lundi 14 juillet 2014

Bernard Pingaud-1

Né le 12 octobre 1923 à Paris. Etudes secondaires et universitaires. Ecole Normale Supérieure. Depuis 1947, secrétaire des débats à l’Assemblée Nationale. Membre du comité de rédaction des Lettres Nouvelles. Directeur littéraire de l’Arc. Nombreux articles dans la Table Ronde, Esprit, l’Express.

A publié* :
Romans et récits
Mon beau navire, Éditions de la Table ronde, 1946.
L'amour triste, Éditions de la Table ronde, 1950.
Le prisonnier, Éditions de la Table ronde, 1958 (rééd., Gallimard, 1979).
La scène primitive, Gallimard, 1965.
La voix de son maître, Gallimard, 1973.
L'imparfait, Gallimard, 1973.
Adieu Kafka, Gallimard, 1989.
Bartoldi le comédien, Seuil, 1996.
Tu n'es plus là, Seuil, 1998.
Au nom du frère, Seuil, 2002
L'andante inconnu, Joëlle Losfeld, 2003
Mon roman et moi, Joëlle Losfeld, 2003
L’horloge de verre, Actes Sud, 2011
Essais
Hollande, Seuil, « Petite Planète », 1954.
Mme de la Fayette, Seuil, « Écrivains de toujours », 1959.
Inventaire, essais, Gallimard, 1965.
Entretiens avec Brice Parain, Gallimard, 1966.
Comme un chemin en automne, Inventaire II, Gallimard, 1979.
Le livre à son prix, Seuil, 1983.
L'expérience romanesque, Gallimard, « Idées », 1983.
avec Robert Mantero, Les infortunes de la raison, Hatier, « Brèves-Littératures », 1992.
Les anneaux du manège. Écriture et littérature, Gallimard, « Folio », 1992.
Écrire, jour et nuit, Gallimard, 2000.
La bonne aventure, Seuil, 2007
Une tâche sans fin (1940-2008), Seuil, 2009
L'occupation des oisifs, Classiques Garnier, 2013

*Actualisé, quand Bernard Pingaud à rédigé l « essai » qui va suivre paru dans un livre : « Ecrivains d’aujourd’hui »  (1960 ?) ses publications étaient beaucoup moins importantes.

Ecrivain d’aujourd’hui paru chez Grasset en 1960. Dictionnaire anthologique et critique établi sous la direction de Bernard Pingaud

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Ecrire aujourd’hui

Par
Bernard Pingaud

La littérature est une arme défensive. Pourquoi écrit-on ? Pour se justifier ou se distraire, pour « saluer la beauté », « promener un miroir le long d’une route », « faire concurrence à l’état civil », « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Toutes ces raisons sont vraies ; mais, plus profondément, on écrit pour se défendre. L’ennemi que nous combattons est insaisissable : c’est une ombre, un vide, une absence. L’écriture n’a pas pour but de combler cette absence, elle prétend seulement la révéler.

Quelque chose a bougé : la réalité est devenue image. Ce que je regardais naguère avec une curiosité distraite s’est glacé sous mes yeux, comme si le spectacle s’écartait de moi ou comme si je m’écartais de lui. J’ai su de façon certaine que ce monde, toujours présent devant moi, et qui, selon toute apparence, n’avait pas changé, était pourtant devenu autre, ou plus exactement, qu’un autre monde, invisible, avait à ce moment précis jeté son ombre sur le monde familier que je contemplais. Ce fut bref, imperceptible, silencieux. Il me semble que l’on commence toujours ainsi : à la source de toute littérature, il y a une distance, qui rend les choses plus évidentes et en même temps les efface.

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Le vertige des mots

On croit que l’on écrit parce que l’on a « quelque chose à dire ». Cette croyance n’est pas sans fondement. Au moment où je prends la plume, en effet, j’ai quelque chose à dire, mais ce  n’est pas cela que je dirai. Cette chose « à dire » est en général la chimère la plus vague, une sorte de rumeur sans consistance et sans forme, c’est l’approche de l’écriture, l’ombre qu’elle fait autour d’elle ou le mouvement de l’air qui l’annonce. Ce n’est absolument pas l’écriture elle-même, qui se présente au contraire comme un arrêt devant l’abime et le vertige de la découverte. On ne commence pas à écrire au moment où les premiers mots viennent s’aligner sur la page. Ces mots-là sont les mots « donnés », ceux que l’on devrait ensuite supprimer parce que leur unique utilité est d’amorcer le travail, et que l’on conservera superstitieusement, en vertu d’un préjugé tenace qui veut que l’aisance se situe en deçà et non pas au-delà de l’effort. Mais l’écriture vient ensuite, au moment où la machine, mise en marche, se met brusquement à tourner dans le vide. On conçoit que, précipité dans ce vide où il ne trouve non seulement aucun matériau sur quoi fixer son attention, mais aucun motif réel de travailler, l’écrivain se cherche une garantie dans l’idée que l’œuvre est déjà toute faite quelque part, qu’il n’a pas à l’inventer mais à la découvrir, qu’il est un explorateur et non un créateur. On conçoit également que les hauts et les bas de l’écriture, la réussite d’un jour comparée avec l’échec du lendemain et les ruses qui sont nécessaires pour vaincre la tentation de l’abandon imposent invinciblement –comme la peur des primitifs enfante les dieux – la fable de l’inspiration. De ce que le travail d’hier me paraît supérieur à celui d’aujourd’hui, j’en conclus qu’hier « on » me parlait, et qu’aujourd’hui la voix s’est tue. Il est un peu effrayant, enfin, d’admettre que les mots s’engendrent sans aucune nécessité de principe, sans qu’aucune raison les dicte, et que la seule autorité capable de faire un choix entre eux et de les rendre présentables est la mienne, c’est-à-dire celle dont je suis le moins sûr.
Ce hasard est pourtant ma seule sécurité ? je ne peux me défendre qu’en inventant. Le temps de l’écriture – temps qui s’écoule avec une telle lenteur que je me crois enfin transporté dans l’éternel présent, les heures sont des secondes et l’écriture une plage immense, déserte, où je tourne en rond dans fatigue, interminablement – est une parenthèse heureuse. Pendant que j’écris, il me semble que je ne peux pas mourir.
Je veux dire par-là que, si l’homme reste soumis à la menace vague et pressante qui pèse sur chaque instant de sa vie, l’acte d’écrire – comme si ce n’était pas moi qui écrivais, et voilà peut-être la cause profonde de l’illusion dénoncée à l’instant – échappe, lui, à toute destruction. Agir, c’est toujours, d’une certaine façon, conjurer la mort en lui opposant quelque chose sur quoi elle ne pourra pas mordre, une trace qu’elle n’effacera pas. Mais on n’a jamais fini d’agir, dans la mesure où l’action a pour décor nécessaire une histoire qui sans cesse la renouvelle et interdit de tenir son résultat pour définitif. L’actions que constitue l’écriture, en revanche, se situe d’emblée hors de cette histoire, même si elle lui emprunte ses thèmes et son matériel. L’œuvre achevée pourra décevoir, son contenu pourra se démoder, on l’oubliera. Mais rien n’effacera jamais le geste qui l’a fait naître, ni ces lignes devenues dérisoires, pour la simple raison que l’écrivain ne manipule pas les choses, mais les mots qui les désignent. Il ne modifie rien, il parle et parle dans le vide.




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Distraction et séduction

Ce trait est essentiel, car il met en lumière l’ambiguïté de l’écriture. Ecrire, c’est s’installer dans une éternité factice, l’éternité du tout ou rien. Je suis le seul maître des mots que j’utilise ; mais je n’ai devant moi que des mots,  c’est-à-dire, au bout du compte, un pur néant. Le travail d’écrire, difficile et passionné, qui ne peut s’exercer qu’au prix d’une certaine mauvaise foi, n’est pas un travail réel. Il est au sens le plus fort de ce mot une distraction.
Si j’éprouve à l’instant où j’écris l’impression de m’enfoncer dans l’éternel présent, de fouler un espace sans limites, c’est d’abord parce que j’ai mis de côté mon temps réel et mes limites. Oubli fictif, bien entendu. L’expérience singulière de l’écrivain est de l’ordre du « comme si ». Tout se passe comme si j’avais cessé d’être où je suis, qui je suis ; tout se passe comme si cet oubli, ce recul, cette distraction étaient à chaque instant possibles et comme si, sans cesser d’être soumis aux conditions de fait qui règlent l’existence de chacun (de cette distraction imaginaire, la moindre distraction réelle suffit à me faire immédiatement sortir), on pouvait en même temps les tenir pour nulles, leur échapper. Cette fuite est aussi une exclusion : en acceptant de me tenir à l’écart de ma propre histoire, je me ferme l’accès de toute histoire. Le lieu où je m’aventure n’est pas un lieu réel ; les actes que j’y accomplirai ne seront pas réels non plus. Je ne connaîtrai de l’action qu’un simulacre.
De la même façon, le lecteur qui ouvre un roman effectue, au moment où ses yeux se posent sur les premiers mots, une sorte de saut dans le vide. Il n’est plus là ; il n’est pas ailleurs, il n’est nulle part ; lisant cette phrase magique : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », il a le sentiment de pénétrer dans l’univers d’un écrivain nommé Proust et s’apprête à partager ses désirs et ses angoisses. Mais cet univers est illusion pure ; c’est dans le vide qui naît de son absence que Proust et ses lecteurs vont pouvoir se rencontrer. Comme les choristes d’opéra répètent : »Partons ! partons ! » et ne partent jamais, le romancier donne à celui qui le lit la comédie d’une action qui se poursuivra jusqu’à son terme, sans avoir jamais vraiment commencé. La meilleure preuve est qu’à tout instant le lecteur pourra, en se détournant du livre et en posant à nouveau son regard sur le monde, s’apercevoir qu’il n’a pas bougé..
Le vrai problème, en définitive, n’est donc pas de savoir si une écriture est plus riche ou plus belle qu’une autre. Il est de savoir si cette pure apparence peut s’imposer à l’attention d’un spectateur ordinairement requis par des biens plus solides. Il est de savoir comment le mirage peut devenir piège. On n’a rien dit lorsque l’on a évoqué la magie des mots. Il faut encore expliquer pourquoi ces mots, dont le quotidien ne connaît que la transparence, peuvent par le seul jeu de l’écriture accéder à une  opacité séduisante et trompeuse. Entre l’écriture et l’action, il existe une différence que je ne dois à aucun moment négliger : l’action vise à changer le monde, l’écriture ne peut que le séduire.




