Le 23 octobre 1929 se produisit à New York l’effondrement du
marché de la Bourse, qu’on devait nommer le krack de Wall Street. Juché
orgueilleusement au sommet du crédit et d’une prospérité qui reposait sur la
convention de faire circuler l’argent à toute allure, les U.S.A. s’aperçurent
avec épouvante que si l’on arrêtait brutalement ce circuit forcé, les citoyens
ne possédaient plus que du papier dévalué et restaient en présence de leurs
dettes.
Toine Bezon, qui écrivait quelques années plus tôt des
lettres enthousiastes sur l’Amérique, écrivait maintenant :
Les Américains sont en
train de se casser la figure, faut voir ça ! Ils battent les records de
ruine et de crevaison. Tous riches il y a un mois, et maintenant tous clochards,
à ramasser les clopes dans la rue et à becqueter aux soupes populaires. Vous
parlez d’une liquidation ! Les gens sautent par les fenêtres des
gratte-ciel pour s’ouvrir le crâne sur le pavé. Faut se garer pour pas recevoir
du suicidé sur la tête, moi je vous le dis, et bien regarder en l’air où on met
les pieds. Elle est tout à vendre, l’Amérique, du haut en bas, en long et en
large, avec ses collections, ses fourrures, ses diams et ses perlouzes, et
personne pour acheter, vu qu’ils sont tous fauchés. On peut s’offrir une
mignonne affamée pour le prix d’un gentil frichti, et pas de la daube de fille,
tout ce qu’il y a de roulé, kif une poule d’Hollywood. Vaut mieux la saouler
d’abord, parce que l’Américaine qu’est pas saoule, elle rend rien. Mais si tu la
traites aux cocktails et au whisky, elle y met quand même du sien, en riant
comme un dingo. Enfin quoi, c’est la panique. Ils ont plus le rond pour payer
leurs frigidaires et leurs fords. Un bon job devient aussi rate à toucher que
le gagnant du swepstake. D’un sens c’est marrant de voir tous ces fortiches
sauter à pieds joints dans la mouise. Vous parlez de champions de la
prospérité. Et quand même ça fait de la peine de les voir devenus cinoques, à
tout bazarder au rabais. Vingt millions de chômeurs, ça vous dit rien ?
D’accord que les gonzesses d’ici ont la fesse en or et qu’elles font surtout le
racket de l’amour. Mais le mec d’Amérique, c’est pas le mauvais cheval. Hello,
Harry ! tu lui fais, et tout de
suite, c’est ton pote, il se cramponne pas aux dollars de sa poche, comme nous
en France on se cramponne aux sous. L’argent il le fait rouler. Tu peux
l’arrêter sur la route et monter dans sa bagnole, il te transporte à trois
cents kilomètres pour te rendre service. Enfin, le vrai frangin. Il y a des frappes
dans le nombre, qui s’excite facilement du browning. Mais les marlous d’ici,
ils voient grand et s’attaquent directement aux banques. T’as pas à les
craindre, t’as qu’à faire attention de pas rester dans les parages quand ils
font cracher leurs mitraillettes sur les cops. (C’est comme ça qu’on appelle
les flics.)
J’ai trouvé du boulot
chez un boss de la cinquième rue, où habitent les milliardaires dans des
palais, qui sont tous rois de quelque chose. Le mien avait planqué son fric
avant la tornade, vu que le pognon faut bien qu’il aille quelque part quand il
s’arrête de tourner. Il revient chez les gros, qui ont des coffres-forts pour
l’abriter. Ça fait qu’on mange quand même du caviar, de la langouste et du
tournedos. Je leur soigne la croustance et je les ai mis au champagne pour
lutter contre l’épidémie de dépression, parce que les riches ont besoin d’avoir
un bon moral et de pas se laisser abattre par la misère des autres. Et je me
dis qu’il faut conserver des bien nourris pour l’avenir de la cuisine, vu que
le miteux perd le goût, à force de manger n’importe quoi, et alors à quoi ça
servirait d’être un chef français dans ce pays ? Je nourris deux ou trois
familles en cachette, du produit de l’anse du panier. D’habitude, je le mettais
dans ma poche, mais en ce moment t’as pas le cœur à penser à ton magot au
milieu de cette mistoufle. Non, vous pouvez vous imaginer ce qu’elle est
devenue l’Amérique. Voilà les Américains comme des pauvres cloches, qui
trouvent plus d’embauche pour gagner leurs dollars, et rien devant eux pour le
lendemain. L’Amérique, je peux pas mieux vous expliquer, on dirait la tour
Eiffel qui vient de se coucher par terre, les pieds déracinés, la carcasse
toute tordue et démilie. Essayez voir de la remettre debout !
J’ai écrit à Brodequin
de m’envoyer trois pièces de son meilleur. J’ai donné au patron l’idée d’en
boire, vu que je peux pas me passer de mon Clochemerle, et surtout dans la
tristesse à surmonter. Mais vous en faites pas pour moi. Au milieu de cette
déroute, je reste le petit roi. C’est le bon du métier de cuisinier qu’on est
toujours servi le premier en nourriture et en boisson. Comme les singes sont
pas connaisseurs, je peux m’offrir les meilleurs morceaux et choisir les bonnes
bouteilles. Je viens de reprendre trois kilos. Il faut dire que, tout le temps
devant le fourneau, je mangeais plus guère. Ça m’a redonné de l’appétit de les
voir tous transformés en mendigots. Et on m’a fait comprendre que les riches
ont besoin qu’il y ait des pauvres, pour bien sentir qu’ils sont riches. Je
m’étais jamais si bien rendu compte. Ni que ça pose d’être gras quand les
autres sont maigres. Il y a déjà cinq filles qui m’ont offert le mariage, et
des chouettes, et pas besoin de leur courir après. Mais d’épouser l’étrangère,
ça me fait reculer. Et principalement l’Anglo-Saxonne qui prend l’homme pour un
esclave, à faire la vaisselle, porter les paquets, encaisser la mauvaise humeur
et la considérer comme une statue en chocolat.
