoir un ami tout dévoué dans les hautes
sphères gouvernementales. Il dosait son affabilité en fonction de la qualité
intrinsèque de l’auditeur et ne négligeait jamais de recruter des sympathies.
(Il en voulait d’ailleurs mortellement à ceux qui, laissant paraître qu’ils
n’étaient pas séduits, lui refusaient le tribut d’hommages qu’il attendant. Il
avait une mémoire implacable pour tout ce qui touchait à ses déceptions de
vanité et faisait chèrement payer à un homme de ne l’avoir pas assez admiré.)
le moindre solliciteur avait droit au petit couplet qui le confirmait dans sa
conviction que l’Etat-vache-à-lait, aux mamelles gonflées de prébendes, saurait
reconnaître ses mérites par quelque détour du favoritisme démocratique. Mais ce
favoritisme d’exception (quoique largement promis) ne pouvait jouer sans une
attente assez longue, on devait le comprendre. Et d’ailleurs tant mieux !
« Ça nous fournira des occasions de nous revoir. » Piéchut disait
aussi à tout propos : « Venez me demander quelque chose. » Il se
méfiait des gens qui ne demandaient rien et affichaient l’impertinence de vivre
comme s’il n’existait pas. L’indépendance inquiète le pouvoir : elle lui
assigne ses limites.
Une ou deux fois par an Piéchut traitait chez Torbayon ses
invités, une sélection d’agents électoraux qui avaient intérêt à soutenir sa
politique et assurer sa réélection. L’excellence de la chère et l’abondance des
vins donnaient à ces réunions une atmosphère de liesse qui favorisait
énormément l’échange des idées. Ceux qui se trouvaient là recevaient un reflet
du pouvoir et se gonflaient de la gloriole d’être dans le secret des dieux.
(Illusion de leur part, les dieux était trop malins pour leur dévoiler la
portée manœuvrière des questions inscrites au programme, dont les plus
importantes étaient escamotées par des tours de passe-passe.) Si bien que le
banquet rutilait de figures rougeaudes, sur lesquelles se lisait l’optimisme,
ainsi que la satisfaction de s’emplir la panse sans bourse délier.
-Il ne peut rien arriver de grave en France, déclaraient ces
hommes princièrement nourris.
Se frottant le ventre, ils ajoutaient :
-C’est un pays où tout le monde est heureux.
Ils le pensaient sincèrement, tant leur paraissait
inconcevable, en mangeant le foie gras, la sole au gratin et la volaille de
Bresse, qu’il y eût de vrais pauvres, de vrais mécontents, de vraies
complications sociales, de vraies menaces internationales. On exagérait
certainement.
-Mes amis, disait Piéchut au dessert, la cuisine au beurre
et le bon vin sont les symboles de nos qualités nationales. Un pays sans
cuisine et sans vin est comme une fille sans tétons. Pour admirable que soit
son visage, il manquera toujours quelque chose à cette aplatie.
Ce préambule lui ralliait tous les suffrages. Congestionnés,
ces messieurs évoquaient une paire de seins superbes, plaisante image de la
prospérité. Ensuite ce n’était plus qu’un jeu de leur démontrer que tout allait
pour le mieux dans la meilleure des républiques possibles, souple instrument de
la continuité nationale. On sentait fortement en ces instants que la France
était bien gouvernée, comme on sentait qu’il serait profitable de placer
davantage de vignerons aux affaires. Mais déjà Piéchut, désireux de ne pas
s’appesantir sur la politique intérieure, aiguillait l’attention sur les grands
problèmes du moment.
-Quand on pense, enchaînait-il, que des misérables préparent
des canons ! A qui les destinent-ils ?
-Hou, hou ! criaient les convives.
-Des canons, nous en avons aussi, il le faut bien. Et des
bons ! Mais jamais nous n’en ferons des instruments d’agression.
-Non, non !
Alors avec un trémolo pathétique, le visage grave et tendu
vers l’Est :
-Bien sûr, s’écriait le sénateur, s’il fallait tourner nos
regards vers les frontières, et, je pèse mes mots, faire notre devoir
militaire, tout notre devoir...
