vendredi 28 février 2014

24-Daphnis et Alcimadure

A Madame de la Mésangère

               Aimable fille d'une mère
A qui seule aujourd'hui mille cœurs font la cour,
Sans ceux que l’amitié rend soigneux de vous plaire
Et quelques-uns encor que vous garde l'amour,
               Je ne puis(*) qu'en cette préface
               Je ne partage(*) entre elle et vous
Un peu de cet encens qu'on recueille au Parnasse,
Et que j'ai le secret de rendre exquis et doux.
               Je vous dirai donc... Mais tout dire,
               Ce serait trop ;  il faut choisir,
               Ménageant ma voix et ma lyre,
Qui bientôt vont manquer de force et de loisir.
Je louerai seulement un coeur plein de tendresse,
Ces nobles sentiments, ces grâces, cet esprit :
Vous n'auriez en cela ni maître ni maîtresse,
Sans celle dont sur vous l'éloge rejaillit.
               Gardez d'environner ces roses
               De trop d'épines, si jamais
               L'Amour vous dit les mêmes choses :
               Il les dit mieux que je ne fais,
Aussi sait-il punir ceux qui ferment l'oreille
               À ses conseils. Vous l'allez voir.

        
       Jadis une jeune merveille
Méprisait de ce Dieu le souverain pouvoir ;
               On l'appelait Alcimadure :
Fier et farouche objet, toujours courant aux bois,
Toujours sautant aux prés, dansant sur la verdure
              Et ne connaissant autres lois
Que son caprice ; au reste égalant les plus belles,
               Et surpassant les plus cruelles ;
N'ayant trait qui ne plût, pas même en ses rigueurs ;
Quelle l'eût-on trouvée au fort de ses faveurs ?
Le jeune et beau Daphnis, Berger de noble race,
L'aima pour son malheur : jamais la moindre grâce
Ni le moindre regard, le moindre mot enfin,
Ne lui fut accordé par ce coeur inhumain.
Las de continuer une poursuite vaine,
               Il ne songea plus qu'à mourir.
               Le désespoir le fit courir
               A la porte de l'Inhumaine.
Hélas ! ce fut au vent qu'il raconta sa peine ;
               On ne daigna lui faire ouvrir
Cette maison fatale, où, parmi ses Compagnes,

L'Ingrate, pour le jour de sa nativité (1),
Joignait aux fleurs de sa beauté
Les trésors des jardins et des vertes campagnes.
J'espérais, cria-t-il, expirer à vos yeux ;
               Mais je vous suis trop odieux,
Et ne m'étonne pas qu'ainsi que tout le reste
Vous me refusiez même un plaisir si funeste.
Mon père, après ma mort, et je l'en ai chargé,
              Doit mettre à vos pieds l'héritage
              Que votre cœur a négligé.
Je veux que l'on y joigne aussi le pâturage,
               Tous mes troupeaux, avec mon chien,
               Et que du reste de mon bien
               Mes compagnons fondent un temple
Où votre image  se contemple,
Renouvelant de fleurs l'autel à tout moment ;
J'aurai près de ce temple un simple monument ;
               On gravera sur la bordure :
Daphnis mourut d’amour. Passant, arrête-toi ;
Pleure et dis ; Celui-ci succomba sous la loi
De la Cruelle Alcimadure
A ces mots, par la Parque il se sentit atteint ;
Il aurait poursuivi, la douleur le prévint.
Son Ingrate sortit triomphante et parée.
On voulut, mais en vain, l'arrêter un moment
Pour donner quelques pleurs au sort de son Amant.
Elle insulta toujours au fils de Cythérée(2),
Menant dès ce soir même, au mépris de ses lois,
Ses Compagnes danser autour de sa statue ;
Le Dieu tomba sur elle, et l'accabla du poids ;
               Une voix sortit de la nue ;
Echo redit ces mots dans les airs épandus :
Que tout aime à présent : l’insensible n’est plus.
Cependant de Daphnis l'ombre au Styx (3) descendue
Frémit et s'étonna la voyant accourir.
Tout l'Érèbe(3) entendit cette belle homicide
S'excuser au berger, qui ne daigna l'ouïr
Non plus qu'Ajax Ulysse, et Didon son perfide (4).


La fable "Daphnis et Alcimadure" est dédiée à Madame de La Mésangère, seconde fille de Madame de La Sablière, qui, comme elle, a pour prénom Marguerite. Née le 20/01/1658, elle est veuve depuis 1681 de M.Scot de La Mésangère, conseiller au Parlement de Rouen.
Comme sa mère, elle est belle et intelligente ; L.F. veut l'aider à vaincre ses résistances à un second mariage...Il est exaucé puisqu'elle épouse contre le gré de sa mère et des siens, le comte Nocé de Fontenay le 7 mai 1690


(*) je ne saurais me dispenser de partager
(1) son anniversaire
(2) déesse de l'île de Cythère, assimilée ici à Vénus
(3) le Styx est le fleuve des Enfers, l'Érèbe : le fleuve des Enfers païens, et par extension, l'Enfer.
(4) l'ombre d'Ajax refuse d'entendre Ulysse (Odyssée)  L'ombre de Didon se détourne d'Énée (Enéide) 

25-Philémon et Baucis

A Mgr le Duc de Vendôme

Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Ces deux divinités n'accordent à nos voux
Que des biens peu certains, qu'un plaisir peu tranquille :
Des soucis dévorants c'est l'éternel asile ;
Véritables Vautours, que le fils de Japet (1)
Représente, enchaîné sur son triste sommet.
L'humble toit est exempt d'un tribut si funeste :
Le Sage y vit en paix, et méprise le reste ;
Content de ces douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des Rois;
Il lit au front de ceux qu'un vain luxe environne
Que la Fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin : c'est le soir d'un beau jour.
Philémon et Baucis nous en offrent l'exemple :
Tous deux virent changer leur cabane en un temple.
Hyménée et l'Amour, par des désirs constants,
Avaient uni leurs cours dès leur plus doux printemps.
Ni le temps ni l'hymen n'éteignirent leur flamme ;
Clothon (2) prenait plaisir à filer cette trame.
Ils surent cultiver, sans se voir assistés,
Leur enclos et leur champ par deux fois vingt étés.
Eux seuls ils composaient toute leur république :
Heureux de ne devoir à pas un domestique
Le plaisir ou le gré (3) des soins qu'ils se rendaient !
Tout vieillit : sur leur front les rides s'étendaient ;
L'amitié modéra leurs feux sans les détruire,
Et par des traits d'amour sut encor se produire.
Ils habitaient un bourg plein de gens dont le coeur
Joignait aux duretés un sentiment moqueur.
Jupiter résolut d'abolir cette engeance.
Il part avec son fils, le Dieu de l'Eloquence ;
Tous deux en pèlerins vont visiter ces lieux :
Mille logis y sont, un seul ne s'ouvre aux Dieux.
Prêts enfin à quitter un séjour si profane,
Ils virent à l'écart une étroite cabane,
Demeure hospitalière, humble et chaste maison.
Mercure frappe : on ouvre ; aussitôt Philémon
Vient au-devant des Dieux, et leur tient ce langage :
Vous me semblez tous deux fatigués du voyage,
Reposez-vous. Usez du peu que nous avons ;
L'aide des Dieux a fait que nous le conservons ;
Usez-en ; saluez ces P énates d'argile:
Jamais le Ciel ne fut aux humains si facile
Que quand Jupiter même était de simple bois ;
Depuis qu'on l'a fait d'or, il est sourd à nos voix.
Baucis, ne tardez point : faites tiédir cette onde ;
Encor que le pouvoir au désir ne réponde,
Nos hôtes agréeront les soins qui leur sont dus. 
Quelques restes de feu sous la cendre épandus
D'un souffle haletant par Baucis s'allumèrent :
Des branches de bois sec aussitôt s'enflammèrent.
L'onde tiède, on lava les pieds des Voyageurs.
Philémon les pria d'excuser ces longueurs ;
Et, pour tromper l'ennui d'une attente importune,
Il entretint les Dieux, non point sur la fortune,
Sur ses jeux, sur la pompe et la grandeur des Rois,
Mais sur ce que les champs, les vergers et les bois
Ont de plus innocent, de plus doux, de plus rare.
Cependant par Baucis le festin se prépare.
La table où l'on servit le champêtre repas
Fut d'ais  non façonnés à l'aide du compas :
Encore assure-t-on, si l'histoire en est crue,
Qu'en un de ses supports le temps l'avait rompue.
Baucis en égala les appuis chancelants
Du débris d'un vieux vase, autre injure des ans.
Un tapis tout usé couvrit deux escabelles :
Il ne servait pourtant qu'aux fêtes solennelles.
Le linge orné de fleurs fut couvert, pour tous mets,
D'un peu de lait, de fruits, et des dons de Cérès.

