samedi 28 décembre 2013

Deuxième partie 1-New York et Clochemerle

Le 23 octobre 1929 se produisit à New York l’effondrement du marché de la Bourse, qu’on devait nommer le krack de Wall Street. Juché orgueilleusement au sommet du crédit et d’une prospérité qui reposait sur la convention de faire circuler l’argent à toute allure, les U.S.A. s’aperçurent avec épouvante que si l’on arrêtait brutalement ce circuit forcé, les citoyens ne possédaient plus que du papier dévalué et restaient en présence de leurs dettes.
Toine Bezon, qui écrivait quelques années plus tôt des lettres enthousiastes sur l’Amérique, écrivait maintenant :
Les Américains sont en train de se casser la figure, faut voir ça ! Ils battent les records de ruine et de crevaison. Tous riches il y a un mois, et maintenant tous clochards, à ramasser les clopes dans la rue et à becqueter aux soupes populaires. Vous parlez d’une liquidation ! Les gens sautent par les fenêtres des gratte-ciel pour s’ouvrir le crâne sur le pavé. Faut se garer pour pas recevoir du suicidé sur la tête, moi je vous le dis, et bien regarder en l’air où on met les pieds. Elle est tout à vendre, l’Amérique, du haut en bas, en long et en large, avec ses collections, ses fourrures, ses diams et ses perlouzes, et personne pour acheter, vu qu’ils sont tous fauchés. On peut s’offrir une mignonne affamée pour le prix d’un gentil frichti, et pas de la daube de fille, tout ce qu’il y a de roulé, kif une poule d’Hollywood. Vaut mieux la saouler d’abord, parce que l’Américaine qu’est pas saoule, elle rend rien. Mais si tu la traites aux cocktails et au whisky, elle y met quand même du sien, en riant comme un dingo. Enfin quoi, c’est la panique. Ils ont plus le rond pour payer leurs frigidaires et leurs fords. Un bon job devient aussi rate à toucher que le gagnant du swepstake. D’un sens c’est marrant de voir tous ces fortiches sauter à pieds joints dans la mouise. Vous parlez de champions de la prospérité. Et quand même ça fait de la peine de les voir devenus cinoques, à tout bazarder au rabais. Vingt millions de chômeurs, ça vous dit rien ? D’accord que les gonzesses d’ici ont la fesse en or et qu’elles font surtout le racket de l’amour. Mais le mec d’Amérique, c’est pas le mauvais cheval. Hello, Harry ! tu lui fais, et tout de suite, c’est ton pote, il se cramponne pas aux dollars de sa poche, comme nous en France on se cramponne aux sous. L’argent il le fait rouler. Tu peux l’arrêter sur la route et monter dans sa bagnole, il te transporte à trois cents kilomètres pour te rendre service. Enfin, le vrai frangin. Il y a des frappes dans le nombre, qui s’excite facilement du browning. Mais les marlous d’ici, ils voient grand et s’attaquent directement aux banques. T’as pas à les craindre, t’as qu’à faire attention de pas rester dans les parages quand ils font cracher leurs mitraillettes sur les cops. (C’est comme ça qu’on appelle les flics.)
J’ai trouvé du boulot chez un boss de la cinquième rue, où habitent les milliardaires dans des palais, qui sont tous rois de quelque chose. Le mien avait planqué son fric avant la tornade, vu que le pognon faut bien qu’il aille quelque part quand il s’arrête de tourner. Il revient chez les gros, qui ont des coffres-forts pour l’abriter. Ça fait qu’on mange quand même du caviar, de la langouste et du tournedos. Je leur soigne la croustance et je les ai mis au champagne pour lutter contre l’épidémie de dépression, parce que les riches ont besoin d’avoir un bon moral et de pas se laisser abattre par la misère des autres. Et je me dis qu’il faut conserver des bien nourris pour l’avenir de la cuisine, vu que le miteux perd le goût, à force de manger n’importe quoi, et alors à quoi ça servirait d’être un chef français dans ce pays ? Je nourris deux ou trois familles en cachette, du produit de l’anse du panier. D’habitude, je le mettais dans ma poche, mais en ce moment t’as pas le cœur à penser à ton magot au milieu de cette mistoufle. Non, vous pouvez vous imaginer ce qu’elle est devenue l’Amérique. Voilà les Américains comme des pauvres cloches, qui trouvent plus d’embauche pour gagner leurs dollars, et rien devant eux pour le lendemain. L’Amérique, je peux pas mieux vous expliquer, on dirait la tour Eiffel qui vient de se coucher par terre, les pieds déracinés, la carcasse toute tordue et démilie. Essayez voir de la remettre debout !
J’ai écrit à Brodequin de m’envoyer trois pièces de son meilleur. J’ai donné au patron l’idée d’en boire, vu que je peux pas me passer de mon Clochemerle, et surtout dans la tristesse à surmonter. Mais vous en faites pas pour moi. Au milieu de cette déroute, je reste le petit roi. C’est le bon du métier de cuisinier qu’on est toujours servi le premier en nourriture et en boisson. Comme les singes sont pas connaisseurs, je peux m’offrir les meilleurs morceaux et choisir les bonnes bouteilles. Je viens de reprendre trois kilos. Il faut dire que, tout le temps devant le fourneau, je mangeais plus guère. Ça m’a redonné de l’appétit de les voir tous transformés en mendigots. Et on m’a fait comprendre que les riches ont besoin qu’il y ait des pauvres, pour bien sentir qu’ils sont riches. Je m’étais jamais si bien rendu compte. Ni que ça pose d’être gras quand les autres sont maigres. Il y a déjà cinq filles qui m’ont offert le mariage, et des chouettes, et pas besoin de leur courir après. Mais d’épouser l’étrangère, ça me fait reculer. Et principalement l’Anglo-Saxonne qui prend l’homme pour un esclave, à faire la vaisselle, porter les paquets, encaisser la mauvaise humeur et la considérer comme une statue en chocolat.
Ah, vous pouvez croire que j’en aurai plus tard à vous raconter sur l’Amérique, et que j’aurai ben tout vu dans ce sacré pays ! Si c’était pas d’y ramasser l’argent qui me retient... dites à l’Adèle que j’ai essayé sa recette de poulet à la crème, qui et différente de la mienne. La sienne donne plus de fondant et de moelleux dans la bouche, c’est bien vrai. Ça vient du lié de la sauce. Et je vous dis pour finir, vous avez la bonne planque d’être Français et vignerons de Clochemerle. C’est pas le moment de venir traîner ses grolles du côté de Brodway.