-Oui, oui ! hurlait-on.
-Nous sommes pacifistes, mais point lâches !
-Non, non !
-Nous aimons la paix, nous l’offrons en toute loyauté à nos
voisins. Mais nous saurions lui préférer l’honneur. N’est-ce pas, mes
amis ?
-Oui, oui ! Bravo !
-Notre admirable armée de la Marne et de Verdun saurait
encore une fois opposer à l’envahisseur ses héroïques divisions, et nous
verrions surgir le génie stratégique d’un nouveau Foch. Personne de vous n’en
doute ?
-Non, non !
Tenez, Messieurs, je me trouvais dernièrement à Paris avec
une haute personnalité de notre état-major, un de nos grands chefs. Excusez-moi
de ne pas le nommer : vous comprenez les motifs de ma discrétion.
Savez-vous ce qu’il m’a répondu quand je lui ai demandé si nous étions prêts au
pire : « Nous recevrons l’ennemi sur des positions préparées à l’avance.
Et nous lui réservons des surprises dont
il n’a aucune idée. » Aucune idée, Messieurs, ça en dit
long ! Oui, nous aimons la vie aimable, la grâce et la vivacité latines.
En sommes-nous moins forts et moins résolus pour cela ?
-Non, non !
-On a parlé de la politique du chien crevé...
-Hou, hou !
-Lui préférez-vous celle des césars de carnaval ?
-Non, non !
-Celle des révolutionnaires en peau de lapin ?
-Non, non !
-Voulez-vous la dictature ou la démocratie ?
-La Démocratie !
-Et d’ailleurs, citoyens, l’Histoire nous l’apprend :
Sparte la Militaire n’a pas laissé de traces, alors qu’Athènes la Libérale
domine encore les siècles par le
rayonnement de sa culture. La patrie des philosophes a vaincu la patrie
des guerriers. L’esprit a dominé le fer. Cela prouve que le droit des braves
gens triomphe à la fin de la violence. C’est pourquoi je vous invite, citoyens,
à lever nos verres à nos institutions généreuses, qui ont à leur actif un passé
de victoires et de réformes que le monde nous envie. Vive la République, mes
amis !
-Vive la République !
-Vive le Sénateur ! Vive Piéchut !
On demandait alors à Adèle de venir saluer ces messieurs,
qui voulaient la complimenter de sa cuisine. Elle paraissait un peu suante et
le feu aux joues, comme en état d’amoureux émoi. Ce teint chaud seyait à sa
beauté mûre. Le cerne de ses yeux sombres, son air de passion sommeillante, le
prestige de ses aventures passées, la blancheur de son cou et de ses beaux bras
soulevaient de nouveaux applaudissements. Piéchut lui tournait un leste
compliment, la prenait par la taille et l’attirait à lui pour l’embrasser au
nom de tous. On buvait à la santé de la bonne hôtesse, à la prospérité de la
maison dont elle tenait la barre et qui attirait les gourmets des départements
limitrophes.
-Crédié, la belle femme ! On dirait Marianne en
personne. C’était vrai qu’Adèle, avec ses formes à la Maillol, ses seins
généreux, et coiffée d’un bonnet phrygien, eût fait une imposante République,
dispensatrice des abondances que désirent les hommes.
*
Mouraille, Samothrace et Tafardel (et parfois Armand
Jolibois) importants sur le plan local, étaient invités à ces banquets, qui
leur fournissaient la matière d’interminables discussions. Les deux premiers
douchaient l’enthousiasme du secrétaire de la mairie, toujours sensible aux
périodes oratoires et à la terminologie sublime des campagnes électorales.
-Votre Piéchut, lui disaient les deux autres, est un vieux
politicien madré qui désire au fond que rien ne change, maintenant que le voici
bien en selle.
-La politique, enchérissait Samothrace est la vérole des
sociétés. On vous parlait d’Athènes. Mais c’est précisément la politique, avec
les stériles débats du forum, qui précipita sa perte. Et Démosthène, le dernier
sauveur de la patrie, dut s’empoisonner.
-Il y a quand même, protestait Tafardel, des hommes qui font
de la politique en tout désintéressement.