Les divins voyageurs, altérés de leur course,
Mêlaient au vin grossier le cristal d'une source.
Plus le vase versait, moins il s'allait vidant :
Philémon reconnut ce miracle évident ;
Baucis n'en fit pas moins : tous deux s'agenouillèrent ;
A ce signe d'abord leurs yeux se dessillèrent.
Jupiter leur parut avec ces noirs sourcils
Qui font trembler les cieux sur leurs pôles assis.
Grand Dieu, dit Philémon, excusez notre faute :
Quels humains auraient cru recevoir un tel hôte ?
Ces mets, nous l'avouons, sont peu délicieux :
Mais, quand nous serions Rois, que donner à des Dieux ?
C'est le coeur qui fait tout : que la terre et que l'onde
Apprêtent un repas pour les Maîtres du monde ;
Ils lui préféreront les seuls présents du coeur. »
Baucis sort à ces mots pour réparer l'erreur.
Dans le verger courait une perdrix privée,
Et par de tendres soins dès l'enfance élevée ;
Elle en veut faire un mets, et la poursuit en vain :
La volatile échappe à sa tremblante main ;
Entre les pieds des Dieux elle cherche un asile.
Ce recours à l'oiseau ne fut pas inutile :
Jupiter intercède. Et déjà les vallons
Voyaient l'ombre en croissant tomber du haut des monts.
Les Dieux sortent enfin, et font sortir leurs Hôtes. 
De ce bourg, dit Jupin, je veux punir les fautes : 
Suivez-nous. Toi, Mercure, appelle les vapeurs. 
O gens durs ! vous n'ouvrez vos logis ni vos cours ! 
Il dit : et les autans troublent déjà la plaine. 
Nos deux époux suivaient, ne marchant qu'avec peine ; 
Un appui de roseau soulageait leurs vieux ans : 
Moitié secours des Dieux, moitié peur, se hâtants, 
Sur un mont assez proche enfin ils arrivèrent ; 
A leurs pieds aussitôt cent nuages crevèrent. 
Des Ministres du Dieu les escadrons flottants 
Entraînèrent, sans choix, animaux, habitants, 
Arbres, maisons, vergers, toute cette demeure ; 
Sans vestige du bourg, tout disparut sur l'heure. 
Les vieillards déploraient ces sévères destins. 
Les animaux périr ! car encor les humains, 
Tous avaient dû tomber sous les célestes armes. 

Baucis en répandit en secret quelques larmes. 

Cependant l'humble toit devient temple, et ses murs  
Changent leur frêle enduit aux marbres les plus durs.  
De pilastres massifs les cloisons revêtues  
En moins de deux instants s'élèvent jusqu'aux nues ;  
Le chaume devient or ; tout brille en ce pourpris ;  (4)
Tous ces événements sont peints sur le lambris.  
Loin, bien loin les tableaux de Zeuxis et d'Apelle! (5) 
Ceux-ci furent tracés d'une main immortelle.  
Nos deux Epoux, surpris, étonnés, confondus,  
Se crurent, par miracle, en l'Olympe rendus.  
Vous comblez, dirent-ils, vos moindres créatures ;  
Aurions-nous bien le coeur et les mains assez pures  
Pour présider ici sur les honneurs divins,  
Et prêtres vous offrir les vœux des pèlerins ?  
Jupiter exauça leur prière innocente.  
Hélas ! dit Philémon, si votre main puissante  
Voulait favoriser jusqu'au bout deux mortels,  
Ensemble nous mourrions en servant vos autels :  
Clothon ferait d'un coup ce double sacrifice ;  
D'autres mains nous rendraient un vain et triste office:  
Je ne pleurerais point celle-ci, ni ses yeux  
Ne troubleraient non plus de leurs larmes ces lieux.  
Jupiter à ce vœu fut encor favorable.  
Mais oserai-je dire un fait presque incroyable ?  
Un jour qu'assis tous deux dans le sacré parvis 
Ils contaient cette histoire aux pèlerins ravis, 
La troupe, à l'entour d'eux, debout prêtait l'oreille ; 
Philémon leur disait : Ce lieu plein de merveille 
N'a pas toujours servi de temple aux Immortels : 
Un bourg était autour, ennemi des autels, 
Gens barbares, gens durs, habitacle d'impies ; 
Du céleste courroux tous furent les hosties. 
Il ne resta que nous d'un si triste débris : 
Vous en verrez tantôt la suite en nos lambris ; 
Jupiter l'y peignit. En contant ces annales, 
Philémon regardait Baucis par intervalles ; 
Elle devenait arbre, et lui tendait les bras ; 
Il veut lui tendre aussi les siens, et ne peut pas. 
Il veut parler, l'écorce a sa langue pressée. 
L'un et l'autre se dit adieu de la pensée : 
Le corps n'est tantôt plus que feuillage et que bois. 
D'étonnement la troupe, ainsi qu'eux, perd la voix, 
Même instant, même sort à leur fin les entraîne ; 
Baucis devient tilleul, Philémon devient chêne. 
On les va voir encore, afin de mériter 
Les douceurs qu'en hymen Amour leur fit goûter : 
Ils courbent sous le poids des offrandes sans nombre. 
Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre, 
Ils s'aiment jusqu'au bout, malgré l'effort des ans. 
Ah ! si. .. Mais autre part j'ai porté mes présents. 
Célébrons seulement cette métamorphose. 
Des fidèles témoins m'ayant conté la chose, 
Clio (6) me conseilla de l'étendre en ces vers, 
Qui pourront quelque jour l'apprendre à l'univers : 
Quelque jour on verra chez les Races futures 
Sous l'appui d'un grand nom passer ces aventures.


Vendôme, consentez au los (7) que j'en attends : 
Faites-moi triompher de l'Envie et du Temps ; 
Enchaînez ces démons, que sur nous ils n'attentent, 
Ennemis des Héros et de ceux qui les chantent. 
Je voudrais pouvoir dire en un style assez haut 
Qu'ayant mille vertus vous n'avez nul défaut. 
Toutes les célébrer serait oeuvre infinie ; 
L'entreprise demande un plus vaste génie : 
Car quel mérite enfin ne vous fait estimer ? 
Sans parler de celui qui force à vous aimer ? 
Vous joignez à ces dons l'amour des beaux ouvrages, 
Vous y joignez un goût plus sûr que nos suffrages : 
Don du Ciel, qui peut seul tenir lieu des présents 
Que nous font à regret le travail et les ans. 
Peu de gens élevés, peu d'autres encor même, 
Font voir par ces faveurs que Jupiter les aime. 
Si quelque enfant des Dieux les possède, c'est vous ; 
Je l'ose dans ces vers soutenir devant tous. 
Clio, sur son giron, à l'exemple d'Homère, 
Vient de les retoucher, attentive à vous plaire : 
On dit qu'elle et ses soeurs, par l'ordre d'Apollon, 
Transportent dans Anet tout le sacré Vallon: 
Je le crois. Puissions-nous chanter sous les ombrages 
Des arbres dont ce lieu va border ses rivages ! 
Puissent-ils tout d'un coup élever leurs sourcis, (8) 
Comme on vit autrefois Philémon et Baucis ! 



1 : Le fils de Japet était Prométhée enchaîné au sommet du Caucase, et dont le foie était quotidiennement rongé par les vautours.
2 : Une des Parques (divinités latines du destin)
3 : La reconnaissance
4 : Enceinte
5 : Illustres peintres grecs
6 : Muse de l'histoire
7 : Louange
8 : Montagnes et rochers fort élevés

jeudi 27 février 2014

26-La Matrone d’Ephese

S'il est un conte usé, commun, et rebattu,
C'est celui qu'en ces vers j'accommode à ma guise.
            Et pourquoi donc le choisis-tu ?
            Qui t'engage à cette entreprise ?
N'a-t-elle point déjà produit assez d’écrits ?
            Quelle grâce aura ta Matrone
            Au prix de celle de Pétrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?
Sans répondre aux censeurs, car c'est chose infinie,
Voyons si dans mes vers je l'aurai rajeunie.
            Dans Ephèse il fut autrefois
Une dame en sagesse et vertus sans égale
            Et selon la commune voix
Ayant su raffiner sur l'amour conjugale.
Il n’était bruit que d'elle et de sa chasteté :
            On l’allait voir par rareté ;
C’était l’honneur du sexe : heureuse sa patrie !
Chaque mère à sa bru l’alléguait pour patron ;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie ;
D’elle descendent ceux de la Prudoterie (1),
            Antique et célèbre maison.
            Son mari l'aimait d'amour folle.
            Il mourut. De dire comment,
            Ce serait un détail frivole ;
            Il mourut, et son testament
N’était plein que de legs qui l'auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d'un mari
            Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n'abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu'elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ;
            Celle-ci faisait un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous les cœurs ;
            Bien qu'on sache qu'en ces malheurs
De quelque désespoir qu'une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte,
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l'affligée
Que tout à sa mesure, et que de tels regrets
            Pourraient pêcher par leur excès :
Chacun rendit par là sa douleur rengrégée. (2)
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
            Que son Epoux avait perdue,
Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D'accompagner cette ombre aux enfers descendue.
Et voyez ce que peut l'excessive amitié
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie):
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié,
            Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m'entends bien ; c’est-à-dire en un mot
N'ayant examiné qu'à demi ce complot,
Et jusques à l'effet courageuse et hardie.
L'Esclave avec la Dame avait été nourrie.
Toutes deux s’entr’aimaient, et cette passion
Etait crue avec l’âge au cœur des deux femelles :
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles
            D'une telle inclination.
Comme l'Esclave avait plus de sens que la Dame,
Elle laissa passer les premiers mouvements,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l'ordinaire train des communs sentiments.
Aux consolations la Veuve inaccessible
S'appliquait seulement à tout moyen possible
De suivre le Défunt aux noirs et tristes lieux :
Le fer aurait été le plus court et le mieux,
Mais la dame voulait paîre encore ses yeux
            Du trésor qu'enfermait la bière,
            Froide dépouille, et pourtant chère.
            C’était là le seul aliment
            Qu'elle prît en ce monument.
            La faim donc fut celle des portes
            Qu’entre d'autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.
Un jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas
            Qu'un inutile et long murmure
Contre les Dieux, le sort, et toute la nature.
           Enfin sa douleur n'omit rien,
      Si la douleur doit s’exprimer si bien.

Encore un autre mort faisait sa résidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment,
            Car il n'avait pour monument
            Que le dessous d'une potence.
Pour exemple aux voleurs on l'avait là laissé.
            Un Soldat bien récompensé
            Le gardait avec vigilance.
            Il était dit par ordonnance
Que si d'autres voleurs, un parent, un ami
L'enlevaient, le Soldat nonchalant, endormi
            Remplirait aussitôt sa place,
            C'était trop de sévérité ;
            Mais la publique utilité
Défendait que l'on fit au Garde aucune grâce.
Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux il y court, entend de loin la Dame
            Remplissant l'air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme,
            Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
            Pourquoi cette triste musique,
Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée à ses pleurs à peine elle entendit
            Toutes ces demandes frivoles,
            Le mort pour elle y répondit ;
            Cet objet sans autres paroles
            Disait assez par quel malheur
La Dame s'enterrait ainsi toute vivante.
Nous avons fait serment, ajouta la Suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur.
Encor que le Soldat fût mauvais orateur,
II leur fit concevoir ce que c'est que la vie.
La Dame cette fois eut de l'attention;
            Et déjà l'autre passion
            Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. Si la foi du serment,
Poursuivit le Soldat, vous défend l’aliment,
            Voyez-moi manger seulement,
Vous n'en mourrez pas moins. Un tel tempérament
            Ne déplut pas aux deux femelles :
            Conclusion qu'il obtint d'elles
Une permission d'apporter son soupé :
Ce qu'il fit ; et l'Esclave eut le coeur fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
            De tenir au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penser m'est venu :
Qu'importe à votre Epoux que vous cessiez de vivre ?
Croyez-vous que lui-même il fût homme à vous suivre
Si par votre trépas vous l'aviez prévenu (3) ?
Non Madame, il voudrait achever sa carrière.
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ?
Nous aurons tout loisir d'habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt ; qui nous presse ? attendons ;
Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts ?
Que vous servira-t-il d'en être regardée ?
            Tantôt en voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d'orner votre visage,
            Je disais : Hélas ! c'est dommage
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
A ce discours flatteur la Dame s'éveilla.
Le Dieu qui fait aimer prit son temps, il tira
Deux traits de son carquois ; de l'un il entama
Le Soldat jusqu'au vif ; L'autre effleura la Dame
Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l'éclat,
            Et des gens de goût délicat
Auraient bien pu l'aimer, et même étant leur femme.
Le Garde en fut épris : les pleurs et la pitié,
            Sorte d'amour ayant ses charmes,
Tout y fit : une belle, alors qu'elle est en larmes,
            En est plus belle de moitié.
Voilà donc notre Veuve écoutant la louange,
Poison qui de l'amour est le premier degré ;
            La voilà qui trouve à son gré
Celui qui le lui donne ; il fait tant qu'elle mange,
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d'être aimé que le mort le mieux fait.
            II fait tant enfin qu'elle change ;
Et toujours par degrés, comme l'on peut penser :
De l'un à l'autre il fait cette femme passer ;
            Je ne le trouve pas étrange :
Elle écoute un amant, elle en fait un mari ;
Le tout au nez du mort qu'elle avait tant chéri.
Pendant cet hyménée un voleur se hasarde
D'enlever le dépôt commis aux soins du garde
Il en entend le bruit; il y court à grands pas ;
            Mais en vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son embarras
            Ne sachant où trouver retraite.
L'Esclave alors lui dit le voyant éperdu :
            L'on vous a pris votre pendu ?
Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ?
Si Madame y consent j'y remédierai bien.
            Mettons notre mort en la place,
            Les passants n'y connaîtront rien.
La Dame y consentit. O volages femelles !
La femme est toujours femme ; il en est qui sont belles,
            Il en est qui ne le sont pas.
            S'il en était d'assez fidèles,
            Elles auraient assez d'appas.

Prudes vous vous devez défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
            Est de résister aux amorces,
La nôtre est bonne aussi ; mais l'exécution
Nous trompe également ; témoin cette Matrone.
            Et n'en déplaise au bon Pétrone,
Ce n'était pas un fait tellement merveilleux
Qu'il en dût proposer l'exemple à nos neveux.
Cette Veuve n'eut tort qu'au bruit qu'on lui vit faire,
Qu'au dessein de mourir, mal conçu, mal formé ;
            Car de mettre au patibulaire (4)
            Le corps d'un mari tant aimé,
Ce n'était pas peut-être une si grande affaire.
Cela lui sauvait l'autre ; et tout considéré,
Mieux vaut Goujat (5) debout qu'Empereur enterré.

L'inspiration vient d'un récit inclus dans le Satiricon de Pétrone 

(1) référence à Molière (Georges Dandin,I,4)
(2) augmentée
(3) devancé
(4) gibet

(5) valet de soldat ou fantassin

vendredi 21 février 2014

27 – Belphégor

(Note) De votre nom j'orne le frontispice
Des derniers vers que ma Muse a polis.
Puisse le tout ô charmante Philis,
Aller si loin que notre los franchisse
La nuit des temps: nous la saurons dompter
Moi par écrire, et vous par réciter.
Nos noms unis perceront l'ombre noire
Vous régnerez longtemps dans la mémoire,
Après avoir régné jusques ici
Dans les esprits, dans les cœurs même aussi.
Qui ne connaît l'inimitable actrice
Représentant ou Phèdre, ou Bérénice
Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ?
Est-il quelqu'un que votre voix n'enchante ?
S’en trouve-t-il une autre aussi touchante ?
Une autre enfin allant si droit au cœur ?
N'attendez pas que je fasse l’éloge
De ce qu’en vous on trouve de parfait
Comme il n'est point de grâce qui n'y loge
Ce serait trop, je n'aurais jamais fait.
De mes Philis vous seriez la première.
Vous auriez eu mon âme toute entière
Si de mes voeux j'eusse plus présumé,
Mais en aimant qui ne veut être aimé?
Par des transports n'espérant pas vous plaire,
Je me suis dit seulement votre ami ;
De ceux qui sont amants plus d'à demi:
Et plût au sort que j'eusse pu mieux faire.
Ceci soit dit: venons à notre affaire.
Un jour Satan, monarque des enfers,
Faisait passer ses sujets en revue.
Là confondus tous les états divers,
Princes et rois, et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,
Tant que Satan en était étourdi.
Il demandait en passant à chaque âme:
« Qui t'a jetée en l’éternelle flamme ? »
L'une disait: « Hélas c'est mon mari ; »
L'autre aussitôt répondait: «c’est ma femme. »
Tant et tant fut ce discours répété,
Qu'enfin Satan dit en plein consistoire :
«Si ces gens-ci disent la vérité
Il est aisé d'augmenter notre gloire.
Nous n'avons donc qu'à le vérifier.
Pour cet effet il nous faut envoyer
Quelque démon plein d'art et de prudence ;
Qui non content d'observer avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience. »
Le prince ayant proposé sa sentence,
Le noir sénat suivit tout d'une voix.
De Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce diable était tout yeux et tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,
Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de pousser l'examen jusqu'au bout.
Pour subvenir aux frais de l'entreprise,
On lui donna mainte et mainte remise,
Toutes à vue, et qu'en lieux différents
Il pût toucher par des correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit notre condition,
Fut une annexe à sa légation.
Il se pouvait tirer d’affliction,
Par ses bons tours, et par son industrie,
Mais non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu'il n'eût ici consumé certain temps :
Sa mission devait durer dix ans.
Le voilà donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre d'espace
Entre ce monde et l’éternelle nuit;
Il n’en mit guère, un moment y conduit.
Notre démon s’établit à Florence,
Ville pour lors de luxe et de dépense.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse maison, grand train, nombre de gens,
Anticipant tous les jours sur la somme
Qu'il ne devait consumer qu’en dix ans
On s’étonnait d'une telle bombance.
II tenait table, avait de tous côtés
Gens à ses frais, soit pour ses voluptés
Soit pour le faste et la magnificence.
L'un des plaisirs où plus il dépensa
Fut la louange : Apollon l’encensa
Car il est maître en l'art de flatterie.
Diable n'eut onc tant d'honneurs en sa vie.
Son cœur devint le but de tous les traits
Qu'Amour lançait: il n’était point de belle
Qui n’employât ce qu'elle avait d'attraits
Pour le gagner, tant sauvage fut-elle:
Car de trouver une seule rebelle,
Ce n'est la mode à gens de qui la main
Par les présents s'aplanit tout chemin.
C’est un ressort en tous desseins utile.
Je l'ai jà dit , et le redis encor
Je ne connais d'autre premier mobile
Dans l'univers, que l'argent et que l'or.
Notre envoyé cependant tenait compte
De chaque hymen, en journaux différents ;
L'un, des époux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le diable en eut honte.
L'autre journal incontinent fut plein.
A Belphégor il ne restait enfin
Que d’éprouver la chose par lui-même.
Certaine fille à Florence était lors;
Belle, et bien faite, et peu d'autres trésors;
Noble d'ailleurs, mais d'un orgueil extrême;
Et d'autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait revêtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le père dit que Madame Honnesta,
C’était son nom, avait eu jusque-là
Force partis; mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en convient. Le poursuivant s'applique
A gagner celle ou ses voeux s'adressaient.
Fêtes et bals, sérénades, musique,
Cadeaux , festins, bien fort appetissaient
Altéraient fort le fonds de l'ambassade.
Il n'y plaint rien, en use en grand seigneur,
S’épuise en dons : l'autre se persuade
Qu'elle lui fait encor beaucoup d’honneur.
Conclusion, qu’après force prières,
Et des façons de toutes les manières,
Il eut un oui de Madame Honnesta.
Auparavant le notaire y passa:
Dont Belphégor se moquant en son âme:
Hé quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme un château ! ces gens ont tout gâté.
Il eut raison: ôtez d'entre les hommes
La simple foi, le meilleur est ôté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes
Dans les procès en prenant le revers.
Les si, les cas, les contrats sont la porte
Par où la noise entra dans l'univers:
N’espérons pas que jamais elle en sorte.
Solennités et lois n’empêchent pas
Qu'avec l'Hymen Amour n’ait des débats
C'est le cœur seul qui peut rendre tranquille.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
Qu’ainsi ne soit, voyons d'autres états.
Chez les amis tout s'excuse, tout passe,;
Chez les amants tout plaît, tout est.
Chez les époux tout ennuie, et tout lasse.
Le devoir nuit, chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, n'est-il en nulles guises
D'heureux ménage ? après mûr examen,
J'appelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point-là c'est assez raisonné.
Dès que chez lui le diable eut amené
Son épousée, il jugea par lui-même
Ce qu’est l’hymen avec un tel démon:
Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.
Le bruit fut tel que Madame Honnesta
Plus d'une fois les voisins éveilla:
Plus d'une fois on courut à la noise
«Il lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle, un petit trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang !
Méritait-il femme si vertueuse?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse:
J'en ai regret, et si je faisais bien... »
Il n'est pas sûr qu'Honnesta ne fit rien:
Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos deux époux, à ce que dit l’histoire,
Sans disputer n’étaient pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,
D’été, d’hiver, d'entre-temps, bref un monde
D inventions propres à tout gâter.
Le pauvre diable eut lieu de regretter
De l autre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic épousa
La parente de Madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le père, et la mère,
Et la grand'soeur, avec le petit frère,
De ses deniers mariant la grand'soeur,
Et du petit payant le précepteur.
Je n’ai pas dit la principale cause
De sa ruine infaillible accident ;
Et j'oubliais qu'il eût un intendant.
Un intendant ? qu'est-ce que cette chose ?
Je définis cet être, un animal
Qui comme on dit sait pécher en eau trouble,
Et plus le bien de son maître va mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble;
Tant qu’aisément lui-même achèterait
Ce qui de net au seigneur resterait:
Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait voir chaque chose réduite
En son état, s'il arrivait qu'un jour
L'autre devînt l'intendant à son tour,
Car regagnant ce qu'il eut étant maître,
Ils reprendraient tous deux leur premier être.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, était certain trafic
Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il était dit que tout serait fatal
A notre époux, ainsi tout alla mal.
Ses agents tels que la plupart des nôtres,
En abusaient: il perdit un vaisseau,
Et vit aller le commerce à vau-l'eau,
Trompe des uns, mal servi par les autres.
II emprunta. Quand ce vint à payer,
Et qu'à sa porte il vit le créancier,
Force lui fut d'esquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite
Il se sauva chez un certain fermier,
En certain coin remparé de fumier.
Mais Matheo moyennant grosse somme
L'en fit sortir au premier mot qu'il dit.
C’était à Naple, il se transporte à Rome ;
Saisit un corps: Matheo l'en bannit,
Le chasse encore: autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours d'un corps femelle,
Remarquez bien, notre diable sortit.
Le roi de Naple avait lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa famille ;
Maint jeune prince était son poursuivant.
Là d'Honnesta Belphégor se sauvant,
On ne le put tirer de cet asile.
II n’était bruit aux champs comme à la ville
Que d'un manant qui chassait les esprits.
Cent mille écus d'abord lui sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car les trois fois l’empêchaient d’espérer
Que Belphégor se laissât conjurer)
Il la refuse: il se dit un pauvre homme,
Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard seulement,
De quelques corps a chassé quelque diable,
Apparemment chétif, et misérable,
Et ne connaît celui-ci nullement.
Il beau dire; on le force, on l’amène,
On le menace, on lui dit que sous peine
D’être pendu, d’être mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du jour.
Dès l'heure même on vous met en présence
Notre démon et son conjurateur.
D'un tel combat le prince est spectateur.
Chacun y court; n'est fils de bonne mère
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D'un côté sont le gibet et la hart,
Cent mille écus bien comptés d'autre part.
Matheo tremble, et lorgne la finance.
L'esprit malin voyant sa contenance
Riait sous cape, alléguait les trois fois;
Dont Matheo suait en son harnois,
Pressait, priait, conjurait avec larmes.
Le tout en vain: plus il est en alarmes,
Plus l'autre rit. Enfin le manant dit
Que sur ce diable il n'avait nul crédit.
On vous le happe, et mène à la potence.
Comme il allait haranguer l’assistance,
Nécessite lui suggéra ce tour:
Il dit tout bas qu'on battît le tambour,
Ce qui fut fait; de quoi l'esprit immonde
Un peu surpris au manant demanda:
«Pourquoi ce bruit ? coquin, qu'entends-je là?»
L'autre répond: «C'est Madame Honnesta
Qui vous réclame, et va par tout le monde
Cherchant l’époux que le Ciel lui donna. »
Incontinent le diable décampa,
S'enfuit au fond des enfers, et conta
Tout le succès qu'avait eu son voyage:
«Sire, dit-il, le noeud du mariage
Damne aussi dru qu’aucuns autres états.
Votre Grandeur voit tomber ici-bas
Non par flocons, mais menu comme pluie
Ceux que l'Hymen fait de sa confrérie
J'ai par moi-même examiné le cas.
Non que de soi la chose ne soit bonne
Elle eut jadis un plus heureux destin
Mais comme tout se corrompt à la fin
Plus beau fleuron n’est en votre couronne. »
Satan le crut: il fut récompensé
Encor qu'il eût son retour avancé
Car qu'eut-il fait ? ce n’était pas merveilles
Qu'ayant sans cesse un diable à ses oreilles,
Toujours le même, et toujours sur un ton,
Il fut contraint d'enfiler la venelle ;
Dans les enfers encore en change-t-on ;
L'autre peine est à mon sens plus cruelle.
Je voudrais voir quelque gens y durer
Elle eut à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je inférer ?
Premièrement je ne sais pire chose
Que de changer son logis en prison:
En second lieu si par quelque raison
Votre ascendant à l'hymen vous expose
N’épousez point d'Honnesta s'il se peut
N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.




28 -Les filles de Minée

Je chante dans ces vers les filles de Minée,
Troupe aux arts de Pallas dès l'enfance adonnée,
Et de qui le travail fit entrer en courroux
Bacchus, à juste droit de ses honneurs jaloux.
Tout dieu veut aux humains se faire reconnaître :
On ne voit point les champs répondre aux soins du maître,
Si dans les jours sacrés, autour de ses guérets,
Il ne marche en triomphe à l'honneur de Cérès.
La Grèce était en jeux pour le fils de Sémèle;
Seules on vit trois soeurs condamner ce saint zèle.
Alcithoé, l'aînée, ayant pris ses fuseaux,
Dit aux autres : «Quoi donc ! toujours les dieux nouveaux !
L'Olympe ne peut plus contenir tant de têtes,
Ni l'an fournir de jours assez pour tant de fêtes.
Je ne dis rien des voeux dus aux travaux divers
De ce dieu qui purgea de monstres l'univers :
Mais à quoi sert Bacchus, qu'à causer des querelles ?
Affaiblir les plus sains ? enlaidir les plus belles ?
Souvent mener au Styx par de tristes chemins ?
Et nous irions chômer la peste des humains
Pour moi, j'ai résolu de poursuivre ma tâche.
Se donne qui voudra ce jour-ci du relâche :
Ces mains n'en prendront point. Je suis encor d'avis
Que nous rendions le temps moins long par des récits :
Toutes trois, tour à tour, racontons quelque histoire.
Je pourrais retrouver sans peine en ma mémoire
Du monarque des dieux les divers changements ;
Mais, comme chacun sait tous ces événements,
Disons ce que l'amour inspire à nos pareilles,
Non toutefois qu'il faille, en contant ses merveilles,
Accoutumer nos coeurs à goûter son poison ;
Car, ainsi que Bacchus, il trouble la raison :
Récitons-nous les maux que ses biens nous attirent. »
Alcithoé se tut, et ses soeurs applaudirent.
Après quelques moments, haussant un peu la voix :
«Dans Thèbes, reprit-elle, on conte qu'autrefois
Deux jeunes coeurs s'aimaient d'une égale tendresse :
Pirame, c'est l'amant, eut Thisbé pour maîtresse.
Jamais couple ne fut si bien assorti qu'eux :
L'un bien fait, l'autre belle, agréables tous deux,
Tous deux dignes de plaire, ils s'aimèrent sans peine ;
D'autant plus tôt épris, qu'une invincible haine
Divisant leurs parents ces deux amants unit,
Et concourut aux traits dont l'Amour se servit.
Le hasard, non le choix, avait rendu voisines
Leurs maisons, où régnaient ces guerres intestines :
Ce fut un avantage à leurs désirs naissants.
Le cours en commença par des jeux innocents :
La première étincelle eut embrasé leur âme,
Qu'ils ignoraient encor ce que c'était que flamme.
Chacun favorisait leurs transports mutuels,
Mais c'était à l'insu de leurs parents cruels.
La défense est un charme : on dit qu'elle assaisonne
Les plaisirs, et surtout ceux que l'amour nous donne.
D'un des logis à l'autre, elle instruisit du moins
Nos amants à se dire avec signes leurs soins.
Ce léger réconfort ne les put satisfaire ;
Il fallut recourir à quelque autre mystère.
Un vieux mur entr'ouvert séparait leurs maisons ;
Le temps avait miné ses antiques cloisons :
Là souvent de leurs maux ils déploraient la cause ;
Les paroles passaient, mais c'était peu de chose.
Se plaignant d'un tel sort, Pirame dit un jour :
«Chère Thisbé, le Ciel veut qu'on s'aide en amour ;
«Nous avons à nous voir une peine infinie :
«Fuyons de nos parents l'injuste tyrannie.
«J'en ai d'autres en Grèce ; ils se tiendront heureux
«Que vous daignez chercher un asile chez eux ;
«Leur amitié, leurs biens, leur pouvoir, tout m'invite
«A prendre le parti dont je vous sollicite.
«C'est votre seul repos qui me le fait choisir,
«Car je n'ose parler, hélas ! de mon désir.
«Faut-il croire à votre sacrifice,
«De crainte de vains bruits faut-il que je languisse ?
«Ordonnez, j'y consens ; tout me semblera doux ;
«Je vous aime, Thisbé, moins pour moi que pour vous.
«- J'en pourrais dire autant, lui repartit l'Amante :
«Votre amour étant pure, encor que véhémente,
«Je vous suivrai partout ; notre commun repos
«Me doit mettre au-dessus de tous les vains propos ;
«Tant que de ma vertu je serai satisfaite,
«Je rirai des discours d'une langue indiscrète,
«Et m'abandonnerai sans crainte à votre ardeur,
«Contente que je suis des soins de ma pudeur. »
«Jugez ce que sentit Pirame à ces paroles ,
Je n'en fais point ici de peintures frivoles :
Suppléez au peu d'art que le Ciel mit en moi ;
Vous-mêmes peignez-vous cet amant hors de soi.
«Demain, dit-il, il faut sortir avant l'Aurore ;
«N'attendez point les traits que son char fait éclore.
«Trouvez-vous aux degrés du Terme de Cérès ;
«Là, nous nous attendrons ; le rivage est tout près,
«Une barque est au bord ; les rameurs, le vent même.
«Tout pour notre départ montre une hâte extrême ;
«L'augure en est heureux, notre sort va changer ;
«Et les dieux sont pour nous, si je sais bien juger. »
Thisbé consent à tout ; elle en donne pour gage
Deux baisers, par le mur arrêtés au passage,
Heureux mur ! tu devais servir mieux leur désir :
Ils n'obtinrent de toi qu'une ombre de plaisir.
Le lendemain, Thisbé sort, et prévient Pirame ;
L'impatience, hélas ! maîtresse de son âme,
La fait arriver seule et sans guide aux degrés.
L'ombre et le jour luttaient dans les champs azurés.
Une lionne vient, monstre imprimant la crainte ;
D'un carnage récent sa gueule est toute teinte.
Thisbé fuit ; et son voile, emporté par les airs,
Source d'un sort cruel, tombe dans ces déserts.
La lionne le voit, le souille, le déchire ;
Et, l'ayant teint de sang, aux forêts se retire.
Thisbé s'était cachée en un buisson épais.
Pirame arrive, et voit ces vestiges tout frais :
O dieux ! que devient-il ? Un froid court dans ses veines ;
Il aperçoit le voile étendu dans ces plaines ;
Il se lève ; et le sang, joint aux traces des pas,
L'empêche de douter d'un funeste trépas.
«Thisbé ! s'écria-t-il, Thisbé, je t'ai perdue !
«Te voilà, par ma faute, aux Enfers descendue !
«Je l'ai voulu : c'est moi qui suis le monstre affreux
«Par qui tu t'en vas voir le séjour ténébreux :
«Attends-moi, je te vais rejoindre aux rives sombres ;
«Mais m'oserai-je à toi présenter chez les ombres ?
«Jouis au moins du sang que je te vais offrir,
«Malheureux de n'avoir qu'une mort à souffrir. »
Il dit, et d'un poignard coupe aussitôt sa trame.
Thisbé vient ; Thisbé voit tomber son cher Pirame.
Que devint-elle aussi ? Tout lui manque à la fois,
Le sens et les esprits, aussi bien que la voix.
Elle revient enfin ; Clothon, pour l'amour d'elle,
Laisse à Pirame ouvrir sa mourante prunelle.
Il ne regarde point la lumière des cieux ;
Sur Thisbé seulement il tourne encor les yeux.
Il voudrait lui parler, sa langue est retenue :
Il témoigne mourir content de l'avoir vue.
Thisbé prend le poignard ; et, découvrant son sein :
«Je n'accuserai point, dit-elle, ton dessein,
«Bien moins encor l'erreur de ton âme alarmée :
«Ce serait t'accuser de m'avoir trop aimée.
«Je ne t'aime pas moins : tu vas voir que mon coeur
«N'a, non plus que le tien, mérité son malheur.
«Cher Amant ! reçois donc ce triste sacrifice. »
Sa main et le poignard font alors leur office ;
Elle tombe, et, tombant range ses vêtements :
Dernier trait de pudeur même aux derniers moments.
Les Nymphes d'alentour lui donnèrent des larmes,
Et du sang des Amants teignirent par des charmes
Le fruit d'un mûrier proche, et blanc jusqu'à ce jour,
Eternel monument d'un si parfait amour. »
Cette histoire attendrit les filles de Minée.
L'une accusait l'Amant, l'autre la Destinée ;
Et toute d'une voix conclurent que nos coeurs
De cette passion devraient être vainqueurs :
Elle meurt quelquefois avant qu'être contente ;
L'est-elle, elle devient aussitôt languissante ;
Sans l'hymen on n'en doit recueillir aucun fruit,
Et cependant l'hymen est ce qui la détruit.
Il y joint, dit Clymène, une âpre jalousie,
Poison le plus cruel dont l'âme soit saisie:
Je n'en veux pour témoin que l'erreur de Procris.
Alcithoé ma soeur, attachant vos esprits,
Des tragiques amours vous a conté l'élite :
Celles que je vais dire ont aussi leur mérite.
J'accourcirai le temps, ainsi qu'elle, à mon tour.
Peu s'en faut que Phébus ne partage le jour ;
A ses rayons perçants opposons quelques voiles.
Voyons combien nos mains ont avancé nos toiles :
Je veux que, sur la mienne, avant que d'être au soir,
Un progrès tout nouveau se fasse apercevoir.
Cependant donnez-moi quelque heure de silence :
Ne vous rebutez point de mon peu d'éloquence ;
Souffrez-en les défauts, et songez seulement
Au fruit qu'on peut tirer de cet événement.
«Céphale aimait Procris ; il était aimé d'elle :
Chacun se proposait leur hymen pour modèle.
Ce qu'Amour fait sentir de piquant et de doux
Comblait abondamment les voeux de ces Epoux.
Ils ne s'aimaient que trop ! leurs soins et leur tendresse
Approchaient des transports d'Amant et de Maîtresse.
Le Ciel même envia cette félicité :
Céphale eut à combattre une Divinité.
Il était jeune et beau ; l'Aurore en fut charmée,
N'étant pas à ces biens chez elle accoutumée.
Nos belles cacheraient un pareil sentiment :
Chez les Divinités on en use autrement.
Celle-ci déclara ses pensers à Céphale ;
Il eut beau lui parler de la foi conjugale :
Les jeunes Déités qui n'ont qu'un vieil Epoux
Ne se soumettent point à ces lois comme nous :
La Déesse enleva ce Héros si fidèle.
De modérer ces feux il pria l'Immortelle :
Elle le fit ; l'amour devint simple amitié.
«Retournez, dit l'Aurore, avec votre moitié ;
«Je ne troublerai plus votre ardeur ni la sienne :
«Recevez seulement ces marques de la mienne.
(C'était un javelot toujours sûr de ses coups.
«Un jour cette Procris qui ne vit que pour vous
«Fera le désespoir de votre âme charmée,
«Et vous aurez regret de l'avoir tant aimée. »
Tout oracle est douteux, et porte un double sens :
Celui-ci mit d'abord notre Epoux en suspens.
«J'aurai regret aux voeux que j'ai formés pour elle !
«Et comment ? n'est-ce point qu'elle m'est infidèle ?
«Ah ! finissent mes jours plutôt que de le voir !
«Eprouvons toutefois ce que peut son devoir. »
Des Mages aussitôt consultant la science,
D'un feint adolescent  il prend la ressemblance,
S'en va trouver Procris, élève jusqu'aux Cieux
Ses beautés, qu'il soutient être dignes des Dieux ;
Joint les pleurs aux soupirs, comme un Amant sait faire,
Et ne peut s'éclaircir par cet art ordinaire.
Il fallut recourir à ce qui porte coup,
Aux présents : il offrit, donna, promit beaucoup,
Promit tant, que Procris lui parut incertaine ;
Toute chose a son prix. Voilà Céphale en peine :
Il renonce aux cités, s'en va dans les forêts,
Conte aux vents, conte aux bois ses déplaisirs secrets,
S'imagine en chassant dissiper son martyre.
C'était pendant ces mois où le chaud qu'on respire
Oblige d'implorer l'haleine des Zéphirs.
«Doux Vents, s'écriait-il, prêtez-moi des soupirs !
«Venez, légers Démons par qui nos champs fleurissent ;
«Aure, fais-les venir ; je sais qu'ils t'obéissent :
«Ton emploi dans ces lieux est de tout ranimer. »
On l'entendit : on crut qu'il venait de nommer
Quelque objet de ses voeux, autre que son Epouse.
Elle en est avertie ; et la voilà jalouse.
Maint voisin charitable entretient ses ennuis.
«Je ne le puis plus voir, dit-elle, que les nuits !
«Il aime donc cette Aure, et me quitte pour elle ?
«- Nous vous plaignons ; il l'aime, et sans cesse il l'appelle :
«Les échos de ces lieux n'ont plus d'autres emplois
«Que celui d'enseigner le nom d'Aure à nos bois ;
«Dans tous les environs le nom d'Aure résonne.
«Profitez d'un avis qu'en passant on vous donne :
«L'intérêt qu'on y prend est de vous obliger. »
Elle en profite, hélas ! et ne fait qu'y songer.
Les Amants sont toujours de légère croyance.
S'ils pouvaient conserver un rayon de prudence,
(Je demande un grand point, la prudence en amours)
Ils seraient aux rapports insensibles et sourds ;
Notre Epouse ne fut l'une ni l'autre chose.
Elle se lève un jour ; et lorsque tout repose,
Que de l'aube au teint frais la charmante douceur
Force tout au sommeil, hormis quelque chasseur,
Elle cherche Céphale : un bois l'offre à sa vue.
Il invoquait déjà cette Aure prétendue :
«Viens me voir, disait-il, chère Déesse, accours !
«Je n'en puis plus, je meurs ; fais que par ton secours
«La peine que je sens se trouve soulagée. »
L'épouse se prétend par ces mots outragée :
Elle croit y trouver, non le sens qu'ils cachaient,
Mais celui seulement que ses soupçons cherchaient.
O triste jalousie ! ô passion amère !
Fille d'un fol amour, que l'erreur a pour mère !
Ce qu'on voit par tes yeux cause assez d'embarras
Sans voir encore par eux ce que l'on ne voit pas !
Procris s'était cachée en la même retraite
Qu'un fan de biche avait pour demeure secrète.
Il en sort ; et le bruit trompe aussitôt l'Epoux.
Céphale prend le dard toujours sûr de ses coups,
Le lance en cet endroit, et perce sa jalouse :
Malheureux assassin d'une si chère Epouse !
Un cri lui fait d'abord soupçonner quelque erreur ;
Il accourt, voit sa faute ; et, tout plein de fureur,
Du même javelot il veut s'ôter la vie.
L'Aurore et les Destins arrêtent cette envie ;
Cet office lui fut plus cruel qu'indulgent :
L'infortuné Mari sans cesse s'affligeant
Eût accru par ses pleurs le nombre des fontaines,
Si la déesse enfin, pour terminer ses peines,
N'eût obtenu du Sort que l'on tranchât ses jours :
Triste fin d'un hymen bien divers en son cours !
Fuyons ce noeud, mes soeurs, je ne puis trop le dire :
Jugez par le meilleur quel peut être le pire.
S'il ne nous est permis d'aimer que sous ses lois,
N'aimons point. Ce dessein fut pris par toutes trois.
Toutes trois, pour chasser de si tristes pensées,
A revoir leur travail se montrent empressées.
Clymène, en un tissu riche, pénible et grand,
Avait presque achevé le fameux différend
D'entre le dieu des eaux et Pallas la savante.
On voyait en lointain une ville naissante ;
L'honneur de la nommer, entre eux deux contesté,
Dépendait du présent de chaque déité.
Neptune fit le sien d'un symbole de guerre :
Un coup de son trident fit sortir de la terre
Un animal fougueux, un Coursier plein d'ardeur :
Chacun de ce présent admirait la grandeur.
Minerve l'effaça, donnant à la contrée
L'Olivier, qui de paix est la marque assurée.
Elle emporta le prix, et nomma la cité :
Athène offrit ses voeux à cette déité ;
Pour les lui présenter on choisit cent pucelles,
Toutes sachant broder, aussi sages que belles.
Les premières portaient force présents divers ;
Tout le reste entourait la déesse aux yeux pers;
Avec un doux souris elle acceptait l'hommage.
Clymène ayant enfin reployé son ouvrage,
La jeune Iris commence en ces mots son récit :
«Rarement pour les pleurs mon talent réussit ;
Je suivrai toutefois la matière imposée.
Télamon pour Cloris avait l'âme embrasée,
Cloris pour Télamon brûlait de son côté.
La naissance, l'esprit, les grâces, la beauté,
Tout se trouvait en eux, hormis ce que les hommes
Font marcher avant tout dans ce siècle où nous sommes :
Ce sont les biens, c'est l'or, mérite universel.
Ces Amants, quoique épris d'un désir mutuel,
N'osaient au blond Hymen sacrifier encore,
Faute de ce métal que tout le monde adore.
Amour s'en passerait ; l'autre état ne le peut :
Soit raison, soit abus, le Sort ainsi le veut.
Cette loi, qui corrompt les douceurs de la vie,
Fut par le jeune Amant d'une autre erreur suivie.
Le Démon des Combats vint troubler l'Univers :
Un Pays contesté par des Peuples divers
Engagea Télamon dans un dur exercice ;
Il quitta pour un temps l'amoureuse milice.
Cloris y consentit, mais non pas sans douleur :
Il voulut mériter son estime et son coeur.
Pendant que ses exploits terminent la querelle,
Un parent de Cloris meurt, et laisse à la belle
D'amples possessions et d'immenses trésors.
Il habitait les lieux où Mars régnait alors.
La belle s'y transporte ; et partout révérée,
Partout des deux partis Cloris considérée,
Voit de ses propres yeux les champs où Télamon
Venait de consacrer un trophée à son nom.
Lui de sa part accourt ; et, tout couvert de gloire,
Il offre à ses amours les fruits de sa victoire.
Leur rencontre se fit non loin de l'élément
Qui doit être évité de tout heureux amant.
Dès ce jour l'âge d'or les eût joints sans mystère ;
L'âge de fer en tout a coutume d'en faire.
Cloris ne voulut donc couronner tous ces biens
Qu'au sein de sa patrie, et de l'aveu des siens.
Tout chemin, hors la mer, allongeant leur souffrance,
Ils commettent aux flots cette douce espérance.
Zéphyre  les suivait quand, presque en arrivant,
Un pirate survient, prend le dessus du vent,
Les attaque, les bat. En vain, par sa vaillance,
Télamon jusqu'au bout porte la résistance :
Après un long combat son parti fut défait,
Lui pris ; et ses efforts n'eurent pour tout effet
Qu'un esclavage indigne. O dieux ! qui l'eût pu croire ?
Le sort, sans respecter ni son sang ni sa gloire,
Ni son bonheur prochain, ni les voeux de Cloris,
Le fit être forçat aussitôt qu'il fut pris.
« Le Destin ne fut pas à Cloris si contraire.
Un célèbre Marchand l'achète du Corsaire :
Il l'emmène ; et bientôt la Belle, malgré soi,
Au milieu de ses fers range tout sous sa loi.
L'Epouse du Marchand la voit avec tendresse.
Ils en font leur Compagne, et leur fils sa Maîtresse.
Chacun veut cet hymen : Cloris à leurs désirs
Répondait seulement par de profonds soupirs.
Damon, c'était ce fils, lui tient ce doux langage :
« Vous soupirez toujours, toujours votre visage
« Baigné de pleurs nous marque un déplaisir secret.
« Qu'avez-vous ? vos beaux yeux verraient-ils à regret
« Ce que peuvent leurs traits et l'excès de ma flamme ?
« Rien ne vous force ici ; découvrez-nous votre âme :
« Cloris, c'est moi qui suis l'esclave, et non pas vous.
« Ces lieux, à votre gré, n'ont-ils rien d'assez doux ?
« Parlez ; nous sommes prêts à changer de demeure :
« Mes parents m'ont promis de partir tout à l'heure.
« Regrettez-vous les biens que vous avez perdus ?
« Tout le nôtre est à vous ; ne le dédaignez plus.
« J'en sais qui l'agréeraient ; j'ai su plaire à plus d'une ;
« Pour vous, vous méritez toute une autre fortune.
« Quelle que soit la nôtre, usez-en ; vous voyez
« Ce que nous possédons, et nous-même à vos pieds. »
Ainsi parle Damon ; et Cloris tout en larmes
Lui répond en ces mots, accompagnés de charmes :
« Vos moindres qualités, et cet heureux séjour
« Même aux filles des dieux donneraient de l'amour ;
« Jugez donc si Cloris, esclave et malheureuse,
« Voit l'offre de ces biens d'une âme dédaigneuse.
« Je sais quel est leur prix : mais de les accepter,
« Je ne puis ; et voudrais vous pouvoir écouter ;
« Ce qui me le défend, ce n'est point l'esclavage :
« Si toujours la naissance éleva mon courage,
« Je me vois, grâce aux Dieux, en des mains où je puis
« Garder ces sentiments malgré tous mes ennuis ;
« Je puis même avouer (hélas ! faut-il le dire ?)
« Qu'un autre a sur mon coeur conservé son empire.
« Je chéris un Amant, ou mort, ou dans les fers ;
« Je prétends le chérir encor dans les enfers.
« Pourriez-vous estimer le coeur d'une inconstante ?
« Je ne suis déjà plus aimable ni charmante ;
« Cloris n'a plus ces traits que l'on trouvait si doux,
« Et doublement esclave est indigne de vous.
« Touché de ce discours, Damon prend congé d'elle.
« Fuyons, dit-il en soi; j'oublierai cette Belle :
« Tout passe, et même un jour ses larmes passeront :
« Voyons ce que l'absence et le temps produiront. »
A ces mots il s'embarque ; et, quittant le rivage,
Il court de mer en mer, aborde en lieu sauvage,
Trouve des malheureux de leurs fers échappés,
Et sur le bord d'un bois à chasser occupés.
Télamon, de ce nombre, avait brisé sa chaîne :
Aux regards de Damon il se présente à peine,
Que son air, sa fierté, son esprit, tout enfin
Fait qu'à l'abord Damon admire son destin ;
Puis le plaint, puis l'emmène, et puis lui dit sa flamme.
D'une Esclave, dit-il, je n'ai pu toucher l'âme :
«Elle chérit un mort ! Un mort ! ce qui n'est plus
«L'emporte dans son coeur ! mes voeux sont superflus. »
Là-dessus, de Cloris il lui fait la peinture.
Télamon dans son âme admire l'aventure,
Dissimule, et se laisse emmener au séjour
Où Cloris lui conserve un si parfait amour.
Comme il voulait cacher avec soin sa fortune,
Nulle peine pour lui n'était vile et commune.
On apprend leur retour et leur débarquement ;
Cloris, se présentant à l'un et l'autre Amant,
Reconnaît Télamon sous un faix qui l'accable.
Ses chagrins le rendaient pourtant méconnaissable ;
Un oeil indifférent à le voir eût erré,
Tant la peine et l'amour l'avaient défiguré !
Le fardeau qu'il portait ne fut qu'un vain obstacle,
Cloris le reconnaît, et tombe à ce spectacle :
Elle perd tous ses sens et de honte et d'amour
Télamon, d'autre part, tombe presque à son tour.
On demande à Cloris la cause de sa peine :
Elle la dit ; ce fut sans s'attirer de haine.
Son récit ingénu redoubla la pitié
Dans des coeurs prévenus d'une juste amitié.
Damon dit que son zèle avait changé de face :
On le crut. Cependant, quoi qu'on dise et qu'on fasse,
D'un triomphe si doux l'honneur et le plaisir
Ne se perd qu'en laissant des restes de désir.
On crut pourtant Damon. Il restreignit son zèle
A sceller de l'Hymen une union si belle ;
Et, par un sentiment à qui rien n'est égal,
Il pria ses parents de doter son rival :
Il l'obtint, renonçant dès lors à l'Hyménée.
Le soir étant venu de l'heureuse journée,
Les noces se faisaient à l'ombre d'un ormeau ;
L'enfant d'un voisin vit s'y percher un corbeau :
Il fait partir de l'arc une flèche maudite,
Perce les deux époux d'une atteinte subite.
Cloris mourut du coup, non sans que son Amant
Attirât ses regards en ce dernier moment.
Il s'écrie, en voyant finir ses destinées :
«Quoi ! la Parque a tranché le cours de ses années !
«Dieux, qui l'avez voulu, ne suffisait-il pas
«Que la haine du Sort avançât mon trépas ? »
En achevant ces mots, il acheva de vivre :
Son amour, non le coup, l'obligea de la suivre :
Blessé légèrement , il passa chez les morts :
Le Styx vit nos Epoux accourir sur ses bords.
Même accident finit leurs précieuses trames;
Même tombe eut leurs corps, même séjour leurs âmes.
Quelques-uns ont écrit (mais ce fait est peu sûr)
Que chacun d'eux devint statue et marbre dur :
Le couple infortuné face à face repose.
Je ne garantis point cette métamorphose :
On en doute. - On la croit plus que vous ne pensez,
Dit Clymène ; et, cherchant dans les siècles passés
Quelque exemple d'amour et de vertu parfaite,
Tout ceci me fut dit par un sage Interprète.
J'admirai, je plaignis ces Amants malheureux :
On les allait unir ; tout concourait pour eux ;
Ils touchaient au moment ; l'attente en était sûre :
Hélas ! il n'en est point de telle en la nature ;
Sur le point de jouir tout s'enfuit de nos mains :
Les Dieux se font un jeu de l'espoir des humains.
- Laissons, reprit Iris, cette triste pensée.
La Fête est vers sa fin, grâce au Ciel, avancée ;
Et nous avons passé tout ce temps en récits
Capables d'affliger les moins sombres esprits :
Effaçons, s'il se peut, leur image funeste.
Je prétends de ce jour mieux employer le reste,
Et dire un changement, non de corps, mais de coeur.
Le miracle en est grand ; Amour en fut l'auteur :
Il en fait tous les jours de diverse manière ;
Je changerai de style en changeant de matière.
«Zoon plaisait aux yeux ; mais ce n'est pas assez :
            Son peu d'esprit, son humeur sombre,
            Rendaient ces talents mal placés.
Il fuyait les cités, il ne cherchait que l'ombre,
Vivait parmi les bois, concitoyen des ours.
Et passait sans aimer les plus beaux de ses jours.
Nous avons condamné l'amour, m'allez-vous dire :
J'en blâme en nous l'excès ; mais je n'approuve pas
            Qu'insensible aux plus doux appas
            Jamais un homme ne soupire.
Hé quoi ! ce long repos est-il d'un si grand prix ?
Les morts sont donc heureux ? Ce n'est pas mon avis :
Je veux des passions ; et si l'état le pire
            Est le néant, je ne sais point
De néant plus complet qu'un coeur froid à ce point.
Zoon n'aimant donc rien, ne s'aimant pas lui-même,
Vit Iole endormie, et le voilà frappé :
            Voilà son coeur développé.
            Amour, par son savoir suprême,
Ne l'eut pas fait amant, qu'il en fit un héros.
Zoon rend grâce au Dieu qui troublait son repos :
Il regarde en tremblant cette jeune merveille.
            A la fin Iole s'éveille ;
            Surprise et dans l'étonnement,
            Elle veut fuir, mais son Amant
            L'arrête, et lui tient ce langage :
«Rare et charmant objet, pourquoi me fuyez-vous ?
«Je ne suis plus celui qu'on trouvait si sauvage :
«C'est l'effet de vos traits, aussi puissants que doux ;
«Ils m'ont l'âme et l'esprit et la raison donnée.
            «Souffrez que, vivant sous vos lois,
«J'emploie à vous servir des biens que je vous dois. »
Iole, à ce discours encor plus étonnée,
Rougit, et sans répondre elle court au hameau,
Et raconte à chacun ce miracle nouveau.
Ses compagnes d'abord s'assemblent autour d'elle :
Zoon suit en triomphe, et chacun applaudit.
Je ne vous dirai point, mes soeurs, tout ce qu'il fit,
            Ni ses soins pour plaire à la belle :
Leur hymen se conclut. Un Satrape voisin,
            Le propre jour de cette fête,
            Enlève à Zoon sa conquête :
On ne soupçonnait point qu'il eût un tel dessein.
Zoon accourt au bruit, recouvre ce cher gage,
Poursuit le ravisseur, et le joint et l'engage
            En un combat de main à main.
Iole en est le prix aussi bien que le juge.
Le Satrape, vaincu, trouve encor du refuge
            En la bonté de son rival.
Hélas ! cette bonté lui devint inutile ;
Il mourut du regret de cet hymen fatal :
Aux plus infortunés la tombe sert d'asile.
Il prit pour héritière, en finissant ses jours,
Iole, qui mouilla de pleurs son mausolée.
Que sert-il d'être plaint quand l'âme est envolée ?
Ce satrape eût mieux fait d'oublier ses amours. » 

La jeune Iris à peine achevait cette histoire ;
Et ses soeurs avouaient qu'un chemin à la gloire,
C'est l'amour : on fait tout pour se voir estimé ;
Est-il quelque chemin plus court pour être aimé ?
Quel charme de s'ouïr louer par une bouche
Qui même sans s'ouvrir nous enchante et nous touche
Ainsi disaient ces soeurs. Un orage soudain
Jette un secret remords dans leur profane sein.
Bacchus entre, et sa cour, confus et long cortège:
«Où sont, dit-il, ces soeurs à la main sacrilège ?
Que Pallas les défende, et vienne en leur faveur
Opposer son AEgide à ma juste fureur :
Rien ne m'empêchera de punir leur offense.
Voyez : et qu'on se rie après de ma puissance ! »
Il n'eut pas dit, qu'on vit trois monstres au plancher,
Ailés, noirs et velus, en un coin s'attacher.
On cherche les trois Soeurs ; on n'en voit nulle trace :
Leurs métiers sont brisés ; on élève en leur place
Une Chapelle au Dieu, père du vrai Nectar.
Pallas a beau se plaindre, elle a beau prendre part
Au destin de ces Soeurs par elle protégées ;
Quand quelque dieu, voyant ses bontés négligées,
Nous fait sentir son ire, un autre n'y peut rien :
L'Olympe s'entretient en paix par ce moyen.
Profitons, s'il se peut, d'un si fameux exemple :
Chômons : c'est faire assez qu'aller de Temple en Temple
Rendre à chaque immortel les voeux qui lui sont dus :
Les jours donnés aux Dieux ne sont jamais perdus. »