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Un miroir extraordinaire

J’écris pour séduire. Ce mot doit être entendu dans son sens le plus fort. L’écriture n’est rien si un regard ne la cristallise. Pour qu’elle puisse « prendre » se durcir, devenir miroir, il faut que quelqu’un la rencontre et l’accueille. Cette rencontre, qui exige du lecteur le même sacrifice préalable, le même acte de recul et de distraction que de l’écrivain, ne pourrait pas se produire s’il n’existait une région de l’être, un lieu à tous égards distincts de l’expérience, mais étroitement relié à elle, auquel l’un et l’autre ont accès. Ce lieu est le possible. « Le possible, dit Kierkegaard, est un miroir extraordinaire, dont on ne doit user qu’avec force prudence. » L’expérience y trouve en effet son accomplissement et sa perte.
L’homme est un animal à projets ; si nous ne savions pas dire « demain » nous serions condamnés à une immobilité qui aurait toutes les apparences de la mort. Nous avons besoin du possible pour vivre de la même façon que nous avons besoin d’air pour respirer. Mais le projet le plus modeste ferait miroiter à nos yeux une délivrance trompeuse –comme si certaines nécessités, au lieu de s’imposer tout de suite ne s’imposaient qu’à retardement, comme si le bourreau, magnanime, avait accepté de laisser « encore un instant » à sa victime –s’il n’était en quelque sorte garanti par une liberté sans limite, qui nous assure que notre existence n’a pas trouvé et qu’elle ne trouvera jamais sa forme définitive, qu’elle restera, quoi qu’il  arrive, ouverte, qu’elle aura toujours un avenir. Je ne pourrai jamais rien si je ne pouvais pas tout à chaque instant.
A côté du possible-possible –celui des projets qui s’inscrivent dans la ligne de ma vie, que j’ai chance de réaliser un jour, qui prolongent une tâche déjà ébauchée-, il y a donc le possible-impossible. Je suis bien obligé de l’appeler impossible, puisqu’il est fait précisément de ce que j’ai refusé, de ce qui contredit les choix immédiats de l’expérience. Mais je dois aussi l’appeler possible puisque l’expérience qui le refuse n’est pas achevée et que je reste libre de le remettre en question. Une vie est faite plus encore, peut-être, de ses tentations que de ses actes ; ce no man’s land où se réfugient les divers personnages que les circonstances ou nos propres décisions nous ont empêché d’incarner constitue une réserve toujours disponible de projets  dont l’attrait, le degré de vraisemblance, le pouvoir de fascination sont variables. Rien, en principe, ne s’oppose à ce que, délaissant le chemin emprunté depuis des années, nous nous engagions dans un autre. Si avancé que nous soyons, il reste vrai que nous pouvons encore changer, recommencer, que tout reste toujours possible. 
Vue sous cet aspect, l’expérience peut être considérée comme l’apprentissage douloureux – et en même temps fécond – de l’impossible. C’est seulement parce que l’homme a conscience de cette servitude, parce que l’impossible ne lui apparaît pas comme un obstacle, mais aussi comme une invite, qu’il peut s’ouvrir à l’avenir. Autrement dit encore, il n’y a pas d’existence qui ne soit, en même temps que vécue, imaginée ; car le possible-impossible n’est rien d’autre, en fin de compte que l’imaginaire.  L’écriture a pour rôle de nous le faire savoir et ses avatars historiques ne peuvent se comprendre que si l’on perçoit dans chacune des formes qu’elle revêt, l’appel obstiné d’une fiction qui veut être plus vraie que la vérité même.

Un monde en mouvement

Tout roman, en effet, nous présente un monde. Pour être intelligible, ce monde doit avoir une certaine familiarité avec le nôtre. L’objet que je décris – un meuble, un visage – est un objet que le lecteur pourrait voir, qu’il a déjà vu, ou dont son expérience lui fournit spontanément  l’analogue ; mais c’est en même temps un objet qu’il ne pourra jamais contempler, puisque l’écrivain, au lieu de le placer sous ses yeux, le lui donne à imaginer.
L’objet est un possible : je n’ai nulle peine à ressentir à son approche, à son contact, l’impression complexe de limitation (puisque je me heurte à lui) et de disponibilité (puisque je peux l’utiliser) que l’écrivain cherche à m’imposer.
Ma propre expérience, ici substituée à celle du héros, lui sert de garantie. Je suis à sa place et, pénétrant par exemple dans la pension Vauquer, la minutie d’une description qui ne laisse rien au hasard me trouve en quelque sorte convaincu d’avance. L’étrangeté même du lieu ne m’est pas étrangère. Dans le monde réel où j’habite figurent, épars, ces meubles, ces couloirs, ces chambres, et le sinistre et le sordide qui s’en  dégagent. La pension appartient à mon avenir immédiat. Je ne sais pas encore ce que j’y ferai : je sais comment elle me touche et que cette impression fondamentale guidera mes prochains pas. Toute lecture est une attente dirigée.
Mais cette attente ne sera pas vraiment récompensée. L’objet que le romancier me présente est aussi un impossible. Je ne peux espérer ni le saisir ni même le voir. Il ne me laisse aucune liberté réelle, seulement cette liberté illusoire d’un univers où tout peut arriver parce que rien n’arrive réellement, parce qu’il ne peut pas, en vertu d’une convention à laquelle souscrit d’emblée ma lecture, devenir jamais le mien. Pour rencontrer la chaise ou le visage que l’écrivain désigne à mon attention, j’ai dû d’abord m’écarter fictivement du lieu où se produisent les rencontres pour les attendre en un autre lieu qui n’a pas d’existence réelle. Ce n’est donc pas ce meuble ou cette tête que je rencontrerai, c’est leur absence –une absence qui a l’apparence de la réalité, mais qui n’en a que l’apparence, qui lui ressemble comme ailleurs ressemble à ici, comme demain ressemble à aujourd’hui.
Les fameuses « descriptions » chères aux romanciers réalistes ne nous font à proprement parler rien voir ; mais elles annoncent le monde qui va se déployer devant nous sans que nous puissions y pénétrer. En ce sens, il n’est pas indifférent que le romancier veuille m’imposer, par la minutie de sa peinture, l’image d’un univers écrasant, peuplé, divers, où j’aurai la sensation d’être à la merci des visages et des choses ou bien que, négligeant délibérément toute allusion au décor dans lequel apparaissent ses personnages, négligeant  aussi ces personnages eux-mêmes, pour autant qu’ils font partie du décor, il veuille me rendre uniquement sensible à la transparence d’un univers abstrait où les idées, les sentiments la réflexion sont les seules forces agissantes. Mais ce qu’il ne peut pas faire, contrairement au rêve tenace des romanciers, c’est me présenter un univers neutre, en se contentant de marquer les distances qu’y relève le regard et en me laissant le soin de donner à cet univers une signification. Car la signification est déjà dans ce geste de recul, dans cette volonté de ne pas « qualifier », et le monde que l’on croit ainsi restituer à son indifférence originelle – je le regarde, il ne me regarde pas –apparaît paradoxalement plus hostile, plus étouffant qu’un monde déjà interprété.
Ce qui est vrai des objets l’est aussi des personnages. « Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible » disait Thibaudet. Tandis que l’expérience vécue va du possible au réel, donnant ainsi un contenu au projet, l’expérience romanesque suit le chemin inverse : elle va du réel au possible, et du possible à l’impossible ; par elle, ma vie se trouve promue à la dignité de l’imaginaire et s’identifie aux autres expériences que je croyais avoir, une fois pour toutes, écartées. Le romancier n’a que l’embarras du choix pour m’en donner une image ; il lui suffit de puiser dans la réserve toujours ouverte où végètent ces fantômes : désirs avortés, espérances coupables, rêves enfantins, souvenirs obstinés, qui sont autant de « personnages » disponibles
On voit que tous les romans sont autobiographiques, mais aussi que l’idée naïve de l’autobiographie est une chimère. Se raconter veut dire s’inventer, c’est-à-dire replacer sans la dimension de l’ « ouvert quelque chose – un geste, une parole, une impression – qui appartient par définition à un univers clos. Pourtant l’écrivain n’invente pas n’importe quoi ; à la lettre, même, il n’invente rien : il se contente plutôt d’exprimer, en un langage aussi ferme que possible, ce que depuis toujours, il marmonnait, de mettre de l’ordre là où régnait le désordre, de donner un nom à ce qui n’en avait pas. Les personnages ne sont que l’image toute provisoire de nos désirs et de nos refus, au même titre que le décor, toujours mythologique, dont l’écrivain les entoure.
Y chercher des types ou des caractères, c’est se laisser prendre à un piège. Non que le type, le caractère soient des notions privées de sens : déterminations objectives ou hypothèse de travail, il s’agit là de seuls moyens d’approche dont nous disposions effectivement pour nous faire une idée d’autrui. Comprendre autrui consiste toujours plus ou moins à lui prêter un « caractère ». Mais nous n’avons pas à comprendre les héros de romans, nous avons plutôt à les suivre, à nous engager dans la direction où ils nous poussent.
Parce que le roman n’est jamais un miroir « ordinaire », l’objet et le personnage n’y sont que le prétexte. Croire à la valeur objective de l’image ainsi précairement fixée, lui prêter une constance, le comparer à telle autre que nous avons sous les yeux, chercher des analogies et des leçons, c’est courir le risque de manquer l’essentiel de l’œuvre, à savoir le mouvement qui conduit l’écrivain vers telle ou telle figure de sa vie possible. La « description » et la « psychologie » ne sont utiles au roman que dans la mesure où elles contribuent à rendre sensible ce mouvement, davantage : dans la mesure où elles sont elles-mêmes mouvement



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L’Inépuisable
On pourrait en conclure que toute écriture narrative est par définition fabuleux, ce que dit bien le mot « romanesque ». Pourtant, par un curieux paradoxe que signalait encore Thibaudet, les œuvres les plus grandes de cette littérature sont construites contre le romanesque, témoignent de la volonté bien arrêté bien arrêtée de résister à l’attrait de la fable et du merveilleux. C’est que la présentation imaginaire du monde à laquelle nous convie le roman est inséparable de l’idée de vérité. La distraction que requiert l’écriture, l’écrivain ne saurait le supporter si, en même temps, il n’avait le sentiment de revenir, par ce détour, à une réalité vérifiable. Œuvre de fiction, le roman ambitionne d’être exact. Moyen de défense, l’écriture se veut aussi moyen de découverte.
Une telle prétention, apparemment exorbitante, s’explique par la nature même de l’entreprise. Ce contre quoi l’écrivain se défend est cela même qu’il découvre. Si la réalité humaine se caractérise d’abord par son ouverture – possibilité sans limite que chacun de nos actes nie et réaffirme – la littérature qui en sera l’expression devra, dans un même geste, signifier l’absence et décrire la présence, ou plus exactement : faire surgir l’absence au cœur de la présence, le possible au cœur du réel. Pour restituer au monde sa dimension imaginaire, l’écrivain doit commencer par le perdre, en renonçant à le changer. Le besoin d’imaginaire se fait sentir comme un manque, et c’est ce qu’indique la distraction initiale. L’impossible ne peut devenir réel que si le réel se dissout dans l’impossible : à vouloir cerner au plus près la réalité dont il témoigne, le roman se condamne à perdre l’essentiel qui précisément n’est rien de saisissable, de descriptible, qui se situe en deçà du moment où se forment les mots, où se définissent les idées, les sentiments, où se profilent les actes. Cette perte, la lutte incessante contre cette perte est le mouvement même du romanesque.
Mais inversement, figurer le romanesque – je veux dire présenter de la réalité humaine une image « arrangée », qui donnera au lecteur l’illusion de la merveille : élégance, passion, richesse, rencontre inespérée du possible et l’impossible dans une réalité de convention – est la meilleure manière de le trahir. Toute figure du romanesque qui se désigne comme telle est ipso facto une figure dégradée, démonstration qui ne convainc pas, ouverture qui n’est qu’une fausse issue. Gide disait : « Le romanesque c’est l’inépuisable. » Or la vie quotidienne s’épuise dans ses diverses manifestations. Comment représenter l’inépuisable, sinon par un mouvement de rupture ou d’élan qui, dans la représentation elle-même – dans le personnage, dans l’objet – manifeste la richesse informulée du récit ?
De là que le roman soit obligé d’aller sans cesse vers le réel et de le fuir, d’y chercher la référence qui le vérifiera et de nier ce que les preuves ainsi obtenues peuvent avoir de contraignant au regard de l’impossible. Une sorte de ruse féconde, de mauvaise foi mise au service de  la bonne fait ici partie du métier.
Ce double mouvement apparaît très nettement à l’examen des manifestes, articles, préfaces par lesquels, depuis trois siècles – de l’évêque Huet à l’ingénieur Robbe-Grillet-, les romanciers ont tenté de justifier leur entreprise. Chaque génération reproche à celle qui l’a précédée le caractère conventionnel du monde qu’elle décrit : « Vous avez lâché la proie pour l’ombre ; moi, je vais vous montrer les choses et les gens tels qu’ils sont. » Le progrès en littérature – il y a progrès dans la mesure où l’écrivain d’aujourd’hui bénéficiant de l’expérience des écrivains antérieurs, reprend la plume là où ils l’on posée – a l’aspect d’un retour à la source. Contrairement aux apparences, on ne se propose pas d’ajouter à ce qui a été dit : on prétend le redire autrement et mieux ; on se  flatte d’éviter le piège où le prédécesseur est tombé et que l’on peut voir – alors qu’il ne le voyait pas – puisque son œuvre, achevée, figée, est l’image même de ce piège. Plus avancé dans la voie de l’expression du romanesque que ses maîtres, tout romancier se trouve aussi en retrait par rapport à eux : chacun cherche à remonter plus haut vers l’origine, à s’enfoncer plus profondément dans les abîmes mouvants du possible. Chacun oppose à des expressions plus ou moins exactes, plus ou moins partielles, la prétention d’une expression fondamentale.



