-Scropia de la fafouette !
-Niquedoine de gazadagne !
-Beuseuqueux !
(Toutes ces injures en patois sont intraduisibles)
Les hommes à leur tour s’engueulaient, de leurs grosses voix
lourdes comme des moellons. Pourquoi s’engueulaient-ils ? Parce que le
moment était venu de s’engueuler, parce que le vent des humeurs soufflait de
l’Ouest, parce que les femmes les asticotaient et leur mettaient les nerfs en
boule, parce qu’il y avait trop longtemps que ça durait de vivre bonassement et
qu’ils en étaient las, parce qu’ils avaient touché aux doctrines afin de voir
leur sort s’améliorer et que les doctrines, avant de rien changer à la
condition des citoyens, ont d’abord pour effet de les brouiller. La politique
divisait les Clochemerlins au point de les faire ressembler à des frères
ennemis qui se disputent un héritage de famille.
Ils s’étaient mis à penser puissamment, à donner dans des
systèmes dont la nouveauté les grisait. Armés de vérités transcendantes, qu’on
leur avait d’ailleurs soufflées, chacun se croyait plus intelligent que le
voisin, mieux que lui capable d’argumenter.
Il y avait ceux, les plus nombreux, qui étaient du côté de
Piéchut, c’est-à-dire du pouvoir et ne voulaient pas s’en laisser déposséder.
Et en face, ralliés à Laroudelle, ceux qui voulaient renverser le pouvoir
existant pour se substituer à lui. Ce sont les deux clans de base de tout
conflit politique, qui correspondent aux ceux clans du conflit social :
possédants et non-possédants. On pouvait se demander ce que des vignerons
venaient faire là-dedans, leur situation particulière dans l’économie les
situant à l’écart du patronat et du prolétariat. Ils cédaient à un entraînement
général parce qu’il y avait, comme on dit, « quelque chose dans
l’air ». L’intoxication des esprits paraît avoir des causes microbiennes
qui échappent à tout processus proprement logique. Le ton de la presse
atteignait une rare violence, et quand ce ton-là s’est soutenu quelque
temps, tout autre en comparaison paraît
insipide et fade.
-Nous voulons être gouvernés ! répétait-on à l’envi.
Ça disait assez le désordre des esprits, car les Français,
peu enclins au civisme, demandent plutôt à être gouvernés le moins possible.
Mais enfin, à force de surenchères et de campagnes passionnées, on était arrivé
au point de réclamer un gouvernement fort, un gouvernement autoritaire,
impitoyable aux profiteurs et aux tricheurs. En somme, un gouvernement
vertueux. Tout le monde était d’accord sur ce point. Les choses se
compliquaient terriblement lorsque la question se posait de savoir où recruter
un tel gouvernement. Dans nos rangs répondait chaque parti, avec la conviction
de posséder la meilleure doctrine, la meilleure technique gouvernementale et de grouper les hommes les plus capables.
Pour avoir voulu se mêler de ces importantes questions,
Clochemerle donnait dans les fureurs de la dialectique et de la partisannerie.
Et les Clochemerlins s’engueulaient.
*
Cependant le bourg avait les yeux fixés sur Tistin la
Quille, devenu personnage d’importance depuis que la passion politique s’était
brusquement envenimée à propos de lui. On n’ignorait pas qu’il avait fait
l’objet d’une vive discussion au Conseil municipal, laquelle discussion avait
fourni à Piéchut l’occasion de remporter une écrasante victoire sur Laroudelle.
On répétait les bons mots du sénateur et comment il avait dérouté l’adversaire
en prenant son intervention à la blague. La chose n’était pas pour étonner. On
savait Piéchut capable de retourner une situation par des artifices
d’improvisation qui mettaient les rieurs de son côté. On ne faisait par une
carrière comme la sienne sans des qualités de sang-froid et un sens de
l’à-propos auxquels on pouvait difficilement s’affronter. D’ailleurs Piéchut
était le premier à Clochemerle : c’était tout dire.
On jugeait diversement le cas de Tistin la Quille, qui était
loin de n’avoir que des amis. Dans les débuts son titre de chômeur, d’une
grande nouveauté et sans concurrence dans la région, avait amusé tout le monde.
Dans la suite, on trouva qu’il en abusait pour en tirer de scandaleux
avantages. Il faut dire ce qui est : des hommes le jalousaient. Voici un
gaillard qui trouvait moyen de se la couler douce sans rien faire et se payait
le luxe de s’offrir deux femmes, au vu et su de tout le pays, avec l’appui des
pouvoirs publics ! Qui aurait pu se permettre d’en faire autant, et à quoi
sert le travail ? Pas de responsabilités, pas de charges, pas d’impôts,
pas d’obligations, bien nourri, fêté partout, et deux femmes à sa
dévotion ! C’était surtout ce dernier point qui taquinait les jaloux,
Jeannette Machurat et Zoé Voinard étant des créatures bien en chair, expertes,
qui faisaient envie à plus d’un.
Avec deux femmes qui s’étaient battues pour lui, et un
sénateur pour le défendre, Tistin était le roi. Pourquoi se serait-il
gêné ? Le scandale continuait donc. Maintenant qu’elle était remise de ses
couches, il retournait chez Jeannette Machurat, y retrouvait sa place et y
reprenait ses habitudes. Son calcul s’avérait juste : cette bonne
Jeannette ne pouvait se passer de lui. Un enfant, c’est bien beau, mais ça ne
tient pas lieu de tout à une femme. Et ça le flattait d’être père, lui, le
gueux, le hors-la-loi. Il s’attendrissait au-dessus du berceau :
-plus tard, je t’épouserai, Jeannette. Je reconnaîtrai le
petit.
-Pourquoi pas tout de suite ?
-Faut attendre, Jeannette. Je t’épouserai quand le métier ne
vaudra plus rien.
Il parlait de son métier de chômeur0 sans valoir ce qu’il
avait valu les deux premières années, il restait d’un bon rapport. Et Tistin se
jugeait encore jeune pour renoncer à sa chère liberté. Qu’y aurait-il
gagné ? Il avait une femme, une bonne femme, sans avoir à en subir les
inconvénients, ni de comptes à lui rendre, comme à une qui aurait des droits.
Avant de donner des droits aux femmes, il faut y regarder à deux fois. Parce
que la meilleure, une fois épousée, qu’est-ce qu’elle donnera ?
Autre avantage : il pouvait retourner chez Zoé Voinard.
Cela s’accordait avec la morale des épouses, qui considèrent qu’une femme non
mariée ne mérite pas d’avoir un homme pour elle seule. Car les femmes mariées,
faisant de leur situation un mérite, estiment qu’on épouse seulement les femmes
qui en valent la peine et que les autres appartiennent à une catégorie
inférieure. Même celles qui avaient autrefois couché un peu à la légère étaient
devenues très formelles sur ce point. De leur côté, Tistin n’encourait aucun blâme.
Ç’avait été une excellente chose d’opposer l’une à l’autre
Jeannette Machurat et Zoé Voinard. L’inquiétude étant un bon sujet de
méditation, ça les avait assouplies toutes les deux. Si vous autorisez une
femme à se croire indispensable, elle est instinctivement portée à en abuser.
Si, au contraire, elle se sait une rivale, ça lui donne à réfléchir. Elle se
demande de quels moyens qu’elle n’aurait pas, dispose l’autre pour vous
retenir. Ça la sort de ses relâchements, ça la remet sur le pied de guerre,
elle refait l’effort de séduire. Celle qui se sent menacée devient douce,
patiente, attentionnée. Elle sort tout l’arsenal de ses qualités morales et
domestiques, et corporellement aussi elle s’efforce davantage.
Si Jeannette Machurat n’avait pas fatigué Tistin de ses
plaintes, de ses « épouse-moi » perpétuels, jamais il ne serait allé
chez Zoé Voinard, et en tout cas n’y serait pas retourné. Mais Zoé Voinard s’était
présentée au moment où Jeannette, déjà insupportable, devenait indisponible.
Occasion très propice d’espacer. Malheureusement, quand Zoé Voinard se crut
bien sûre de son ascendant, à son tour elle se mit à harceler Tistin de
demandes en mariage. Ce qui fait qu’il fut bien aise de retourner cher
Jeannette dès que celle-ci fut rétablie. Alors Zoé Voinard abandonnant toute
exigence, lui demanda de revenir sans conditions, juste pour l’agrément. Il ne
pouvait guère s’y refuser, par reconnaissance, et l’agrément était réel.
Ainsi Tistin la Quille, par la faveur de deux femmes
tendrement empressées, se découvrait une valeur amoureuse qu’il était loin de
se savoir. Comment ne pas en tenir compte aux deux, en était infidèle aux
deux ? Il profitait de ce qu’il y avait en elles de meilleur, qu’elles ne
demandaient qu’à lui confier, et ce qi était un peu déficient chez l’une se
trouvait compensé par une surabondance chez l’autre. (Jeannette était plutôt
silencieuse, et Zoé très bavarde.) Mais il ne pouvait plus leur accorder une
exclusivité qu’elles auraient eu tort d’exiger. Car chacune, grâce au jeu des
alternances, devait à l’autre son pouvoir de renouvellement. Zoé était
infiniment désirable après Jeannette, et inversement : Tistin n’aurait pu
choisir entre elles sans s’appauvrir, maintenant qu’il connaissait bien leurs
ressources. Le domaine de la sensation, qui est infiniment vaste, peut englober
plusieurs corps et plusieurs âmes. Il était d’ailleurs étonné de le découvrir,
les expériences antérieures qu’il avait eues de l’amour, expériences des plus
sommaires, lui ayant épargné tout problème d’ordre sentimental et psychologique.
Jeannette et Zoé, qui lui étaient venues pour les mêmes
raisons et à peu près de la même manière, lui composaient un seul amour, varié
et divertissant. C’était en toute sincérité qu’il pouvait leur répondre par
l’affirmative quand elles lui demandaient : »Tu m’aimes ? »
Il les aimait simplement à des instants différents du même amour.
Le résultat de tout cela, c’est que les deux veuves avaient
un peu pourri Tistin la Quille. Leurs cajoleries, en entamant son cuir
d’insoumis, le rendaient sensible aux flatteries, au bien-être, à une certaine
importance sociale. Parce que deux personnes démunies, affolées par des
terreurs de solitude, lui avaient fait des avances (ce qui est certain, il faut
le reconnaître), mais peut-être faute de mieux à qui s’adresser (et c’était là
une chose dont il n’avait plus l’humilité de convenir) il concluait à son
charme personnel irrésistible. Il ne doutait guère de ne rencontrer qu’une
faible résistance chez d’autres personnes du beau sexe, s’il se fût mis encore
une fois à la recherche des biens de tendresse dont il était largement gavé –
ce qui le dispensait d’avoir à tenter l’expérience. En sorte que Tistin la
Quille, prospère, la peau luisante, choya et disputé, promenait dans le bourg
un air de satisfaction vaniteuse, reposant sur la conviction de pouvoir
aisément triompher des considérations de rang et de fortune auxquelles on
attache une valeur d’apparat, toute extérieure, qui ne résistent pas à quelques
instants de véritable intimité. Il savait ce que les femmes ont à demander aux
hommes les plus aimables avec un air de complicité légèrement en retrait, qui
jouait l’équivoque d’un bon garçonnisme sans façon, mais le petit œil
émerillonné qu’il posait sur elles, semblait sous-entendre la question à
laquelle la moins avertie ne peut se tromper : « Alors, ma grosse
coquine, c’est oui ou c’est non ? » tout en laissant percer l’hommage
d’une supputation extrêmement favorable à leurs charmes.
On a beau s’en défendre, ça agit : ces dames n’étaient
pas insensibles à ces nuances. La morne routine conjugale les privait de
l’admiration que laissait habilement paraître le lascar, cette admiration qui
remet une femme sous les armes, tendue, cambrée, comme une belle jument dont on
flatte la croupe de claques sonores. Même la plus honnête n’oublie jamais tout
à fait le rôle capital que joue son corps dans la conduite de sa vie.
L’impérieux besoin la ressaisit d’entendre célébrer la gloire de ce corps, de
s’entendre répéter que l’homme en fait un objet poétique, le centre de ses
rêveries, le but suprême de ses luttes et de ses conquêtes. Les triomphes d’un
seul amour sont de trop courte durée, retombent trop vite aux banalités de
l’habitude, pour que la femme puisse s’en satisfaire pour une existence
entière. Car elle deviendrait semblable à une actrice qui rate ses entrées,
n’est plus applaudie en scène et à laquelle on ne confie que des emplois. C’est
pourquoi quiconque lui trouve un caractère précieux, incomparable, à chance de
l’émouvoir. C’est sur sa puissance de faire illusion qu’elle demande à être
rassurée, sachant que si elle l’a perdue, tout est perdu pour elle.
C’était la sorte de service que Tistin savait rendre aux
femmes. Il les situait dans le domaine de séduction qui est la vraie patrie
féminine. Il avait des loisirs pour s’occuper d’elles longuement, comme un
oisif, écouter leurs histoires, leur tourner le compliment qui fait plaisir. Ce
pouvait être tout platonique – et dans l’esprit de la plupart il ne s’agissait
pas d’autre chose – m ais ces
petites attentions pimentées de sous-entendus câlins les revigoraient, leur
redonnaient du plaisir à vivre, en ranimant leur conviction d’être toujours
désirables, en les sauvant de tomber dans le laisser-aller des épouses
désenchantées. En échange, elles accordaient leur protection au chômeur. C’est
entendu il avait deux femmes, ce qui n’était pas d’un bon exemple. Mais pour
avoir deux femmes il faut en être capable – et d’une ! Ensuite
l’attachement de Jeannette Machurat et de Zoé Voinard plaidait en sa faveur.
Pour être ainsi aimé, il fallait bien qu’il y eût quelque chose chez cet
homme-là, car enfin Jeannette et Zoé n’étaient pas des gamines.
-Ce bon Tristin, répétaient-elles, il n’y en a pas deux
comme lui pour rendre service !
Elles continuaient de l’attirer dans les maisons, malgré le
danger qu’il paraissait présenter. Mais, faisaient-elles observer, le vrai
danger ne venait pas de lui : si on ne lui avait rien offert, Tistin
aurait gardé les distances. A qui donc avait-il manqué de respect ? Raisonnement
quand même spécieux : s’il avait, ici ou là, manqué de respect sur
invitation, personne n’avait intérêt à le révéler, et surtout pas lui, qui
veillait à se ménager la faveur des femmes de Clochemerle, sachant quelle
influence elles avaient sur les réputations, dont elles venaient toujours à
bout par un travail souterrain de racontars qui gagnaient de proche en proche.
C’étaient donc les hommes qui avaient tendance à se braquer
contre Tistin la Quille. Ils commençaient à trouver que le bougre allait trop
fort, que sa prospérité narguait tout le monde. Ce gueux méprisé mais astucieux
en était arrivé, sans travail et sans risque, à s’organiser une vie douillette
sur le dos de la commune, et on lui permettait ce qu’on n’eût passé à aucun
autre. Dernière raison de le jalouser : il était l’homme à propose de qui,
au Conseil municipal, Piéchut avait posé la question de confiance, pour
l’emporter dans les éclats de rire, à une très forte majorité.
On ignorait en Beaujolais que Tistin la Quille était fort
connu à Paris, où Piéchut en avait fait un personnage légendaire dont les
exploits amusaient beaucoup les vieux messieurs du Sénat. Chaque fois que le maire
de Clochemerle revenait de province, on faisait cercle autour de lui et on le
pressait de questions :
-Que devient votre chômeur, mon cher Piéchut ?
-Une des veuves est heureusement accouchée. Il vient d’être
père pour la première fois.
-Qu’en dit la seconde veuve ?
-Elle se déclare prête à faire aussi bien. Mais elle avait
du retard au départ.
-Ces dames ne se sont pas flanqué une nouvelle
peignée ?
-Elles sont plus calmes. Mais on voulait me marier mon
chômeur. Me le marier de force.
-Vous n’avez pas laissé faire ça ?
-Non, rassurez-vous. J’ai tenu compte que nous avons pas mal
de veuves à Clochemerle. Si on me marie mon chômeur que deviendront les pauvres
femmes ?
-Ben, voyons ! Il est décidément spécialisé dans les
veuves ?
-Il est leur providence. Mais j’ai eu au Conseil municipal
une séance très orageuse.
-Racontez-nous ça, chez ami.
On devine le parti que Piéchut pouvait tirer de ces
histoires. La chronique de Clochemerle lui servait à se tailler de grands
succès au Luxembourg. Comme il distrayait les sénateurs, dans les intermèdes de
séances souvent ennuyeuses et somnolentes, aucun de ses paris ne lui refusait
les premières qualités. Il avait donc intérêt à soutenir un protégé qui le
fournissait en anecdotes irrésistibles. Il bénéficiait d’être maire de la
commune qui passait pour la plus comique de la France, il en rejaillissait sur
lui une réputation de joyeux drille. Quant à Tistin la Quille, ses
excentricités déridaient si bien les sénateurs que ceux-ci lui eussent
allégrement accordé deux ou trois veuves de plus, et même de faire quelques
cocus. A leur âge, pour le bonheur de rire un peu, ils ne reculaient devant
rien.
Ainsi, du côté de Paris, Piéchut et Tistin la Quille étaient
parés, bien que le second ne fût pas au courant de la renommée qu’il avait au
Sénat et du parti que le premier en tirait. Laroudelle aussi l’ignorait. Resté
très provincial, il prêtait aux choses du pouvoir plus de sérieux qu’elles n’en
ont souvent. Il était pour lui impensable qu’un obscur chômeur pût être connu
en haut lieu plus qu’il n’était lui-même, qui représentait un grand parti. Il
considérait Tistin la Quille comme le point faible du sénateur, et c’est dans
ce sens qu’il travaillait sourdement l’opinion. On a vu que de nombreux
Clochemerlins étaient disposés à le suivre, non en haine de Piéchut, contre
lequel ils n’avaient pas de griefs et dont l’élévation flattait le pays, mais
par dépit de voir un coquin futé se moquer du monde et se payer du bon temps
aux frais de tous. Ils étaient furieux quand ils pensaient aux précautions
qu’ils devaient prendre pour un peu tromper leur femme, ce qui n’allait jamais
sans dépenses, et les comparaient au sans-gêne avec lequel Tistin trustait les
faveurs de deux veuves encore appétissantes. Ce privilège leur paraissait
abusif.
Par ailleurs Laroudelle n’avait pas prévu que les femmes
resteraient en majorité acquises à Tistin la Quille, pour les subtiles raisons
qu’on a dites. Laroudelle ne sentait pas les femmes, ce qui était pour lui une
grave lacune car elles sont d’un grand secours dans les entreprises de la vie.
Il est de bonne politique de les avoir avec soi.
Tout cela créait à Clochemerle un climat d’énervement et de
confusion, où jaillissaient de plus en plus les disputes entre gens qui
éprouvaient comme un sombre plaisir à se brouiller. Il régnait un grand malaise
d’âme, qualifié psychose, qui tenait
à l’état d’incertitude et de mécontentement général : toutes les
sécurités, sociales, économiques et militaires paraissaient menacées à la fois.
Cependant Laroudelle réfléchissait aux moyens d’avoir la
peau de son ennemi. C’était vraiment son premier but dans la vie. Piéchut avait
encore un point faible : son amour des tendrons. Ce n’était un mystère
pour personne que le maire de Clochemerle, à Paris, vivait beaucoup en
sénateur. Si on pouvait le prendre dans un bon scandale... C’était une affaire
à préparer dans le plus grand secret.
*
Rentrant de faire des courses au village, Félicité Traviolet
trouva un homme installé chez elle. Il s’était servi à boire et fumait, assis
sur une chaise. Ce pouvait être un client pressé, mais Félicité ne le reconnut
pas de prime abord : il est vrai qu’elle voyait tellement de monde !
Quelque chose lui disait pourtant qu’elle avait eu des relations avec cet
individu, mais cela devait remonter assez loin. Ce fut lui qui parla :
-Tu me remets pas ?
La voix la frappa. Elle l’examina plus attentivement. Il
avait changé, mais c’était bien lui : Traviolet !
-Ben, par exemple ! dit-elle. T’es ben le dernier...
Comment t’as fait pour entrer ?
-J’ai toujours gardé la clef.
-Qu’est-ce que tu viens faire ?
-Je suis toujours ton mari, faut pas l’oublier !
-Drôle de mari ! Qui m’a plaquée avec les enfants en
emportant l’argent. Un beau saligaud, voilà ce que tu es.
L’homme exprima par un geste vague que c’était une
considération secondaire, et que tout cela était du domaine du passé.
-Et ta bonne femme ? demanda-t-elle.
Un autre geste vague écarta cette personne, ainsi que les
circonstances de sa disparition.
-Elle t’a laissé tomber, ta morue ? insista Félicité.
-T’occupes pas.
-Cocu des deux côtés, voilà ce que t’as gagné. Ça fait que
t’es là pourquoi ?
-Je reviens, dit Traviolet.
-Ah, comme ça ?
-Oui, comme ça.
-Et si je veux pas de toi ?
-Dis donc, on élève la voix : dit Traviolet qui
cherchait à reprendre son ancien ascendant.
Félicité ricana, placide et sûre d’elle.
-T’est pas le plus fort, dit-elle. J’ai des hommes pour me
défendre
-Des hommes ? T’en as combien ?
-Tant que je veux.
Traviolet ne comprenait pas.
-Je fais la pute, dit-elle fièrement.
-Comme métier, tu veux dire ? demanda-t-il, en
observant qu’elle était en effet plus élégante et délurée que de son temps.
Avec quelque chose de dure et d’insolent dans l’expression
qu’i ne lui avait jamais connu.
-Sûr que c’est pas pour rien gagner. Je m’ai fait une bonne
clientèle. Les quatre petits sont heureux.
-Quatre ? fit-il étonné.
-J’en ai eu un après toi.
-Tu connais le père ?
-On peut pas savoir. De toute façon, il porte ton nom.
-Ben, dit Traviolet, t’as rudement changé. Plutôt gourde,
t’étais...
-Mais j’ai toujours été travailleuse, dit Félicité.
Il fut pris d’une quinte de toux. Elle remarqua son visage
fripé et qu’il avait beaucoup maigri.
-T’es malade ?
-Tubard ! dit-il laconiquement, en frappant sur sa
poitrine qui sonnait le creux. Son dos s’était arrondi. Il faisait presque
pitié.
-Tu reviens te faire nourrir ? demanda-t-elle
-Je reviens parce que ça me plaît, dit-il méchamment. J’ai
pas de comptes à te rendre.
-C’est à voir, dit Félicité.
-Quand je suis là, je commande. Faudra marcher0
Elle ne se sentait plus rien de commun avec cet homme
oublié, qui avait été autrefois son mari. Elle se planta devant lui ; les
poings aux hanches,, sans ombre de peur.
-Question de marcher, c’est fini, Traviolet. Si tu rentres
avec ces idées-là, tu feras mieux de retourner d’où tu viens. Moi, je suis pas
allée te chercher.
-Oh, oh ! Fit-il. Mais
son timbre de voix avait baissé.
-Je ferai ce que je veux, , dit Félicité. T’entends
bien ?
-Ça va, ça va...
Sa quinte de toux durait toujours.
-Et faudra me laisser travailler. Je te dirai les heures où
tu devras pas rester à la maison. Et la nuit, faudra pas compter de coucher
avec moi, après le défilé de la journée. T’auras ton tour comme les autres, et
rien de plus... Puis, réfléchissant :
-Mais toi, je te ferai pas payer.
Elle regarda sa montre, lui désigna la porte :
-Et maintenant, file.
-A peine j’arrive...
-File, je te dis. J’attends des clients. Et ne rentre pas
avant dix heures.
-Où veux-tu que j’aille ?
-Tu connais le pays, peut-être.
Elle réfléchit, ouvrit son sac, lui tendit un billet de
cinquante francs.
-Va boire.
-C’est toujours chez l’Adèle qu’on va ?
-Toujours.
Que peut faire un homme qui rentre après une longue absence,
sinon retourner aux endroits qu’il a connus. Un peu plus tard Traviolet
poussait la porte de l’estaminet.
-Salut ! fit-il.
-Salut, lui répondit-on machinalement. Mais personne ne
parut faire attention à lui.
Il s’assit seul à une table, sa casquette rabattue sur les
yeux. Il ne se rendait pas compte qu’il ne ressemblait plus aux gens du pays.
On aurait dit un ouvrier d’usine, un vague manœuvre, ce qu’il avait été en
dernier lieu, avant de tomber malade.
-Un pot, dit-il à la servante qui venait prendre sa commande
Le vin était toujours bon, Torbayon n’achetant que des
cuvées de choix. Mais c’était bizarre de se retrouver là. Il avait devant lui
une vingtaine de Clochemerlins et tous il les connaissait. Ils avaient la même
façon de boire, de plaisanter, la même façon de frapper le bois de la table en
jetant leurs cartes sur le tapis. Immuablement les mêmes : il aurait pu
les avoir quittés la veille. Mais lui alors, avait-il tellement changé ?
Il resta un long moment à les regarder, se demandant comment
pénétrer dans cette chaleur d’amitié à laquelle, errant, il avait souvent
pensé, si fort que le goût du beaujolais lui venait dans la bouche. Le moment
était venu de rentrer dans la grande communauté de Clochemerle. Comment
allaient-ils l’accueillir ?
Celui qui s’est éloigné cesse vite de compter. Et après ce
que Félicité lui avait dit...
Il n’y tint plus. Comme un des buveurs était tourné de son
côté, bourrant sa pipe :
-Machavoine ! dit-il. Et retirant sa casquette, il
répéta le nom à plusieurs reprises.
Macavoine le regarda, surpris, puis comme intrigué.
Visiblement, il faisait effort pour se rappeler quelque chose. Son visage
s’éclaira :
-Crédié ! cria-t-il. Ça serait pas Traviolet ?
-Traviolet ?
Le nom était repris en chœur par les autres clients, parmi
lesquels se trouvaient plusieurs habitués de Félicité. Ils rirent lourdement,
accusant Machavoine d’avoir la vue trouble. On ne connaissait plus Traviolet
que par sa femme, et d’ailleurs ça les arrangeait bien.
-Il est mort ton Traviolet !
-Enfin quoi, vous allez pas me dire...
Ils considérèrent l’individu. Ce n’était peut-être qu’un
résidu du Traviolet ancien, mais c’était bien tout de même Traviolet. Ils
reconnurent son regard glacé et un peu fou de mauvais coucheur, qui ne pouvait
aller nulle part sans défier l’un ou l’autre, qui voulait toujours cogner et
pourfendre après avoir bu, et qu’on devait passer dehors par la force.
Teigneux, paresseux, crâneur et jaloux comme un tigre. Lui seul avait le droit
d’injurier et de rosser Félicité, mais malheur à qui l’eût regardée !
C’était même le côté comique de l’affaire, parce que s’il voulait encore se
mêler d’être jaloux, il allait trouver à s’employer.
Mais qu’est-ce que cet abruti de Traviolet revenait faire à Clochemerle,
où sa présence menaçait de perturber un ordre établi reconnu bon pour la
stabilité du bourg et la paix dans les ménages. Félicité avait pris rang parmi
les institutions. Elle offrait un peu de variété et de fantaisie à ceux qui
n’avaient pas le temps ou les moyens de s’absenter. Un homme qui sortait de
chez elle faisait meilleur visage à son foyer, y faisait preuve de plus de
patience. Et comme Félicité redistribuait ce qu’elle gagnait aux fournisseurs,
l’argent du plaisir travaillait en circuit fermé. Ce revenant n’allait pas tout
détraquer ? Il convenait de l’interroger avec prudence.
-On t’avait pas revu à Clochemerle depuis longtemps ?
-Six ans, dit Traviolet.
-Ça fait déjà une paie !
-Tu reviens comme ça, en passant ?
-Des fois... dit Traviolet sans se compromettre.
-T’as pas encore parlé à Félicité ?
-C’est pas pressé... (Il voulait savoir ce qu’on pensait de
lui dans le pays, comment on y jugerait son retour.)
-Tu ferais peut-être mieux de la laisser tranquille,
maintenant que l’habitude est prise... Tu crois pas ?
-C’est rapport aux enfants, dit-il.
On lui répondit avec empressement
-Ils vont bien tes enfants, Traviolet. Tout le monde s’est
occupé d’eux.
-Faut te dire qu’on l’a aidée, Félicité.
-On s’y est tous mis un peu.
-Merci, dit Traviolet.
-y a pas de quoi. On pouvait pas lalaisser dans le besoin.
Et c’est une femme aujourd’hui qu’est pas malheureuse.
-Non, elle est pas malheureuse. Faut pas t’en faire pour
elle.
-Elle parle de moi ? demanda Traviolet.
-Ben... On a rarement l’occasion de parler de toi. Porté
disparu, t’étais !
-Après ton départ, elle a pleuré.
-Il a fallu la consoler.
-Lui apprendre à se retourner.
-Elle m’a pas remplacé ? demanda Traviolet.
Ils hésitèrent, ne sachant comment répondre. Enfin
Machavoine trouva cette formule :
-On lui connait personne en titre, voilà ce qu’on peut
t’assurer. Pas vrai, vous autre ?
-Non, dirent-ils, personne en titre.
-Maintenant ce qui a pu se passer en six ans... C’est long
pour une femme.
-Y a pas des bruits qui ont couru ?
-Des bruits, y en a toujours... Mais c’est pas plus de l’un
que de l’autre qu’on a parlé.
-Un peu tout le monde, ça veut pas dire grand-chose.
-Une fois en passant, tu sais ce que c’est... Mais pour dire
d’avoir vu... Vous avez assisté, vous autres ?
-Non, dirent-ils, on n’a jamais assisté.
-Alors, tu vois ! Elle a de l’estime Félicité
-Oui, elle est bien appréciée.
Ils étaient quelques-uns à se retenir de rire. En même temps
ils pensaient au portrait de Traviolet, fier et sérieux dans son cadre :
lui avait assisté ! Mais quoi il avait disparu six ans plus
tôt, abandonnant femme et enfants. Il faudrait bien qu’il prenne son parti
de ce qui s’était passé. Une chose était certaine : ils auraient bien
voulu le voir au diable, Traviolet, avec son sale caractère. Mais sa femme,
faudrait pas qu’il y touche. Elle appartenait à Clochemerle, Félicité !
-Tu viens voir tes enfants et tu repars ?
-J’sais pas encore...
-T’as trouvé une situation ailleurs ?
-Oui, oui...
Eux-mêmes, à le voir si minable, n’avaient pas l’air
convaincu.
-Dis donc, t’avais filé avec une bonne amie ? Tu l’as
toujours ?
-C’était pas la Josette Page ? Une fille qu’avait des
nichons...
-Balancée ! dit Traviolet avec un petit ricanement.
-Ça arrive... On se monte la tête sur une bonne femme qu’on
rencontre, parce qu’elle est foutue comme ça ou comme ça... Question de la
garder toute la vie, c’est une autre histoire !
-La fesse, c’est pas tout !
Ils se levèrent. Il était l’heure de rentrer chez eux pour
le repas du soir.
-T’es là pour quelques jours ? On te reverra ?
Ils lui serrèrent la main et le laissèrent. La salle s’était
vidée. Il demanda un casse-croute pour se donner une contenance, en attendant
qu’il lui fût permis de se présenter chez lui.
On revit Triolet à l’estaminet, et bientôt il y fut très
assidu. Il était décidément revenu à Clochemerle pour y rester. Mais Félicité
avait fait savoir que ce retour inopiné ne changerait rien aux bons rapports
qu’elle entretenait avec sa clientèle, en rappelant que sa porte était
consignée de telles à telles heures, qu’elle consacrait à la vie de famille,
c’est-à-dire à ses enfants. En effet les choses continuèrent d’aller comme
avant. Personne ne fut éconduit, et personne ne se cassa le nez sur Traviolet,
toujours escamoté en temps utiles. On approuva qu’une femme qui n’avait dû
compter que sur elle pour élever sa famille eût ainsi posé ses conditions. Elle
aurait eu bien tort de se priver de l'aisance qu’elle s’était acquise et de
renoncer au genre d’existence qui lui avait fait tant d’amis dans le pays.
On fut plus surpris de voir Traviolet accepter sans broncher
cet état de choses. Puis, installé cyniquement dans son rôle de mari-barbeau
(ce qui n’était désobligeant que pour lui) passer son temps au café dans
l’insouciance, bien muni d’argent, à boire, fumer et jouer aux cartes, en vrai
rentier. Encore une chose qui ne s’était jamais vue à Clochemerle ! Mais
on en prit l’habitude puisque les principaux intéressés avaient l’air de trouver
cet arrangement normal. On remarqua que Traviolet ne cillait jamais quand le
mot « cocu » était prononcé devant lui, et Dieu sait que ce mot-là ne
lui était pas épargné. On finit par comprendre que le ridicule ne pouvait
l’atteindre parce qu’il était, lui, un professionnel : le cocuage change
de catégorie quand on en fait résolument un moyen d’existence.
D’ailleurs, il toussait toujours beaucoup. A le voir mal en
point, la poitrine déchirée par les terribles quintes, on pensait que le pauvre
diable n’avait pas le choix. Il lui fallait ou crever dans la rue, loin de
tous, ou remercier sa femme de se prostituer pour le nourrir. C’était de la
part de celle-ci un acte de charité de l’avoir recueilli alors qu’in n’était
manifestement plus capable de travailler. Félicité en fut réhabilitée aux yeux
de tous. On s’attendrissait sur son cas :
-Une bouche de plus à nourrir, elle avait bien besoin de
ça !
-Six personnes à faire vivre tous les jours, avec un travail
de femme !
-Et ses enfants, est-ce qu’ils lui seront seulement
reconnaissants plus tard de tout ce dévouement ?
-On lui reproche de vivre de son corps... Elle est bien
obligée, la malheureuse...
-Tenez, Madame, c’est peut-être gros ce que je vais vous
dire. Je me demande s’il n’y a pas des salopes qui ont autant de mérite que des
saintes !
*
Barthélemy Piéchut fut ministre. La France l’apprit sans
étonnement, un matin en lisant le journal, qui lui annonçait que la crise
ministérielle était heureusement dénouée, une fois de plus. Le président du
Conseil mettait au point son discours-programme, qui serait incessamment
prononcé devant le Parlement. Ce programme se faisait fort de résoudre – au
moins pour quelques mois- les difficultés qui avaient amené la chute du
précédent cabinet.
Des crises survenaient en moyenne deux fois par an dans les
bonnes années. On les expliquait par la nécessité d’établir un roulement entre
les personnages ministrables de la République, impatients d’avoir leur tour.
Après un délai de palabres et de marchandages en coulisse, une nouvelle équipe
était formée. Elle ressemblait beaucoup à la précédente en ce qui concernait
les chefs de files, mais ils avaient changé d’emploi, passant d’un ministère à
l’autre. A côté d’eux se glissaient chaque fois deux ou trois hommes nouveaux
dont on publiait la photographie, accompagnée d’un curriculum élogieux et circonstancié. Ces promotions faisaient
plaisir. Les bons citoyens y voyaient la preuve que le pays était riche en
hommes d’Etat capables qu’on tenait en réserve pour les mauvais jours. Il eût
été d’ailleurs imprudent de les jeter dans la mêlée tous à la fois : ils
avaient le temps de se corrompre. On voulait bien des réformes, on ne cessait
d’en réclamer, mais il fallait se méfier des réformateurs. Et ne pas lâcher au
travers des institutions des impulsifs, aussi dangereux que des éléphants dans
un magasin de porcelaine. Car il était rate qu’une réforme avantageuse pour une
coterie ne fût pas nuisible à la coterie d’en face : on limitait ces
dégâts par des amendements.
C’est pourquoi il était rassurant de voir revenir au premier
plan les anciens, vieux chevaux de retour qui savaient que la République a
besoin d’un certain fond de conservatisme pour ne pas s’engager dans des
aventures où elle aurait plus à perdre qu’à gagner. Gouverner, c’est peut-être
prévoir, mais c’est surtout temporiser. Pour cette autre raison, on tenait
aussi aux augustes vieillards, totems du régime, qui avaient appris en quarante
ans l’art de manier les assemblées et les congrès. Comme disait l’un
d’eux : « Prendre le pouvoir est une chose ; l’exercer en est
une autre ; mais le conserver est un métier qui ne s’apprend pas en un
jour. » C’étaient là des hommes qu’on avait pu accuser d’imposture, de
trahisons et de retournements – de quoi souvent on ne s’était pas privé – mais
leur persistance à revenir au pouvoir, en dépit d’un passé trouble et agité,
finissait par inspirer confiance. L’âge aidant, l’oubli venu, ils étaient
sacrés « grandes consciences de l’Etat ». Ils étaient les vieux
malins, les bonzes et les grands sorciers de la R2publique. Car il déplairait
aux simples que le gouvernement pût aller sans quelques mystères et des astuces
profondes. C’est l’inaccessible qui frappe fortement les esprits et confère une
supériorité ç ceux qui ont réussi à se glisser dans le saint des saints.
Piéchut ne déparait pas l’équipe qui prenait le pouvoir. Il
avait une bonne tête à la gauloise, l’œil plissé, avec un air de bonhommie
rusée. En outre il s’était taillé un succès de popularité au dernier congrès du
parti. Rompant avec la phraséologie conventionnelle, il n’avait pas craint
d’exposer un programme résolument réaliste, que tout le monde était à même de
comprendre.
-Quels sont, mes amis, les aspirations du Français
moyen ? N’hésitons pas à les définir, puisqu’elles correspondent à un
idéal raisonnable dont vous êtes parfaitement en droit d’exiger l’application.
Vous désirez, avec la liberté du travail, la faculté de manger le poulet à la
crème, de jouer aux boules, de pêcher à la ligne, d’avoir une petite auto, une
petite maison avec une palissade autour, et sur la palissade, une
pancarte : « Qu’on ne vienne pas m’e...bête chez moi. » Est-ce
bien cela ?
-Oui, oui !
-Si telles sont vos légitimes aspirations, gages d’un
bonheur qui vous est dû, que nous sommes là pour vous procurer, que nous
prenons l’engagement de vous procurer, alors je vous dis que notre parti est
bien celui qui vous convient et je vous crie : « Venez avec
nous, mes amis » afin que tous ensemble, unis par la même foi fraternelle,
nous redonnions à la France le visage souriant qui n’aurait jamais dû cesser
d’être le sien.
Ces paroles
firent sensation, et beaucoup de militants se dirent : « Voilà notre
homme. » Reproduite dans la presse, les déclarations de Piéchut
allèrent même troubler les adhérents des autres partis, qui étaient saturés de
grands vocables creux. Ils trouvèrent extrêmement plaisant le poulet à la
crème, la petite auto, la petite maison avec une palissade autour. Et
l’inscription de la pancarte les enthousiasma. Ils entendaient enfin un langage
humain, qui faisait sa part à l’individualisme français.
La promotion de
Piéchut ne laissa pas Clochemerle indifférent. Pour la seconde fois, le fameux
bourg beaujolais fournissait un ministre à la République. Avant Piéchut, il y
avait eu Alexandre Bourdillat, ancien cafetier. Depuis longtemps Bourdillat
n’était plus qu’une vieille bête. On le tenait éloigner du pouvoir où, gaffeur
massif, sa présence n’était pas souhaitable. Même en son meilleurs temps, il
n’avait jamais été qu’un abruti gorgé d’absinthe, mais cela n’avait rien eu de
gênant à une certaine époque, parce que de tels abrutis recrutaient des
électeurs en servant le verre au comptoir. Leur élévation prouvait que le
pouvoir n’était pas forcément réservé aux habiles, aux artificieux, aux
candidats issus des grandes familles et des grandes écoles. La présence de
quelques imbéciles dans les rangs du gouvernement ralliait à celui-ci des
suffrages qu’il fallait bien aller chercher où ils se trouvaient. On employait
pour cela des Bourdillat, comme les armées de métier employaient autrefois des
sergents-recruteurs qui étaient de parfaits gredins.
Piéchut était d’une classe supérieure. Sans grande
instruction peut-être, mais curieux de bien des choses, frotté à plusieurs
milieux, l’homme avait de la finesse, du liant, et beaucoup de flair. Il se
voyait ministre à soixante-cinq ans : en France, ce n’est pas vieux. Il
eut l’esprit de ne pas être ébloui, de ne pas gonfler ridiculement son
personnage. On lui avait donné les Colonies, parce que ça s’était trouvé comme
ça. Il ne connaissait rien aux colonies, n’aurait pas su les énumérer, encore
bien moins les situer sur un planisphère. Il pensa que ce n’était pas un
empêchement sérieux. Il rassembla ses chefs de service et leur dit aimablement :
« Faites comme si je n’étais pas là. » Recommandation
superflue : c’était leur habitude, mais il était rare de voir un ministre
le dire avec une simplicité qui le rendait sympathique. Puis il choisit un
collaborateur de confiance auquel il dit sans ambages :
-Faites-moi donc une liste de ces sacrées colonies. Il
paraît que nous en avons un peu partout ?
-Nous sommes la seconde nation coloniale du monde, Monsieur
le Ministre.
-Après tout ce que nous avons perdu ?
-Oui, malgré ça. Nous venons immédiatement derrière les
Anglais.
-Je n’aurais pas cru que ça allait si loin...
-On peut résumer la question coloniale de cette façon. A
elle seule l’Angleterre possède la moitié des terres coloniales du globe. Nous,
Français, nous possédons la moitié de la partie restante, soit le quart du
tout. Les autres nations du monde se partagent le dernier quart.
-Dites donc, c’est intéressant. Mais alors, les Colonies,
c’est un gros ministère ?
-C’est-à-dire que nous sont rattachés des territoires dont
la superficie représente quelque chose comme dix fois celle de la Métropole.
-Mâtin !... Eh bien, le président du Conseil ne s’est
pas moqué de moi !
-Certainement pas, Monsieur le Ministre.
-Et qu’est-ce que je dois savoir de tout ça, pour ne pas
avoir l’air tout à fait idiot ?
-Je pense qu’il faudrait à Monsieur le Ministre une certaine
teinture de l’ensemble. Connaître chaque colonie, sa situation géographique,
son climat, sa superficie, sa flore et sa faune, sa religion et sa langue,
quelque chose de son passé historique ou du moins de sa conquête, sa population
en Blancs et Indigènes, ses capacités agricoles et industrielles, ses mines,
ses principales villes, ses ports (les ports sont très importants parce que
nous sommes reliés par mer aux colonies et le commerce se fait par les bateaux),
les forces militaires, les administrateurs, les petits souverains locaux,
quelques monuments célèbres...
-Ça va faire beaucoup de choses à me fourrer dans la
tête ?
-A première vue. Mais avec un peu de méthode on en vient à
bout...J’ai justement ici une série de tableaux que Monsieur le Ministre pourra
consulter avec profit. C’est un très bon aperçu d’ensemble. Les numéros placés
en face de certains paragraphes renvoient à des notices plus détaillées. Des
statistiques jointes aux tableaux permettent de suivre la marche de chaque
colonie sur une dizaine d’années. Tout y est, y compris l’évolution
démographique. Et voici enfin, dans ce portefeuille, des résumés succincts qui
sont très commodes pour la poche. Monsieur le Ministre fera bien de ne pas s’en
séparer. Ils doivent lui permettre de répondre à toute question qui lui serait
posée à l’improviste.
-Mais dites-donc, vous pensez à tout !
-C’est une tradition de la maison. Plusieurs des
prédécesseurs de Monsieur le Ministre étaient exactement dans la situation de
Monsieur le Ministre en arrivant au ministère. Et rapidement, grâce aux travaux
que nous tenons prêts à leur intention, ils ont pu se débrouiller très
honorablement.
-C’est magnifique !
-En cas d’intervention à la tribune, les dossiers sont préparés
par nos services, et nous tenons à la disposition de Monsieur le Ministre deux
ou trois bons spécialistes en discours.
-En somme je n’ai rien à faire ?
-Monsieur le Ministre sera très pris au contraire. Il reçoit
les solliciteurs. Les antichambres sont toujours pleines.
-Qu’est-ce que je leur dis, aux solliciteurs ?
-Monsieur le Ministre promet. Il promet d’être
particulièrement attentif, et ensuite ne s’occupe plus de rien. S’il y a lieu,
nous faisons le nécessaire... Un autre gros travail de Monsieur le Ministre,
c’est la signature. Il y a beaucoup de pièces à signer.
-Devrai-je les lire ?
-Ce serait beaucoup de temps perdu. Monsieur le Ministre
peut faire confiance à son personnel. Et nous tenons en suspens toute décision
qui pourrait faire l’objet d’un débat à la Chambre. Ces questions-là se règlent
en conseil des ministres ou en accord avec M. le Président du Conseil. Elles
sont heureusement rares.
De grandes réjouissances locales fêtèrent l’accession de
Piéchut au ministère. Il fut invité à venir les présider. Il le fit avec sa
simplicité coutumière. Pourtant quelque chose de grave dans son attitude
attestait le poids des responsabilités dont on venait de le charger,
responsabilités qui touchaient de près à la structure du pays et à son rayonnement
dans le monde. L’exercice du pouvoir pare un homme de mystérieux prestiges. Il
était maintenant ministre, et cela se sentait. On sentait qu’une nouvelle étape
était franchie, qu’il appartenait désormais au grand état-major qui préside à la direction des affaires. C’était un peu la
voix de la France qu’on entendait en l’écoutant, et ces mots « l’intérêt
national » prenaient, prononcés par lui, une résonance saisissante. Homme
de gouvernement ! C’est-à-dire : faisons taire les querelles, les
ressentiments, pour nous consacrer tout
entier, au-dessus des partis, à des tâches si nobles que l’esprit ne se laisse
plus attirer vers le bas.
Piéchut fit un remarquable exposé de la question coloniale,
si peu connue des Clochemerlins et si flatteuse pour les amours-propres
français. Merveilleusement documenté, il jonglait avec les chiffres, les
tonnages et les exportations. Om parlait olives et figues, dattes et bananes,
alfa et raphia, riz et manioc, café et vanille, canne à sucre et chêne-liège,
et phosphate, manganèse, molybdène, fer, cobalt, zinc avec une extraordinaire
compétence. Son discours évoquait la brousse et le désert, les vastes étendues
agricoles et des caravanes, des convois de camions, des flottes de cargos qui
transportaient d’immenses richesses produites par des contrées que le génie de
la mère patrie avait acquises à la civilisation, en fécondant ces pays du sang
de ses fils les plus audacieux, les plus courageux, les plus désintéressés...
-Le bougre a eu vite fait de s’adapter ! dit Mouraille.
-Je me demande où il a pris tout sur les colonies,
Tafardel ?
-Je n’avais pas besoin d’en apprendre autant à mes élèves,
répondit l’ancien instituteur. Ce que nous entendons, c’est un exposé colonial
pour grandes personnes.
-C’est que ça à l’air de se tenir, ce qu’il raconte !
-Je vous prédis que nous le verrons souvent ministre, dit
Mouraille. Notre Piéchut ne se laissera pas facilement décramponner.
-Je voudrais bien voir la tête de Laroudelle, dit
Samothrace.
Ravagé par la haine, cette tête n’était pas belle à voir. La
jalousie est peut-être le plus torturant des sentiments, et sur le plan
amoureux il pousse des êtres au crime. La
jalousie de gloire et d’importance, jalousie de l’ambition entravée et
de la vanité blessée, engendre des actions non moins abominables. Les jaloux de
cette seconde catégorie ne reculent devant rien pour abattre un rival détesté,
qui leur fait subir l’humiliation d’avoir réussi sans emprunter les voies
tortueuses par lesquelles ils doivent eux-mêmes passer, sans obtenir pour
autant d’atteindre au rang où l’autre évolue en pleine lumière, dans un climat
d’admiration et le bruit des applaudissement.
Jules Laroudelle était probablement l’homme le plus
malheureux de Clochemerle, parce qu’il s’empoisonnait de son fiel ravalé, parce
que son imagination lui représentait Piéchut dans l’éclat du triomphe, comme
l’imagination du jaloux lui représente le corps de l’aimée livrée aux délices
qu’un autre lui procure. La nouvelle réussite de son ennemi lui était offense
si cuisante qu’il eût de grand cœur précipité la France dans une révolution,
s’il avait pu en retirer la satisfaction que le sénateur-maire lui serait livré
enchaîné, avec la possibilité de le faire mourir dans les tortures.
Nonobstant rivalités et chamailles, et la retombée du
progrès qui ne tenait pas ses promesses, les saisons s’ajoutaient aux saisons
et les années aux années. Les Clochemerlins demandaient aux petits plaisirs
quotidiens un dérivatif aux grandes espérances insatisfaites. « En
attendant des jours meilleurs », ces jours fastes dont rêvent les
imaginations, sans arriver d’ailleurs à les meubler d’un bonheur inaltérable et
infini qu’elles sont impuissantes à concevoir.
-L’ennui est le grand
ennemi de la vie, disait Samothrace, citant Alfred de Vigny.
Mais les passions se mettent à l’unisson du cadre où elles
évoluent et des objets qui les animent. Celles des Clochemerlins suffisaient à
leur occuper les jours et à leur passer la vie.
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