II.
Ce document,
transcrit dans le recueil du président Doat, exécuté par ordre de Louis XIV en
1669 et conservé à la Bibliothèque impériale à Paris, est une donation faite
par Guillaume, évêque d’Albi, au chapitre de Sainte-Cécile de la même ville, le
7 des calendes de juillet 1224.
Avant de le
transcrire à notre tour, il est utile de rappeler au milieu de quelles
circonstances elle s’est produite et d’en faire connaître l’auteur. C’est parce
qu’on a négligé de soumettre à un examen critique de cette nature la prétendue
charte de fondation de la ville de Cordes de l’an 1222, qu’on a confondu en une
seule deux époques différentes, et qu’on a commis diverses méprises que ce
mémoire se propose de relever
Guillaume Petri ou
Guillaume Pierre de Bérens, élu évêque d’Albi en 1185, appartenait à une grande
maison de l’Albigeois, qui possédait, au XIe siècle, sous la
suzeraineté des vicomtes d’Albi, les seigneuries des châteaux de Bérens, Cahuzac
et Montagut(1). Au siècle suivant on voit cette famille rendre
hommage en outre pour le château de Gaillac voisin des trois précédents. Mais
elle accrut surtout sa puissance par la nomination d’un de ses membres, du nom
de Guillaume-Pierre, comme le futur évêque d’Albi, à la charge de Sénéchal
d’Albigeois, pour le vicomte Raymond-Trencavel. Un autre Guillaume-Pierre était
administrateur du diocèse d’Albi en 1177 ; enfin, l’évêque nommé en 1185,
auparavant chanoine de l’église Saint-Salvi de la même ville, ajouta un nouveau
lustre à l’éclat de sa maison et joua un rôle important dans son diocèse
pendant la guerre des Albigeois.
Guillaume-Pierre fut
dévoué à la cause des vicomtes d’Albi, Carcassonne et Béziers, comme l’avaient
été ses ancêtres qui, après avoir eu des différends entre eux, s’étaient
montrés leurs plus fidèles vassaux dans leurs guerre continuelles contre les
comtes de Toulouse.
L’hérésie des
Albigeois avait été condamnée depuis vingt ans par le Concile de Lombers
(1165), lorsque Guillaume-Pierre parvint au siège épiscopal d’Albi. Les
nouvelles doctrines, continuant plus que jamais à séduire de nombreux adeptes,
Philippe-Auguste crut devoir, à la sollicitation du pape, publier, en 1208, une
croisade contre les Albigeois.
Nos provinces
méridionales ne tardèrent pas à être envahies par une armée formidable. Simon
de Montfort, devenu chef de la croisade et investi, après la prise de
Carcassonne -1209), des domaines conquis et à conquérir de Raymond Roger,
vicomte de Béziers, Carcassonne, Albi, etc., fut attiré en Albigeois par
l’évêque du diocèse, et obtint d’abord, grâce à lui, la soumission volontaire
de la ville de Castres, « la clé de tout le territoire albigeois, »
et celle de Lombers, déjà célèbre par son concile. Puis, ajoute Pierre de Vaulx-Cernay,
qui prit une part active à la croisade dont il a raconté l’histoire, vint notre
comte à Albi, laquelle cité avait appartenu au vicomte de Béziers. L’évêque
d’Albi, Guillaume, qui en était le principal seigneur, le reçut avec joie pour
maître et lui remit la ville. Que dirai-je ? le comte prit alors
possession de tout le diocèse albigeois, à l’exception de quelques château que
tenait le comte de Toulouse qui les avait enlevés au vicomte de Béziers(2). »
Bientôt après, un
grand nombre de chevaliers des diocèses de Béziers, de Carcassonne et d’Albi,
rompirent la foi qu’ils avaient promise à Montfort. Celui-ci, après avoir fait
rentrer sous sa domination plusieurs places du pays toulousain (1211),
« passa le Tarn et marcha sur un certain château nommé Rabastens, au
territoire albigeois, qui lui fut livré par les bourgeois. Après quoi, poussant
devant lui, profitant et croissant toujours, il acquit de la même manière, sans
coup férir et condition aucune, six autres nobles châteaux, dont voici les
noms, savoir : Montaigu, Gaillac, Cahusac, Saint-Marcel, La Guépie et
Saint-Antonin, lesquels tous voisins l’un de l’autre, le comte de Toulouse
avait ôtés au vicomte de Béziers »(3)
Simon de Montfort
venait de forcer le comte de Toulouse à lever le siège de Castelnaudary,
lorsqu’il « apprit que les gens d’un autre château appelé Montagut, au
diocèse d’Albi, s’étaient rendus au comte de Toulouse et assiégeaient la
forteresse du lieu, ensemble ceux à qui notre comte en avait confié la garde,