-Je ne vois, disait Mouraille, qu’une catégorie de citoyens
désintéressés, celle des abstentionnistes. Ils ne demandent rien
au pouvoir et ne pensent qu’à se protéger des exactions de l’Etat. Votez-vous
Samothrace ?
-Je n’y pense même pas, répondait le vieux poète,
considérant que la politique est métier et que ce n’est pas le mien. Ceux qui
font de la politique en vivent ou en attendent quelque chose. Et vous, docteur,
vous votez ?
-Je ne prends plus cette peine. L’usage du bulletin de vote
correspond à un diagnostic que je serais bien embarrassé de formuler.
D’ailleurs à mon avis, les régimes sont bons ou mauvais selon ce que sont les
hommes. Je ne vois pas de régime, si excellent soit-il d’intentions, qui ne
deviendrait fatalement détestable aux mains des tricheurs.
Mouraille prétendait que les sociétés sont malades comme les
corps, assimilait les lois à des remèdes de bonne femme et les coups d’Etat à
des opérations chirurgicales. On peut prolonger un corps, parfois en le
mutilant, mais la mort le guette.
Tafardel lui reprochait la forme négative de sa sagesse.
-Alors, demandait-il, qu’est-ce que vous êtes dans la
société ?
-Un homme gouverné, répondait placidement Mouraille. Il en
faut pour contrebalancer le nombre toujours croissant de ceux qui veulent
gouverner les autres.
-C’est-à-dire que vous vous soumettez passivement à l’état
social du moment ?
-Passivement, en effet. Mais colle le soldat à la caserne,
qui veille à se trouver le moins possible sur le passage de l’adjudant et du
capitaine. Je ruse avec le législateur afin d’assurer ma propre sauvegarde.
-Mettez-vous en doute la bonne foi du législateur ?
-Je m’en garde, mon cher Tafardel, et j’y perdrais mon
temps. Je m’applique simplement à contourner toute bonne foi qui me serait
nocive. La vertu légiférante n’est point si assuréede son infaillibilité que je
n’aie le devoir de m’en méfier beaucoup.
-Seriez-vous anarchiste, docteur ?
-Je ne milite pas dans les rangs du désordre, si c’est là ce
que vous voulez dire, et je ne veux rien faire sauter. J’ai bien assez à faire
de passer au travers de ce qui existe et cherche à me cerner.
Ici intervenait Samothrace, très féru d’études historiques,
qui le délassaient de ses propres travaux.
-Le gouvernement des hommes, disait-il, n’est qu’une longue
alternance de deux systèmes, toujours les mêmes, les régimes force et les
régimes de liberté. Les premiers finissent dans le sang et les seconds dans la
déliquescence. C’est pourquoi on passe éternellement de l’un à l’autre. Les
hommes ne peuvent supporter longtemps ni la liberté ni la tyrannie. Et pour ce
qui est de la France, comment voulez-vous gouverner un peuple d’anarchistes-conservateurs,
d’antimilitaristes-chauvins et d’individualistes-collectivistes ?
-Sans compter, complétait
Mouraille, que bien souvent les hommes d’un même parti ne peuvent pas se
sentir. On connaît d’illustres exemples de cette détestation. Comment ces
drogués du pouvoir auraient-ils des vues larges et désintéressées ? Leur
égocentrisme pèse sur les décisions qui se prennent à l’échelon national.
-Vous êtes injuste pour ces messieurs, disait Tafardel, qui
avait le respect des hiérarchies. Si vous acceptiez de servir le pouvoir, vous
n’auriez pas à vous plaindre de lui.
-On ne sert pas le pouvoir, on l’adule en la personne de
quelque idole bouffie. Mais c’est un monstre dévorant, qui n’accorde rien sans
prélever en retour quelques livres de votre chair.
-C’est par les otages qu’il assure sa puissance, disait
Samothrace, comme la police assure la sienne par ses indicateurs.
-Pardon, protestait Tafardel, je ne suis l’otage de
personne !
-Hé, hé, disait Mouraille, qu’est-ce que vous portez donc à
la boutonnière ? et comment avez-vous obtenu cette éminente
distinction ?