Ah, vous pouvez croire
que j’en aurai plus tard à vous raconter sur l’Amérique, et que j’aurai ben
tout vu dans ce sacré pays ! Si c’était pas d’y ramasser l’argent qui me
retient... dites à l’Adèle que j’ai essayé sa recette de poulet à la crème, qui
et différente de la mienne. La sienne donne plus de fondant et de moelleux dans
la bouche, c’est bien vrai. Ça vient du lié de la sauce. Et je vous dis pour
finir, vous avez la bonne planque d’être Français et vignerons de Clochemerle.
C’est pas le moment de venir traîner ses grolles du côté de Brodway.
Toine
Bezon.
*
En 1918 on sortait
d’une grande purge, d’une horrible saignée et d’une longue pénitence, et tout
repartait. Les dévastations de la guerre, en détruisant les superstructures du
monde, avaient ouvert d’immenses chantiers, où les matériaux les plus divers
trouvaient leur emploi par milliers de tonnes. Les capitaux s’investissaient
massivement. Dommages et indemnités de guerre faisaient jaillir des pactoles
d’où, en se penchant, les entreprenants, les audacieux et les forts en affaires
retiraient les pépites des nouvelles fortunes. La vieille Europe, en pansant
ses plaies, en alignant au cordeau ses cimetières de héros, en rebâtissant ses
villes détruites, avait entamé une ère de prospérité, étourdissante après les
années de massacres, et rien ne donnait à penser que cette prospérité dût avoir
un terme.
On jetait les bases du monde futur, avec la conviction qu’on
ne reverrait jamais la guerre, aventure dont on venait de mesurer la stupidité,
puisqu’elle ne se soldait par rien d’absolument décisif. Le mot qui tenait lieu
de consigne générale c’était vivre,
vivre intensément, joyeusement, dans une frénésie de résurrection et d’oubli.
Ce mot avait pour corollaire jouir.
Plus de deuils, d’exploits militaires et de prêches patriotiques, dont on avait
par-dessus la tête. Chacun reprenait sa place dans la paix. Les victimes
étaient indemnisées par des pensions, mal indemnisées sans doute, mais on ne
peut faire aux victimes le sort des veinards, vérité de tous les temps, que
tout le monde est à même de comprendre. Les malchanceux trouvaient une
compensation dans les monuments aux morts qu’on élevait partout, et nul ne
contestait aux parents des disparus la faveur honorifique de figurer au premier
rang dans les cérémonies commémoratives. Les Anciens Combattants s’étaient
formés en associations qui se promettaient de rappeler ce que Clémenceau avait
dit des défenseurs de la patrie : « Ils ont des droits sur
nous. » Fière de sa victoire, la France, qui avait commandé en chef la
coalition, élevait partout la voix dans les conseils internationaux. Pour la
République, elle venait de signer un des exploits les plus glorieux, les plus
légendaires de notre histoire. L’honneur en rejaillissait sur chaque électeur
français, jusqu’au fond des campagnes.
C’est dans la première période d’après-guerre, comprise
entre 1919 et 1929, que s’inscrivent les événements que la presse de 1923 avait
nommés « les scandales de Clochemerle ». Le recul permet d’y voir les
séquelles de l’époque 1900 qui, avec l’affaire Dreyfus, le
« combisme » et quelques scandales retentissants avaient alors
orienté les esprits vers des doctrines de rassemblement, soit à droite, soit à
gauche. Les doctrines offrent aux citoyens la facilité de penser par consignes
de clan, ce qui leur épargne d’avoir à penser beaucoup, à se former un jugement
personnel à travers des faits embrouillés par les servants de vérités
contraires, lesquels sont rarement désintéressés. En 1923 Clochemerle se
trouvait pris entre les mœurs anciennes, dont l’emprise était encore forte, et
le départ des mœurs nouvelles imposées par le machinisme grandissant. On peut
dire que ces fameux scandales rassortissaient au passé, un passé dont
l’armature était en train de craquer, mais les gens ne s’en rendaient pas compte encore. (il est
vrai que toute la société de 1923, emportée dans un courant d’agitations et de
plaisirs, tâtonnait pareillement.) C’est pourquoi, laissant de côté des
événements purement épisodiques, il importe de juger dans son ensemble une
période qui a marqué le passage d’un monde à un autre, car il est maintenant
prouvé que la guerre de 1914 a donné le signal de transformations profondes,
sur tous les plans et dans tous les domaines.