il partit derechef, et marcha rapidement au secours des siens ; mais avant
qu’il pût y arriver, ceux qui étaient dans la citadelle l’avaient déjà livrée
aux ennemis. Que dirai-je ? tous les castels des environs, lieux très
nobles et très forts, à l’exception d’un très petit nombre, avaient passé aux
Toulousains presque en un même jour, et voici les noms des nobles châteaux qui
furent alors perdus ; au diocèse d’Albi, Rabastens, Montagut, Gaillac, le
château de la Grave, Cahusac, Saint-Marcel, La Guêpie, Saint-Antonin(4). »
A la fin de décembre
1211, le chef de la croisade fut rejoint à Castres, par son frère Guy de
Montfort, qui revenait d’outre-mer, et ils marchèrent ensemble à la conquête
des châteaux de l’Albigeois qui venaient de se soustraire à l’autorité des
Croisés. Ils ouvrirent la campagne dans ce pays par la prise du château de
Tudelle, dont ils passèrent impitoyablement la garnison au fil de l’épée. Ils
prirent ensuite, mais à grand’peine Cahusac, ancienne seigneurie de la famille
de l’évêque d’Albi, et marchant au-devant des comtes de Toulouse, de Comminges
et de Foix, rassemblés à Gaillac, ils les poursuivirent sans les atteindre
jusqu’au château de Montagut. Montfort revint à Cahusac où il avait trouvé
beaucoup de vivres et y passa plusieurs jours ; de ce lieu, il fit demander
à l’abbé de Citeaux qui se trouvait alors à Albi, ce qu’il fallait faire, et
l’avis du légat du Pape fut qu’on devait assiéger le château de Saint-Marcel(5).
Les historiens ont
vainement cherché à comprendre pour quel motif Simon de Montfort se dirigea de
Cahusac vers le fort de Saint-Marcel. Il semble qu’il aurait été d’une
meilleure combinaison stratégique de marcher contre le comte de Toulouse qui
s’était avancé vers les Croisés, et qui ne trouvant pas son armée assez
nombreuse pour les combattre, avait rétrogradé d’abord jusqu’à Montaigut, et
puis jusqu’à Toulouse.
1 Bérens, aujourd’hui Brens, sur le Tarn,
village qui a donné son nom à une commune du canton de Gaillac. –
Cahuzac-sur-Vère, village dont le nom est devenu celui d’une commune du canton
de Castelnau-de-Montmiral, arrondissement de Gaillac. -Montagut, dans la
commune de Lisle, arrondissement de Gaillac, ancien château qui précéda la
construction de la ville de Lisle.
2 Histoire de l’hérésie des Albigeois et
de la sainte guerre entreprise contre eux (de l’an 1203 à l’an 1208), par
Pierre de Vaulx-Cernay, chap.25.- Collection des mémoires relatifs à l’Histoire
de France, par M. Guizot.
3 Pierre de Vaulx-Cernay, chap. 54,
traduction de M. Guizot.- On a mis une note après le nom de ces six châteaux,
pour faire connaître leur situation. Celle qui se rapporte à Saint-Marcel
contient une erreur manifeste, car le texte prouve clairement qu’il ne peut
être question de « celui qui est au diocèse de Narbonne », mais de
Saint-Marcel en Albigeois.
4 Pierre de Vaulx-Cernay, chap. 59.-
Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne) faisait partie du Rouergue, et non de
l’Albigeois ; mais à cause de son voisinage de ce dernier pays, il
complétait les expéditions militaires envoyées vers cette partie de
l’Albigeois, comprise aujourd’hui dans l’arrondissement de Gaillac (Tarn)
5 « Misit dominus Comes
ad abbatem cisterciensem qui erat apud Albiam, quaerens ab co quid facto opus
esset. Consillium antem abbatis fuit ut comes obsideret Castrum illud Sancti
Mardlli quod prope Albiam ad tres leucas situm erat:” Petri Vallium Sarnaii
monachi historia Albigensium et sacri belli in cossuscepti, caput IX. – Apud
Rerum Gallicarum e tFrancicarum scriptores. Tom.XIX, p.58
On ne s’explique
pas, dit le général Moline de Saint-Yon, comment Montfort consentit à se
conformer à une telle proposition ? Quelle raison le portait à s’emparer
de cette forteresse plutôt que de cent autres ? Saint-Marcel
n’interceptait aucune des routes conduisant à Toulouse, la métropole sur
laquelle se concentraient ses désirs ; d’ailleurs ce point étaie en dehors
de toute base d’opérations, de tout centre d’action. Un seul motif le décida
sans doute : le général catholique, dans cette circonstance, en montrant
aux légats du Pape une soumission aveugle, voulut rester fidèle à la ligne de
conduite qu’il s’était tracée ; par là il se ménageait l’appui et les
faveurs de l’Eglise »(1).
Cette explication
peut, jusqu’à un certain point, absoudre Montfort d’une faute qu’on lui
reproche comme homme de guerre, mais elle ne répond pas à la question, car elle
ne dit pas ce qu’il nous serait utile de savoir en ce moment, pourquoi les
conseillers de Simon de Montfort le pressèrent avec tant d’insistances de
diriger ses troupes vers Saint-Marcel ? Ces conseillers n’avaient-ils pas
un intérêt particulier à satisfaire, soit pour eux-mêmes, soit pour leurs
proches ? N’envisageaient-ils pas la cause qu’ils servaient au point de
vue restreint du pays où ils exerçaient leur influence ? Parmi eux, ne
voyons-nous pas l’évêque d’Albi, que les historiens Guillaume de Puylaurens et
Pierre de Vaulx-Cernay nous représentent comme un des plus fermes appuis de la
cause catholique. C’était lui surtout qui avait appelé l’armée des Croisés en
Albigeois, et il est bon de remarquer que l’expédition qui nous occupe semblait
aussi avoir pour cause le désir de recouvrer d’anciens fiefs de la maison de
Bérens. Celle-ci avait de nombreuses possessions dans cette partie du diocèse
d’Albi qui s’étendait du Tarn à l’Aveyron. Tout nous porte à croire que
Saint-Marcel, bâti sur le flanc d’un coteau de la rive droite du Cérou,
affluent de l’Aveyron, était compris dans les domaines des Bérens, ou qu’ils y
jouissaient du moins de divers droits seigneuriaux. Le dévouement religieux de
Guillaume-Pierre ne l’avait pas dégagé de l’ambition des biens terrestres, il
encourut même à ce sujet le blâme du Pape. D’après un ouvrage inédit cité dans
les Archives historiques de l’Albigeois(2), cet évêque avait logé
par trois fois saint Dominique à Albi, et avait eu avec lui de grandes conférences
pendant son séjour. Il se croisa, dit le manuscrit, avec Simon de Montfort, le
reçut dans Albi, lui baillant la ville pour sûreté quoiqu’il en fût le
véritable seigneur. Il supporta les
dépenses des sièges de Saint-Marcel et de Penne pour chasser l’hérésie de son
pays. »
L’explication que
nous cherchions tout à l’heure ne serait-elle pas trouvée ? C’est à la
sollicitation de l’évêque d’Albi que l’armée de la croisade, accrue par les
renforts que lui amena de Bruniquel Baudouin, de Toulouse, frère félon de
Raymond VI, se rendit de Cahusac à Saint-Marcel.
Ce château avait
pour gouverneur le fils du seigneur du château de Tudelle, Géraud de Pépieux
« vaillant homme, qui avait abandonné Simon de Montfort et s’était mis
avec le comte Raymond(3). » Soutenu par ce dernier et par les
comtes de Foix et de Comminges, G2raud de Pépieux opposa une si forte
résistance que Simon de Montfort, ne pouvant investir la place avec ses
troupes, réduit à la plus dure extrémité faute de vivres et de munitions, fut
obligé , le 24 mars 1212, de lever le siège, commencé depuis plus de deux mois.
« Ce fut, dit la chronique en vers, de la guerre des Albigeois, par une
fête que l’on nomme Epiphanie, et au moment de l’année où l’hiver est le plus
dur, qu’ils assiégèrent Saint-Marcel, ce qui fut à eux grande folie, car ils
n’y firent chose qui vaille une pomme gâtée, sinon de la dépense(4). »
Ainsi finit
misérablement le siège de ce château que Pierre de Vaulx-Cernay, qualifie de Castrum vero magnum et fortissimum dans
l’intéressante narration qui lui a consacrée.
Simon de Montfort
revint sur les bords du Tarn, d’où il était parti pour cette expédition. Il
trouva à Albi Arnaud, abbé de Citeaux, élu à l’évêché de Narbonne, et Guy, abbé
de Vaulx-Cernay, élu à l’évêché de Carcassonne. Ils étaient alors les deux âmes
de la croisade dont Simon de Montfort fut le bras. Guillaume-Pierre, évêque et
seigneur d’Albi, lui remit les clés de sa ville épiscopale. Il servit de sa
personne dans les rangs des Croisés, tandis qu’un de ses cousins de son nom
était dans ceux des Albigeois. Simon de Montfort, pour reconnaître ses
services, lui donna à Albi, le 3 août 1212, pour lui et pour ses successeurs,
les châteaux de Rouffiac et de Marsac, aux environs d’Albi : son fils y
ajouta par la suite (1218) plusieurs autres domaines d’alentour confisqués aux
hérétiques.
Quelques mois après
cette expédition dans le diocèse d’Albi, de puissants secours parvenus aux
Croisés leur firent reprendre l’offensive. Monfort, victorieux du côté de
Castelnaudary, reparut sur les bords du Tarn. Les villes de Rabastens,
Montaigut et Gaillac qu’il trouva sur son passage lui ouvrirent leurs portes.
« Jamais, si Dieu me bénit, dit l’historien poète, je ne vis, avec moins
de défaites, perdre et déguerpir tant de châteaux(5) » Les bourgeois du château qu’on nomme
Saint-Marcel, apprenant que notre Comte, après avoir recouvré plusieurs places,
arrivait vitement sur eux pour les assiéger, eurent grand’peur et députèrent
vers lui, le suppliant qu’il daignât les recevoir à vivre en paix avec lui,
qu’ils lui livreraient leur château à discrétion. Maislui, repassant leurs
scélératesses et perversités inouïes, ne voulut, en aucune façon, composer avec
eux, et, leur renvoyant leurs émissaires, leur manda qu’ils ne pourraient
oncques rentrer en paix auprès de lui, ni en bonne intelligence, à quelque prix
ou conditions que ce pût être.
1 Moline de Saint-Yon. Histoire des comtes de Toulouse, t.
III, p. 351.
2 P. 79. Extrait du manuscrit de M.
Gardès, d’Albi.
3 Histoire de la guerre des Albigeois (en
langue vulgaire, dans la collection des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, par M. Guizot, t. XV.
4 Fauriel, Histoire de la Croisade contre les Albigeois.
5 Idem, page 171
Ce qu’entendant
lesdits hommes de Saint-Marcel, ils déguerpirent au plus vite et désertèrent leur
château, qu’à notre arrivée le Comte fit brûler, de dont la tour et les murs
furent rasés(1).
Où s’étaient enfuis
les habitants de Saint-Marcel à l’approche de Simon de Montfort ?
Pourquoi, après son passage ne rentrèrent-ils pas dans leurs demeures, à
l’exemple des habitants des localités voisines ? Saint-Marcel dut être
plus durement traité, comme étant plus coupable. On y détruisit pas seulement
le château-fort, mais avec lui toutes les maisons qui l’environnaient. Simon de
Montfort voua ce lieu maudit à une éternelle solitude. Il ne devait plus
renaître après l’expiation. C’est ailleurs qu’il faut chercher ses habitants.
Leur exil imprima à ce rocher, tristement célèbre de la vallée de Cérou, un
caractère de désolation qui frappe le voyageur : la vengeance de Montfort
y a laissé des traces émouvantes. On y voit aujourd’hui quelques modestes
maisons de cultivateurs timidement appuyés contre les ruines des anciens
remparts.
Les histoires
locales, basées sur la tradition populaire, disent que les habitants de
Saint-Marcel cherchèrent un refuge dans un château voisin appartenant au comte
de Toulouse. Ce château, d’une force remarquable par sa position stratégique
entre toux ceux de la contrée, était bâti au sommet d’un mamelon isolé et de
forme conique, à 9 kilomètres de Saint-Marcel, et comme ce dernier, sur les
bords du Cérou. C’est là que s’élève aujourd’hui la ville de Cordes. Raymond
VI, pour engager les réfugiés de Saint-Marcel à se fixer auprès d son château,
jusque-là simple rendez-vous de chasse, toujours d’après la tradition, aurait
accordé de nombreux privilèges à ceux qui bâtiraient des maisons à l’entour.
Ainsi, un nouveau centre de population et une nouvelle commune devraient leur
origine à Raymond VI et non à la charte de Raymond VII, dans laquelle se trouve
mentionné pour la première fois le nom de Cordes.
Les historiens de
l’Albigeois n’ont pas remarqué qu’entre la destruction de Saint-Marcel et la
charte qui aurait été accordée à ses habitants fugitifs, il s’est écoulé un
espace de dix ans. La première date en effet de 1212, et la seconde de 1222.
L’émigration des habitants de Saint-Marcel vers le château qui portait déjà ou
qui reçut seulement après eux le nom de Cordes, ne parait pas douteuse. En cela
la tradition est confirmée par un document historique. On en trouvera la preuve
logique, quoique indirecte, dans la charte même de 1222, que nous analyserons
bientôt ; mais il n’en est pas moins vrai que tous ceux qui ont parlé
jusqu’ici de l’origine de Cordes, nous induisent en erreur quand ils
rapprochent l’un de l’autre, de manière à les confondre, deux faits très
distincts ; quand ils laissent entendre que ce fut immédiatement après la
catastrophe de Saint-Marcel que le comte de Toulouse accorda la charte de
fondation de la ville de Cordes.
Cette ville existait
antérieurement à la charte de 1222, puisque les malheureux habitants de
Saint-Marcel, condamnés à fuir leurs demeures, y trouvèrent un refuge en 1212,
et qu’ils y jouirent de leurs anciennes coutumes, ainsi que nous le verrons
plus bas.
Le seigneur qui leur
offrit asile et protection, ne pouvait pas même à cette époque être le comte de
Toulouse. Le récit des événements qui suivirent la destruction de Saint-Marcel
ne permet pas de le penser. « Partant de là, dit Pierre de Vaulx-Cernay,
nous marchâmes sur un autre château voisin, qu’on nomme Laguépie, et l’ayant
trouvé vide pareillement, il (Montfort) en ordonna la destruction, le brûla et
passa outre, allant au siège de Saint-Antonin.(2) »
D’après la chronique
en vers de la guerre des Albigeois, l’host des croisés s’était emparé en
passant des châteaux de la Garde et de Puycelsi, lorsque « avec grand
fracas et grand bruit, il abattit et détruisit Saint-Marcel. »
En la host dels
Crozats a gran noiza, a gran brug
Sent Marcel
deroqueron.................... (3)
1 Fugientes de castro suo, opsum vacuum reliquerunt,
ad quod cum venissemus, fecit illud comes comburi, turrimque ejus et omnes
muros penitus adaequari. Petri, vallium Sarnaii monachi historia Albigensium
caput LXIII. Apud script, rer, Gallic et FRancic, tom. XIX, p. 61
Le comte de montfort a tost le pays recobrat autre cop
en sa ma et ainsin aprèslodit Sanct Marsal, ... loqual Sanct Marsal lodit comte
de Montfort fec arrasar et abatre que no demoret peyra sur peyra. (Hist. Gén.
De Lang., t. III, preuv. Col.46.
2 Chap. LXII.
3 Fauriel, p. 171
La connaissance des
localités peut servir à indiquer la marche que suivit Simon de Montfort. Si, au
lieu de venir directement à Saint-Marcel par Gaillac et Cahuzac, comme il
l’avait fait l’année précédente, il se détourna pour s’assurer auparavant de
Puycelsi, il dut remonter le Céron et longer le riche vallon qui se déroule au
bas de la ville de Cordes. Il redescendit peut-être cette rivière pour aller de
Saint-Marcel à Laguépie, au confluent du Viaur et de l’Aveyron et de là à
Saint-Antonin. Es deux châteaux de Saint-Marcel et de Laguépie étaient compris
l’un et l’autre dans la claverie de Cordes, et furent sans doute de tout temps
sous sa dépendance. C’était une station obligée qui commandait à tout le pays,
et d’où peuvent fort bien être parties les expéditions pour Saint-Marcel,
Laguépie ou Saint-Antonin. Quoi qu’il en soit, il n’est pas possible de
supposer que la place naturellement si forte de Cordes ne fût pas déjà au
pouvoir de Montfort avant la destruction de Saint-Marcel, quand nous savons que
la contrée toute entière lui était soumise. Le silence de l’histoire prouve
seulement qu’elle s’était livrée sans opposition.
Quand on considère
l’aspect des lieux, on ne saurait admettre que Cordes n’existait pas encore et
comme château et comme agglomération d’habitants. Des populations guerrières ne
pouvaient négliger d’occuper la position de Cordes, de beaucoup préférable à
toutes celles du voisinage où ils s’étaient établis. Si les souvenirs
historiques de Saint-Marcel et de Laguépie, par exemple, remontent plus haut
que ceux de Cordes, cela peut tenir à des circonstances fortuites, peut-être à
ce que les historiens n’ont pas soupçonné que Mordania fut le synonyme de Cordes.
La ville de
Saint-Antonin, située en Rouergue, sur les bords de l’Aveyron, et tout auprès
des limites de l’Albigeois, voulut d’abord opposer de la résistance, malgré les
exhortations contraires de l’évêque d’Albi, qui commandait l’avant-garde de
l’armée de Simon de Montfort et l’avait précédé à Saint-Antonin. La mission de
ce prélat était d’éclairer la marche des Français, afin de prévenir les
malheurs d’une conquête armée dans un pays où il exerçait une grande influence.
Le vicomte de Saint-Antonin, assiégé dans le château de cette ville, fut obligé
de se rendre à discrétion, et Simon de Montfort le punit de sa témérité par de
sanglantes représailles. Les Croisés se dirigèrent ensuite vers l’Agenais en
laissant derrière eux le pays d’Albigeois entièrement soumis.
Le château de Cordes
n’appartenait donc plus au comte de Toulouse, car Montfort n’aurait pu aller
au-delà sans réduire à son obéissance une place si bien défendue par la nature
et qui, par sa position exceptionnelle, commandait à une partie de l’Albigeois.
La nécessité d’une attaque se serait encore mieux fait sentir si les réfugiés
de Saint-Marcel avaient été s’y renfermer pour accroître le nombre des
défenseurs de la cause albigeoise. Ils étaient venus dans ce château,
épouvantés et suppliants, pour y vivre sous la domination des croisés et sans
doute sous la protection spéciale de l’évêque d’Albi. Ce négociateur de la paix
pour le compte de la croisade avait, dans cette contrée, et selon toute apparence à Cordes mêmes, comme nous le
verrons plus bas, des droits seigneuriaux importants. Ces droits, ces
privilèges, dont il ne pouvait jouir en paix sous l’autorité du comte de
Toulouse, son ennemi, et qu’il devait recouvrer par l’intervention de la
croisade, n’auraient-ils pas été un des mobiles de l’expédition de Simon de
Montfort en Albigeois ?
Avant la fin de
l’année 1212, celui-ci avait en son pouvoir presque tous les Etats du comte de
Toulouse(3), et
s’occupait d’une nouvelle organisation à donner aux provinces conquises. La
bataille de Muret, fatale à la cause albigeoise (septembre 1213), consacra la
domination de Montfort et déposséda complètement de ses domaines la maison de
Toulouse(2). Quelques
années après, la fortune parut lui redevenir favorable, grâce au réveil dans le
Midi du patriotisme national. Une nouvelle croisade fut prêchée en France
contre les Albigeois et Montfort fut tué sous les murs de Toulouse (1218). Sous
Amaury, son fils et son successeur, l’opposition du Midi à l’occupation
française ne fit que s’accroître. De toute part les populations s’insurgèrent,
et les seigneurs prirent les armes pour rentrer en possession de leurs
domaines. Amaury de Montfort se porta en 1221 sur l’Albigeois, om son autorité
était généralement méconnue, et ne fit que le traverser pour se rendre en
Agenais.
Au mois d’août 1222,
le comte Raymond VI mourut à Toulouse, après avoir recouvré une grande partie
de ses domaines, entre autres l’Albigeois, qu’il transmit à son fils Raymond
VII, dit le Jeune.
Son premier soin
devait être de prendre possession de ses Etats, de recevoir le serment de
fidélité des habitants, de confirmer en échange les anciens privilèges des
municipalités, et, pour être agréable aux populations, de leur en accorder au
besoin de nouveaux. La charte de Cordes fut faite dans ces circonstances.
L’avènement du jeune héritier du comte Raymond VI en dit clairement le motif.
Cette charte ne
porte pas le nom du lieu où elle a été écrite, de sorte qu’on ignore si elle fut rédigée à
Cordes même, en présence du comte, ou si elle fut remise par lui à la
députation qui serait venue le trouver dans un autre lieu on sait qu’il était à
Lavaur au commencement d’octobre 1222. La charte de la ville de Cordes est du 4
novembre. Elle est sur parchemin et conserve encore le sceau pendant de cire
blanche de Raymond VII avec une double empreinte : d’in côté le comte est
assis sur un trône, un glaive à la main et de l’autre, il est à cheval, la
lance en arrêt, et couvert d’un bouclier aux armes de Toulouse.
Ce document a été
publié pour la première fois par M. Cl Compayré, dans ses Etudes historiques et
documents inédits sur l’Albigeois, sous le titre de : Chartre de fondation de la ville de Cordes par le comte Raymond
VII ; il commence ainsi : « In
nomine Domini anno incarnationis ejusdem MCCXII, II nonas novembris. Noverint
universi proesentem paginam inspecturi quod nos Raimundus Dei gratia dux
Narbonae, comes Tholosae, marchio provinciae, filius dominae Reginae Johannae
per nos et per omnes haeredes et successores nostros donamus et concedimus
libertates quae i,ferieus scribentur omnibus habitatoribus castrum nostrum de
Cordoa quod est situm in territorio Albiensi : in primis concedimus et
donamus omnibus illis qui dictum castrum batirare viluerint ; quod liceat
eis a dificare domum et domos et mansiones pro voluntate sua in quibus nullum
censum annualem retinemus ». Le comte se réservait au contraire sur
les maisons qui seraient données en gage, vendues ou échangées, certains droits
dont nous n’avons pas à nous occuper ici. Nous noterons toutefois qu’il est
fait mention à ce sujet, non seulement du château, mais encore de ses
faubourgs, ce qui prouve qu’il s’agissait d’une agglomération d’une certaine
importance(4). Le comte
de Toulouse ne se contenta pas d’accorder à tous ceux qui voudraient habiter le
château de Cordes l’autorisation d’y construire des maisons à leur gré, et sur
lesquelles il ne se réservait aucun cens annuel. Il affranchit encore les
habitants de plusieurs charges et redevances seigneuriales(5)
1 De toutes les places de l’Albigeois
l’histoire n’en mentionne qu’une seule, Puycelsi, qui appartenait encore ou qui
était momentanément revenue, en 1213, au comte de Toulouse. Guy de Montfort en
avait entrepris le siège qu’il leva bientôt après pour aller rejoindre son
frère à Castelnaudary (juin 1213)
2 Les places qui, comme Rabastens et sans
doute Puycelsi, malgré leur serment de fidélité à Montfort, s’étaient ralliées
à Raymond VI, en furent réduites à implorer la clémence de Simon de Montfort.
3 Volumus enim quod non liceat alicui
habitanti in dicto castro vel in suburbilis castri in domum suam alicul
personae censum concedere, nisi nobis, ratione pignoris vel venditionis.
4Etudes historiques et documents inédits
sur l’Albigeois, par M. Cl Compayré, Albi, 1811, p. 398
5Item concedimus quod quicumque dictum
cstrum habitare voluerit sint liberi et ab quista, et ab tallia, et bladafa, et
ab omni servitute immunes, nisi tamen de sua volintate nobis servire vellent.
La charte s’occupe
d’abord des immunités en faveur des maisons à construire et des privilèges
offerts à ceux qui viendraient les habiter, parce que c’était sans doute
ce qui intéressait le plus pour le
moment. Nous sommes portés à croire, en admettant que ces dispositions fussent
nouvelles et sans précédents à Cordes, que toutes les autres contenues dans la
charte de Raymond VII n’étaient qu’une simple confirmation de coutumes
antérieures.
Dans l’article placé
à la suite des dispositions prises pour agrandir le château de Cordes et accroître
sa population, le comte accorde aux habitants le pouvoir de disposer de leurs biens comme ils l’entendraient ;
il leur octroie et confirme (laudamus et
confirmamus) la faculté de faire des testaments, des codicilles et des
actes de dernières volontés(1).
Ce mot confirmatus ne change-t-il pas
en certitude une conjecture toute naturelle ? Du reste cette conjecture
paraitrait peu douteuse, quand bien même
la Charte de 1222 ne contiendrait pas la preuve textuelle d’une confirmation.
Les autres
dispositions sont relatives aux causes civiles et criminelles portées devant le
bailli du Comte, aux droits à payer par les bouchers et les boulangers, aux
peines encourues par ceux qui emploieraient de faux poids et de fausses
mesures1 le Comte exempte les habitants des droits de leude ou de péage dans toute sa terre d’Albigeois, à moins qu’ils
ne soient marchands. Enfin, par l’avant-dernier article, il se réserve sur les
fours le droit de fournage tel qu’il était perçu au château de Saint-Marcel(2). Certaines dispositions
de la coutume de Saint-Marcel avaient donc été
importées à Cordes par ceux qui s’y réfugièrent, en 1212, dans l’espoir
d’y trouver un abri plus sûr. Ils n’apportèrent pas en ce lieu un premier noyau
d’habitants, ils accrurent la population qui s’y était déjà fixée, et ils
furent tenus, dans leur nouvelle résidence, d’acquitter entre autres droits
seigneuriaux, ceux qu’ils payaient jadis à Saint-Marcel pour faire cuire leur
pain.
La lutte se continua
entre Amaury de Montfort et Raimond VII, comte de Toulouse, malgré quelques
tentatives de rapprochement. Enfin, Amaury fut obligé, au mois de janvier 1224
de s’éloigner pour toujours du Midi et de revenir en France ; mais il
abandonna au roi Louis VIII, le territoire dont son père avait été investi par
le Saint-Siège. Le Pape écrivit au Roi pour l’engager à s’entendre avec le
comte de Toulouse, et de son côté, celui-ci s’occupa activement de sa
réconciliation avec l’Eglise. Il prit l’engagement, au concile de Montpellier
(juin 1224), de rester fidèle à la foi catholique, de chasser les hérétiques de
ses domaines et de restituer aux églises et aux ecclésiastiques tous les droits
dont on les avait dépossédés. On attendant encore l’assentiment de la cour de
Rome à cet accord, lorsque l’évêque d’Albi, pour seconder la réaction qui se
manifestait envers le clergé, fit la donation, en date du 7 juillet 1124, dont
nous avons déjà parlé et que nous allons transcrire textuellement, telle que
nous la trouvons dans le Recueil de Doat, à la Bibliothèque impériale.
Donation faite par Guillaume, évêque d’Albi, au
chapitre de Sainte-Cécile, des églises de Saint-Jean de Mordania et de
Saint-Pierre de Crantol, avec toutes les dimes, prémices et autres droits
ecclésisastiques
7°
kalendas julii
Notum sitomnibus hominibus lam praesentibus
quam futuris quod nos Guillelmus Dei gratia Albiensis epuiscopus, perpendentes
fidelitatem venerabilis et religiosissimi capituli canonicorum ecclesiae
Sanctae Ceciliae sedis nostrae, cognoscentes quod redditus sui sive proventus
ad plenum sufficere non valeant, dedimus et concessimus eidem capitulo per nos
et per successores nostros ecclesiassancti Johannis de Mordaniam et ecclesiam
Sancti Petri de Crantol cum omnibus decimis, praemiciis et oblationibus de
feodis ecclesisticis conctisque aliis dictae ecclesiae pertinentibus in
perpetnum possidentes. Et si in podio vel juxta podium qui de novo construitur,
quem homines Cordo sive Mordania nominant, sito infra pradictarum parochias
ecclesiarum, ecclesia sive ecclesiae, capella sive capellae fundatae fucrint
cum omnibus pertinentiis suis, mitendo praesenti cedula, in corporalem
possessionem cum omnibus supradictis damus eas et concedimus in perpetuum
capitulo suprradicto tali stabilitate donationis ut infra parochias supradictas
vel in podio sive juxta podium superius nominatum, aloquis Religiosus, absque
mandato et communi assensu praefati capitulin non possit condere ecclesiam
aliquam, oratorium vel in podio sive juxta podium superius nominatum, aliquis
Religiosus, absque mandato et communi assensu praefati capituli, non possit
conder ecclesiam aliquam, oratorium vel capellam retentis nobis nostrisque
successoribus omnibus usibus episcopalibus cum synodis et paratis ut hoc in
perpetuum ratum haheatur et furmum praesentem cartam in testimonium nostro
sigillo et contra siillo ci fecimus roborari. Actum est hoc anno incarnationis
Jesus Christi millesimo ducentesimo vigesimo quarto, septimo kalendas julii(3)
Voici en peu de mots
le résumé de cette donation : Guillaume, évêque d’Albi, considérant la
fidélité de son vénérable chapitre des chanoines de Sainte-Cécile d’Albi, et
connaissant l’insuffisance de ses revenus, lui accorde, pour lui et ses
successeurs, les églises de Saint-Jean de-Mordague et l’église de Saint-Pierre-de-Crantol
avec leurs dimes, prémices, oblations, etc.. et (remarquons bien le passage
suivant) :si, au Pech ou près du Pech qui est construit de nouveau, et que
les hommes appellent Cordoa ou Mordania, situé dans les paroisses desdites
églises, il était fondé une ou plusieurs églises, une ou plusieurs chapelles,
Guillaume, évêque d’Albi, entend qu’elles appartiennent audit chapitre de
Sainte-Cécile, en vertu de cette même donation. Telle est, en substance le
document inédit bien que souvent cité d’après un simple ouï-dire ; il
exige, pour être bien compris et bien apprécié, un commentaire qui trouvera sa
place dans la dernière partie de ce mémoire. Nous avons jusqu’ici cherché à
découvrir l’origine probable de Cordes, d’après les événements historiques qui
précédèrent la charte de Raymond VII, de l’an 1222, où son nom apparait pour la
première fois. Nous venons de faire connaitre le texte même de la charte de
1224, qui prouve de Cordoa portait aussi le nom, sans doute primitif, de
Mordania. Il nous reste à comparer ces deux documents, à rechercher dans
l’histoire des temps postérieurs les faits qui s’y rattachent et peuvent servir
à les expliquer. Nous aurons aussi à puiser dans les archives communales de la
mairie de Cordes, où nous étudierons le Libre
Ferrat, précieux livre consulaire de la fin du XIIIe siècle,
dont la date a été mal précisée. Nous aurons enfin à nous demander à quelle
époque appartiennent les maisons justement célèbres, qu’on a dit remonter à
l’origine de Cordes, et qui offrent les plus beaux spécimens de l’architecture
civile au moyen âge.
1 Quam
disposiitonem et testamentum et codicillos et ultimam voluntatem cuilibet cum
hoc praesenti instrumento lauddamus et confirmammus
2 Retinemus
nobis furnum et furnos et persolvant nobis fortaiges sicut solitum est dari in
Castro Sancti M rcelli –
(Etud. Hist., p. 400).
3Recueil de Doat, à la Bibliothèque impériale. Titres
de l’évêché et cathédrale d’Albi, tome 1, f° 253. – Extrait par Jean de Doat,
en 1669, des archives de l’église cathédrale de Sainte-Cécile d’Albi.