C’était plus que le vieil instituteur ne pouvait supporter.
Il quittait précipitamment l’estaminet en jurant qu’il ne serrerait plus la
main à deux infâmes calomniateurs. Mais lesdits calomniateurs savaient que
cette grande fâcherie ne résisterait pas à quarante-huit heures de séparation.
De telles scènes se renouvelaient une ou deux fois par mois et, depuis une
vingtaine d’années qu’elles duraient, faisaient partie d’un rite indispensable
aux bonnes relations des trois hommes. Ils ne pouvaient pas toujours se
supporter, à force de trop se voir, mais ne savaient plus que devenir quand ils
ne se voyaient pas. Le resserrement d’une petite collectivité les groupait à la
même table, et le ton de leur conversation, par une pente fatale, les ramenait
toujours aux mêmes conflits d’idées, au ressassement de choses cent fois dites,
qui étaient en définitive l’expression de leur humeur et de leur caractère.
-Malgré tout, dit Mouraille, après le départ de Tafardel,
nous aimons la France.
-Oui, dit Samothrace, au point que nous ne pouvons imaginer
de vivre ailleurs. C’est de là que vient notre dépit de la voir gaspiller ses
dons et ses forces dans des querelles brouillonnes. Vous avez beaucoup voyagé, docteur ?
-Je suis allée une fois à Londres, une fois à Bruxelles et
une fois à Genève. Il y a longtemps. Depuis, je n’ai plus bougé. J’ai si bien
la conviction que nous habitons le plus beau des pays que je n’éprouve pas le
besoin d’aller le comparer avec d’autres.
-il y a quand même des choses qu’il faut avoir vues.
-Quels gens sont capables de les voir bien et d’en tirer
profit ? Enfin, j’ai horreur de faire des valises, j’égare mes pièces
d’identité, je m’engueule avec les douaniers, je m’embrouille dans les
monnaies, je suis incapable de comprendre une langue étrangère et je ne mange
volontiers que notre cuisine.
-Indéracinablement français !
-Je crois que les hommes sont partout les mêmes.
-Il y a quand même des distinctions à faire.
-Je suis d’avis que ces faibles distinctions ne valent pas
le dérangement. Et pourquoi chercher si loin ? Réfléchissez que, vous et
moi, nous ne connaissons même pas la France bien à fond. Est-ce vrai ?
-C’est vrai, disait Samothrace.
Là-dessus ils tombaient d’accord qu’on verrait Piéchut au
gouvernement avant longtemps. Et pourquoi pas ? Il en valait bien
d’autres, et d’où il était parti ça ne serait pas si mal. Il avait un long
passé d’intrigues dans les comités, il avait su choisir ses protecteurs, leur
faire sa cour et avaler assez de couleuvres pour se faufiler peu à peu, en
ménageant les susceptibilités qui auraient pu lui barrer la route. Assez de
soumissions et de services rendus avaient préparé la puissance à laquelle il
atteignait enfin.