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La littérature au rouet
Un  moment devait venir – il surgit plus ou moins tôt dans l’histoire de tout art – où l’écrivain prendrait conscience de ce retrait lui-même, et, fasciné, chercherait à le dire. Poésie de la poésie, peinture de la peinture, roman du roman –roman de l’acte d’écrire, roman dont le sujet réel est l’écriture qui lui donne naissance – à ce niveau, se répondent. Les écrivains d’aujourd’hui ne sont pas plus « intelligents » que ceux d’autrefois. Ils ne sont pas non plus, comme une critique désemparée par leur recherche souvent ingrate le laisse malignement entendre, frappés de je ne sais quelle stérilité. J’imagine que si Alain Robbe-Grillet ou Michel Butor, par exemple voulaient « raconter des histoires », ils pourraient aussi aisément le faire que Picasso peindre des paysages ou des portraits. Leur littérature est abstraite (au sens où l’on dit que la peinture l’est), non parce qu’ils ignorent les lois du dessin, mais parce qu’à un certain moment de son évolution, le roman a fini par se rencontrer lui-même, par devenir l’histoire de son propre surgissement.
Naturellement, cette expérience ultime ne va pas sans péril. Un récit qui ne serait pas récit de quelque chose n’aurait pas de sens, n’existerait même pas. Le sens profond du récit, on l’a vu, est au contraire de nous faire deviner (imaginer) autre chose à travers ce qu’il nous dit, autre chose qui n’est pas là, contre l’absence de quoi l’écrivain –porte-parole de tous les hommes-  se défend, et qui en même temps est là, à sa manière, obsédante et diverse, comme la lumière est là dans ce qu’elle illumine. Mais nous ne pouvons saisir la lumière que sur l’objet éclairé. Ce n’est donc pas seulement par un attachement tenace aux vieilles traditions romanesques que le lecteur reprochera au romancier moderne de renoncer à lui montrer des personnages (vivants, complexes, « humains »), à raconter des histoires (intéressantes, bien menées, instructives). Son irritation vient aussi de ce que –pareil à un funambule qui, pour compliquer encore son numéro, voudrait supprimer le fil où il s’avance-, le romancier, en se détournant de son objet risque de tomber dans le vide.
Il y a, personne ne peut le nier, quelque chose d’essentiellement négatif dans l’entreprise menée par un certain nombre des écrivains ici réunis. Tous, à leur manière, sont à la poursuite de l’innommable », et l’on pourrait à bon droit les blâmer de méconnaître le caractère  fondamental de la littérature, qui est d’être un art de la parole, donc de l’expression, si, malgré eux, dans leur recherche éperdue d’une parole qui ne puisse être remise en cause et qui finalement sera l’œuvre elle-même – son mouvement propre, son essence-, ils ne finissaient par exprimer quelque chose. L’intérêt de la tentative réside moins de la refus que les plus audacieux des écrivains d’aujourd’hui –romanciers, poètes, dramaturges –opposent aux formes traditionnelles que dans les schémas nouveaux qu’ils imaginent pour détourner autant que possible la littérature de son sens narratif, l’obliger à se réfléchir, à se considérer elle-même, et faire insidieusement passer le récit avant l’événement récité, la « modification » avant le monde qui se modifie.
Pour m’en tenir au seul roman, je distinguerai deux images essentielles : celle de la fixité et celle de la métamorphose. Soucieux de faire apparaître dans les choses le mouvement même de l’œuvre que son véritable propos est de rendre sensible au lecteur, l’écrivain peut soit en donner une représentation négative, en poussant jusqu’à l’obsession l’immobilité des figures –immobilité qui devient alors la trace, en quelque sorte pétrifiée, de ce mouvement -, soit, par un excès systématique et inverse, refuser de le figer jamais dans aucune de ses manifestations et exprimer l’ « inépuisable » au sein d’un grouillement incessant : marche dans une ville, voyage sans but, tourbillon d’actes et de paroles, prolifération des métaphores et des commentaires. Il y a les romanciers de la fascination (Robbe-Grillet, Simon, Nathalie Sarraute, malgré l’apparent grouillement le la « sous-conversation », Louis-René des Forêts, malgré la richesse théâtrale du chant) et ceux que hante le démon du changement, les romanciers de la prolifération (Butor, Pinget, Cayrol, Obaldia). D’un côté, un temps qui s’annule en se répétant, le présent-prison, moment toujours pareil à lui-même,- de l’autre, un temps qui s’annule en se répétant, le présent-prison, moment toujours pareil à lui-même, - de l’autre, un temps qui  ne peut se répéter parce qu’il ne cesse de se perdre, qui, restant toujours ouvert, ne parvient pas à se constituer en mémoire.

Cette distinction, bien entendu, est très générale. Les deux images fondamentales peuvent surfit à tour de rôle, se mêler au sein de la même œuvre : il y a des fixités proliférantes, des tourbillons immobiles, et le héros perdu qui se déplace « dans le labyrinthe » exprime, par son impuissance même, que le monde avec lui ne bouge pas. Romans de la fixité et romans de la métamorphose, au surplus, affirment les uns et les autres une semblable solitude, car si le temps se répète, il est vain d’espérer sortir de soi, et, s’il s’effondre dans l’incohérence, il est vain même d’espérer être soi.

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Une entreprise solitaire

Sortir de soi ou être soi, ce commun souci pourrait passer pour suspect s’il restait l’apanage d’une littérature harassée par sa propre recherche. Le fait que des écrivains aussi peu préoccupés de « technique » que Roger Nimier ou Bernard Franck, Françoise Sagan ou Antoine Blondin le partagent, oblige à réfléchir sur sa signification. Un point commun unit la plupart des écrivains d’aujourd’hui, quelle que soit, d’autre part, leur doctrine esthétique : ils sont les écrivains de la séparation, de la réclusion, de la difficulté d’être. Ils décrivent un univers où l’on ne communique plus ; leur espoir désespéré n’est pas tant de changer – se changer eux-mêmes, et le monde avec eux – que de devenir quelqu’un. Au sein de la littérature contemporaine se découvre ainsi un grand vide : « quelqu’un » n’est pas là, et elle est la figure élémentaire que prend aujourd’hui l’absence contre laquelle se débat l’écrivain. On a renoncé à faire concurrence à l’état civil, on ne prétend plus promener son miroir le long des routes, on ne songe déjà plus à la politique, et c’est à peine si l’on parle encore d’amour : on veut, on voudrait être, tout simplement.
Or – et cette coïncidence n’est certes pas fortuite – le moment où l’écrivain découvre ainsi avec effroi son insignifiance est aussi celui où la littérature, longtemps tenue en quarantaine –activité innocente, mais douteuse-, acquiert, dans l’opinion, le plus large droit de cité. Ecrire est une fonction qui n’étonne plus. On s’intéresse aux écrivains, à leur vie privée, à leurs idées, à leurs manies, on les guette, on les photographie, on les interroge. Point de mouvement d’avant-garde, à ce régime, qui puisse longtemps rester clandestin : les bombes les plus chargées de dynamite sont désamorcées avant même qu’elles explosent. Pour ne donner qu’un exemple, l’espèce de société secrète que constituait, voici trente ans, le surréalisme, aujourd’hui, deviendrait une école publique. Ses théoriciens se verraient ouvrir les colonnes des journaux les plus sérieux et l’on discuterait gravement du caractère « convulsif » de la beauté aux mardis de Preuves, dans la page littéraire de l’Express ou aux conférences du Collège philosophique.
Une telle faveur inquiète, et l’on peut se demander si elle ne témoigne pas d’une différence plus grave que l’hostilité ou le mépris. Ramener la littérature aux dimensions d’une activité naturelle, l’apprivoiser pour les besoins d’une société à qui rien d’humain n’est étranger, la considérer comme une rubrique parmi d’autres dans la curiosité du citoyen bien élevé, c’est lui dénier le pouvoir de troubler : l’écrivain étant devenu complètement inoffensif, pourquoi refuserait-on de l’entendre ?
Tout se passe donc comme si l’attention versatile et frivole du public répondait à l’inquiétude profonde du créateur. La gloire et les gros tirages, ici, ne sont pas en cause. Françoise Sagan, qui n’a plus rien à espérer dans ce domaine, disait un jour : « Ecrire est une entreprise tellement solitaire. » L’écrivain d’aujourd’hui se sent à la fois seul et regardé. Si nombreux que puissent être parfois les échos qui accueillent son travail, il a toujours l’impression de parler dans le vide, de s’adresser à des ombres, -la première, la plus encombrante et la plus vaine de ces ombres étant lui-même.
Les circonstances politiques et sociales ne sont certainement pas étrangères à ce sentiment, et l’on pourrait, là-dessus, pousser très loin l’analyse. Reste à savoir quel retentissement un tel état de choses peut avoir sur l’écriture. Autrement dit : écrire, et plus précisément encore, publier est-il une solution ?
A certains égards, la situation de l’individu qui ne peut pas « sortir de soi » reproduit celle de l’écrivain qui doit se distraire du monde pour écrire. Elle en diffère cependant sur un point essentiel : c’est que l’homme enfermé en lui-même – dans ce lui-même qui s’effondre à son tour, pour avoir perdu le contact naturel avec les autres – n’a pas choisi ou ne croit pas avoir choisi sa solitude : elle se présente à lui comme un fait. Ecrire, écrire sur soi d’abord, et sur son incapacité à rejoindre les autres ensuite, devient dès lors un moyen, non plus de contester le monde, mais de le constater. Le dos au mur, on se défend en disant ce qui est. Mais qui m’écoutera si, à travers les fables que j’invente, je ne parle finalement que de moi, et d’un moi si pauvre, si incertain de sa pauvre existence ?
Toute écriture, je crois l’avoir montré, amorce, à partir de la distraction initiale, un mouvement de retour vers les choses, qui assure sa cohérence, sa validité. Le geste de publier traduit, pour l’individu, le même et nécessaire mouvement. Comme la littérature, qu’elle le veuille ou non, « exprime » quelque chose, publier, - quoi qu’en pense l’écrivain  prisonnier de ses phantasmes personnels -, c’est toujours et malgré tout communiquer. Seulement, la communication hasardeuse, difficile qui s’établit aujourd’hui entre l’écrivain et son lecteur, et, par l’intermédiaire de l’écrivain, entre tous les hommes qui le lisent, ne fonctionne plus, si l’on peut dire, au même niveau qu’autrefois. La remontée progressive de l’écriture vers les sources du récit, la solitude essentielle, à la fois esthétique et morale, qui l’accompagne et que rend si évidemment sensible l’indifférence accueillante d’un public prêt à tout entendre, donc à n’écouter personne, la prodigieuse dispersion du langage qui en résulte –chacun parlant obstinément, dans ses livres, une langue dont il est seul à connaître l’histoire, le vocabulaire et la syntaxe, - empêchent ce qu’on pourrait appeler la communication claire, au plan des idées, des sentiments des interprétations objectives. Ainsi, les « maximes », type privilégié d’expérience généralisable, qui couronnaient jadis un roman destiné à fournir à toute une société un terrain d’entente et de conversation, ne sont plus de mise dans un roman d’expérience strictement personnelle, dans cette sorte de gigantesque autobiographie aux cent actes divers que constitue la littérature moderne. Mais la voie reste – devient peut-être mieux que jamais- ouverte à une communication symbolique.
Si, malgré ce que donnait à croire une littérature en proie aux illusions du réalisme, le possible a toujours été le lieu commun du créateur et du lecteur, l’entreprise de séduction que constitue l’écriture a d’autant plus de chances de réussir que l’écrivain se tiendra plus résolument en ce lieu. Le charme inexplicable de certaines œuvres modernes, pourtant réputées difficiles, tient à ce que l’on u sent cette résolution et qu’elle suffit à dissiper les obscurités de la lecture. J’appelle symbolique une telle entente qui ne doit rien aux affirmations explicites de l’auteur, que n’empêchent nullement les différences profondes qui peuvent séparer son expérience de la mienne, qui se noue en deçà des querelles esthétiques ou idéologiques sur le sens de son œuvre. Elle est symbolique parce que les moyens qu’elle utilise pour s’exprimer –ces grandes images fondamentales dont j’ai parlé – se suffisent à eux-mêmes, parce qu’ils constituent autant de figures inépuisable de  l’inépuisable. La communication symbolique m’introduit ainsi de plain-pied dans un univers où je n’ai pas de peine à me sentir familier puisqu’il est celui de tous les hommes : l’univers de l’imaginaire. Ce qui hante la solitude de l’écrivain, voilà ce qu’il est, et c’est aussi ce que je suis, moi, lecteur qui m’abandonne à son pouvoir. En ce souterrain obscur où se rejoignent la voix qui lance l’appel et la voix qui lui répond, les lamentations ni les prophéties ne sont plus de mise. Nous n’avons rien à apprendre et il serait indécent de nous plaindre. La littérature, aujourd’hui nous annonce ceci : que nous ne sommes pas seuls à être seuls.


                                                                                  B.P.

Cordes (Cordes sur Ciel) par Gustave de Clausade-1

M. Gustave de Clausade

Remarques historiques
Sur
L’origine de la ville de Cordes, en Albigeois

Extrait des Mémoires de l’Académie impériale des Sciences de Toulouse
6e série –Tome V


D’après les historiens modernes de l’Albigeois, la plus ancienne mention qui aurait été faite du château de Codes (Castrum de Cordoa), se trouverait dans une charte de Raymond VII, comte de Toulouse, en date du 2 des nones de novembre (4 novembre) 1222 (1). Ce précieux document original, découvert dans les archives de la préfecture du Tarn à Albi, a été publié, pour la première fois, en 1841, par M. Cl. Compayré, sous le titre de : Charte de fondation de la ville de Cordes, par le comte Raymond VII(2). Aucun doute ne s’élevait alors dans l’esprit de l’auteur sur l’exactitude de  cette attribution(3) ; mais, quelques années après, en 1852, il fit paraître un nouvel ouvrage d’histoire locale(4), dans lequel, modifiant ce qu’il avait avancé au sujet de l’origine de la ville de Cordes, il hésite à croire qu’on doive l’attribuer à Raymond VII, et la fixer en 1222 : « On ignore, dit-il, l’époque de sa fondation(5).
Il expose ensuite, comme il l’avait déjà fait en 1841, et presque dans les mêmes termes, l’hypothèse étymologique qui ferait dériver le nom de Cordes de celui d’une célèbre ville d’Espagne. Nous transcrivons le texte de 1852, parce qu’il nous amène directement au sujet que nous avons à traiter dans ce mémoire.
« S’il fallait s’en rapporter à l’étymologie de son nom latin Cordua, et quelquefois Corduba, on serait tenté de croire qu’un des comtes de Toulouse, qui étendaient leur domination sur l’Albigeois, en fut le fondateur et lui donna le nom d’une des plus belles villes de l’Andalousie. C’était l’usage aux XIIe et XIIIe siècles de décorer du nom de quelque ville importante d’Espagne, les nouveaux châteaux ou forteresses construits dans le pays.


1 Etudes historiques et documents inédits sur l’Albigeois, le Castrais et l’ancien diocèse de Lavaux, par M. Cl Compayé, Albi, Maurice Papailhau, 1841, 1 vol. in-4°.- archives historiques de l’Albigeois et du pays Castrais, publiées par P. Roger. Albi, S. Rodière, 1 vol. in-8, sans date au frontispice, mais portant celle de 1842 sur la couverture imprimée. Ces deux ouvrages sont les premiers qui aient parlé de la charte de Cordes de 1222 ; mais l’initiative de sa publication revient aux Etudes historiques, ouvrage d’un grand mérite qui a enrichi l’histoire locale d’une multitude de faits nouveaux.
2 Etudes historiques
3 « Il y a lieu de croire qu’après la destruction par les Croisés des châteaux de Cahuzac, de Laguêpie et du fameux fort de Saint-Marcel, qui résista longtemps à leurs attaques, le comte de Toulouse songea à réparer les pertes qu’il avait éprouvées dans cette partie de ses  domaines. Il fit fonder plusieurs villes, construire de nouvelles forteresses, et, comme la position de Cordes dut lui paraître très importante, il offrit des franchises, des privilèges et un asile assuré aux familles dispersées qui voudraient s’établir autour du château. » (Etud. Histor. et document inédits sur l’Albigeois, p. 390.)
Le comte Raymond VII fonda la ville de Cordes en 1222 ; il concéda des terres à ses habitants, leur accorda des privilèges et les soumit à des redevances. Le château de Cordes était depuis longtemps construit quand la ville fut fondée, et ne tarda pas à devenir l’une des plus redoutables forteresses de l’Albigeois. » (Archives historiques de l’Albigeois, par P. Roger, p. 103.)
4 Guide du voyageur dans le département du Tarn, itinéraire historique, statistique et archéologique, par M. Cl Compayré, Albi, Maurice Papailhau, 1 v. in-12 ; sans date au frontispice, mais la couverture imprimée porte celle de 1852.
5 Guide du voyageur.- On lit dans les Mémoires manuscrits de M. Alex Dumège, sur les antiquités du département du Tarn, rédigés en 1821 et déposés aux archives de la préfecture d’Albi : « L’époque précise de la fondation de la ville de Cordes n’est point connue. Des médailles impériales, des statuettes de bronze, des pierres gravées dont nous rapportons les dessins dans la seconde partie de cet ouvrage, prouvent évidemment que la contrée renferma une population nombreuse, tant que les Romains furent maîtres des Gaules ; mais ces divers monuments, trouvés dans les environs de Cordes, ne fournissent rien de particulier sur cette ville. Vers la fin du XIIe siècle, elle portait le titre de Château. » (Mémoire historique sur la ville de Cordes). Cette dernière assertion ne s’appuie sur aucune preuve. On ne connaît pas jusqu’ici de document qui fasse mention du château de Cordes au XIIe siècle. Dom Vaissete le nomme pour la première fois sous l’an 1227. La Charte de Raymond VII le fait remonter à 1222, mais on n’a pas encore pu aller au-delà.

Il en fut du moins ainsi pour Grenade sur la Garonne, pour Pampelonne  et pour Valence. Mais il y a tout lieu de croire que Cordes existait déjà, peut-être sous un autre nom, avant les guerres contre les Albigeois et que la charte d’organisation de 1222 ne contribua qu’à y attirer les habitants des forts de Cahuzac, de Lagnépie et Saint-Marcel, détruits par les Croisés. On assure en effet qu’on trouve aux archives nationales un document très ancien dans lequel cette ville est désignée sous le nom de Mordania ou Mordun. On voit encore dans le voisinage une église connue sous le nom de Saint-Jean-de-Mordagne. Le nom primitif de Mordun aurait été changé en Cordun, Cordes(1).
Ainsi la découverte d’un nouveau document historique faisait dire à l’auteur du Guide du voyageur dans le département du Tarn, qu’il y avait tout lieu de croire que Cordes existait déjà, peut-être sous un autre nom, avant les guerres contre les Albigeois et la charte d’organisation communale de 1222. Ce document manuscrit, qu’il signalait le premier était demeuré inconnu jusqu’alors à tous les historiens antérieurs.
Mais M. Compayré le cite et l’apprécie sans en connaître le texte qui n’était jamais passé sous ses yeux, sans pouvoir en reproduite par conséquent une seule ligne, sans en préciser en aucune façon la date et l’origine. Il croit enfin, trompé par de vagues souvenirs d’une communication verbale, que ce document est conservé aux archives nationales ou de l’Empire, tandis qu’il se trouve au département des manuscrits de la Bibliothèque impériale. L’époque à laquelle il remonte étant inconnue, ainsi que le nom de son auteur, on n’a pu le désigner autrement que par ces mots : Document très ancien, qui laissent tout ignorer. Il est impossible avec d’aussi vagues indications,  ne fussent-elles pas fautives, de songer à remonter à la source, puisqu’on ne rapporte ni l’intitulé de la pièce, ni son numéro de classement, ni rien de ce qui devrait servir à la faire retrouver.
On dit avec raison que ce titre, cité de confiance, apprenait que Cordes avait porté le nom de Mordania, mais on a attribué mal à propos à ce dernier nom une autre forme ou variante, celle de Mordun, qui n’existe pas dans la charte. Nous relevons ici cette inexactitude pour n’avoir pas à y revenir plus tard, lorsque nous examinerons la pièce elle-même, en dehors de tout ce qu’on a pu dire de faux et d’incomplet à son égard. La supposition que le nom primitif Mordun aurait été changé en Cordun, est tout à fait imaginaire ; ni l’un ni l’autre de ces noms n’a été lu jusqu’à ce jour dans aucun texte. La forme insolite de cette révélation d’un titre inédit avait besoin d’être expliquée. Loin de nous la pensée de la regretter au fond puisqu’elle a eu un avantage qui peut lui servir d’excuse, celui d’appeler l’attention sur un monument du plus hait intérêt pour l’histoire et la géographie de l’Albigeois ; il prouve en effet l’existence d’une ancienne ville dont le nom était complètement ignoré et il en détermine la situation d’une manière certaine, au lieu même où s’éleva, eu XIIIe siècle, une nouvelle ville connue sous le nom de Cordes, seul conservé jusqu’à nos jours. Mentionner le premier un semblable document était pour un historien une bonne fortune difficile à laisser échapper en la passant sous silence.
L’opinion émise par M. Cl Compayré devait être nécessairement recueillie par tous ceux qui, après lui, auraient à rappeler l’origine de la ville de Cordes. Il est inutile d’en suivre la trace dans des publications éphémères. Contentons-nous de parler de celles qui, sérieusement conçues, doivent faire autorité pour l’avenir. Si elles reproduisent comme hors de doute des faits seulement avancés jusque-là comme probables, elles les corroborent et les font accepter pour authentiques.
C’est ainsi que dans le Répertoire archéologique du département du Tarn(2), faisant partie du Répertoire archéologique de la France, publié par ordre du Ministre de l’instruction publique, et sous la direction du Comité des travaux historiques, on lit ces mots au sujet de la ville d eCordes : « Avant la guerre des Albigeois connue sous le nom de Mordania ou Mordagne, dans laquelle ces hérétiques vinrent alors chercher un refuge, au pied du château placé sur la cime appartenant aux comtes de Toulouse, appelé par ceux-ci du nom de Cordua ou Cordova, et organisée par une charte émanée de Raimond VII, datée du 4 novembre 1222(3). » L’auteur du Répertoire archéologique renvoie, il est vrai, au Guide du voyageur ; mais tandis que celui-ci avait dit : «  Il y a tout lieu de croire que Cordes existait déjà, peut-être sous un autre nom, avant les guerres contre les Albigeois ; » le Répertoire archéologique  s’empare de cette conjoncture sans aucune réserve, et pose en fait qu’avant cette guerre, Cordes était connu sous le nom de Mordania. Nous ne le contestons pas assurément, mais où en est la preuve ?
Peu après fut publié le volume des Monographies communales de l’arrondissement de Gaillac(4), qui comprenait celle de la commune de Cordes. Tous les documents relatifs à cette partie du territoire albigeois et dignes de quelque intérêt y avaient une place obligée. Au premier rang semblait y devoir figurer celui qu’on avait simplement signalé en 1852, et auquel se rattachait le double mérite de faire connaitre le nom et l’emplacement d’une ancienne ville tombée dans l’oubli,  ainsi que l’origine de celle qui lui succéda sous une autre dénomination.
On a donc lieu d’être plus que surpris en voyant que, cette fois encore , et dans le travail le plus étendu qui eût été fait sur l’histoire de la ville de Cordes, la pièce qui devait plus que toute autre exciter la curiosité de l’auteur des Monographies, avait échappé à ses recherches ; nous ne savons pas, au reste, s’il a eu grand souci de la découvrir. Pas un mot dans son livre, d’ailleurs si plein de faits et d’indications précieuses, ne témoigne de ses efforts pour substituer un document positif à une version vague et incertaine répétée jusqu’à lui comme un écho peu fidèle ; il rappelle, lui aussi, qu’après la destruction par Simon de Montfort du château de Saint-Marcel, les habitants, disséminés dans la campagne, cherchèrent un refuge auprès d’un château construit, d’après la tradition, par les comtes de Toulouse, sur un mamelon isolé des bords du Cérou. Il cite la Charte du 4 novembre 1222, et redit, comme ses prédécesseurs, qu’elle est le document le plus ancien qui mentionne Cordes, car tel est le nom que porta dès ce moment la nouvelle Bastide(5). »
Une petite note rejetée au bas de la page se borne à reproduite la version relative au nom primitif de Cordes. M. Cl Compayré avait dit : « On assure qu’on trouve aux archives nationales un document très ancien dans lequel cette ville est désignée sous le nom de Mordania ou Mordum. » Mais M. Elie Rossignol, en répétant cette version anonyme derrière laquelle M. Compayré avait eu la prudence de se retrancher, donne à entendre, sans doute par mégarde, que le Guide du voyageur est plus affirmatif que n’y avait songé l’auteur même(6).


1 Guide du Voyageur, p. 118
2 Par M ; Hipp. Crozes. Paris, imprimerie impériale, 1865, in-4°
3 Répertoire archéologique du Tarn, col. 88.
4 Monographie communale ou étude statistique, historique et monumentale du département du Tarn, par Elie A. Rossignol, 1re partie, arrondissement de Gaillac, t. III. Toulouse, Delboy, 1865, in-8
5 Monographies communales du département du Tarn, 1re partie. Arrondissement de Gaillac, t. III, p. 8.
6 Voici la note de la monographie de Cordes : « M. Compayré dit que la ville, d’après d’anciens titres aux archives nationales, aurait été désignée sous le nom de Mordania ou Mordun. » Il avait écrit : « On assure » ce qui signifiait clairement qu’il n’était pas en mesure d’affirmer par lui-même et qu’il renvoyait à la source inconnue à laquelle d’autres prétendaient avoir puisé avant lui pour vérifier l’exactitude de ce qu’on assurait.

Le second historien invoque le témoignage du premier, comme étant basé sur des documents manuscrits qu’il aurait vus, alors que celui-ci se contente d’énoncer un fait comme probable, d’après des titres qu’on lui a dit exister quelque part.
Ce sont des différences qui doivent passer inaperçues lorsqu’on n’a pas un intérêt direct à les étudier, mais qu’il était bon de signaler dans l’étude que nous avons entreprise.
Il en est des versions écrites comme des versions orales, lorsqu’elles ne sont pas textuellement reproduites ; elles s’altèrent insensiblement et finissent par devenir méconnaissables. C’est dans cette voie que se sont engagés, sans doute involontairement, les nouveaux historiens de l’Albigeois, et que bien d’autres après eux sont menacés d’être également entraînés, si on ne les tient en garde. Le meilleur moyen de prévenir des erreurs faciles à commettre, en l’absence d’un texte original, serait à coup sûr de publier ce texte même ; il ne laisserait place à aucun doute et trancherait définitivement une question d’histoire locale à peine entrevue. Tel est le but que nous nous  sommes proposé ; mais auparavant il était nécessaire d’aplanir le terrain encombré de matériaux informes et de dire l’usage qu’on en avait fait jusqu’à ce jour. Nous nous sommes vu en quelque sorte dans cette obligation, et nous ne pouvions guère nous en affranchir, puisqu’il nous était permis de fournir à cet égard des renseignements tout particuliers.
Les textes dont nous venons de comparer et d’analyser les variantes rappellent un fait essentiel qui ne saurait plus être passé sous silence. Par cela même qu’il a été produit une première fois, il est acquis pour toujours à l’histoire de la ville de Cordes, bien qu’il ait une origine mystérieuse et par suite une authenticité suspecte. Le document qui l’a fourni n’a été vu par aucun de ceux qui en ont parlé. On pourrait ajouter que c’est d’autant plus extraordinaire que les historiens de l’Albigeois seraient facilement parvenus à le découvrir, s’ils avaient pris la peine de compulser  avec soin des manuscrits qu’ils ont dû avoir souvent sous la main avant d’entreprendre leurs ouvrages.

Le peu que l’on sait encore de cette Charte anonyme et sans date ne peut avoir d’autre origine que le souvenir d’une conversation et une note peu exacte prise à la suite. Pour être à même de compléter et de rectifier cette note, ne faudrait-il pas avoir recours à l’interlocuteur de M. Cl. Compayré qui avait découvert le document ? Dans l’espoir qu’il pourrait être utile de le publier, nous l’avons recherché dans nos cartons où il avait pris place depuis longues années.  On a compris sans doute que celui qui avait vu sa communication verbale se glisser à son insu dans un livre et se reproduire toujours inexactement, est le même qui a l’honneur de s’adresser aujourd’hui à l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles Lettres de Toulouse. Puisse-t-elle excuser cette discussion préliminaire, qui porte avec elle un enseignement et qui devait nous amener à offrir à l’Académie, dans un cadre bien imparfait, un document peut-être digne de paraître sous son patronage.

Cordes (Cordes sur Ciel) par Gustave de Clausade-2


II.
Ce document, transcrit dans le recueil du président Doat, exécuté par ordre de Louis XIV en 1669 et conservé à la Bibliothèque impériale à Paris, est une donation faite par Guillaume, évêque d’Albi, au chapitre de Sainte-Cécile de la même ville, le 7 des calendes de juillet 1224.
Avant de le transcrire à notre tour, il est utile de rappeler au milieu de quelles circonstances elle s’est produite et d’en faire connaître l’auteur. C’est parce qu’on a négligé de soumettre à un examen critique de cette nature la prétendue charte de fondation de la ville de Cordes de l’an 1222, qu’on a confondu en une seule deux époques différentes, et qu’on a commis diverses méprises que ce mémoire se propose de relever
Guillaume Petri ou Guillaume Pierre de Bérens, élu évêque d’Albi en 1185, appartenait à une grande maison de l’Albigeois, qui possédait, au XIe siècle, sous la suzeraineté des vicomtes d’Albi, les seigneuries des châteaux de Bérens, Cahuzac et Montagut(1). Au siècle suivant on voit cette famille rendre hommage en outre pour le château de Gaillac voisin des trois précédents. Mais elle accrut surtout sa puissance par la nomination d’un de ses membres, du nom de Guillaume-Pierre, comme le futur évêque d’Albi, à la charge de Sénéchal d’Albigeois, pour le vicomte Raymond-Trencavel. Un autre Guillaume-Pierre était administrateur du diocèse d’Albi en 1177 ; enfin, l’évêque nommé en 1185, auparavant chanoine de l’église Saint-Salvi de la même ville, ajouta un nouveau lustre à l’éclat de sa maison et joua un rôle important dans son diocèse pendant la guerre des Albigeois.
Guillaume-Pierre fut dévoué à la cause des vicomtes d’Albi, Carcassonne et Béziers, comme l’avaient été ses ancêtres qui, après avoir eu des différends entre eux, s’étaient montrés leurs plus fidèles vassaux dans leurs guerre continuelles contre les comtes de Toulouse.
L’hérésie des Albigeois avait été condamnée depuis vingt ans par le Concile de Lombers (1165), lorsque Guillaume-Pierre parvint au siège épiscopal d’Albi. Les nouvelles doctrines, continuant plus que jamais à séduire de nombreux adeptes, Philippe-Auguste crut devoir, à la sollicitation du pape, publier, en 1208, une croisade contre les Albigeois.
Nos provinces méridionales ne tardèrent pas à être envahies par une armée formidable. Simon de Montfort, devenu chef de la croisade et investi, après la prise de Carcassonne -1209), des domaines conquis et à conquérir de Raymond Roger, vicomte de Béziers, Carcassonne, Albi, etc., fut attiré en Albigeois par l’évêque du diocèse, et obtint d’abord, grâce à lui, la soumission volontaire de la ville de Castres, « la clé de tout le territoire albigeois, » et celle de Lombers, déjà célèbre par son concile. Puis, ajoute Pierre de Vaulx-Cernay, qui prit une part active à la croisade dont il a raconté l’histoire, vint notre comte à Albi, laquelle cité avait appartenu au vicomte de Béziers. L’évêque d’Albi, Guillaume, qui en était le principal seigneur, le reçut avec joie pour maître et lui remit la ville. Que dirai-je ? le comte prit alors possession de tout le diocèse albigeois, à l’exception de quelques château que tenait le comte de Toulouse qui les avait enlevés au vicomte de Béziers(2). »
Bientôt après, un grand nombre de chevaliers des diocèses de Béziers, de Carcassonne et d’Albi, rompirent la foi qu’ils avaient promise à Montfort. Celui-ci, après avoir fait rentrer sous sa domination plusieurs places du pays toulousain (1211), « passa le Tarn et marcha sur un certain château nommé Rabastens, au territoire albigeois, qui lui fut livré par les bourgeois. Après quoi, poussant devant lui, profitant et croissant toujours, il acquit de la même manière, sans coup férir et condition aucune, six autres nobles châteaux, dont voici les noms, savoir : Montaigu, Gaillac, Cahusac, Saint-Marcel, La Guépie et Saint-Antonin, lesquels tous voisins l’un de l’autre, le comte de Toulouse avait ôtés au vicomte de Béziers »(3)
Simon de Montfort venait de forcer le comte de Toulouse à lever le siège de Castelnaudary, lorsqu’il « apprit que les gens d’un autre château appelé Montagut, au diocèse d’Albi, s’étaient rendus au comte de Toulouse et assiégeaient la forteresse du lieu, ensemble ceux à qui notre comte en avait confié la garde, il partit derechef, et marcha rapidement au secours des siens ; mais avant qu’il pût y arriver, ceux qui étaient dans la citadelle l’avaient déjà livrée aux ennemis. Que dirai-je ? tous les castels des environs, lieux très nobles et très forts, à l’exception d’un très petit nombre, avaient passé aux Toulousains presque en un même jour, et voici les noms des nobles châteaux qui furent alors perdus ; au diocèse d’Albi, Rabastens, Montagut, Gaillac, le château de la Grave, Cahusac, Saint-Marcel, La Guêpie, Saint-Antonin(4). »
A la fin de décembre 1211, le chef de la croisade fut rejoint à Castres, par son frère Guy de Montfort, qui revenait d’outre-mer, et ils marchèrent ensemble à la conquête des châteaux de l’Albigeois qui venaient de se soustraire à l’autorité des Croisés. Ils ouvrirent la campagne dans ce pays par la prise du château de Tudelle, dont ils passèrent impitoyablement la garnison au fil de l’épée. Ils prirent ensuite, mais à grand’peine Cahusac, ancienne seigneurie de la famille de l’évêque d’Albi, et marchant au-devant des comtes de Toulouse, de Comminges et de Foix, rassemblés à Gaillac, ils les poursuivirent sans les atteindre jusqu’au château de Montagut. Montfort revint à Cahusac où il avait trouvé beaucoup de vivres et y passa plusieurs jours ; de ce lieu, il fit demander à l’abbé de Citeaux qui se trouvait alors à Albi, ce qu’il fallait faire, et l’avis du légat du Pape fut qu’on devait assiéger le château de Saint-Marcel(5).
Les historiens ont vainement cherché à comprendre pour quel motif Simon de Montfort se dirigea de Cahusac vers le fort de Saint-Marcel. Il semble qu’il aurait été d’une meilleure combinaison stratégique de marcher contre le comte de Toulouse qui s’était avancé vers les Croisés, et qui ne trouvant pas son armée assez nombreuse pour les combattre, avait rétrogradé d’abord jusqu’à Montaigut, et puis jusqu’à Toulouse.


1 Bérens, aujourd’hui Brens, sur le Tarn, village qui a donné son nom à une commune du canton de Gaillac. – Cahuzac-sur-Vère, village dont le nom est devenu celui d’une commune du canton de Castelnau-de-Montmiral, arrondissement de Gaillac. -Montagut, dans la commune de Lisle, arrondissement de Gaillac, ancien château qui précéda la construction de la ville de Lisle.
2 Histoire de l’hérésie des Albigeois et de la sainte guerre entreprise contre eux (de l’an 1203 à l’an 1208), par Pierre de Vaulx-Cernay, chap.25.- Collection des mémoires relatifs à l’Histoire de France, par M. Guizot.
3 Pierre de Vaulx-Cernay, chap. 54, traduction de M. Guizot.- On a mis une note après le nom de ces six châteaux, pour faire connaître leur situation. Celle qui se rapporte à Saint-Marcel contient une erreur manifeste, car le texte prouve clairement qu’il ne peut être question de « celui qui est au diocèse de Narbonne », mais de Saint-Marcel en Albigeois.
4 Pierre de Vaulx-Cernay, chap. 59.- Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne) faisait partie du Rouergue, et non de l’Albigeois ; mais à cause de son voisinage de ce dernier pays, il complétait les expéditions militaires envoyées vers cette partie de l’Albigeois, comprise aujourd’hui dans l’arrondissement de Gaillac (Tarn)
5 « Misit dominus Comes ad abbatem cisterciensem qui erat apud Albiam, quaerens ab co quid facto opus esset. Consillium antem abbatis fuit ut comes obsideret Castrum illud Sancti Mardlli quod prope Albiam ad tres leucas situm erat:” Petri Vallium Sarnaii monachi historia Albigensium et sacri belli in cossuscepti, caput IX. – Apud Rerum Gallicarum e tFrancicarum scriptores. Tom.XIX, p.58

On ne s’explique pas, dit le général Moline de Saint-Yon, comment Montfort consentit à se conformer à une telle proposition ? Quelle raison le portait à s’emparer de cette forteresse plutôt que de cent autres ? Saint-Marcel n’interceptait aucune des routes conduisant à Toulouse, la métropole sur laquelle se concentraient ses désirs ; d’ailleurs ce point étaie en dehors de toute base d’opérations, de tout centre d’action. Un seul motif le décida sans doute : le général catholique, dans cette circonstance, en montrant aux légats du Pape une soumission aveugle, voulut rester fidèle à la ligne de conduite qu’il s’était tracée ; par là il se ménageait l’appui et les faveurs de l’Eglise »(1).
Cette explication peut, jusqu’à un certain point, absoudre Montfort d’une faute qu’on lui reproche comme homme de guerre, mais elle ne répond pas à la question, car elle ne dit pas ce qu’il nous serait utile de savoir en ce moment, pourquoi les conseillers de Simon de Montfort le pressèrent avec tant d’insistances de diriger ses troupes vers Saint-Marcel ? Ces conseillers n’avaient-ils pas un intérêt particulier à satisfaire, soit pour eux-mêmes, soit pour leurs proches ? N’envisageaient-ils pas la cause qu’ils servaient au point de vue restreint du pays où ils exerçaient leur influence ? Parmi eux, ne voyons-nous pas l’évêque d’Albi, que les historiens Guillaume de Puylaurens et Pierre de Vaulx-Cernay nous représentent comme un des plus fermes appuis de la cause catholique. C’était lui surtout qui avait appelé l’armée des Croisés en Albigeois, et il est bon de remarquer que l’expédition qui nous occupe semblait aussi avoir pour cause le désir de recouvrer d’anciens fiefs de la maison de Bérens. Celle-ci avait de nombreuses possessions dans cette partie du diocèse d’Albi qui s’étendait du Tarn à l’Aveyron. Tout nous porte à croire que Saint-Marcel, bâti sur le flanc d’un coteau de la rive droite du Cérou, affluent de l’Aveyron, était compris dans les domaines des Bérens, ou qu’ils y jouissaient du moins de divers droits seigneuriaux. Le dévouement religieux de Guillaume-Pierre ne l’avait pas dégagé de l’ambition des biens terrestres, il encourut même à ce sujet le blâme du Pape. D’après un ouvrage inédit cité dans les Archives historiques de l’Albigeois(2), cet évêque avait logé par trois fois saint Dominique à Albi, et avait eu avec lui de grandes conférences pendant son séjour. Il se croisa, dit le manuscrit, avec Simon de Montfort, le reçut dans Albi, lui baillant la ville pour sûreté quoiqu’il en fût le véritable seigneur. Il supporta les dépenses des sièges de Saint-Marcel et de Penne pour chasser l’hérésie de son pays. »
L’explication que nous cherchions tout à l’heure ne serait-elle pas trouvée ? C’est à la sollicitation de l’évêque d’Albi que l’armée de la croisade, accrue par les renforts que lui amena de Bruniquel Baudouin, de Toulouse, frère félon de Raymond VI, se rendit de Cahusac à Saint-Marcel.
Ce château avait pour gouverneur le fils du seigneur du château de Tudelle, Géraud de Pépieux « vaillant homme, qui avait abandonné Simon de Montfort et s’était mis avec le comte Raymond(3). » Soutenu par ce dernier et par les comtes de Foix et de Comminges, G2raud de Pépieux opposa une si forte résistance que Simon de Montfort, ne pouvant investir la place avec ses troupes, réduit à la plus dure extrémité faute de vivres et de munitions, fut obligé , le 24 mars 1212, de lever le siège, commencé depuis plus de deux mois. « Ce fut, dit la chronique en vers, de la guerre des Albigeois, par une fête que l’on nomme Epiphanie, et au moment de l’année où l’hiver est le plus dur, qu’ils assiégèrent Saint-Marcel, ce qui fut à eux grande folie, car ils n’y firent chose qui vaille une pomme gâtée, sinon de la dépense(4). »
Ainsi finit misérablement le siège de ce château que Pierre de Vaulx-Cernay, qualifie de Castrum vero magnum et fortissimum dans l’intéressante narration qui lui a consacrée.
Simon de Montfort revint sur les bords du Tarn, d’où il était parti pour cette expédition. Il trouva à Albi Arnaud, abbé de Citeaux, élu à l’évêché de Narbonne, et Guy, abbé de Vaulx-Cernay, élu à l’évêché de Carcassonne. Ils étaient alors les deux âmes de la croisade dont Simon de Montfort fut le bras. Guillaume-Pierre, évêque et seigneur d’Albi, lui remit les clés de sa ville épiscopale. Il servit de sa personne dans les rangs des Croisés, tandis qu’un de ses cousins de son nom était dans ceux des Albigeois. Simon de Montfort, pour reconnaître ses services, lui donna à Albi, le 3 août 1212, pour lui et pour ses successeurs, les châteaux de Rouffiac et de Marsac, aux environs d’Albi : son fils y ajouta par la suite (1218) plusieurs autres domaines d’alentour confisqués aux hérétiques.
Quelques mois après cette expédition dans le diocèse d’Albi, de puissants secours parvenus aux Croisés leur firent reprendre l’offensive. Monfort, victorieux du côté de Castelnaudary, reparut sur les bords du Tarn. Les villes de Rabastens, Montaigut et Gaillac qu’il trouva sur son passage lui ouvrirent leurs portes. «  Jamais, si Dieu me bénit, dit l’historien poète, je ne vis, avec moins de défaites, perdre et déguerpir tant de châteaux(5) » Les bourgeois du château qu’on nomme Saint-Marcel, apprenant que notre Comte, après avoir recouvré plusieurs places, arrivait vitement sur eux pour les assiéger, eurent grand’peur et députèrent vers lui, le suppliant qu’il daignât les recevoir à vivre en paix avec lui, qu’ils lui livreraient leur château à discrétion. Maislui, repassant leurs scélératesses et perversités inouïes, ne voulut, en aucune façon, composer avec eux, et, leur renvoyant leurs émissaires, leur manda qu’ils ne pourraient oncques rentrer en paix auprès de lui, ni en bonne intelligence, à quelque prix ou conditions que ce pût être.

1 Moline de Saint-Yon. Histoire des comtes de Toulouse, t. III, p. 351.
2 P. 79. Extrait du manuscrit de M. Gardès, d’Albi.
3 Histoire de la guerre des Albigeois (en langue vulgaire, dans la collection des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, par M. Guizot, t. XV.
4 Fauriel, Histoire de la Croisade contre les Albigeois.
5 Idem, page 171

Ce qu’entendant lesdits hommes de Saint-Marcel, ils  déguerpirent au plus vite et désertèrent leur château, qu’à notre arrivée le Comte fit brûler, de dont la tour et les murs furent rasés(1).
Où s’étaient enfuis les habitants de Saint-Marcel à l’approche de Simon de Montfort ? Pourquoi, après son passage ne rentrèrent-ils pas dans leurs demeures, à l’exemple des habitants des localités voisines ? Saint-Marcel dut être plus durement traité, comme étant plus coupable. On y détruisit pas seulement le château-fort, mais avec lui toutes les maisons qui l’environnaient. Simon de Montfort voua ce lieu maudit à une éternelle solitude. Il ne devait plus renaître après l’expiation. C’est ailleurs qu’il faut chercher ses habitants. Leur exil imprima à ce rocher, tristement célèbre de la vallée de Cérou, un caractère de désolation qui frappe le voyageur : la vengeance de Montfort y a laissé des traces émouvantes. On y voit aujourd’hui quelques modestes maisons de cultivateurs timidement appuyés contre les ruines des anciens remparts.
Les histoires locales, basées sur la tradition populaire, disent que les habitants de Saint-Marcel cherchèrent un refuge dans un château voisin appartenant au comte de Toulouse. Ce château, d’une force remarquable par sa position stratégique entre toux ceux de la contrée, était bâti au sommet d’un mamelon isolé et de forme conique, à 9 kilomètres de Saint-Marcel, et comme ce dernier, sur les bords du Cérou. C’est là que s’élève aujourd’hui la ville de Cordes. Raymond VI, pour engager les réfugiés de Saint-Marcel à se fixer auprès d son château, jusque-là simple rendez-vous de chasse, toujours d’après la tradition, aurait accordé de nombreux privilèges à ceux qui bâtiraient des maisons à l’entour. Ainsi, un nouveau centre de population et une nouvelle commune devraient leur origine à Raymond VI et non à la charte de Raymond VII, dans laquelle se trouve mentionné pour la première fois le nom de Cordes.
Les historiens de l’Albigeois n’ont pas remarqué qu’entre la destruction de Saint-Marcel et la charte qui aurait été accordée à ses habitants fugitifs, il s’est écoulé un espace de dix ans. La première date en effet de 1212, et la seconde de 1222. L’émigration des habitants de Saint-Marcel vers le château qui portait déjà ou qui reçut seulement après eux le nom de Cordes, ne parait pas douteuse. En cela la tradition est confirmée par un document historique. On en trouvera la preuve logique, quoique indirecte, dans la charte même de 1222, que nous analyserons bientôt ; mais il n’en est pas moins vrai que tous ceux qui ont parlé jusqu’ici de l’origine de Cordes, nous induisent en erreur quand ils rapprochent l’un de l’autre, de manière à les confondre, deux faits très distincts ; quand ils laissent entendre que ce fut immédiatement après la catastrophe de Saint-Marcel que le comte de Toulouse accorda la charte de fondation de la ville de Cordes.
Cette ville existait antérieurement à la charte de 1222, puisque les malheureux habitants de Saint-Marcel, condamnés à fuir leurs demeures, y trouvèrent un refuge en 1212, et qu’ils y jouirent de leurs anciennes coutumes, ainsi que nous le verrons plus bas.
Le seigneur qui leur offrit asile et protection, ne pouvait pas même à cette époque être le comte de Toulouse. Le récit des événements qui suivirent la destruction de Saint-Marcel ne permet pas de le penser. « Partant de là, dit Pierre de Vaulx-Cernay, nous marchâmes sur un autre château voisin, qu’on nomme Laguépie, et l’ayant trouvé vide pareillement, il (Montfort) en ordonna la destruction, le brûla et passa outre, allant au siège de Saint-Antonin.(2) »
D’après la chronique en vers de la guerre des Albigeois, l’host des croisés s’était emparé en passant des châteaux de la Garde et de Puycelsi, lorsque « avec grand fracas et grand bruit, il abattit et détruisit Saint-Marcel. »

En la host dels Crozats a gran noiza, a gran brug
Sent Marcel deroqueron.................... (3)

1 Fugientes de castro suo, opsum vacuum reliquerunt, ad quod cum venissemus, fecit illud comes comburi, turrimque ejus et omnes muros penitus adaequari. Petri, vallium Sarnaii monachi historia Albigensium caput LXIII. Apud script, rer, Gallic et FRancic, tom. XIX, p. 61
Le comte de montfort a tost le pays recobrat autre cop en sa ma et ainsin aprèslodit Sanct Marsal, ... loqual Sanct Marsal lodit comte de Montfort fec arrasar et abatre que no demoret peyra sur peyra. (Hist. Gén. De Lang., t. III, preuv. Col.46.
2 Chap. LXII.
3 Fauriel, p. 171

La connaissance des localités peut servir à indiquer la marche que suivit Simon de Montfort. Si, au lieu de venir directement à Saint-Marcel par Gaillac et Cahuzac, comme il l’avait fait l’année précédente, il se détourna pour s’assurer auparavant de Puycelsi, il dut remonter le Céron et longer le riche vallon qui se déroule au bas de la ville de Cordes. Il redescendit peut-être cette rivière pour aller de Saint-Marcel à Laguépie, au confluent du Viaur et de l’Aveyron et de là à Saint-Antonin. Es deux châteaux de Saint-Marcel et de Laguépie étaient compris l’un et l’autre dans la claverie de Cordes, et furent sans doute de tout temps sous sa dépendance. C’était une station obligée qui commandait à tout le pays, et d’où peuvent fort bien être parties les expéditions pour Saint-Marcel, Laguépie ou Saint-Antonin. Quoi qu’il en soit, il n’est pas possible de supposer que la place naturellement si forte de Cordes ne fût pas déjà au pouvoir de Montfort avant la destruction de Saint-Marcel, quand nous savons que la contrée toute entière lui était soumise. Le silence de l’histoire prouve seulement qu’elle s’était livrée sans opposition.
Quand on considère l’aspect des lieux, on ne saurait admettre que Cordes n’existait pas encore et comme château et comme agglomération d’habitants. Des populations guerrières ne pouvaient négliger d’occuper la position de Cordes, de beaucoup préférable à toutes celles du voisinage où ils s’étaient établis. Si les souvenirs historiques de Saint-Marcel et de Laguépie, par exemple, remontent plus haut que ceux de Cordes, cela peut tenir à des circonstances fortuites, peut-être à ce que les historiens n’ont pas soupçonné que Mordania fut le synonyme de  Cordes.
La ville de Saint-Antonin, située en Rouergue, sur les bords de l’Aveyron, et tout auprès des limites de l’Albigeois, voulut d’abord opposer de la résistance, malgré les exhortations contraires de l’évêque d’Albi, qui commandait l’avant-garde de l’armée de Simon de Montfort et l’avait précédé à Saint-Antonin. La mission de ce prélat était d’éclairer la marche des Français, afin de prévenir les malheurs d’une conquête armée dans un pays où il exerçait une grande influence. Le vicomte de Saint-Antonin, assiégé dans le château de cette ville, fut obligé de se rendre à discrétion, et Simon de Montfort le punit de sa témérité par de sanglantes représailles. Les Croisés se dirigèrent ensuite vers l’Agenais en laissant derrière eux le pays d’Albigeois entièrement soumis.
Le château de Cordes n’appartenait donc plus au comte de Toulouse, car Montfort n’aurait pu aller au-delà sans réduire à son obéissance une place si bien défendue par la nature et qui, par sa position exceptionnelle, commandait à une partie de l’Albigeois. La nécessité d’une attaque se serait encore mieux fait sentir si les réfugiés de Saint-Marcel avaient été s’y renfermer pour accroître le nombre des défenseurs de la cause albigeoise. Ils étaient venus dans ce château, épouvantés et suppliants, pour y vivre sous la domination des croisés et sans doute sous la protection spéciale de l’évêque d’Albi. Ce négociateur de la paix pour le compte de la croisade avait, dans cette contrée, et selon  toute apparence à Cordes mêmes, comme nous le verrons plus bas, des droits seigneuriaux importants. Ces droits, ces privilèges, dont il ne pouvait jouir en paix sous l’autorité du comte de Toulouse, son ennemi, et qu’il devait recouvrer par l’intervention de la croisade, n’auraient-ils pas été un des mobiles de l’expédition de Simon de Montfort en Albigeois ?
Avant la fin de l’année 1212, celui-ci avait en son pouvoir presque tous les Etats du comte de Toulouse(3), et s’occupait d’une nouvelle organisation à donner aux provinces conquises. La bataille de Muret, fatale à la cause albigeoise (septembre 1213), consacra la domination de Montfort et déposséda complètement de ses domaines la maison de Toulouse(2). Quelques années après, la fortune parut lui redevenir favorable, grâce au réveil dans le Midi du patriotisme national. Une nouvelle croisade fut prêchée en France contre les Albigeois et Montfort fut tué sous les murs de Toulouse (1218). Sous Amaury, son fils et son successeur, l’opposition du Midi à l’occupation française ne fit que s’accroître. De toute part les populations s’insurgèrent, et les seigneurs prirent les armes pour rentrer en possession de leurs domaines. Amaury de Montfort se porta en 1221 sur l’Albigeois, om son autorité était généralement méconnue, et ne fit que le traverser pour se rendre en Agenais.
Au mois d’août 1222, le comte Raymond VI mourut à Toulouse, après avoir recouvré une grande partie de ses domaines, entre autres l’Albigeois, qu’il transmit à son fils Raymond VII, dit le Jeune.
Son premier soin devait être de prendre possession de ses Etats, de recevoir le serment de fidélité des habitants, de confirmer en échange les anciens privilèges des municipalités, et, pour être agréable aux populations, de leur en accorder au besoin de nouveaux. La charte de Cordes fut faite dans ces circonstances. L’avènement du jeune héritier du comte Raymond VI en dit clairement le motif.
Cette charte ne porte pas le nom du lieu où elle a été écrite,  de sorte qu’on ignore si elle fut rédigée à Cordes même, en présence du comte, ou si elle fut remise par lui à la députation qui serait venue le trouver dans un autre lieu on sait qu’il était à Lavaur au commencement d’octobre 1222. La charte de la ville de Cordes est du 4 novembre. Elle est sur parchemin et conserve encore le sceau pendant de cire blanche de Raymond VII avec une double empreinte : d’in côté le comte est assis sur un trône, un glaive à la main et de l’autre, il est à cheval, la lance en arrêt, et couvert d’un bouclier aux armes de Toulouse.
Ce document a été publié pour la première fois par M. Cl Compayré, dans ses Etudes historiques et documents inédits sur l’Albigeois, sous le titre de : Chartre de fondation de la ville de Cordes par le comte Raymond VII ; il commence ainsi : « In nomine Domini anno incarnationis ejusdem MCCXII, II nonas novembris. Noverint universi proesentem paginam inspecturi quod nos Raimundus Dei gratia dux Narbonae, comes Tholosae, marchio provinciae, filius dominae Reginae Johannae per nos et per omnes haeredes et successores nostros donamus et concedimus libertates quae i,ferieus scribentur omnibus habitatoribus castrum nostrum de Cordoa quod est situm in territorio Albiensi : in primis concedimus et donamus omnibus illis qui dictum castrum batirare viluerint ; quod liceat eis a dificare domum et domos et mansiones pro voluntate sua in quibus nullum censum annualem retinemus ». Le comte se réservait au contraire sur les maisons qui seraient données en gage, vendues ou échangées, certains droits dont nous n’avons pas à nous occuper ici. Nous noterons toutefois qu’il est fait mention à ce sujet, non seulement du château, mais encore de ses faubourgs, ce qui prouve qu’il s’agissait d’une agglomération d’une certaine importance(4). Le comte de Toulouse ne se contenta pas d’accorder à tous ceux qui voudraient habiter le château de Cordes l’autorisation d’y construire des maisons à leur gré, et sur lesquelles il ne se réservait aucun cens annuel. Il affranchit encore les habitants de plusieurs charges et redevances seigneuriales(5)


1 De toutes les places de l’Albigeois l’histoire n’en mentionne qu’une seule, Puycelsi, qui appartenait encore ou qui était momentanément revenue, en 1213, au comte de Toulouse. Guy de Montfort en avait entrepris le siège qu’il leva bientôt après pour aller rejoindre son frère à Castelnaudary (juin 1213)
2 Les places qui, comme Rabastens et sans doute Puycelsi, malgré leur serment de fidélité à Montfort, s’étaient ralliées à Raymond VI, en furent réduites à implorer la clémence de Simon de Montfort.
3 Volumus enim quod non liceat alicui habitanti in dicto castro vel in suburbilis castri in domum suam alicul personae censum concedere, nisi nobis, ratione pignoris vel venditionis.
4Etudes historiques et documents inédits sur l’Albigeois, par M. Cl Compayré, Albi, 1811, p. 398
5Item concedimus quod quicumque dictum cstrum habitare voluerit sint liberi et ab quista, et ab tallia, et bladafa, et ab omni servitute immunes, nisi tamen de sua volintate nobis servire vellent.
La charte s’occupe d’abord des immunités en faveur des maisons à construire et des privilèges offerts à ceux qui viendraient les habiter, parce que c’était sans doute ce  qui intéressait le plus pour le moment. Nous sommes portés à croire, en admettant que ces dispositions fussent nouvelles et sans précédents à Cordes, que toutes les autres contenues dans la charte de Raymond VII n’étaient qu’une simple confirmation de coutumes antérieures.
Dans l’article placé à la suite des dispositions prises pour agrandir le château de Cordes et accroître sa population, le comte accorde aux habitants le pouvoir de disposer  de leurs biens comme ils l’entendraient ; il leur octroie et confirme (laudamus et confirmamus) la faculté de faire des testaments, des codicilles et des actes de dernières volontés(1). Ce mot confirmatus ne change-t-il pas en certitude une conjecture toute naturelle ? Du reste cette conjecture paraitrait  peu douteuse, quand bien même la Charte de 1222 ne contiendrait pas la preuve textuelle d’une confirmation.
Les autres dispositions sont relatives aux causes civiles et criminelles portées devant le bailli du Comte, aux droits à payer par les bouchers et les boulangers, aux peines encourues par ceux qui emploieraient de faux poids et de fausses mesures1 le Comte exempte les habitants des droits de leude ou de péage dans toute sa terre d’Albigeois, à moins qu’ils ne soient marchands. Enfin, par l’avant-dernier article, il se réserve sur les fours le droit de fournage tel qu’il était perçu au château de Saint-Marcel(2). Certaines dispositions de la coutume de Saint-Marcel avaient donc été  importées à Cordes par ceux qui s’y réfugièrent, en 1212, dans l’espoir d’y trouver un abri plus sûr. Ils n’apportèrent pas en ce lieu un premier noyau d’habitants, ils accrurent la population qui s’y était déjà fixée, et ils furent tenus, dans leur nouvelle résidence, d’acquitter entre autres droits seigneuriaux, ceux qu’ils payaient jadis à Saint-Marcel pour faire cuire leur pain.
La lutte se continua entre Amaury de Montfort et Raimond VII, comte de Toulouse, malgré quelques tentatives de rapprochement. Enfin, Amaury fut obligé, au mois de janvier 1224 de s’éloigner pour toujours du Midi et de revenir en France ; mais il abandonna au roi Louis VIII, le territoire dont son père avait été investi par le Saint-Siège. Le Pape écrivit au Roi pour l’engager à s’entendre avec le comte de Toulouse, et de son côté, celui-ci s’occupa activement de sa réconciliation avec l’Eglise. Il prit l’engagement, au concile de Montpellier (juin 1224), de rester fidèle à la foi catholique, de chasser les hérétiques de ses domaines et de restituer aux églises et aux ecclésiastiques tous les droits dont on les avait dépossédés. On attendant encore l’assentiment de la cour de Rome à cet accord, lorsque l’évêque d’Albi, pour seconder la réaction qui se manifestait envers le clergé, fit la donation, en date du 7 juillet 1124, dont nous avons déjà parlé et que nous allons transcrire textuellement, telle que nous la trouvons dans le Recueil de Doat, à la Bibliothèque impériale.
Donation faite par Guillaume, évêque d’Albi, au chapitre de Sainte-Cécile, des églises de Saint-Jean de Mordania et de Saint-Pierre de Crantol, avec toutes les dimes, prémices et autres droits ecclésisastiques                                
                                                                                  7° kalendas julii

Notum sitomnibus hominibus lam praesentibus quam futuris quod nos Guillelmus Dei gratia Albiensis epuiscopus, perpendentes fidelitatem venerabilis et religiosissimi capituli canonicorum ecclesiae Sanctae Ceciliae sedis nostrae, cognoscentes quod redditus sui sive proventus ad plenum sufficere non valeant, dedimus et concessimus eidem capitulo per nos et per successores nostros ecclesiassancti Johannis de Mordaniam et ecclesiam Sancti Petri de Crantol cum omnibus decimis, praemiciis et oblationibus de feodis ecclesisticis conctisque aliis dictae ecclesiae pertinentibus in perpetnum possidentes. Et si in podio vel juxta podium qui de novo construitur, quem homines Cordo sive Mordania nominant, sito infra pradictarum parochias ecclesiarum, ecclesia sive ecclesiae, capella sive capellae fundatae fucrint cum omnibus pertinentiis suis, mitendo praesenti cedula, in corporalem possessionem cum omnibus supradictis damus eas et concedimus in perpetuum capitulo suprradicto tali stabilitate donationis ut infra parochias supradictas vel in podio sive juxta podium superius nominatum, aloquis Religiosus, absque mandato et communi assensu praefati capitulin non possit condere ecclesiam aliquam, oratorium vel in podio sive juxta podium superius nominatum, aliquis Religiosus, absque mandato et communi assensu praefati capituli, non possit conder ecclesiam aliquam, oratorium vel capellam retentis nobis nostrisque successoribus omnibus usibus episcopalibus cum synodis et paratis ut hoc in perpetuum ratum haheatur et furmum praesentem cartam in testimonium nostro sigillo et contra siillo ci fecimus roborari. Actum est hoc anno incarnationis Jesus Christi millesimo ducentesimo vigesimo quarto, septimo kalendas julii(3)

Voici en peu de mots le résumé de cette donation : Guillaume, évêque d’Albi, considérant la fidélité de son vénérable chapitre des chanoines de Sainte-Cécile d’Albi, et connaissant l’insuffisance de ses revenus, lui accorde, pour lui et ses successeurs, les églises de Saint-Jean de-Mordague et l’église de Saint-Pierre-de-Crantol avec leurs dimes, prémices, oblations, etc.. et (remarquons bien le passage suivant) :si, au Pech ou près du Pech qui est construit de nouveau, et que les hommes appellent Cordoa ou Mordania, situé dans les paroisses desdites églises, il était fondé une ou plusieurs églises, une ou plusieurs chapelles, Guillaume, évêque d’Albi, entend qu’elles appartiennent audit chapitre de Sainte-Cécile, en vertu de cette même donation. Telle est, en substance le document inédit bien que souvent cité d’après un simple ouï-dire ; il exige, pour être bien compris et bien apprécié, un commentaire qui trouvera sa place dans la dernière partie de ce mémoire. Nous avons jusqu’ici cherché à découvrir l’origine probable de Cordes, d’après les événements historiques qui précédèrent la charte de Raymond VII, de l’an 1222, où son nom apparait pour la première fois. Nous venons de faire connaitre le texte même de la charte de 1224, qui prouve de Cordoa portait aussi le nom, sans doute primitif, de Mordania. Il nous reste à comparer ces deux documents, à rechercher dans l’histoire des temps postérieurs les faits qui s’y rattachent et peuvent servir à les expliquer. Nous aurons aussi à puiser dans les archives communales de la mairie de Cordes, où nous étudierons le Libre Ferrat, précieux livre consulaire de la fin du XIIIe siècle, dont la date a été mal précisée. Nous aurons enfin à nous demander à quelle époque appartiennent les maisons justement célèbres, qu’on a dit remonter à l’origine de Cordes, et qui offrent les plus beaux spécimens de l’architecture civile au moyen âge.


1 Quam disposiitonem et testamentum et codicillos et ultimam voluntatem cuilibet cum hoc praesenti instrumento lauddamus et confirmammus
2 Retinemus nobis furnum et furnos et persolvant nobis fortaiges sicut solitum est dari in Castro Sancti M               rcelli – (Etud. Hist., p. 400).
3Recueil de Doat, à la Bibliothèque impériale. Titres de l’évêché et cathédrale d’Albi, tome 1, f° 253. – Extrait par Jean de Doat, en 1669, des archives de l’église cathédrale de Sainte-Cécile d’Albi.