                                                                       Toine Bezon.

*

En 1918 on sortait d’une grande purge, d’une horrible saignée et d’une longue pénitence, et tout repartait. Les dévastations de la guerre, en détruisant les superstructures du monde, avaient ouvert d’immenses chantiers, où les matériaux les plus divers trouvaient leur emploi par milliers de tonnes. Les capitaux s’investissaient massivement. Dommages et indemnités de guerre faisaient jaillir des pactoles d’où, en se penchant, les entreprenants, les audacieux et les forts en affaires retiraient les pépites des nouvelles fortunes. La vieille Europe, en pansant ses plaies, en alignant au cordeau ses cimetières de héros, en rebâtissant ses villes détruites, avait entamé une ère de prospérité, étourdissante après les années de massacres, et rien ne donnait à penser que cette prospérité dût avoir un terme.
On jetait les bases du monde futur, avec la conviction qu’on ne reverrait jamais la guerre, aventure dont on venait de mesurer la stupidité, puisqu’elle ne se soldait par rien d’absolument décisif. Le mot qui tenait lieu de consigne générale c’était vivre, vivre intensément, joyeusement, dans une frénésie de résurrection et d’oubli. Ce mot avait pour corollaire jouir. Plus de deuils, d’exploits militaires et de prêches patriotiques, dont on avait par-dessus la tête. Chacun reprenait sa place dans la paix. Les victimes étaient indemnisées par des pensions, mal indemnisées sans doute, mais on ne peut faire aux victimes le sort des veinards, vérité de tous les temps, que tout le monde est à même de comprendre. Les malchanceux trouvaient une compensation dans les monuments aux morts qu’on élevait partout, et nul ne contestait aux parents des disparus la faveur honorifique de figurer au premier rang dans les cérémonies commémoratives. Les Anciens Combattants s’étaient formés en associations qui se promettaient de rappeler ce que Clémenceau avait dit des défenseurs de la patrie : « Ils ont des droits sur nous. » Fière de sa victoire, la France, qui avait commandé en chef la coalition, élevait partout la voix dans les conseils internationaux. Pour la République, elle venait de signer un des exploits les plus glorieux, les plus légendaires de notre histoire. L’honneur en rejaillissait sur chaque électeur français, jusqu’au fond des campagnes.
C’est dans la première période d’après-guerre, comprise entre 1919 et 1929, que s’inscrivent les événements que la presse de 1923 avait nommés « les scandales de Clochemerle ». Le recul permet d’y voir les séquelles de l’époque 1900 qui, avec l’affaire Dreyfus, le « combisme » et quelques scandales retentissants avaient alors orienté les esprits vers des doctrines de rassemblement, soit à droite, soit à gauche. Les doctrines offrent aux citoyens la facilité de penser par consignes de clan, ce qui leur épargne d’avoir à penser beaucoup, à se former un jugement personnel à travers des faits embrouillés par les servants de vérités contraires, lesquels sont rarement désintéressés. En 1923 Clochemerle se trouvait pris entre les mœurs anciennes, dont l’emprise était encore forte, et le départ des mœurs nouvelles imposées par le machinisme grandissant. On peut dire que ces fameux scandales rassortissaient au passé, un passé dont l’armature était en train de craquer, mais les gens  ne s’en rendaient pas compte encore. (il est vrai que toute la société de 1923, emportée dans un courant d’agitations et de plaisirs, tâtonnait pareillement.) C’est pourquoi, laissant de côté des événements purement épisodiques, il importe de juger dans son ensemble une période qui a marqué le passage d’un monde à un autre, car il est maintenant prouvé que la guerre de 1914 a donné le signal de transformations profondes, sur tous les plans et dans tous les domaines.
C’est donc de la chronique d’un petit milieu rural en pleine évolution qu’il s’agit dans ces pages. Elles ne relèvent que de la petite histoire, mais la grande s’y alimente. Il faut puiser aux sources les plus diverses pour s’élever à la synthèse de l’histoire écrite et enseignée, qu’on revêt des apparences d’une morale éducative, le respect des ancêtres et des parents interdisant qu’il en soit autrement. Quelques mensonges sont parfois nécessaires pour dresser une belle imagerie de héros de Plutarque, dont les gestes et les paroles flattent les orgueils nationaux et confèrent aux patries une valeur incomparable. On pense que l’historique de Clochemerle, entre les années 1919 et 1936, présente bien un réel intérêt documentaire. On avait eu l’intention première de le pousser jusqu’en 1939, considérant que la période de l’entre-deux guerres forme un bloc d’un seul tenant. Mais fin 1936, il devait se passer, dans notre coin de Beaujolais un fait nouveau, d’une telle porté pour l’avenir qu’il mérite une étude à part. Au sortir de cette étude, on verra Clochemerle occuper une place de premier plan dans les événements qui furent à l’échelle mondiale. Le scrupule interdit à l’historien de traiter légèrement une matière aussi foisonnante. Force lui est de prendre ses distances.