C’est donc de la chronique d’un petit milieu rural en pleine
évolution qu’il s’agit dans ces pages. Elles ne relèvent que de la petite
histoire, mais la grande s’y alimente. Il faut puiser aux sources les plus
diverses pour s’élever à la synthèse de l’histoire écrite et enseignée, qu’on
revêt des apparences d’une morale éducative, le respect des ancêtres et des
parents interdisant qu’il en soit autrement. Quelques mensonges sont parfois
nécessaires pour dresser une belle imagerie de héros de Plutarque, dont les
gestes et les paroles flattent les orgueils nationaux et confèrent aux patries
une valeur incomparable. On pense que l’historique de Clochemerle, entre les
années 1919 et 1936, présente bien un réel intérêt documentaire. On avait eu
l’intention première de le pousser jusqu’en 1939, considérant que la période de
l’entre-deux guerres forme un bloc d’un seul tenant. Mais fin 1936, il devait
se passer, dans notre coin de Beaujolais un fait nouveau, d’une telle porté
pour l’avenir qu’il mérite une étude à part. Au sortir de cette étude, on verra
Clochemerle occuper une place de premier plan dans les événements qui furent à
l’échelle mondiale. Le scrupule interdit à l’historien de traiter légèrement
une matière aussi foisonnante. Force lui est de prendre ses distances.
Des années 1919 à 1929, on ne pouvait dire qu’elle avait été
la plus belle, la plus encourageante, la plus féconde, dans la tranquillité
retrouvée et les libertés reconquises. Un prodigieux essor paraissait
s’annoncer, dont l’Amérique prenait la tête. Elle prônait les hauts salaires et
la consommation à outrance. Dépenser beaucoup, c’était le nouveau secret de la
richesse. Si les gains ne suffisaient pas, on ne devait pas hésiter à
s’endetter. Le crédit était là pour procurer immédiatement aux gens ce qu’ils
n’auraient pu obtenir sans de longues années d’efforts et d’économies. Produire
et détruire, tels étaient les mots-clefs de ce système audacieux. Il avait duré
dix ans.
Alors arriva le krack de 1929, surtout connu à Clochemerle
par les lettres de Toine Bezon, qui en était sur place le témoin. Les
Clochemerlins furent naturellement portés à dire :
-C’est pas volé pour ces gars-là, qui se croient toujours
plus malins que les autres !
Certes on admirait les Américains. Ils nous avaient étonnés
par leur façon large de faire la guerre, le luxe de leurs équipements, la
profusion de leur matériel. Mais on leur gardait une dent, peut-être pour les
avoir trop aimés. Leur Wilson, ce messie puritain et pédagogue avait refusé la
rive gauche du Rhin, réclamée par nos militaires. En compensation, ils nous
avaient offert des garanties qui n’avaient pas été ratifiées0 et Washington
réclamait aigrement le remboursement des dettes de guerre, alors que
l’Allemagne ne versait pas les sommes sur lesquelles nous comptions pour
rembourser les Américains. Des chamailles procédurières venaient se greffer sur
une question que la France, avec ses quinze cent mille morts, jugeait assez
sordide.
On en avait maintes fois discuté chez Torbayon, où les
conversations prenaient un tour politique, économique et social. La
contradiction y fleurissait comme dans toute discussion française,
contradiction qu’on poussait aux dernières limites, et en gueulant, cré bon
Dieu !
-Tu oublies qu’ils sont venus à notre secours, les
Américains, et c’est pas rien. Ils seraient resté tranquillement chez eux,
qu’est-ce qu’ils risquaient ? Et peut-être qu’on perdait la guerre.
-T’oublies le torpillage du Lusitania. C’est de là qu’ils sont partis pour mobiliser contre
l’Allemagne.
-C’était un paquebot anglais, le Lusitania. Qu’est-ce que ça pouvait leur faire ?
-Il y avait cent vingt-quatre Américains à bord.
-On ne déclare pas la guerre pour cent vingt-quatre
bonshommes. On se les fait rembourser. Ça vaut mieux que d’en faire tuer cent
cinquante mille pour les venger.
-Ils avaient peur que ce soient les Allemands qui gagnent.
-Et alors ?
Ça menaçait l’équilibre européen et le commerce mondial.
C’est tous les Anglo-Saxons qui étaient visés, faut pas se tromper !
-Sans compter que les Anglais voulaient démolir la marine
allemande !
Ces discussions s’éternisaient sans apporter de grandes
clartés. Chacun restait sur ses positions, quitte à en changer le lendemain.
Tant il est difficile aux contemporains de discerner les véritables mobiles de
l’histoire. Il faut laisser cette tâche aux historiens de l’avenir, qui
procéderont par simplifications. C’était l’avis de Samothrace.
-On trouve dans l’histoire tout ce qu’on veut, disait-il.
-Et principalement ce qu’on y met ! ajoutait Mouraille.
De même que les vagues de chaleur et de froid nous arrivent
par-dessus l’océan, de même la vague déflationniste, partie d’Amérique, allait
frapper l’Europe. Elle prit son temps, près de deux ans. Puis les affaires
ralentirent, les faillites se multiplièrent et les usines débauchèrent.
Clochemerle s’aperçut avec angoisse que son vin, son fameux vin, se vendait
mal, à des prix qui n’étaient plus rémunérateurs.
Alors, au mythe de la prospérité qui avait duré dix ans,
succéda un mythe nouveau, la crise, qui allait durer dix ans
(mais personne ne le savait). C’était
une chose inexplicable qu’il y eût d’un côté excédent de nourritures, de
boissons, de vêtements, d’automobiles, et de l’autre des foules humaines qui,
manquant précisément de nourriture, de boissons, de costumes, d’automobiles, de
postes radio, de frigidaires, de baignoires, n’avaient pas les moyens de se les
offrir. On brûlait du blé, on jetait du café à la mer, on détruisait les
plantations de caoutchouc, on arrachait la vigne en certains endroits. Le
coton, la soie, le fer, l’étain, la bauxite, le plomb, tout baissait.