*
Avec un sénateur-maire à sa tête et une baronne de bonne
souche dont le château historique domine le pays ; une hostellerie qui est
un relais gastronomique figurant sur les guides ; un produit
pharmaceutique, le Zéphanal, de
réputation universelle ; avec Anaïs Frigoul qui se fait applaudir sur les
scènes parisiennes et Toine Bezon qui connaît l’Amérique comme le fond de sa
poche ; un poète, Samothrace, dont on reproduit les écrits dans les revues
et les almanachs ; un choix de beautés transcendantes qui se nomment Flora
Baboin, Marie Coquelicot, Lulu Bourriquet, Odette Auvergne, Claudine Soupiat,
et même Adèle Torbayon, toujours troublante ; avec une femme comme Mélanie
Boigne qui bar les records de maternité (elle attend son seizième
enfant) ; un incomparable sonneur de cloche, champion des carillons
émouvants ; un chômeur-Lovelace adoré des veuves, et ces veuves
elles-mêmes, fructifiées, qui reprennent de l’ardeur et de l’éclat ; avec
le regretté Ponosse qui est mort en odeur de sainteté et a laissé une grande
réputation dans la contrée ; son successeur, le curé Patard, qui fume la
pipe dans la rue et peut boire sans vaciller autant qu’un vigneron de
naissance ; avec son cinéma, son dancing, ses postes de radio, ses
automobiles, et son vin classé dans les grands crus du Beaujolais, on conçoit
que Clochemerle ait conscience d’occuper en France une place qui n’est pas
mince. Et la conviction d’avoir largement droit au chapitre dans le
concert de bruits mugis et tonitrués par
les amplificateurs du monde moderne, lequel beugle à plein ciel la gloire des
reines de beauté, les chansons sirupeuses des endormeurs de midinettes, les
longs jappements cuivrés des trompettistes nègres, la danse du ventre des
lupanars de l’Orient, les mols pizzicati des guitares hawaïennes, les épilepsies
redoublées du jazz, les indemnités de divorces des milliardaires photogéniques,
les exploits de la carambouille et des gangs, les scandales qui roulent sur des
centaines de millions, les comptes rendus de la boxe et du football,
l’avalanche des records de tout genre, les vantardises de la Science, les
rodomontades des nationalismes, et, dominant tout cela, les rauques
vociférations des dictateurs, celles de leurs féroces cortèges de longs
couteaux, les sourdes fusillades de leurs polices, dans les sous-sols
desquelles s’expie par la mort le crime de n’être pas d’accord, et au loin
enfin, toujours les rumeurs de la guerre, dont les chapelets de bombes
descendent sur l’Ethiopie.
A travers ce fatras sonore qui représente l’amour et la
haine, le sang et l’argent, le plaisir et la douleur, la richesse et la misère,
il y a bien moyen d’être heureux, quoi, nom de Dieu ! Clochemerle c’est
toujours Clochemerle ! Sa terre reste belle, grande rade bleue et verte
dans l’échancrure des montagnes, éclatante de couleurs sous le plein fouet de
midi quand le soleil, braquant ses bouches à feu, lui tire des salves
d’honneur. Belle sous la caressante lumière du soir, quand un dernier cri
d’oiseau emplit l’étendue et dit au revoir aux choses. Alors tout s’arrête et
se tait. Il semble que le temps lui-même, fatigué comme un vieux chemineau
coureur de siècles, s’est assis au sommet des monts d’Azergues pour rêver, en
regardant la terre s’endormir et scintiller dans le velours de la nuit les
diamants bleus des étoiles.
Pourtant rien ne va. La crise s’éternise, paralysante. On la
croyait terminée, on annonçait une légère reprise. Brusquement une nouvelle
panique arrête les échanges. Et ce sont à nouveau la mévente, la gêne, les
dettes, les faillites.
-Y a bien une raison à ça, vous me direz pas !
-On est bien gouverné quand on est heureux. Je ne sors pas
de là.
-Et ces dévaluations qui ruinent le monde.
-Ils avaient pourtant bien promis d’en pas faire.
-Pensez-vous, c’est tous des menteurs !
-Et les impôts qui augmentent...
-Ils ne savent pas inventer autre chose.
Au garage Fadet le chiffre d’affaire a beaucoup diminué. On
passe moins d’essence, d’huile et de pneus. On ne vend plus de neuf, on
rafistole les vieilles bagnoles poussives. Les touristes se font rares chez
Torbayon. Dix, douze voitures le dimanche, au lieu d’une cinquantaine, et
personne en semaine. Le tailleur ne coupe plus de costumes. Le cordonnier
ressemelle de vieilles grolles. Aux Galeries
Beaujolaises, le rayon des nouveautés ne fait plus recette. Le boucher
débite moins de viande et le charcutier moins de porc. Par contre le boulanger
cuit davantage de pain, mais on se fournit chez lui à crédit. Le pâtissier ne
prépare plus de grandes vitrines de tartes. On mesure les tasses de café aux
grands-mères. Des chasseurs font l’économie d’un permis disant que le gibier
tué ne rembourse pas les munitions gaspillées. Même la maréchaussée se plaint.