Des années 1919 à 1929, on ne pouvait dire qu’elle avait été la plus belle, la plus encourageante, la plus féconde, dans la tranquillité retrouvée et les libertés reconquises. Un prodigieux essor paraissait s’annoncer, dont l’Amérique prenait la tête. Elle prônait les hauts salaires et la consommation à outrance. Dépenser beaucoup, c’était le nouveau secret de la richesse. Si les gains ne suffisaient pas, on ne devait pas hésiter à s’endetter. Le crédit était là pour procurer immédiatement aux gens ce qu’ils n’auraient pu obtenir sans de longues années d’efforts et d’économies. Produire et détruire, tels étaient les mots-clefs de ce système audacieux. Il avait duré dix ans.
Alors arriva le krack de 1929, surtout connu à Clochemerle par les lettres de Toine Bezon, qui en était sur place le témoin. Les Clochemerlins furent naturellement portés à dire :
-C’est pas volé pour ces gars-là, qui se croient toujours plus malins que les autres !
Certes on admirait les Américains. Ils nous avaient étonnés par leur façon large de faire la guerre, le luxe de leurs équipements, la profusion de leur matériel. Mais on leur gardait une dent, peut-être pour les avoir trop aimés. Leur Wilson, ce messie puritain et pédagogue avait refusé la rive gauche du Rhin, réclamée par nos militaires. En compensation, ils nous avaient offert des garanties qui n’avaient pas été ratifiées0 et Washington réclamait aigrement le remboursement des dettes de guerre, alors que l’Allemagne ne versait pas les sommes sur lesquelles nous comptions pour rembourser les Américains. Des chamailles procédurières venaient se greffer sur une question que la France, avec ses quinze cent mille morts, jugeait assez sordide.
On en avait maintes fois discuté chez Torbayon, où les conversations prenaient un tour politique, économique et social. La contradiction y fleurissait comme dans toute discussion française, contradiction qu’on poussait aux dernières limites, et en gueulant, cré bon Dieu !
-Tu oublies qu’ils sont venus à notre secours, les Américains, et c’est pas rien. Ils seraient resté tranquillement chez eux, qu’est-ce qu’ils risquaient ? Et peut-être qu’on perdait la guerre.
-T’oublies le torpillage du Lusitania. C’est de là qu’ils sont partis pour mobiliser contre l’Allemagne.
-C’était un paquebot anglais, le Lusitania. Qu’est-ce que ça pouvait leur faire ?
-Il y avait cent vingt-quatre Américains à bord.
-On ne déclare pas la guerre pour cent vingt-quatre bonshommes. On se les fait rembourser. Ça vaut mieux que d’en faire tuer cent cinquante mille pour les venger.
-Ils avaient peur que ce soient les Allemands qui gagnent.
-Et alors ?
Ça menaçait l’équilibre européen et le commerce mondial. C’est tous les Anglo-Saxons qui étaient visés, faut pas se tromper !
-Sans compter que les Anglais voulaient démolir la marine allemande !
Ces discussions s’éternisaient sans apporter de grandes clartés. Chacun restait sur ses positions, quitte à en changer le lendemain. Tant il est difficile aux contemporains de discerner les véritables mobiles de l’histoire. Il faut laisser cette tâche aux historiens de l’avenir, qui procéderont par simplifications. C’était l’avis de Samothrace.
-On trouve dans l’histoire tout ce qu’on veut, disait-il.
-Et principalement ce qu’on y met ! ajoutait Mouraille.

De même que les vagues de chaleur et de froid nous arrivent par-dessus l’océan, de même la vague déflationniste, partie d’Amérique, allait frapper l’Europe. Elle prit son temps, près de deux ans. Puis les affaires ralentirent, les faillites se multiplièrent et les usines débauchèrent. Clochemerle s’aperçut avec angoisse que son vin, son fameux vin, se vendait mal, à des prix qui n’étaient plus rémunérateurs.
Alors, au mythe de la prospérité qui avait duré dix ans, succéda un mythe nouveau, la crise, qui allait durer dix ans (mais personne ne le savait).  C’était une chose inexplicable qu’il y eût d’un côté excédent de nourritures, de boissons, de vêtements, d’automobiles, et de l’autre des foules humaines qui, manquant précisément de nourriture, de boissons, de costumes, d’automobiles, de postes radio, de frigidaires, de baignoires, n’avaient pas les moyens de se les offrir. On brûlait du blé, on jetait du café à la mer, on détruisait les plantations de caoutchouc, on arrachait la vigne en certains endroits. Le coton, la soie, le fer, l’étain, la bauxite, le plomb, tout baissait.
-Allez voir y comprendre quelque chose !
-Vous me direz pas que c’est pas fait exprès, tout ça ?
-On veut affamer les petits
-Et faire baisser les salaires.
-C’est la misère qui vient !