-Allez voir y comprendre quelque chose !
-Vous me direz pas que c’est pas fait exprès, tout ça ?
-On veut affamer les petits
-Et faire baisser les salaires.
-C’est la misère qui vient !
*
Ignorant le reste du monde, les Clochemerlins ne désiraient
qu’une chose, vendre leur vin, et le vendre un bon prix. Etait-ce une exigence
démesurée ? Il fallait aller voir de près ce qu’en disaient les gros
messieurs, ceux qui gouvernent. N’étant pas au pouvoir, les partis d’opposition
promettaient ce qu’on voulait. Autant dire qu’ils débitaient la lune par
tranches, sans y rien risquer. La théorie socialiste, fondée sur le partage des
biens, séduisait beaucoup les Clochemerlins. Non qu’ils fussent disposés à
partager ce qu’ils possédaient. Ils espéraient au contraire recevoir davantage,
lors du grand partage justicier qui retirerait à ceux qui possédaient plus
qu’eux. Ainsi quelques propriétaires citadins, qu’on ne voyait qu’aux vacances,
tiraient un revenu du vignoble, sans prendre la peine de se pencher jusqu’au
sol. Il paraissait normal de déposséder ces gens-là. « La terre à celui
qui la travaille. » C’était une mesure saine, qui redonnerait courage aux
campagnes.
Le sénateur Piéchut se souvint opportunément que son parti
s’intitulait aussi socialiste. Il pouvait donc promettre comme les autres, et
laisser entendre que certains prélèvements, en vue de certaines
redistributions, ne seraient pas pour lui déplaire. Mais cela ne présentait
aucun caractère d’urgence. Evolutionniste, il assurait que les choses se font
d’elles-mêmes au bon moment, que le fruit se détache naturellement quand il est
mûr. Les radicaux avaient assez prouvé leur capacité de vigilance et qu’ils
savaient assurer le triomphe d’une noble justice humanitaire. Deux des leurs,
fermes et désintéressés, avaient fortement marqué de leur action le début du
siècle : Waldeck-Rousseau et Combes. Le premier, en soutenant le jeune
mouvement syndicaliste, organe de défense des travailleurs. Le second, en faisant
aboutir la loi de Séparation, qui libérait l’Etat de la tutelle de l’Eglise,
dont les suppôts forcenés utilisaient l’influence à des fins qui n’avaient rien
de spirituel. Enfin n’était-ce pas Caillaux, un grand bourgeois qui avait fait
voter l’impôt sur le revenu, première étape décisive du collectivisme ?
Vous voyez bien, mes amis, qu’il ne faut pas confondre
l’agitation avec l’action. Les grandes mesures ne se décident pas à la légère,
elles ne se prennent pas dans le désordre et la confusion. Je peux bien vous le
dire à vous, qui êtes tous propriétaires : il ne faut pas toucher à la
propriété qu’avec une grande prudence, car dans cette voie, on irait vite aux
abus. Sans doute une partie de notre programme n’attend que l’occasion d’être
mise en œuvre. Reposez-vous sur les hommes que vous avez choisis, qui veillent
pour vous, qui guettent l’instant de vous obtenir les satisfactions qui vous
sont bien dues, à vous vignerons, dont la tâche est associée au renom de la
France à travers le monde. Car s’il est
une primauté qu’on ne songe pas à nous disputer, c’est bien celle que nous
devons à la gloire et à la qualité de nos vins.
Vive le Beaujolais, mes amis !
-Bravo, Piéchut !
-Et les lois de protection ?
-J’y pense, mes amis. L’idée fait son chemin.
Ainsi le sénateur s’assurait-il un nouveau mandat de
confiance que ses compatriotes ne demandaient qu’à lui accorder. Piéchut était
un personnage connu à Paris, qui avait ses entrées dans les ministères, et la
camaraderie de la Chambre lui permettait de glisser utilement une
recommandation. On pouvait avoir besoin de lui.
Mais la jalousie veillait en la personne de Jules
Laroudelle. Celui-ci était le second à Clochemerle, rang où il étouffait de
rage, accusant Piéchut de lui avoir barré tout avenir politique. C’est dans une
période troublée que s’offrent les plus grandes chances d’avoir la peau d’un
adversaire. Laroudelle se jeta furieusement dans l’opposition.
Un parti venait justement de se fonder, le P.O.F. (Parti de
l’Ordre Français). Un colonel d’état-major avait pris la tête de ce mouvement,
qui allait bénéficier grâce à lui de la discipline et de l’organisation
militaires, si nécessaires pour « remettre de l’ordre dans la
maison ». Puisque le pouvoir civil, lâche et corrompu, sombrait dans la plus
basse démagogie.
Parti au-dessus des partis, le P.O.F. faisait de la
politique sans en faire, flattait le peuple et les classes moyennes, défendait
le capital et le prolétariat sans les opposer, soutenait l’Eglise sans
inquiéter la libre pensée, se rangeait aux côtés de l’Armée sans lui être
inféodé, soutenant le régime (dont il acceptait discrètement des subsides) tout
en rassemblant des forces capables de faire le coup d’Etat, si le coup d’Etat
devenait la seule planche de salut. Ce programme très souple donnait satisfaction
à un nombre important d’adeptes, qui se recrutaient parmi les « éléments
sains du pays ». Ces derniers ne craignaient pas, mélangeant tous les
systèmes, de s’attaquer au grand problème de la justice économique et sociale,
qui constituait le grand débat de l’heure. Chacun y apportait des solutions
péremptoires. Et d’abord, chasser la racaille qui encombrait les alentours du
pouvoir pour lui substituer d’honnêtes gens – dont ils étaient eux, bien
entendu.