Le brigadier Cudoine, porte-parole des forces de police, ne se gêne pas pour
critiquer publiquement son employeur, l’Etat. Est-ce qu’on n parle pas de
réduire le traitement des fonctionnaires ! Enfin, Mme Fouache a jeté ce
cri d’alarme, qui en dit long sur le marasme économique :
-Ils se remettent à rouler leurs cigarettes. Et c’est fini,
pour les cigares.
Les autos circulent peu. Pourtant, que n’attendait-on pas,
dix ans plus tôt, de l’engin merveilleux : quelles découvertes du monde,
quelles facilités sans limites, quel enrichissement d’images qui vous entrent
dans la mémoire. Mais aujourd’hui :
-Laisser son argent sur les routes, pourquoi faire ?
On ne rencontre que Français soucieux, aigris, irritables,
on n’entend que plaintes, réclamations et menaces. La grande lamentation des
temps noirs a commencé de retentir :
-Il faut que ça
change !
Voilà le grand mot lâché, qui revient périodiquement dans
les annales humaines, prélude aux guerres et aux révolutions. Quand ce mot-là
est prononcé, auquel adhèrent des foules qui ont besoin d’illusions et
d’espérance, quand il devient un mot de ralliement presque général, c’est
l’indice que le monde couvre une grave maladie.
-Il faut que ça change !
-Ecoutez ces idiots, dit Samothrace. Qu’est-ce qu’ils
veulent changer à la condition humaine, alors qu’ils sont eux-mêmes incapable
de rien changer à ce qu’ils sont !
-Il faut que tout leur vienne de l’extérieur, répond
Mouraille. C’est pourquoi ils remettent leur destin aux mains des aventuriers
et des doctrinaires.
-Ils croient aux miracles ?
-Plus ils doutent, plus ils sont obligés d’y croire.
-C’est vrai que beaucoup d’êtres vivent dans la nuit. Que
peut-on faire pour eux ?
Mais il n’est plus temps de raisonner. Des paniques d’âme
ont saisi les êtres et les précipitent en troupeaux furieux vers ces grands
carrefours de l’Histoire où ils rencontrent la fatalité et la mort.
C’est pourquoi la politique revient à l’ordre du jour et
passe au premier plan. N’a-t-elle pas pour objet, justement, la technique du
bonheur humain ?
*
En France, il faut le mécontentement pour que les citoyens
consentent à se grouper, contre quelqu’un ou quelque chose, contre un homme ou
un principe. Jules Laroudelle le savait. En adhérant des premiers que P.O.F.,
parti d’opposition, il avait moins tenu compte de la doctrine (d’ailleurs assez
vague) que de la possibilité d’occuper une position de force tournée contre son
vieil ennemi, Barthélemy Piéchut, l’homme dont l’existence l’avait réduit à
jouer à Clochemerle le rôle de l’éternel second. Trente ans plus tôt, ils
avaient débuté ensemble au parti radical, alors dans toute sa puissance,
sensiblement avec la même ardeur et les mêmes dons. Mais en tout Piéchut un
petit quelque chose de plus, qu’il s’agit d’éloquence, de bonhomie naturelle,
et surtout de la faculté de se rendre populaire. Et ainsi, sans effort, sans
lui marquer la moindre animosité apparente, en se donnant même l’élégance de le
protéger (ce qui faisait endurer à l’autre un supplice raffiné), il avait
supplanté Laroudelle, lui prenant les quelques longueurs d’avance qui devaient
l’amener au poteau avant son ancien camarade. Ce dernier ne devait jamais
pardonner. La rancune s’amassait en lui depuis longtemps, avec une intensité
qui remplaçait toutes les convictions, étant de nature à lui faire adopter
n’importe laquelle, pourvu qu’elle lui permit de nuire à Piéchut. Radical de
formation, et peut-être encore de cœur, Laroudelle attaquait farouchement le
radicalisme, parce que pour lui le radicalisme, c’était Piéchut, l’être qu’il
haïssait le plus au monde.
A ses adhérents, on l’a dit, le P.O.F. proposait une
doctrine très élastique où l’on pouvait faire entrer ce qu’on voulait en
matière de réformes. Chacun avait sur ce point un programme fort strict de
justice personnelle, fondée sur les revanches à prendre et quelques profits à
retirer du grand balayage des impurs. Ceux qu’on chasse sont à remplacer par de
plus capables – et qui ne se sent capable ?
Mais il y avait mieux. Les partisans P.O.F. se
reconnaissaient au port d’un uniforme fantaisiste, qui leur donnait un petit
air crâne et dynamique. La nuance de la chemise proclamait alors l’opinion des
gens. La mode en était venue de l’étranger, où chemises noires et chemises
brunes attestaient les grands changements survenus dans la conduite des Etats
régis par une autorité qui n’admettait aucune opposition. (En finir une bonne
fois avec les oppositions, c’est peut-être bien tout le secret de
gouverner !) Comme on avait voulu faire coquet, la tenue P.O.F. comportait
une chemise vert bouteille, une cravate canari et un béret rouge-brun. Le
pantalon était laissé au choix, à condition qu’il fût de ton neutre et eût la
coupe dite de golf. Cet ensemble était heureusement complété par un stick.
Celui-ci donnait au militant P.O.F. une allure cravacheuse, laquelle annonçait
son intention de mener rondement, « à la trique », une révolution
« dans l’ordre et pour l’ordre » qui bousculerait les institutions
dégradées pour leur substituer un régime fort et vertueux. Les représentants
qualifiés en seraient, bien entendu, les adhérents les plus méritants du P.O.F.,
petits dictateurs civiques dont nul n’oserait contester la puissance. Beaucoup
de meneurs anticipaient déjà sur les
profits et les joies du triomphe politique.
Un noyau P.O.F. s’était constitué à Clochemerle, à
l’instigation de Jules Laroudelle. Son recrutement parmi les membres de la
jeune génération laisserait supposer que le fringant uniforme avait eu au
départ plus d’effet sur les esprits que la dialectique du promoteur. Mais
bientôt la fierté de participer à l’élaboration d’une doctrine qui simplifiait
les problèmes, l’assurance qu’on retirait d’appartenir à un grand mouvement qui
allait arbitrer les destins du pays, l’amusement de porter à la boutonnière un
petit insigne de métal, et la distraction qui résultait de ces nouveautés
avaient attiré au parti pas mal d’adhérents. Si bien que Laroudelle se trouvait
disposer d’une force hardie et turbulente dont il entretenait l’enthousiasme
par des allocutions, des manifestations publiques et des festivités. Il en
était largement de sa poche. Mais l’espoir d’entamer la popularité du sénateur
le faisait passer sur la dépense. Ainsi que le plaisir si vif qu’il éprouvait à
être, pour la première fois de sa vie, vraiment le chef. Il se disait :
« J’ai tout un parti derrière moi », un parti neuf, puissant et
audacieux. Pour lui, sauver la France, c’était d’abord abattre Piéchut, le
priver de son mandat de sénateur et lui arracher la mairie de Clochemerle.
Alors débuterait l’ère de régénérescence, de la justice et de la prospérité.
-Nous ne sommes pas des ambitieux, déclarait Laroudelle. Ce
n’est pas l’assiette au beurre que nous disputons à ces gens-là. Mais on ne
peut changer les institutions sans changer les hommes. « Allez-vous-en »,
c’est tout ce que nous avons à leur dire.
-A bas les pourris !
-Nous occuperons les places par devoir et par esprit de
discipline. Nous y ferons briller les vertus de probité, d’honneur et de labeur
qui nous animent. Vive l’ordre nouveau, mes amis !
-Le nôtre ! clamaient les militants.
Ces remous prouvaient que la politique, dont les
Clochemerlins se désintéressaient quand tout allait bien, revenait au premier
plan quand les choses allaient mal. On ne tenait pas compte de la sagesse de
Mouraille, qui disait :
-Gardons les gras au pouvoir, ils sont moins coûteux à
entretenir que les maigres.
A quoi Samothrace répondait :
-La politique est cannibale. Dans l’histoire, les maigres
finissent toujours par dévorer les gras. Pour devenir ceux qui seront à dévorer
dans un siècle ou deux.
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