*

Ignorant le reste du monde, les Clochemerlins ne désiraient qu’une chose, vendre leur vin, et le vendre un bon prix. Etait-ce une exigence démesurée ? Il fallait aller voir de près ce qu’en disaient les gros messieurs, ceux qui gouvernent. N’étant pas au pouvoir, les partis d’opposition promettaient ce qu’on voulait. Autant dire qu’ils débitaient la lune par tranches, sans y rien risquer. La théorie socialiste, fondée sur le partage des biens, séduisait beaucoup les Clochemerlins. Non qu’ils fussent disposés à partager ce qu’ils possédaient. Ils espéraient au contraire recevoir davantage, lors du grand partage justicier qui retirerait à ceux qui possédaient plus qu’eux. Ainsi quelques propriétaires citadins, qu’on ne voyait qu’aux vacances, tiraient un revenu du vignoble, sans prendre la peine de se pencher jusqu’au sol. Il paraissait normal de déposséder ces gens-là. « La terre à celui qui la travaille. » C’était une mesure saine, qui redonnerait courage aux campagnes.

Le sénateur Piéchut se souvint opportunément que son parti s’intitulait aussi socialiste. Il pouvait donc promettre comme les autres, et laisser entendre que certains prélèvements, en vue de certaines redistributions, ne seraient pas pour lui déplaire. Mais cela ne présentait aucun caractère d’urgence. Evolutionniste, il assurait que les choses se font d’elles-mêmes au bon moment, que le fruit se détache naturellement quand il est mûr. Les radicaux avaient assez prouvé leur capacité de vigilance et qu’ils savaient assurer le triomphe d’une noble justice humanitaire. Deux des leurs, fermes et désintéressés, avaient fortement marqué de leur action le début du siècle : Waldeck-Rousseau et Combes. Le premier, en soutenant le jeune mouvement syndicaliste, organe de défense des travailleurs. Le second, en faisant aboutir la loi de Séparation, qui libérait l’Etat de la tutelle de l’Eglise, dont les suppôts forcenés utilisaient l’influence à des fins qui n’avaient rien de spirituel. Enfin n’était-ce pas Caillaux, un grand bourgeois qui avait fait voter l’impôt sur le revenu, première étape décisive du collectivisme ?
Vous voyez bien, mes amis, qu’il ne faut pas confondre l’agitation avec l’action. Les grandes mesures ne se décident pas à la légère, elles ne se prennent pas dans le désordre et la confusion. Je peux bien vous le dire à vous, qui êtes tous propriétaires : il ne faut pas toucher à la propriété qu’avec une grande prudence, car dans cette voie, on irait vite aux abus. Sans doute une partie de notre programme n’attend que l’occasion d’être mise en œuvre. Reposez-vous sur les hommes que vous avez choisis, qui veillent pour vous, qui guettent l’instant de vous obtenir les satisfactions qui vous sont bien dues, à vous vignerons, dont la tâche est associée au renom de la France à travers le monde. Car  s’il est une primauté qu’on ne songe pas à nous disputer, c’est bien celle que nous devons à la gloire et à la qualité de nos vins.
Vive le Beaujolais, mes amis !
-Bravo, Piéchut !
-Et les lois de protection ?
-J’y pense, mes amis. L’idée fait son chemin.
Ainsi le sénateur s’assurait-il un nouveau mandat de confiance que ses compatriotes ne demandaient qu’à lui accorder. Piéchut était un personnage connu à Paris, qui avait ses entrées dans les ministères, et la camaraderie de la Chambre lui permettait de glisser utilement une recommandation. On pouvait avoir besoin de lui.

Mais la jalousie veillait en la personne de Jules Laroudelle. Celui-ci était le second à Clochemerle, rang où il étouffait de rage, accusant Piéchut de lui avoir barré tout avenir politique. C’est dans une période troublée que s’offrent les plus grandes chances d’avoir la peau d’un adversaire. Laroudelle se jeta furieusement dans l’opposition.
Un parti venait justement de se fonder, le P.O.F. (Parti de l’Ordre Français). Un colonel d’état-major avait pris la tête de ce mouvement, qui allait bénéficier grâce à lui de la discipline et de l’organisation militaires, si nécessaires pour « remettre de l’ordre dans la maison ». Puisque le pouvoir civil, lâche et corrompu, sombrait dans la plus basse démagogie.
Parti au-dessus des partis, le P.O.F. faisait de la politique sans en faire, flattait le peuple et les classes moyennes, défendait le capital et le prolétariat sans les opposer, soutenait l’Eglise sans inquiéter la libre pensée, se rangeait aux côtés de l’Armée sans lui être inféodé, soutenant le régime (dont il acceptait discrètement des subsides) tout en rassemblant des forces capables de faire le coup d’Etat, si le coup d’Etat devenait la seule planche de salut. Ce programme très souple donnait satisfaction à un nombre important d’adeptes, qui se recrutaient parmi les « éléments sains du pays ». Ces derniers ne craignaient pas, mélangeant tous les systèmes, de s’attaquer au grand problème de la justice économique et sociale, qui constituait le grand débat de l’heure. Chacun y apportait des solutions péremptoires. Et d’abord, chasser la racaille qui encombrait les alentours du pouvoir pour lui substituer d’honnêtes gens – dont ils étaient eux, bien entendu.
L’inconvénient des anciens partis politiques, c’est que leur doctrine vieillit. Chose non moins grave : leurs cadres étant au complet, tous les postes y sont occupés et sauvagement défendus. Outre son apport d’idées neuves, un jeune parti a besoin de recruter une armature. Il peut donc offrir immédiatement, soit des places, soit des chances d’avancement qu’on chercherait vainement ailleurs. Dès qu’il fut prouvé que le P.O.F. disposait de solides moyens financiers, Laroudelle fut des premiers à s’inscrire.
Il lui devint possible de grouper les ennemis de Piéchut, ennemis de son succès, de sa bonhomie finaude, de sa fortune, de son alliance par le mariage de sa fille avec d’arrogants hobereaux qui vivaient dans un château ancien, lequel avait l’insolence de prélever sur le vignoble le tracé d’une belle allée cavalière et de montrer, devant ses grilles ouvragées, un large rond-point qui servait autrefois à la manœuvre des carrosses.
Bientôt Clochemerle eut son comité P.O.F., présidé par Laroudelle. Fanions et emblèmes furent distribués. Le fameux «Citoyen, on vous trompe » commença de retentir. On parla ouvertement des « vieux combinards » qui trahissaient les grands principes républicains. Des mots d’ordre circulèrent, des slogans de combat couvrirent les murs.
Piéchut faisant semblant de ne rien voir, de ne rien entendre, et, comme toujours, attendant son heure.

*

Les cours du vin commencèrent à baisser en 1932, comme si la France se retenait de boire – et c’était vrai que les cafés et restaurants faisaient moins d’affaires. Les années suivantes virent la dégringolade s’accentuer. On travaillait toujours autant et l’on gagnait à peine de quoi se suffire. Pourtant il ne pouvait être question de rien changer aux nouvelles habitudes de vie, ni de toucher à des besoins qui n’intervenaient pas autrefois dans les budgets. Revenir en arrière, ce n’était pas possible, alors que le progrès, magnifiquement outillé, jetait sur le marché une masse accrue de produits de consommation.
On ne riait plus maintenant du krack américain de 1929. Le signal de la crise était parti de là-bas, du pays des énormes fortunes et des milliardaires de légende. On commençait à comprendre que désormais le monde entier communiquait, que les continents étaient solidaires dans la grande aventure humaine, qu’ils ne pouvaient plus courir séparément, à des stades différents de la civilisation. C’était quand même invraisemblable, alors qu’on avait tout pour être heureux, cette brusque contrainte qui accablait les hommes, leur imposant de vivre au ralenti , chichement, sans perspectives de joie pour leur égayer le cœur. La marche ascendante de l’humanité était ralentie pour des raisons obscures qui entravaient la répartition des richesses amassées.
Joannès Migon, le réformateur extrémiste, avait la partie belle pour annoncer la fin du capitalisme, incapable de maintenir son emprise sans plonger les travailleurs dans un état de semi-esclavage, sans les acculer périodiquement à la misère pour compenser les pertes de ses industries, la chute de ses valeurs de Bourse et le ralentissement des échanges. Il n’y avait selon lui de salut et d’avenir que dans un collectivisme d’Etat.
-Tout le monde aura assez, disait-il. Personne n’aura trop.
-Assez, c’est assez, bien sûr ! disaient les Clochemerlins. Mais un peu plus, ça ne fait pas de mal.
Puis, réfléchissant :
-Avec ton système, observaient-ils, on n’aura plus rien du tout, à nous ?
-Pas besoin, puisque vous ne manquerez de rien. L’Etat vous fournira l’instruction, le travail, le costume, la nourriture, le logement, l’hôpital et la retraite.
-Bien sûr... Mais rien du tout, à nous, ça change ! Et qui c’est qui distribuera tout ça ?
-Des organismes d’Etat.
-Et qui c’est qui contrôlera ?
-D’autres organismes d’Etat.
-Ça en fait beaucoup, de tes organismes... Tu ne veux pas dire des fonctionnaires, par hasard ?
-Vous serez vous-mêmes des fonctionnaires.
-Des fonctionnaires de la vigne ? Tu veux rigoler ?
-Comprenez donc, disait le fils Migon, qu’il s’agit d’une économie scientifique, la seule capable de faire régner une grande justice universelle en procurant à chacun sa part vitale.
Les Clochemerlins hochaient la tête. « Scientifique », ça les effrayait. Ils n’avaient jamais vécu scientifiquement sur leur montagne.
-Ta justice universelle, demandaient-ils encore, elle sera la même pour tout le monde ?
-Bien entendu, affirmait Migon. Les Noirs et les Jaunes ont les mêmes droits à la vie que les Blancs.
Là, les Clochemerlins cessaient de suivre.
-Les noirs et les Blancs, disaient-ils, on s’en fout ! On te parle des vignerons du Beaujolais.
-Alors, criait Migon, vous ne voulez rien faire pour les autres ?
Les Clochemerlins le regardaient, étonnés. On a décidément de la peine à se comprendre, même entre Français.
-On te fera observer, disaient-ils, que la discussion n’est pas partie de l’idée de faire quelque chose pour les autres. Elle est partie de l’idée qu’on fasse quelque chose pour nous.
Il y eut néanmoins des Clochemerlins pour adhérer au système de Joannès Migon et se déclarer collectivistes convaincus (tout en étant persuadés qu’ils resteraient propriétaires de leurs vignes. Qui donc aurait pu les cultiver à leur place ?). Table rase du passé, c’était dit ! Quand les choses vont mal, on ne peut que les faire aller mieux en bouleversant l’ordre ancien. Cela faisait un troisième parti politique. Comme on dit, Clochemerle bougeait.

*

La France également.
Quelques scandales précurseurs avaient donné l’alarme, l’affaire Oustric et l’affaire Hanau, par exemple. Des Clochemerlins, visités à domicile par les démarcheurs, y risquèrent leurs économies, appâtés par les intérêts fabuleux qu’on leur offrait. Ils y laissèrent des plumes. Plus tard, en plein marasme économique, éclata le scandale Stavisky. Un notoire  repris de justice, d’origine étrangère, qui bénéficiait de hautes protections, avait réussi à se camoufler en financier. On le vit régner dans les milieux d’affaires, distribuant l’argent à une séquelle de louangeurs, d’histrions et de complices qui composaient sa société ordinaire. On le vit même en compagnie d’un préfet de police, enchanté de sa bonne mine et de son charme slave. Il se tira finalement une balle dans la tête, seule façon qu’il eût de faire face à sa dernière échéance. (Imitant en cela le Suédois Ivar  Kreuger, roi des allumettes, qui avait prêté de l’argent à Raymond Poincaré.) Une panique s’empara de Paris. C’était à qui n’aurait ni connu ni fréquenté Stavisky. Un avocat sauta dans la Seine en plein après-midi. Voulait-il se rafraîchir la conscience ?
Un magistrat voulut, lui, soulager la sienne. Il l’avait annoncé et, appelé par un coup de téléphone au dernier moment, prit un train pour Dijon. On devait retrouver son corps mutilé sur une voie ferrée. Suicide, disaient les uns. Assassinat, disaient les autres. Et même assassinat commandé, organisé par des hommes de main, probablement des policiers, agissant pour le compte d’une mafia politique. La passion s’en mêlait, faussant les éléments d’appréciations qui auraient permis au public de se faire une opinion. Il est vrai que beaucoup de Français, rejetant toute recherche d’un jugement fondé, désiraient surtout des raisons de se faire une conviction véhémente.
On se mit à crier « Au voleur ! ». Et ce fut la nuit confuse et sanglante du 6 février, qui vit une bizarre émeute sans objet. Des manifestants de toute appartenance, servants d’idéologies contraires, finirent par souder leurs masses et marcher sur la Chambre par le pont de la Concorde. Débordé, se voyant sur le point d’être piétiné ou jeté à l’eau, le service d’ordre tira. Il y eut des morts, des blessés, des pavés rouges. Le chef du gouvernement fut désigné comme fusilleur. Epouvanté, traqué, un ministre de l’Intérieur se hâta de disparaître. Pour apaiser les esprits, on fit appel au sourire de « Gastounet », ancien président de la République, le charmant homme de Tournefeuille. Et pour la première fois un vit jouer un rôle politique, surtout de présence, à un vieux maréchal qu’on était allé tirer de sa retraite. On ne pensait pas, à près de quatre-vingts ans, qu’il entamât une seconde carrière, qui n’aurait pas moins de retentissement que la première. Peut-être fut-il à retardement, une des victimes du 6 février, non la moindre. Mais le destin le tenait encore en réserve, beau vieillard silencieux, sarcastique, au port noble, pour une catastrophe d’une autre ampleur que celle qui avait illuminé de coups de feu la nuit fatale de la place de la Concorde.
Cependant les ministères se succédaient sans apporter de grands changements à la situation. L’économie ne repartait pas. On gagna tant bien que mal 1936. Les socialistes prirent le pouvoir. Leur gouvernement vota les congés payés. Cette mesure ne touchait pas les Clochemerlins. Elle avait pourtant, d’après Mouraille, une grande portée.
-C’est dit-il, la réparation tardive d’une monstrueuse injustice. Songez que jusqu’ici les travailleurs n’avaient pas droit aux vacances. Des millions d’êtres ont vécu en véritables bêtes de somme. Et voici qu’un nouveau tyran menace d’abrutir tout une classe sociale : la machine.
-Comment cela, docteur ?
-Le travail à la chaîne, qui est répétition à l’infini d’une tâche parcellaire, finit par dégrader le travailleur. Il le prive de la satisfaction qu’éprouvait l’artisan à voir l’objet fabriqué prendre forme sous ses doigts. Oui la machine fait de lui un esclave.
-ne dit-on pas au contraire qu’elle doit libérer l’homme de servitudes qu’il assumait corporellement ?
-C’est peut-être vrai pour l’homme qui est un profiteur de la machine, c’est faux pour celui qui en est le servant. Au stade actuel, le nombre des assujettis est probablement plus grand que celui des bénéficiaires. Si bien que les consciences sont broyées en masse par des engrenages d’acier.
-Si l’autre moitié des consciences se trouve libérée, ce n’est déjà pas si mal.
-L’est-elle ? Les machines nous imposent, et nous imposeront de plus en plus un rythme de vie dont on ne peut modérer l’accélération. Cette accélération, l’estimez-vous compatible avec l’usage en profondeur de la pensée ?
-Oh, dit amèrement Samothrace, l’usage en profondeur de la pensée !... On a donné l’instruction au gens, et ils n’achètent  aucun de mes livres.
-Mon cher, dit Mouraille, ou l’homme avec toutes ses machines restera ce qu’il est, c’est-à-dire un pauvre imbécile qui se demande ce qu’il fait, ici-bas, ou, franchissant d’un bond la stratosphère intellectuelle, il accédera à la pleine connaissance de la vérité et la totale domination des forces. La question se pose sous cette forme : L’Homme sera-t-il Dieu ? Vous sentez-vous capable de répondre ?
-Les  poètes, dit fièrement Samothrace, sont déjà des dieux.
-Je vous l’accorde. Mais ce n’est pas une réponse à ma question.
-Tafardel entrait à ce moment. Ils lui demandèrent son avis.
-L’Homme sera Dieu ! répondit l’instituteur sans hésiter. Et peut-être avant longtemps.
-Vous ne trouvez pas, insista Mouraille, qu’il existe encore une terrible distance entre l’humain et le divin ? J’emploie le mot divin pour bien me faire comprendre.
-La Science saura franchir cette distance, affirma Tafardel. La Science peut tout.
On n’attendait plus que l’abbé Patard pour entamer la belote. Il arriva et fut mis au courant de la discussion.
-Ecoutez, dit le curé de Clochemerle, je suis ici pour me détendre et oublier mon métier. Alors qu’on ne me parle pas miracle, théologie et tout le bazar. Si Dieu veut que l’homme cesse d’être un imbécile, assurément il le peut. Mais je ne suis pas au courant de ses intentions. Croyez-vous tellement à vos drogues, docteur ?
-Couci-couça... dit Mouraille.
-Mais vous ne cessez pas de les prescrire. Moi aussi, je prescris les miennes. A vous les cataplasmes et les lavements. A moi la prière et les sacrements. Pour le reste, dites-vous bien que le péché originel, c’est la con...ie humaine indélébile. Nous n’en sortirons pas...Alors, on la fait cette belote ?


*

Circonstance aggravante : la nature s’en mêla, ajoutant ses rigueurs aux difficultés des hommes, qui ne savaient décidément que gâcher leurs affaires. Deux saisons, coup sur coup, furent désastreuses. On vit s’éterniser le mauvais temps, le maudit temps noir, ruisselant de pluies mornes qui rejaillissaient en poussière d’eau. A travers cette grande pisserie funèbre qui reprenait jour après jour, et la nuit faisait roter les cheneaux engorgés, on ne croisait que catarrheux, fantômes et enterrements. Les gens grelottaient d’humidité sous des capuchons, en fuyant les averses obliques et transperçantes.
L’hiver est une saison qu’habituellement on attend de pied ferme à Clochemerle, et le marc du pays, aussi indispensable que la vodka russe et le schnaps nordique, donne aux Clochemerlins le complément de chaleur qui leur permet de tenir tête aux frimas. S’il fait bien sec sous un ciel clair, si le pied mord sut un sol craquant, on se rit des bises tranchantes qui vont mordre à vif sous les jupes, en plein dans le chaud des femmes, et font aux hommes des têtes de homards ébouillantés.
-Faut ben que les saisons se fassent !
-Rude hiver, bel été !
Mais ce furent des hivers pourris, sans même la pointe de gel désinfectant qui tue les insectes nuisibles, sans la bonne couche de neige qui recouvre la terre endormie et la féconde. D’abominables sournoiseries de saisons. Des hivers « infectieux » comme disait Mouraille, de sinistres hivers à crevaisons, qui coupaient la respiration aux vieux et les tordaient en quelques jours, qui frappaient les plus vigoureux de sciatiques, de lumbagos, de raclements et de quintes à s’arracher la poitrine – enfin des ignominies d’hivers calamiteux, sans jamais une éclaircie bleue ni un rayon de soleil en coup de clairon.
-Saloperie de saloperie ! disaient les hommes en buvant tristement à l’estaminet, où ils passaient des heures à discutailler.
-C’est la grippe à fièvre et à coliques qu’on attrape de ce temps-là ! geignaient les femmes, le nez tout coulant de goménol, le ventre ceinturé de flanelle, qui puaient le révulsif et venaient encore à la pharmacie se munir d’ouates et de sirops pour les enfants. Et le Zéphanal, qui fondait à force dans les rectums, opposait à la malaria ses émolliences antibiotiques (bien que le terme ne fût pas encore à la mode).
On ne s’était méfié de rien. La saison commença comme toujours par le dépouillement plaintif des arbres, qui avaient passé du vieil or à la rouille. Ils emplissaient les vallons de leurs gémissements, tandis qu’ils jonchaient le sol de feuilles mortes, qu’arrachaient les bourrasques à leurs branches dépiautées. C’est lorsque surgit une armada de nuages rasants, au ventre lourd, qui se traînaient dans le ciel comme des péniches chargées à ras bord. Cela buta dans les monts, y éclata en bruines molles qui, descendant des hauteurs, vinrent cerner Clochemerle de leurs masses suffocantes. Et le déluge suivit, de pluie fine, lancinante, qui ne laissait d’issue ni aux regards ni aux âmes. On dut se rendre à la messe de minuit sous des parapluies. La cloche de l’église lançait dans le noir des sons si étouffés, si cotonneux, qu’on pensait à la cloche d’un morutier perdu dans les brumes du Groenland.
Hivers malades et cafardeux, hivers de sombres présages et de parlotes malfaisantes où s’exhalait la bile des êtres mécontents et repliés sur eux-mêmes. L’intarissable dégoulinement finissait par envahir les greniers, imprégner les murs, s’insinuer en rigoles dans les caves. Il roulait les cailloux, ravinait les jardins, sapait les soutènements, minait les sous-sols, menaçant d’entraîner Clochemerle en glissade le long de sa pente. Et ça pourrissait les racines de la vigne, qui sortirait toute affadie de cette eau.
La phylloxéra des idées noires s’attaquait aux cervelles, donnant aux Clochemerlins des mines à faire pitié. Tout leur manquait de ce qu’ils aimaient : la grande transparence sonore de l’atmosphère, les panaches de fumées des autres villages qui sont comme des signaux qui se font entre elles les agglomérations, le miroitement lointain de la plaine de Saône, où jouent d’ordinaire les couleurs pâles du givre sur le fond ocre de l’humus et le brun des taillis dépouillés, la bonne chaleur de réaction qui envahit le corps, après une marche dans un air si vif qu’on croirait respirer du menthol. Et, après le froid piquant du dehors, l’haleine chaude et ronronnante d’un intérieur qui sent le café sur le feu, les nourritures qui mijotent, avec le va-et-vient feutré de la femme qui veille à tout dans la maison.
Ce Clochemerle délavé et blême, ce Clochemerle au court-bouillon ne sentait même plus la campagne à vin. Ça retirait aux gens l’envie d’aller faire un tour en auto. Entre Lyon et Châlon, ce n’étaient que flaques, inondations, sépia et jus de chique, qui recouvraient les routes et noyaient les horizons.
-Quelle époque ! soupirait Samothrace qui, bravant la pluie, venait presque chaque jour à l’hôtel Torbayon contempler la belle Flora, dont il admirait l’énigmatique nonchaloir et les formes hardies, si consolantes dans ce déluge.
-Il n’y a pas d’époque ! ripostait Mouraille.
-Comment, il n’y a pas d’époque ?
-Je veux dire que les êtres ont toujours vécu de la même façon. Pour leurs passions et leurs besoins. Avec une somme d’embêtements à peu près équivalente. Pensez à l’homme du Moyen Age que vous auriez été. On nous est accordé plus de possibilités que nous n’en aurions eues autrefois.
-Vous avez beau dire. Le progrès est une déception
-Qu’en attendiez-vous donc ?
-Un nouvel essor de l’intelligence. Une primauté de l’esprit, puisque de plus en plus nous dominons la matière.
-La matière ne nous lâchera pas comme ça.
-A quoi sert alors cette civilisation dont les hommes sont si fiers ?
-La civilisation machiniste est quantitative. Vous réclamez des intelligences ? On va vous en donner. Fabriquées en série, nourries de la même bouillie intellectuelle par les haut-parleurs, les écrans et les magazines.
-C’est abominable
-Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Les types de votre espèce, les rêveurs, sont toujours en dehors du coup. Ecrivez donc un poème.
-Par ce temps-là ?
-Ecrivez un poème sur l’hiver, le brouillard et la pluie. En l’écrivant, vous ne penserez plus qu’il fait mauvais temps.
-C’est une idée, dit Samothrace. Mais je vais d’abord boire un grog bien chaud.
-Servi de la main de l’ensorcelante Flora.
-Docteur !
-Allez, vieux fou ! Avez-vous de la chance de pouvoir vous amuser seul, avec des mots ! Et par l’imagination, de faire une déesse d’une garce de salle commune, dont les tétons sont plus courus que les pommes des Hespérides, sans qu’il soit besoin de tuer aucun dragon pour les cueillir. Je vous quitte, je vais voir un malade.
Samothrace but son grog  et rêva, cherchant l’inspiration.
Puis il rentra s’enfermer pour écrire.

Le glas des mondes morts
Perce à peine la brume
De lancinants coups sourds qui frappent sur l’enclume
Des pauvres cœurs fêlés et transis de remords

C’est la ronde falote des pensives âmes
Aux steppes du silence où règne un noir minuit
Cet univers glacé mijote d’autres drames
Et tend son embuscade aux dédales d’ennui
Où les rêves tournoient en anges éperdus
Traqués par les complots que l’ombre leur chuchote
Et les songes d’amour aux arbres sont pendus
Suppliciés dans ce jour sale qui clignote.
Mais loin, loin de nos cœurs coulent toujours la Seine
            Et les reflets de nos chagrins
            Au fond des brumes les lointains
Sont les palais muets de grandes douleurs reines.

Ayant écrit, Samothrace se sentit beaucoup mieux. Il se relut : cela était vraiment de saison, et il n’aurait pas donné son poème pour un plein mois de beau temps. Puis l’image de Flora, pour le récompenser d’avoir œuvré, vint lui réchauffer, lui ensoleiller l’hiver. Un poète se tire toujours d’affaire.
Comme, parfois, un gueux qui sait profiter cyniquement des lois. On l’allait voir.









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