L’inconvénient des anciens partis politiques, c’est que leur
doctrine vieillit. Chose non moins grave : leurs cadres étant au complet,
tous les postes y sont occupés et sauvagement défendus. Outre son apport
d’idées neuves, un jeune parti a besoin de recruter une armature. Il peut donc
offrir immédiatement, soit des places, soit des chances d’avancement qu’on
chercherait vainement ailleurs. Dès qu’il fut prouvé que le P.O.F. disposait de
solides moyens financiers, Laroudelle fut des premiers à s’inscrire.
Il lui devint possible de grouper les ennemis de Piéchut,
ennemis de son succès, de sa bonhomie finaude, de sa fortune, de son alliance
par le mariage de sa fille avec d’arrogants hobereaux qui vivaient dans un
château ancien, lequel avait l’insolence de prélever sur le vignoble le tracé
d’une belle allée cavalière et de montrer, devant ses grilles ouvragées, un
large rond-point qui servait autrefois à la manœuvre des carrosses.
Bientôt Clochemerle eut son comité P.O.F., présidé par
Laroudelle. Fanions et emblèmes furent distribués. Le fameux «Citoyen, on vous
trompe » commença de retentir. On parla ouvertement des « vieux
combinards » qui trahissaient les grands principes républicains. Des mots
d’ordre circulèrent, des slogans de combat couvrirent les murs.
Piéchut faisant semblant de ne rien voir, de ne rien
entendre, et, comme toujours, attendant son heure.
*
Les cours du vin commencèrent à baisser en 1932, comme si la
France se retenait de boire – et c’était vrai que les cafés et restaurants
faisaient moins d’affaires. Les années suivantes virent la dégringolade
s’accentuer. On travaillait toujours autant et l’on gagnait à peine de quoi se
suffire. Pourtant il ne pouvait être question de rien changer aux nouvelles
habitudes de vie, ni de toucher à des besoins qui n’intervenaient pas autrefois
dans les budgets. Revenir en arrière, ce n’était pas possible, alors que le
progrès, magnifiquement outillé, jetait sur le marché une masse accrue de
produits de consommation.
On ne riait plus maintenant du krack américain de 1929. Le
signal de la crise était parti de là-bas, du pays des énormes fortunes et des
milliardaires de légende. On commençait à comprendre que désormais le monde
entier communiquait, que les continents étaient solidaires dans la grande
aventure humaine, qu’ils ne pouvaient plus courir séparément, à des stades
différents de la civilisation. C’était quand même invraisemblable, alors qu’on
avait tout pour être heureux, cette brusque contrainte qui accablait les
hommes, leur imposant de vivre au ralenti , chichement, sans perspectives de joie
pour leur égayer le cœur. La marche ascendante de l’humanité était ralentie
pour des raisons obscures qui entravaient la répartition des richesses
amassées.
Joannès Migon, le réformateur extrémiste, avait la partie
belle pour annoncer la fin du capitalisme, incapable de maintenir son emprise
sans plonger les travailleurs dans un état de semi-esclavage, sans les acculer
périodiquement à la misère pour compenser les pertes de ses industries, la
chute de ses valeurs de Bourse et le ralentissement des échanges. Il n’y avait
selon lui de salut et d’avenir que dans un collectivisme d’Etat.
-Tout le monde aura assez, disait-il. Personne n’aura trop.
-Assez, c’est assez, bien sûr ! disaient les
Clochemerlins. Mais un peu plus, ça ne fait pas de mal.
Puis, réfléchissant :
-Avec ton système, observaient-ils, on n’aura plus rien du
tout, à nous ?
-Pas besoin, puisque vous ne manquerez de rien. L’Etat vous
fournira l’instruction, le travail, le costume, la nourriture, le logement,
l’hôpital et la retraite.
-Bien sûr... Mais rien du tout, à nous, ça change ! Et qui c’est qui distribuera tout
ça ?
-Des organismes d’Etat.
-Et qui c’est qui contrôlera ?
-D’autres organismes d’Etat.
-Ça en fait beaucoup, de tes organismes... Tu ne veux pas
dire des fonctionnaires, par hasard ?
-Vous serez vous-mêmes des fonctionnaires.
-Des fonctionnaires de la vigne ? Tu veux
rigoler ?
-Comprenez donc, disait le fils Migon, qu’il s’agit d’une
économie scientifique, la seule capable de faire régner une grande justice
universelle en procurant à chacun sa part vitale.
Les Clochemerlins hochaient la tête.
« Scientifique », ça les effrayait. Ils n’avaient jamais vécu
scientifiquement sur leur montagne.
-Ta justice universelle, demandaient-ils encore, elle sera
la même pour tout le monde ?
-Bien entendu, affirmait Migon. Les Noirs et les Jaunes ont
les mêmes droits à la vie que les Blancs.
Là, les Clochemerlins cessaient de suivre.
-Les noirs et les Blancs, disaient-ils, on s’en fout !
On te parle des vignerons du Beaujolais.
-Alors, criait Migon, vous ne voulez rien faire pour les
autres ?
Les Clochemerlins le regardaient, étonnés. On a décidément
de la peine à se comprendre, même entre Français.
-On te fera observer, disaient-ils, que la discussion n’est
pas partie de l’idée de faire quelque chose pour les autres. Elle est partie de
l’idée qu’on fasse quelque chose pour nous.
Il y eut néanmoins des Clochemerlins pour adhérer au système
de Joannès Migon et se déclarer collectivistes convaincus (tout en étant
persuadés qu’ils resteraient propriétaires de leurs vignes. Qui donc aurait pu
les cultiver à leur place ?). Table rase du passé, c’était dit !
Quand les choses vont mal, on ne peut que les faire aller mieux en bouleversant
l’ordre ancien. Cela faisait un troisième parti politique. Comme on dit, Clochemerle
bougeait.
*
La France également.
Quelques scandales précurseurs avaient donné l’alarme,
l’affaire Oustric et l’affaire Hanau, par exemple. Des Clochemerlins, visités à
domicile par les démarcheurs, y risquèrent leurs économies, appâtés par les
intérêts fabuleux qu’on leur offrait. Ils y laissèrent des plumes. Plus tard,
en plein marasme économique, éclata le scandale Stavisky. Un notoire repris de justice, d’origine étrangère, qui
bénéficiait de hautes protections, avait réussi à se camoufler en financier. On
le vit régner dans les milieux d’affaires, distribuant l’argent à une séquelle
de louangeurs, d’histrions et de complices qui composaient sa société
ordinaire. On le vit même en compagnie d’un préfet de police, enchanté de sa
bonne mine et de son charme slave. Il se tira finalement une balle dans la
tête, seule façon qu’il eût de faire face à sa dernière échéance. (Imitant en
cela le Suédois Ivar Kreuger, roi des
allumettes, qui avait prêté de l’argent à Raymond Poincaré.) Une panique s’empara
de Paris. C’était à qui n’aurait ni connu ni fréquenté Stavisky. Un avocat
sauta dans la Seine en plein après-midi. Voulait-il se rafraîchir la
conscience ?
Un magistrat voulut, lui, soulager la sienne. Il l’avait
annoncé et, appelé par un coup de téléphone au dernier moment, prit un train
pour Dijon. On devait retrouver son corps mutilé sur une voie ferrée. Suicide,
disaient les uns. Assassinat, disaient les autres. Et même assassinat commandé,
organisé par des hommes de main, probablement des policiers, agissant pour le
compte d’une mafia politique. La passion s’en mêlait, faussant les éléments
d’appréciations qui auraient permis au public de se faire une opinion. Il est
vrai que beaucoup de Français, rejetant toute recherche d’un jugement fondé,
désiraient surtout des raisons de se faire une conviction véhémente.
On se mit à crier « Au voleur ! ». Et ce fut
la nuit confuse et sanglante du 6 février, qui vit une bizarre émeute sans
objet. Des manifestants de toute appartenance, servants d’idéologies contraires,
finirent par souder leurs masses et marcher sur la Chambre par le pont de la
Concorde. Débordé, se voyant sur le point d’être piétiné ou jeté à l’eau, le
service d’ordre tira. Il y eut des morts, des blessés, des pavés rouges. Le chef du gouvernement fut désigné comme fusilleur. Epouvanté, traqué, un
ministre de l’Intérieur se hâta de disparaître. Pour apaiser les esprits, on
fit appel au sourire de « Gastounet », ancien président de la
République, le charmant homme de Tournefeuille. Et pour la première fois un vit
jouer un rôle politique, surtout de présence, à un vieux maréchal qu’on était
allé tirer de sa retraite. On ne pensait pas, à près de quatre-vingts ans, qu’il
entamât une seconde carrière, qui n’aurait pas moins de retentissement que la
première. Peut-être fut-il à retardement, une des victimes du 6 février, non la
moindre. Mais le destin le tenait encore en réserve, beau vieillard silencieux,
sarcastique, au port noble, pour une catastrophe d’une autre ampleur que celle
qui avait illuminé de coups de feu la nuit fatale de la place de la Concorde.
Cependant les ministères se succédaient sans apporter de
grands changements à la situation. L’économie ne repartait pas. On gagna tant
bien que mal 1936. Les socialistes prirent le pouvoir. Leur gouvernement vota
les congés payés. Cette mesure ne touchait pas les Clochemerlins. Elle avait
pourtant, d’après Mouraille, une grande portée.
-C’est dit-il, la réparation tardive d’une monstrueuse
injustice. Songez que jusqu’ici les travailleurs n’avaient pas droit aux
vacances. Des millions d’êtres ont vécu en véritables bêtes de somme. Et voici
qu’un nouveau tyran menace d’abrutir tout une classe sociale : la machine.
-Comment cela, docteur ?
-Le travail à la chaîne, qui est répétition à l’infini d’une
tâche parcellaire, finit par dégrader le travailleur. Il le prive de la
satisfaction qu’éprouvait l’artisan à voir l’objet fabriqué prendre forme sous
ses doigts. Oui la machine fait de lui un esclave.
-ne dit-on pas au contraire qu’elle doit libérer l’homme de
servitudes qu’il assumait corporellement ?
-C’est peut-être vrai pour l’homme qui est un profiteur de
la machine, c’est faux pour celui qui en est le servant. Au stade actuel, le
nombre des assujettis est probablement plus grand que celui des bénéficiaires.
Si bien que les consciences sont broyées en masse par des engrenages d’acier.
-Si l’autre moitié des consciences se trouve libérée, ce
n’est déjà pas si mal.
-L’est-elle ? Les machines nous imposent, et nous
imposeront de plus en plus un rythme de vie dont on ne peut modérer
l’accélération. Cette accélération, l’estimez-vous compatible avec l’usage en
profondeur de la pensée ?
-Oh, dit amèrement Samothrace, l’usage en profondeur de la
pensée !... On a donné l’instruction au gens, et ils n’achètent aucun de mes livres.
-Mon cher, dit Mouraille, ou l’homme avec toutes ses
machines restera ce qu’il est, c’est-à-dire un pauvre imbécile qui se demande
ce qu’il fait, ici-bas, ou, franchissant d’un bond la stratosphère
intellectuelle, il accédera à la pleine connaissance de la vérité et la totale
domination des forces. La question se pose sous cette forme : L’Homme sera-t-il Dieu ? Vous
sentez-vous capable de répondre ?
-Les poètes, dit
fièrement Samothrace, sont déjà des dieux.
-Je vous l’accorde. Mais ce n’est pas une réponse à ma
question.
-Tafardel entrait à ce moment. Ils lui demandèrent son avis.
-L’Homme sera Dieu ! répondit l’instituteur sans
hésiter. Et peut-être avant longtemps.
-Vous ne trouvez pas, insista Mouraille, qu’il existe encore
une terrible distance entre l’humain et le divin ? J’emploie le mot divin
pour bien me faire comprendre.
-La Science saura franchir cette distance, affirma Tafardel.
La Science peut tout.
On n’attendait plus que l’abbé Patard pour entamer la
belote. Il arriva et fut mis au courant de la discussion.
-Ecoutez, dit le curé de Clochemerle, je suis ici pour me
détendre et oublier mon métier. Alors qu’on ne me parle pas miracle, théologie
et tout le bazar. Si Dieu veut que l’homme cesse d’être un imbécile, assurément
il le peut. Mais je ne suis pas au courant de ses intentions. Croyez-vous
tellement à vos drogues, docteur ?
-Couci-couça... dit Mouraille.
-Mais vous ne cessez pas de les prescrire. Moi aussi, je
prescris les miennes. A vous les cataplasmes et les lavements. A moi la prière
et les sacrements. Pour le reste, dites-vous bien que le péché originel, c’est
la con...ie humaine indélébile. Nous n’en sortirons pas...Alors, on la fait
cette belote ?
*
Circonstance aggravante : la nature s’en mêla, ajoutant
ses rigueurs aux difficultés des hommes, qui ne savaient décidément que gâcher
leurs affaires. Deux saisons, coup sur coup, furent désastreuses. On vit
s’éterniser le mauvais temps, le maudit temps noir, ruisselant de pluies mornes
qui rejaillissaient en poussière d’eau. A travers cette grande pisserie funèbre
qui reprenait jour après jour, et la nuit faisait roter les cheneaux engorgés,
on ne croisait que catarrheux, fantômes et enterrements. Les gens grelottaient
d’humidité sous des capuchons, en fuyant les averses obliques et
transperçantes.
L’hiver est une saison qu’habituellement on attend de pied
ferme à Clochemerle, et le marc du pays, aussi indispensable que la vodka russe
et le schnaps nordique, donne aux Clochemerlins le complément de chaleur qui
leur permet de tenir tête aux frimas. S’il fait bien sec sous un ciel clair, si
le pied mord sut un sol craquant, on se rit des bises tranchantes qui vont
mordre à vif sous les jupes, en plein dans le chaud des femmes, et font aux
hommes des têtes de homards ébouillantés.
-Faut ben que les saisons se fassent !
-Rude hiver, bel été !
Mais ce furent des hivers pourris, sans même la pointe de
gel désinfectant qui tue les insectes nuisibles, sans la bonne couche de neige
qui recouvre la terre endormie et la féconde. D’abominables sournoiseries de
saisons. Des hivers « infectieux » comme disait Mouraille, de
sinistres hivers à crevaisons, qui coupaient la respiration aux vieux et les
tordaient en quelques jours, qui frappaient les plus vigoureux de sciatiques,
de lumbagos, de raclements et de quintes à s’arracher la poitrine – enfin des
ignominies d’hivers calamiteux, sans jamais une éclaircie bleue ni un rayon de
soleil en coup de clairon.
-Saloperie de saloperie ! disaient les hommes en buvant
tristement à l’estaminet, où ils passaient des heures à discutailler.
-C’est la grippe à fièvre et à coliques qu’on attrape de ce
temps-là ! geignaient les femmes, le nez tout coulant de goménol, le
ventre ceinturé de flanelle, qui puaient le révulsif et venaient encore à la
pharmacie se munir d’ouates et de sirops pour les enfants. Et le Zéphanal, qui fondait à force dans les
rectums, opposait à la malaria ses émolliences antibiotiques (bien que le terme
ne fût pas encore à la mode).
On ne s’était méfié de rien. La saison commença comme
toujours par le dépouillement plaintif des arbres, qui avaient passé du vieil
or à la rouille. Ils emplissaient les vallons de leurs gémissements, tandis
qu’ils jonchaient le sol de feuilles mortes, qu’arrachaient les bourrasques à
leurs branches dépiautées. C’est lorsque surgit une armada de nuages rasants,
au ventre lourd, qui se traînaient dans le ciel comme des péniches chargées à
ras bord. Cela buta dans les monts, y éclata en bruines molles qui, descendant
des hauteurs, vinrent cerner Clochemerle de leurs masses suffocantes. Et le
déluge suivit, de pluie fine, lancinante, qui ne laissait d’issue ni aux
regards ni aux âmes. On dut se rendre à la messe de minuit sous des parapluies.
La cloche de l’église lançait dans le noir des sons si étouffés, si cotonneux,
qu’on pensait à la cloche d’un morutier perdu dans les brumes du Groenland.
Hivers malades et cafardeux, hivers de sombres présages et
de parlotes malfaisantes où s’exhalait la bile des êtres mécontents et repliés
sur eux-mêmes. L’intarissable dégoulinement finissait par envahir les greniers,
imprégner les murs, s’insinuer en rigoles dans les caves. Il roulait les
cailloux, ravinait les jardins, sapait les soutènements, minait les sous-sols,
menaçant d’entraîner Clochemerle en glissade le long de sa pente. Et ça
pourrissait les racines de la vigne, qui sortirait toute affadie de cette eau.
La phylloxéra des idées noires s’attaquait aux cervelles,
donnant aux Clochemerlins des mines à faire pitié. Tout leur manquait de ce
qu’ils aimaient : la grande transparence sonore de l’atmosphère, les
panaches de fumées des autres villages qui sont comme des signaux qui se font
entre elles les agglomérations, le miroitement lointain de la plaine de Saône,
où jouent d’ordinaire les couleurs pâles du givre sur le fond ocre de l’humus
et le brun des taillis dépouillés, la bonne chaleur de réaction qui envahit le
corps, après une marche dans un air si vif qu’on croirait respirer du menthol.
Et, après le froid piquant du dehors, l’haleine chaude et ronronnante d’un
intérieur qui sent le café sur le feu, les nourritures qui mijotent, avec le
va-et-vient feutré de la femme qui veille à tout dans la maison.
Ce Clochemerle délavé et blême, ce Clochemerle au
court-bouillon ne sentait même plus la campagne à vin. Ça retirait aux gens
l’envie d’aller faire un tour en auto. Entre Lyon et Châlon, ce n’étaient que
flaques, inondations, sépia et jus de chique, qui recouvraient les routes et
noyaient les horizons.
-Quelle époque ! soupirait Samothrace qui, bravant la
pluie, venait presque chaque jour à l’hôtel Torbayon contempler la belle Flora,
dont il admirait l’énigmatique nonchaloir et les formes hardies, si consolantes
dans ce déluge.
-Il n’y a pas d’époque ! ripostait Mouraille.
-Comment, il n’y a pas d’époque ?
-Je veux dire que les êtres ont toujours vécu de la même
façon. Pour leurs passions et leurs besoins. Avec une somme d’embêtements à peu
près équivalente. Pensez à l’homme du Moyen Age que vous auriez été. On nous
est accordé plus de possibilités que nous n’en aurions eues autrefois.
-Vous avez beau dire. Le progrès est une déception
-Qu’en attendiez-vous donc ?
-Un nouvel essor de l’intelligence. Une primauté de
l’esprit, puisque de plus en plus nous dominons la matière.
-La matière ne nous lâchera pas comme ça.
-A quoi sert alors cette civilisation dont les hommes sont
si fiers ?
-La civilisation machiniste est quantitative. Vous réclamez
des intelligences ? On va vous en donner. Fabriquées en série, nourries de
la même bouillie intellectuelle par les haut-parleurs, les écrans et les
magazines.
-C’est abominable
-Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Les types de votre
espèce, les rêveurs, sont toujours en dehors du coup. Ecrivez donc un poème.
-Par ce temps-là ?
-Ecrivez un poème sur l’hiver, le brouillard et la pluie. En
l’écrivant, vous ne penserez plus qu’il fait mauvais temps.
-C’est une idée, dit Samothrace. Mais je vais d’abord boire
un grog bien chaud.
-Servi de la main de l’ensorcelante Flora.
-Docteur !
-Allez, vieux fou ! Avez-vous de la chance de pouvoir
vous amuser seul, avec des mots ! Et par l’imagination, de faire une
déesse d’une garce de salle commune, dont les tétons sont plus courus que les
pommes des Hespérides, sans qu’il soit besoin de tuer aucun dragon pour les
cueillir. Je vous quitte, je vais voir un malade.
Samothrace but son grog
et rêva, cherchant l’inspiration.
Puis il rentra s’enfermer pour écrire.
Le glas des mondes morts
Perce à peine la brume
De lancinants coups sourds qui frappent sur l’enclume
Des pauvres cœurs fêlés et transis de remords
C’est la ronde falote des pensives âmes
Aux steppes du silence où règne un noir minuit
Cet univers glacé mijote d’autres drames
Et tend son embuscade aux dédales d’ennui
Où les rêves tournoient en anges éperdus
Traqués par les complots que l’ombre leur chuchote
Et les songes d’amour aux arbres sont pendus
Suppliciés dans ce jour sale qui clignote.
Mais loin, loin de nos cœurs coulent toujours la Seine
Et les
reflets de nos chagrins
Au fond des
brumes les lointains
Sont les palais muets de grandes douleurs reines.
Ayant écrit, Samothrace se sentit beaucoup mieux. Il se
relut : cela était vraiment de saison, et il n’aurait pas donné son poème
pour un plein mois de beau temps. Puis l’image de Flora, pour le récompenser
d’avoir œuvré, vint lui réchauffer, lui ensoleiller l’hiver. Un poète se tire
toujours d’affaire.
Comme, parfois, un gueux qui sait profiter cyniquement des
lois. On l’allait voir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire