Revenons un peu en arrière. Adèle Torbayon s’ennuyait.
Quelques années plus tôt, cette belle femme, tourmentée par
l’impérieux besoin de connaître des hommages d’une qualité raffinée, avait cédé
aux ardeurs d’un beau greffier et d’un galant capitaine. Ce qui n’avait pas été
sans provoquer de vifs incidents. Tout était rentré dans l’ordre par le départ
des amants, hommes de peu de persévérance, qui n’avaient pensé qu’au plaisir.
En convalescence du cœur, en veuvage du côté des sens, la voluptueuse
aubergiste cherchait un dérivatif à ses souvenirs nostalgiques.
Elle conçut de porter son auberge au fier rang d’hostellerie.
Elle se sentait lasse jusqu’au dégoût de voir les mêmes têtes, d’entendre les
mêmes propos, les mêmes lourdes plaisanteries, dans un cadre empesté de fumée
de tabac et de relents vulgaires. Depuis que le romanesque l’avait visitée,
elle souhaitait d’accueillir des gens élégants, venus de loin, qui laisserait
chez elle un parfum de distinction et d’aventure. Elle rumina la chose et
dressa ses batteries avant d’en parler, quoique certaine de faire prévaloir son
idée si elle la présentait habilement. C’est que, une fois trompé, Torbayon
s’était mis à faire grand cas de sa femme, pour avoir constaté qu’on pourrait
bien la lui chiper, chose qu’il avait longtemps considérée comme impossible.
Torbayon se moquait du titre que pouvait porter sa maison,
pourvu qu’il continuât d’y mener l’existence qu’il aimait. Le meilleur s’en
passait à trinquer et jouer à la belote avec les Clochemerlins. Le rôle du
cafetier consiste à entretenir le client dans sa soif, à lui faire oublier
l’heure, en se gardant toutefois du danger de prendre parti dans les
discussions, ce qui vous fâche toujours avec l’un ou avec l’autre. Une salle de
débit est un terrain neutre où toutes les opinions peuvent librement
s’exprimer.
Tourbayon avait encore du goût pour la chasse, la pêche et
le ramassage des champignons. Ces passions l’éloignaient souvent de son
établissement. Il s’en remettait à son épouse du soin d’en assurer la bonne
marche en son absence. Sans ignorer que les hanches d’Adèle et les rebonds
moelleux de sa poitrine n’étaient pas étrangers à l’affluence de la clientèle.
Quelques consommateurs avaient même des hardiesses de main regrettables. Mais quand
on a un commerce et qu’on le veut prospère, quand on veut en outre aller à la
chasse, à la pêche et aux champignons, il faut fermer les yeux sur certaines
choses. D’ailleurs tant de Clochemerlins convoitaient l’Adèle qu’ils se
gênaient entre eux. Vingt galants, bien visibles et rivaux, sont moins
redoutables qu’un seul, qui cache son jeu et prépare sournoisement ses
agressions. C’étaient deux outsiders, dont il ne se méfiait pas, qui avaient
fait Arthur cocu.
Quand les femmes d’âge mûr se mettent à rêver d’amour, elles
sont plus stupides que des gamines. Tourbayon se rendait compte que sa femme
devenait quinteuse, irritable, inattentive. Elle perdait l’humeur gaie qui
avait fait sa popularité. Il la vit donc d’un bon œil se tourner vers des
projets qui pourraient la distraire et n’éleva pas d’objection quand elle parla
de faire peindre en gros caractères sur le mur de la façade :
CHEZ L’ADELE
Hostellerie
Torbayon
De toute façon, la façade demandait à être refaite. Et
l’immeuble entier à être resuivi.
-Ben, répondit-il, t’as qu’à voir. Fais à ton idée, en
allant doucement. (Doucement pour l’argent, voulait-il dire.)
Adèle convoqua les entrepreneurs et se lança dans les devis.
Ils prirent rapidement de l’ampleur. Car bientôt il s’agissait de rien de moins
que d’installer le confort moderne, avec l’eau courante dans les chambres,
glaces, tapisseries neuves, lavabos de porcelaine, bidets, et même salles de
bain.
-T’es pas folle, ma pauvre femme ! s’écria Torbayon.
Des salles de bain à Clochemerle ? C’est un hôtel pour les Américains que
tu veux monter.
Mais Adèle tint bon. Pour se désennuyer elle désirait
connaître, par ceux qui la mènent réellement, la vie qu’embellissent les
voyages, les séjours aux bains de mer, la fréquentation des casinos et des palaces.
Le nom de Monte-Carlo brillait dans son esprit comme celui d’une capitale
mondiale de l’amour et du luxe. Elle désirait, enrichie, se retirer dans le
Midi, entre Cannes et Menton, pour y voir défiler ce qu’elle appelait le
« beau monde ». Des termes comme « promenades des
Anglais », « La Croisette », « le cap d’Antibes »
exerçaient sur elle une attraction irrésistible. Il serait vraiment trop bête,
ayant été la belle Adèle, dont les charmes avaient régné sur tout le bourg, de
mourir sans avoir rien vu ni profité de l’argent amassé. Maçons, peintres,
plâtriers, électriciens envahirent la maison. L’hôtel fut équipé à neuf. Six
mois plus tard, il montrait, au centre de Clochemerle, une pimpante façade
fleurie.
Attirer la clientèle, c’était une affaire de cuisine. Une
cuisinière est bien forte en France, qui réussit le poule à la crème onctueux,
le gratin dauphinois fondant, le civet de lièvre bien lié, le gigot saisi et
saignant, l’épaule d’agneau grillée, écrevisses et escargots les grenouilles à
la provençale, la bonne vieille daube au carottes, la bonne vieille blanquette
à sauce d’or, l’entrecôte au vin, le beurre d’anchois, etc. Qui sait amener les
viandes à leur point exact de cuisson, exalter le fumet des gibiers, doser la
truffe, l’ail et la fine, le thym et le laurier, donner enfin aux nourritures
les dessous savoureux qui sont comme l’accompagnement au chant.
Adèle se mot au fourneau avec la ferme intention de gagner
la partie. Elle professait que la qualité devait être impeccable, qu’une
cuisine non succulente n’était que banale. Les essences, les jus, les
marinades, les salmis, les farces, les
entremets, le mélange des arômes, le dosage des condiments, tout devait
atteindre ce degré de réussite rare, savante, quoique simple et naturelle, qui
fait briller de plaisir les yeux des petits Brillat-Savarin et luire leurs
joues rubicondes.
Le menu, dont le prix fut fixé à vingt-cinq francs, était le
suivant :
Le foie gras truffé
Le saucisson chaud en croûte ou
les grenouilles
La volaille de Bresse à la crème
ou le coq au vin.
Fonds d’artichauts ou champignons
L’entrecôte aux sarments de vigne
Les crêpes ou le soufflé au kirch
Fromages
Fruits
Pâtisseries.
Mais on préparait tout autre plat sur commande il y avait du
gibier dans la saison de chasse, des huîtres dans les mois en R, des
langoustes, des loups et tous les poissons désirables.
-A en crever ! rugir les premiers dineurs,
apoplectiques, en sortant de table vers quatre heures de l’après-midi.
Ils partirent annoncer qu’ils avaient déniché en Beaujolais
un fameux coin pour s’en mettre jusque-là – et pour pas cher ! C’étaient précisément de tels coins que
recherchait la gent automobile du dimanche. Progressivement affluèrent des
voitures bourrées de touristes désireux de manger et boire immensément.
Ils ne furent ni volés ni déçus.
Puis des habitués demandèrent à coucher. Ils furent ravis de
se réveiller en pleine nature, sur une montagne, dans l’éclat léger du matin,
et ravis de se décrasser la bouche en buvant du Mâconnais frais. Ils revinrent
pour les week-ends.
La clientèle grossit rapidement. Des automobilistes
quittaient la route nationale, et au prix d’un détour venaient se régaler à
Clochemerle. Le dimanche, la place de l’église se transformait en garage. Les
petites tables à parasol de couleur empiétaient sur le trottoir de la grande
rue. On fit édifier une véranda sur la cour, on tira parti des dépendances. On
embauchait des filles du pays, qui servaient jusqu’à cent cinquante repas les
jours de fête.
Arthur Torbayon sorti de son apathie pour révéler des
qualités d’entraineur d’hommes qu’on ne lui soupçonnait pas. Bonnet en tête,
vêtu en cuisinier – bien qu’on le chassât de la cuisine où il encombrait – il
passait de table en table s’informer si « ces messieurs-dames étaient
contents ». En fin de repas, il offrait aux meilleurs clients la tournée
du patron. Il proposait ensuite une
visite des caves.
C’est une tradition des vignerons beaujolais d’ouvrir leurs
caves aux visiteurs, parce qu’ils sont fiers de leur vin et désirent le faire
apprécier. Ils mettent aussi un point d’honneur à faire prendre la cuite à
l’étranger.
Me novice ne se méfie pas. Puisé à même le tonneau, bu à la
température de la cave, le beaujolais
paraît glissant et d’une légèreté sans conséquence. On ne compte plus les
présomptueux qui ont eu à réviser ce jugement, dans des postures peu compatible
avec la dignité d’un enquêteur. Le vin de Clochemerle est à la fois exquis et
traître : on s’y laisse piper une narine, un coin du gosier, et tout
l’homme y passe. D’ailleurs il n’enivre pas méchamment. Il provoque une
charmante allégresse, si pétillante intellectuellement que le buveur se sent
libéré des conventions et contraintes qui l’enchaînent dans la vie ordinaire.
C’est ainsi qu’il en vient à déclarer qu’il se fout de se femme et des comptes
à lui rendre, qu’il se fout de son employeur, des gendarmes, du percepteur, des
échéances et rendez-vous, et d’une façon générale de tout ce qui pourrait
empêcher un libre citoyen de se conduite selon les lois de son bon plaisir et
de sa chatouilleuse dignité d’homme saoul. Ce degré d’émancipation réjouit fort
les Clochemerlins.
Fréquemment, des touristes pris au piège quittaient le pays
avec deux ou trois jours de retard. (car on passe d’une cave à l’autre pour
comparer les crus, et cette vie souterraine en arrive à fausser toute notion du
temps) le record fut battu par trois inconnus qui, après avoir insisté chez
Torbayon pour être vite servis, demeurèrent à Clochemerle dix jours entiers, dans
un état de félicité incoercible. Ils lancèrent dans toutes les directions des
télégrammes (on les rédigeait pour eux) informant qu’ils étaient retenus par
une affaire de la plus haute importance. L’affaire, c’était les millésimes de
Clochemerle, échelonnés sur une vingtaine d’années, qu’ils voulaient être
capables de distinguer les yeux fermés.
La visite des caves –gratuite, répétons-le) devint un but
touristique apprécié. Ceux qui s’étaient fait surprendre par le vin de
Clochemerle amenaient des amis pour qu’ils fussent surpris à leur tour.
Torbayon guidait ces caravanes et y trouvait son compte. Chaque fois, des
visiteurs qui n’étaient pas en état de prendre la route devaient coucher à
l’hôtel. Ça augmentait d’autant le chiffre d’affaire, et ça faisait de la
distraction dans le pays.
Mais le métier de cicerone du vin n’est pas de ceux qu’on
peut faire à demi, surtout à Clochemerle, où les lurons de bouteilles ne se
paient pas de fausses rasades. Arthur s’était lancé dans cette voie par
chauvinisme et dévouement commercial, se croyant un buveur cuirassé. Cette
vanité l’égara. C’est folie de défier le vin. Il peut, à telles doses,
réconforter, égayer l’homme. A telles autres doses, il peut aussi bien le tuer.
Torbayon était sur la pente de l’habitude, d’abord aimable,,
puis tenaillante, puis tyrannique. Il ne se soutenait plus que le verre à la
main. A jeun, il sombrait dans une torpeur pâteuse et irresponsable dont rien
ne pouvait le tirer. Après boire, il donnait dans les délires de la
mégalomanie. Il se voyait dictateur, condamnant à mort tel ou tel dont la tête
ne lui revenait pas. Il soupçonnait maintenant tout le pays d’avoir couché avec
sa femme. Affirmation absurde, tout le pays pouvant se porter garant de la
retenue de cette bonne Adèle, du moins sur le plan local. Ses faiblesses qui
étaient connues – elles avaient fait assez de bruit en leur temps –portaient la
marque d’un désir d’évasion hors de son milieu, mais jamais elle n’avait rien
consenti à un Clochemerlin, sinon les privautés courantes qu’une commerçante
est obligée de concéder aux habitués d’une salle d’auberge. La vérité, c’est
que Torbayon devenait fou : les caves avaient tué sa raison. Tel était
l’avis de Muraille.
*
On vit paraître à l’hôtel une beauté saisissante dont la vue
coupa le souffle aux Clochemerlins. Il s’agissait d’une simple domestique, mais
qu’importe. La beauté ne se laisse jamais assigner un rang subalterne. Cette
beauté trouva son chantre :
On servante, ô Flora, mais rouges, écrevisses
Avec tes flancs d’amour et tes callosités
La rape de tes mains, Vénus de l’office
Tu règnes au plus obscur de nos lubricités.
Ainsi rimait en secret le vieux Bernard Samothrace. Au
déclin de sa fougue, il venait de recontrer sa Dulcinée de Toboso.
Servante à l’hôtel, c’était une grande belle garde à croupe
de houri, aux seins chauds comme des fruits d’Andalousie, aux cuisses d’un
grain plus serré que le bois de teck et lisses comme un précieux box-calf, aux
lèvres de framboise écrase, dont les yeux, magnifiques et stupides, reflétaient
une animalité aussi primitive que fascinante.
La chair de cette brute fille-là sentait les épices et les
tropiques, exhalait des odeurs fauves, évoquait des parfums de nuit profonde,
éclairée seulement par les clartés laiteuses d’un corps dont les élans
ressemblaient à des marées, faites pour soulever les amants, comme la mer
soulève et ballotte les navires. On eût fait d’elle une admirable statue
symbolisant la bestialité et la luxure, ces grandes forces aveugles qui
président aux genèses et aux courants les plus actifs de l’humanité. Certes,
cette statue aurait resplendi de bêtise, mais d’une bêtise puissamment
symbolique, qui aurait eu le visage de la fatalité. On devinait, à travers les
silences de son âme inerte, que rien ne pouvait détourner Flora de ses aveugles
fin génésiques. Sans doute l’intelligence eût-elle gêné dans cette belle idole
de chair.
Samothrace chantait donc Flora Baboin dans des poèmes qu’il
nourrissait de concupiscence cérébrale. Audacieux la plume à la main, il
devenait timide loin de son écritoire.
Il faut sans doute qu’un poète souffre pour lancer des
accents sublimes.(les gens aiment bien que le sublime et la supériorité se
paient d’un poids rassurant de douleurs, de rebuffades et de misères)
Samothrace avait souffert au point d’en être aigri. Durant trente ans, à
cinquante kilomètres à la ronde, on n’avait pas honoré la mémoire d’un Benoît
Raclet (l’ébouillanteur du mildiou), posé une première pierre, inauguré un
hôpital, une école ou un lavoir, qu’il n’eût été là, avec ses poèmes de
circonstance. Entre deux airs de fanfares locales, rejetant en arrière sa tête
inspirée, il lâchait ses strophes au nez des officiels et des assistances
rurales. Au château de Saint-Point, il s’était affronté à l’ombre de Lamartine.
A Mâcon, dans la cour de l’hôtel-de-ville, au pied de la statue de Timon le
misanthrope (cet Athénien honoré dans une ville des Eduens) il avait cent fois
célébré en vers, tantôt la quatrième époque de l’âge paléolithique- celle de
Solutré- tantôt les ors du Pouilly-Fuissé, tantôt les rubis du Clochemerle, du
Juliénas, du Morgon, du Moulin à Vent, etc.
Malgré tant de travaux et de corvées, il avait manqué ses
rendez-vous avec la gloire. Ce n’était pas faute d’avoir serré bien des mains,
de ministres, de députés, de sous-préfets, de maires. On l’avait mille fois
complimenté sur son « beau talent ». Mais les choses en restaient là.
La fête finie, les gens retournaient à leurs affaires, le laissant à ses
occupations futiles. Si on lui parlait d’ouvrages littéraires, on citait ceux
de ses confrères, en mélangeant titres et noms d’auteurs. On lui disait sans
penser à mal : « les poètes deviennent célèbres après leur
mort ». Certains lui marquaient une froideur distante, estimant que la
société doit se protéger des poètes.
Elle ne s’en protège point absolument. On voudrait oublier
qu’ils existent, guenilleux étonnés qui ne savent le prix de rien, figurant
falots de la scène où se jouent les parties importantes, celles que
sanctionnent l’argent et les honneurs. Personne ne veut entendre leur voix.
Pourtant cette voix finit par triompher mystérieusement de l’indifférence et de
l’hostilité.
Un jour, à bout d’émotion, de désespoir ou de misère, le
poète trace sur le papier quelques lignes. Un nouveau talisman est né, une
nouvelle façon de suggérer l’indicible. Les mots s’élancent comme des oiseaux
migrateurs. Ils iront effleurer d’un frisson d’aile des inconnus, les fournir
de refrains qui chanteront dans les mémoires. Un gueux de poète, ridicule et
méprisé, fait parfois une chose pareille. Cette pensée soutenait Samothrace.
Avant-il du talent, un grand talent ? Il le croyait
dans ses jours de fierté et de mépris, il en doutait dans ses jours
d’affaissement.
Alors il découvrit Flora. Il écrivait tantôt pour magnifier
son corps superbe, tantôt pour la dépeindre sous des traits durs et
sarcastiques. Ce chantre de la beauté avait été peu gâté par les femmes,
souvent calculatrices et point tentées de partager sa bohème. Fidèle à son
mythe créateur de renommée, fidèle à la tradition des poètes au cœur
malheureux, il faisait d’une humble servante son inspiratrice. Il écrivait par
exemple, sans d’ailleurs lui en rien dire :
Hé, que dirais-tu pas, Mignonne
D’un talent de postérité
Que l’on confère à ta beauté
Et qui défierait les
automnes ?
Si dans mes vers, moi je te nomme
Prenant garde qu’à deviner
De peine n’ait les autres hommes
A qui était le joli nez
Vous êtes en riant printemps
Disant : oh, celui-là
m’assomme
Oui, petite, mais dans cent
ans...
D’âge et d’oubli, c’est une
somme !
Et même, hélas, bien avant
Pour tant qu’aujourd’hui soyez
belle
N’oserez plus sans paravent
Mettre ordre vers vos
jarretelles.
De tout cela qui vous fait vaine
Avec blanches, fermes raison
Déjà, ma belle, prenez peine
Viendra tôt l’arrière-saison
Pensez à celle de Ronsard
Vivante encore en les mémoires
Par charmants prestiges d’un art
Qui d’une belle fit la gloire.
S’il vous plaît vous serez comme
elle
Plus tard dans tous les manuels
Décrite en termes éternels
Rêveront futures cervelles...
C’est vous, belle, que j’ai
choisie
Pour aborder aux lendemains
Lointains, en nous tenant la main
Passager de la poésie
Immortelle en votre printemps
Dites-vous que c’est rare aubaine
Cela vaut bien quelques instants
Pour moi qui vous fais
souveraine.
Car si vous faites la méchante
Prenez-y garde, belle enfant
C’est Théodora que je chante
Et que perpétueront les ans.
N’est-ce pas mieux que des
diamants.
Ah, choisissez donc d’être
honnête
Pour qui vous sauve de l’antan
Ce magicien, ce poète !
Ces derniers jeux d’un vieil homme amer se rencontraient
avec l’obsession qui s’était emparée des Clochemerlins, jeunes ou vieux, du
fait de l’existence de Flora l’impassible, déesse de salle commune et de
corridors d’hôtel, louche déesse, un peu souillon et traine-savate, au rire
bête peut-être, mais qui avait de telles cambrures, des formes sculpturales que,
même couverte de haillons et de crasse, le désir fût allé la chercher dessous
pour s’exalter.
D’où sortait-elle ? Quels hasards l’avaient amenée à
Clochemerle ? On ne s’en souciait pas. Elle était de cette race d’esclaves
dont la passion des conquérants fait des reines. De celles, convoitables comme
un empire, dont l’existence rallume les sauvageries primitives, suscite les
duels, les haines et les assassinats. Les hommes ne rêvaient pas de la posséder
en l’estimant, et c’était sans importance. Peut-être que cette fille, lavée,
parfumée et parée, eût fait une des triomphatrices de l’époque. Comme peut-être
non. Peut-être que cette bête de luxure, cette bête à croupe, était mieux
ainsi, dans son débraillé de servante, avec ses mollesses de hanches lasses, ses
cernes et ses bleus, ses odeurs puissantes, ses soupirs de mansarde, on air
endormi et vautré, quand elle posait sur ses admirateurs son lourd regard
intraduisible qu’elle ne détournait pas et qui les faisait rougir.
Toujours une créature tranche sur les autres. Flora
incarnait à Clochemerle la beauté du moment, capiteuse et lascive. Elle
succédait à l’éclatante Judith Toumignon, dont les toisons d’or et la chair
opulente avaient longtemps requis l’attention. Il n’y avait pour être opposée à
la servante que la délicieuse Marie Coquelicot, jolie gazelle aux yeux tendres
et lumineux. Celle-ci sollicitait le sentiment. Le physique de Flora
s’adressait exclusivement aux sens. Personne ne songeait à s’en plaindre. Mais
les femmes la détestaient.il est vrai que c’était bon signe.
*
On prêtait à Flora pas mal d’aventures incontrôlables. Ce
qui était certain, c’est qu’elle restait dans le domaine public, disputable,
matière à passions sourdes ou fulgurantes, et paraissait peu disposée à
s’attacher à un homme. Elle inspirait un vieux poète et occupait fortement
l’esprit du jeune instituteur, Armand Jolibois, âgé de vingt-six ans.
Jolibois n’avait pas à sa disposition, comme Samothrace,
l’exutoire de la poésie. Les conversations philosophiques avec Mouraille et
Tafardel ne pouvaient lui tenir lieu de tout. L’image de Flora le tourmentait
au point de lui rendre insipides deux ou trois jeunesses assez agréables, qui
auraient eu volontiers un penchant pour lui et ne le cachaient pas. (Un jeune
célibataire est toujours visé par les demoiselles qui pensent aux doux liens du
mariage.) Faisant sa classe, Jolibois tombait dans des rêveries qui le
détournaient de l’enseignement. Ou, rendu mysogine par l’insatisfaction, il
traitait avec une rigueur excessive des personnages de l’histoire, principalement
les reines qui avaient eu des amants, ou les concubines titrées qui s’étaient
glissées dans la couche des rois. Il faisait de la Révolution un éloge exagéré,
qui inquiétait les Clochemerlins, lesquels n’eussent pas vu d’un bon œil un
Robespierre ou un Danton remplacer leur
Piéchut. On commençait à se demander si le nouvel instituteur n’était pas
anarchiste. Il n’était qu’amoureux.
Flora se plaignait à sa maîtresse des traces de pinçons au
plus nourri de sa personne.
-Ma pauvre fille, disait Adèle, si vous faites attention à
ça ! J’y ai passé avant vous. Quand on sert sur table, il faut en subir.
-Mais vous êtes la patronne. Avec vous, ils y allaient moins
fort.
-Moins fort ? Les hommes ne savent guère se retenir.
Quand ils peuvent vous serrer dans un coin... Mais dites-vous bien que sans
bonnes fesses pour attraper les pinçons, on n’attrape pas non plus les bonnes
étrennes. Et vous finirez par y attraper un mari. Comment croyez-vous que les
hommes se décident ? Avec les mains !
-Je ne suis point pressée, disait Flora.
-On dit ça. Un mari, il faut bien finir par là... Cr n’est
pas ce qu’on croit, souvent. C’est quand même des soucis de moins.
Un mari... C’est vrai qu’on ne pouvait savoir ce que
désirait l’étrange fille. Le savait-elle
seulement ?
-Je ne la crois pas intelligente, disait Tafardel, toujours
porté à chercher l’intelligence où elle n’avait que faire.
-c’est très bien ainsi, répondait Mouraille. Si cette fille
n’était pas bête, avec la tournure qu’elle a, elle ne serait pas servante à
Clochemerle et nous n’aurions pas le plaisir de la regarder. Elle n’a pas
besoin d’intelligence pour remplir sa fonction incendiaire. Il en tombera plus
d’un dans le piège de ses jupes. Et moi-même, si j’étais plus jeune... Elle ne
vous dirait rien, Tafardel ?
-Oh disait Tafardel, je n’ai que des passions
intellectuelles !
-Elles ne sont pas non plus sans danger. Il vaut mieux se
toquer d’une femme que d’une doctrine.
-Vous n’êtes jamais sérieux, docteur !
-Je vois des malades chaque jour, mon cher Tafardel. Il faut
bien que je me console de faire risette à la mort !
Adèle soustrayait le plus possible sa servante au service de
l’estaminet, réservé depuis les embellissements aux consommateurs du pays.
L’adroite commerçante s’était avisée, qu’au lieu de laisser la belle fille se
galvauder avec de simples vignerons, mieux valait la conserver pour l’agrément
de sa clientèle de luxe. Car elle attirait du monde. Les citadins la trouvaient
saisissante dans ce cadre de campagne. Certains retenaient une chambre dans
l’espoir qu’elle leur porterait au lit le petit déjeuner.
Ainsi, grâce aux charmes capiteux de Flora, grâce à la
cuisine incomparable d’adèle Torbayon, la renommée de Clochemerle grandissait
et s’étendait au loin. Un troisième nom vint jeter un nouveau lustre sur le
bourg fameux. Il s’agissait d’un produit pharmaceutique à grande diffusion.
C’était le Zéphanal.
*
Se souvient-on d’Eusèbe Basèphe, le potard de Poilphard,
ancien pharmacien de Clochemerle ? C’était vers 1917, un obscur garçon de
vingt ans, mélancoliquement puceau, qui débitait des remèdes, recueillait sur
un coton le pus des panaris et des furoncles, appliquait l’arnica sur les
talures, l’éther et la teinture d’iode sur les blessures bénignes. Dans
l’officine des préparations, il confectionnait pilules et cachets, analysait
les urines du bourg, pilait et malaxait les mixtures, pétrissait les onguents,
collait les capsules et les étiquettes rouges : usage externe.
Myope, l’ai ahuri, fleurant le goménol, l’eucalyptus et le
pipi flambé, empressé et fier de sa mission savante, le pâlot Basèphe
nourrissait, dans sa forte tête de brachycéphale blond, des rêves d’ambition et
de revanche. Il préparait son avenir avec une ténacité que personne ne soupçonnait.
Le soir, seul dans sa mansarde de commis, se bourrant de boules de gomme et de
guimauve, se gorgeant par système de fortifiants phosphorés, il étudiait, tard
dans la nuit, les propriétés, drogues et préparations de tous les corps qui
entrent dans la composition des formules du Codex.
Il était soutenu dans ce travail aride par des rêveries
tendres. Las de prendre des notes, le potard évoquait les bonnes femmes de
Clochemerle qui, haut troussées et à cheval sur une chaise, lui présentaient
familièrement leurs fesses pleines de majesté, pour qu’il y enfonçât la longue
aiguille des piqûres. Il éprouvait comme un délire de possession quand,
pressant sur sa seringue, il injectait le liquide bienfaisant dans les belles
masses calmes qu’on lui tendait. Ses noviciats d’amour n’allaient pas au-delà,
il faut le dire, car il était trop timide pour oser toucher, d’une autre
manière que clinique, aux fastes de chair qu’on lui étalait sous le nez. Ces
visions n’en agissaient que davantage sur son esprit, au point de mettre en
péril sa raison.
Quelles splendeurs ivoirines, quelles nuances de camélia,
quels grains satinés, quels divins clairs-obscurs avaient ces amples formes, et
comme, dans sa solitude, Basèphe leur parlait tendrement, les nommant avec
ferveur de leur nom de baptême : Catherine, Marie-Louise, Jeannette,
Adélaïde, Agathe, Pélagie... Comme le côté pile des personnes était plus
attrayant que les visages, souvent durs et indifférents. Et comme
s’épanouissaient d’aise les belles jumelées lorsque, l’aiguille retirée, le
potard les frottait d’un coton imbibé d’alcool. Et quel gentil ébrouement de
ces croupes, pour remettre en place les dessous, avant ra retombée des jupes. Entre toutes, si variées, ayant
chacune leur expression et leurs modelés, une paire était l’objet de sa
prédilection et de son amour.
O fesses d’Anita Trimouille, bouquet de roses et d’œillets
blancs, grosses pivoines épanouies, si attendrissantes avec leurs veinules de
l’échine, leurs lisses arrondis, leur profond sillon médian, leurs plis transversaux,
bien nets sous les bombés des hémisphères !
Exaltante et chère Anita Trimouille ! Anita au verso si
confiant et prometteur, que vous aviez donc une charmant retrait des reins, une
jolie plainte de surprise apeurée, venue de tout votre être atteint, lors du
choc de l’aiguille vous pénétrant !
Vous doutiez-vous, incomparable Anita, de l’adoration que
vous inspiriez à un jeune solitaire, penché sur vous en un poignant face à
face, tandis qu’à votre insu le plus charmant de votre personne lui souriait,
de toutes ces fossettes que vous aviez, exquises ?
Vous êtes-vous jamais doutée, ô Callipyge naïve, qu’à
montrer ainsi vos secrètes pâleurs et vos pénombres d’alcôve, vous bouleversiez
le cœur d’un potard rougissant ?
Vous doutiez-vous que ce malheureux, qui restait derrière
vous la tête basse, comme préparant l’aiguille et la seringue, tenait ses yeux
jalousement fixés sur vos splendeurs, en respirant profondément pour
s’imprégner de votre arôme intime ?
Vous doutiez-vous des confidences passionnées, toute
timidité enfin disparue, que ce garçon faisait plus tard à cet autre visage de
vous-même, si expressif, dont il avait caressé du regard les tendres
courbes ?
O solitude de la jeunesse, grandes espérances et grands chagrins,
que vous êtes touchants !
Comme l’idéal d’un jeune cœur sait tout ennoblir et partout
deviner l’âme ! Ce garçon qui n’aurait pu soutenir votre regard sans
rougir, profitant de ce que vous aviez le dos tourné, en brisant l’ampoule et
remplissant la seringue, ne cessait de murmurer à vos fesses adorables, élues
entre toutes : « Anita, je vous aime. »
S’il lui arriva de vous faire mal, devant s’y prendre à deux
fois pour planter l’aiguille, c’est que sa main tremblait et qu’une buée
d’émotion ternissait les verres de ses lunettes. Car Dieu sait de quel cœur il
se fût offert à votre place aux piqûres, pour vous épargner de souffrir, afin
qu’il lui fût donné de poser la tête là où il vous blessait, et de couvrir ces
régions sublimes de baisers pieux.
La vie est d’une implacable dureté. Vous étiez alors, Anita,
une jeune femme de vingt-sept ans, nantie d’époux, experte en bien des choses
où le pauvre Basèphe, se consumant et se croyant maudit, tâtonnait en aveugle.
Désert brûlant de la jeunesse inquiète, dont vous eussiez été les palmiers et
la source, chère Anita au beau corps d’oasis fraîche, vous dont les caresses
eussent apaisé la fièvre d’un jeune front hagard. Que vous eût coûté, Anita de
Clochemerle, de vous pencher un peu et d’être pour le tremblant potard la
Révélatrice ? Oui, « ça ne se fait pas » ! C’est ici que le
monde est fourbe et mal fait. Car de vous pencher, compatissante, de lui offrir
une petite part de cette abondante moisson de délices dont vous étiez mûre,
c’eut été grande charité. Quels bonds eût fait, sous la blouse de l’apprenti
pharmacien, le cœur du pauvre Basèphe, quel orgueil et quel courage ne lui
eussiez-vous pas insufflé, Egérie aux flancs généreux !
Anita, Anita, étiez-vous si peu femme, de ne rien voir et
pressentit parce que vous aviez le dos tourné ? Quoi, en plusieurs séries
de piqûres, n’avez-vous jamais senti trembler de ferveur et d’adoration la main
qui vous perçait ? Derrière vous, c’était l’amour, le plus sincère, le
plus fervent, le plus dévoué.
Il faut à la jeunesse des mobiles farouches d’agir et
d’entreprendre. Parce qu’il vous aimait et voulait sortir de sa condition
subalterne, pour reparaître vainqueur aux lieux où on l’avait dédaigné, Basèphe
se plongeait avec rage dans les études. Pour s’élever et vous conquérir, Anita
Trimouille, car il mêlait romantiquement le mérite du triomphe amoureux. Rêve
puéril, qui ne tenait pas compte de la marche du temps, de l’évolution qui se
ferait en vous ô Anita, belle statue flétrissable.
On peut le dire aujourd’hui. Grâce à vos nobles formes, à
quelque chose d’intime que vous celiez à tous (sauf à Trimouille, déplorable
lourdaud) et que Basèphe connut superficiellement, vous fûtes pour ce garçon
l’inspiratrice qui, en lui imposant de rigoureuses contraintes d’esprit, devait
le mener à la fortune. Mais tout ce qui s’achète au prix d’un bonheur perdu se
paie d’un horrible prix. Une âme froissée dans sa jeunesse ne se remet jamais
tout à fait bien des anciennes douleurs.
*
Il était imprudent, peut-être scabreux, de confier au jeune
Basèphe le soin de piquer ces dames dans le charnu de leur personne. Non qu’il
manquât de dextérité, mais on aurait pu se demander si la trempe de son
caractère et la somme de ses expériences personnelles le qualifiaient pour des
travaux quand même troublants à son âge.
Bah, Clochemerle n’y regardait pas de si près, et les bonnes
femmes n’y voyaient pas malice ! A la pharmacie, on ne leur comptait que
le prix de l’ampoule. Et comme elles disaient : les montrer à l’un ou à
l’autre, puisqu’il faut toujours qu’on les montre... quelques imbues de leur
beauté apportaient même de l’empressement à mettre à l’air des rondeurs
qu’elles estimaient trop peu connues. Ces dames vivaient en général sur la
conviction d’avoir là un capital, mariable et rentable, sur lequel reposait
leur autorité dans la maison.
Le pharmacien Poilphard était un vieux fou, aux gestes
saccadés, qui plongeait dans les croupes, en y prenant un plaisir inquiétant,
des aiguilles d’une longueur démesurées et qui faisaient saigner. La clientèle
refusait ses soins. Elle était au contraire enchantée de la douceur de main de
Basèphe. « On n’y sent même pas entrer » disaient les
patientes. Jamais une égratignure, une aseptie parfaite. Les femmes de
Clochemerle ne voulaient que le gentil potard pour les larder. Mais personne ne
songeait à lui offrir la récompense de son dévouement et de son application.
Cette récompense vint un jour, car tout arrive. Une certaine
Maria Bouffier, dite Maria la Drue, venait se faire piquer, et franchement on
se demandait pourquoi, car elle pétait de santé. C’était une belle gaillarde
d’une trentaine d’années qui, à cheval, débordait largement la chaise. Elle se
présentait à des heures inattendues. Elle vint un jour à midi, comme Basèphe,
seul au magasin, allait retirer la poignée de la porte.
-Vous prendrez ben le temps de me faire ma piqûre, dit
Maria, avec son large sourire engageant. Ça m’arrangerait parce que je dois
prendre le car tout à l’heure.
-C’est que l’heure est passée, dit Basèphe.
-Fermez seulement la porte pour que le monde n’entre pas.
Pendant ce temps-là, je vas vite me trousser. Vous me trouverez toute prête.
Elle passa directement dans l’officine, où Basèphe la
rejoignit, après avoir jeté un dernier regard au magasin dont il avait la
garde.
Prête, pour sûr, elle l’était ! Elle tenait déjà la
posture, offrant une large cible nue. Sans être comparable à la chère Anita,
Maria Bouffier n’était pas de celles qu’on pouvait dédaigner. Il y avait une
bonhomie simple et encourageante dans ses opulences. Le potard se sentit
bizarrement ému. Les gens se tenaient chez eux, fourchette en main,
indifférents à ce qui se passait dans le bourg. Et lui, enfermé seul avec cette
forte Maria dévoilée. S’il avait eu de l’audace...
Maria en avait à revendre. Penché sur son attirail, Basèphe
se sentit renversé en arrière. Une bouche vorace s’empara de la sienne. Il
perdit l’esprit, devint un docile instrument aux mains de la résolue, à l’heure
la plus étourdissante de la journée, dans un bourdonnement d’insectes de mai.
Il y eut un fracas de flacons renversés. Du sirop se répandit sur le carreau,
dont l’odeur sucrée attira les guêpes. Si bien que Maria fut quand même piquée,
en fin d’ébats, mais par une vespa
vulgaris, qui lui tira un grand cri et lui laissa son dard dans une cuisse.
Basèphe y fit avec reconnaissance une application d’eau de Cologne.
Il était temps que cette aventure survint. Le potard avait
alors vingt-deux ans. Il s’étiolait,
perdait l’appétit et l’insouciance. Maria Bouffier opéra un véritable sauvetage
se s’y dévoua assidûment. C’était une bonne cajolante, au corps reconnaissant.
Basèphe fut moins pressé d’aller s’enfermer dans sa chambre. Il osa regarder
les filles, sans perdre toutefois cet air sournois, ou cyniquement agressif,
qui avait été le sien pendant longtemps. Il restait marqué par le repliement
qui avait coïncidé avec la formation profonde de son être. Il devait en rester
marqué toute sa vie et donner toujours l’impression de sortir d’un rêve
inavouable, tout peuplé de visions joufflues.
*
La fortune devait lui sourire. L’héritage d’une vieille
tante lui permit d’aller étudier en ville et de décrocher son diplôme. Mais il
prit son temps pour s’installer.
Il apprit enfin que le pharmacien de Clochemerle, le
successeur de Poilphard, cherchait à vendre. C’était un gastralgique qui avait
le vin en exécration, et de voir autour de lui tant de buveurs réjouis le
rendait malade de jalousie. Basèphe sauta sur l’occasion.
Anita Trimouille, chère hantise ! Les abondances de
Maria Bouffier n’avaient pu effacer votre image. Ni les maîtresses que Basèphe
avait eues depuis. Hélas, Anita avait quitté Clochemerle. Devenue veuve, elle
était partie refaire sa vie ailleurs. On la disait en Algérie. Mais les gens ne
savaient sur elle rien de précis.
Basèphe fit moderniser la pharmacie et installer, dans le
jardin attenant, un petit laboratoire, d’où partirait quelque jour un produit
prestigieux, une de ces spécialités dont la vente procure des fortunes aux
grands soulageurs de l’humanité. Cela demandait beaucoup de travail et de
réflexion. Il consacrait tout son temps libre à des recherches.
Un jour le produit fut au point et baptisé Zéphanal. Sans
doute faut-il voir dans le choix de ce médicament une conséquence lointaine de
la pénible crise de puberté de son inventeur. C’était un suppositoire à
différents dosages, à multiples application, un analgésique d’une remarquable
efficacité, d’un emploi largement féminin.
Pour faire connaître son produit (et éviter toute
confusion : « Surtout, n’avalez pas ça malheureuse ! »
le pharmacien Basèphe n’hésitait pas à proposer une démonstration de la mise en
place ; il semblait y prendre un plaisir muet et grave, plein de
réminiscences. Il guidait la cliente vers l’office ou Maria Bouffier venait autrefois
se faire piquer.
-Passez donc par ici,
ma bonne, je mais bous montrer. Et vous serez tout de suite
soulagée...Retroussez-vous... Accoudez-vous... Penchez-vous en avant... Surtout
ne vous contractez pas...
D’un doigt leste et précis, glycériné, caoutchouté, il enfonçait
le petit obus.
-là, le voilà bien logé. Il va fondre gentiment. Je ne vous
ai pas fait mal ?
-Oh , que non, Monsieur Basèphe ! Mais de ce côté-là,
ça surprend...
Organisateur avisé, il eut une idée publicitaire de génie.
Il adressait aux médecins un panier de dix bouteilles d’un bon cru de
Clochemerle, accompagné de la lettre suivante :
« Cher et Honoré Docteur,
Le zéphanal (dosages
appropriés, voire notice jointe) fait merveille dans les cas d’obstétrique,
métrite, salpingite, cystite, hémorroïdes, troubles du retour d’âge, règles
difficiles, entérite chronique, courbature fébriles, insomnie, etc. il procure
un soulagement immédiat et durable, sans fatiguer les organes de la digestion.
Vous trouverez les attestations de MM. Les Professeurs qui veulent bien le
préconiser. On emploie le Zéphanal
dans la plupart des cliniques et hôpitaux de Lyon, Mâcon, Villefranche, Dijon,
Bourg, etc.
Ce n’est pas tout, cher et honoré Docteur. Si nous pensons
aux malades, nous ne pensons pas moins à MM. Les Médecins. Nous savons combien
leur tâche est rude et que le surmenage les menace souvent. Nous voulons
contribuer à soutenir leurs forces.
Voulez-vous bien faire l’essai de l’excellent vin de
Clochemerle dont nous vous adressons dix bouteilles et vous en réconforter entre
deux consultations. Vous nous direz si ce bon vin français vous à été aussi
profitable que notre Zéphanal à vous
malades
Veuillez croire, cher et honoré Docteur... »
Cette politique eut les meilleurs effets. Le mot Zéphanal se multiplia sur les ordonnances,
ce qui assurait un débit régulier du produit, dont les ventes montaient
rapidement.
Plus tard, le pharmacien fit un arrangement avec Adèle
Torbayon. A tous les médecins résidant dans un rayon de cent kilomètres, il
adressait, une fois par an un bon pour deux repas à prendre gratuitement, vins
et service compris, à la fameuse hostellerie. Il y joignait une invitation à
visiter ses laboratoires. Des laboratoires, on passait dans sa magnifique
propriété, où le champagne coulait à flot. Il se fit ainsi des amitiés très
précieuses dans le corps médical. C’était également tout profit pour
Adèle : les visiteurs qui avaient goûté de sa cuisine revenaient et
amenaient de nouveaux clients. Torbayon s’emparait d’eux et les conduisaient
dans les caves. Les ripailles n’en finissaient pas.
Ainsi le Zéphanal
contribuait par sa réputation (fortement soutenue par la publicité) à étendre
celle de Clochemerle, dont le nom se mettait à rayonner sur toute la France.
Quant à Basèphe, c’était bien simple, il faisait une énorme fortune, tant les
rectums étaient avides de ses suppositoires, qui avaient à peu près la forme
d’une balle du fusil Lebel, mais d’une balle dont la pointe beurrée s’émoussait
suffisamment à la chaleur du corps pour que l’emploi en fût facilité.
-Une fortune colossale, grommelaient des clochemerlins
jaloux, avec un petit truc qu’on se fourre dans le derrière. Y en a qui ont de
la chance !
Mais les femmes prenaient parti pour le pharmacien. Presque
toutes étaient adonnées au Zéphanal, car
le généreux inventeur en distribuait volontiers des étuis-primes, à condition
qu’on le tint au courant des résultats obtenus, qu’il tenait à contrôler et
inscrivait sur des fiches. Il eut à examiner de près quelques cas
d’inflammations circonvoisines. L’expérience prouva qu’il s’agissait de poussée
d’eczéma, d’origine hépatique, localisées par hasard à cet endroit et nullement
imputables à son produit. Il fit au contraire doubler et tripler les doses pour
calmer les terribles démangeaisons qui martyrisaient les malades. Le Zéphanal triompha aussi de l’eczéma.
-Ce qu’il faut voir, disaient les femmes, c’est l’idée de
soigner les gens par le bas. C’est facile à prendre. Et comme ça, on n’a pas un
mauvais goût de remède dans la bouche.
D’ailleurs Mouraille, au mieux avec le pharmacien qui
l’invitait souvent et qu’il vouait volontiers, parce qu’ils avaient ensemble
des conversations intéressantes, préconisait largement le Zéphanal. Etant partisan du vieux et classique purgare, il tenait pour doué d’une vertu médicale supérieure tout
ce qui pénétrait dans le corps de cette façon. Il semblait donc bien que
Basèphe, riche, somptueusement installé, et par là vengé de son obscurité
ancienne, eût tout désormais pour être heureux. Et pourtant...
Il a fait restaurer sa mansarde de potard, tout en haut de
la maison de la pharmacie. Il s’y retire seul pour méditer et rêver, comme
jadis il s’y enfermait pauvre, inquiet, tourmenté... O formes idéales d’Anita
Trimouille, chère âme ! Vous êtes là, imaginaires et aveuglantes, comme
autrefois. Anita, dont le destin fut d’être chérie de dos, Anita qui ne sûtes
pas vous retourner pour surprendre l’extase, où êtes –vous allée vieillir,
mourir peut-être... Même en usant pour votre santé, sans doute ignorerez-vous
toujours que le bienfaisant Zéphanal est
l’invention d’un petit potard désespéré qui tressaillait d’amour devant vos
splendeurs charnelles, quand vous étiez dans tout votre éclat de jeunesse. Ce
garçon timide, le voici revenu aux lieux de sa première adoration, gardant au
cœur un malaise, parce que vous êtes placée hors des atteintes qui lui eussent
permis de confronter les éblouissements du passé aux réalités du présent.
Anita, chère Anita, vous êtes restée celle dont on rêve,
l’inaccessible, la prêtresse de chimère qui entretient au cœur de l’homme ce
regret d’insatisfaction et cette flamme de mélancolie dont se nuancent tous nos
plaisirs. Anita Trimouille, idéale créature, vous hantez encore des nuits sans
sommeil. Et alors il arrive que M. le pharmacien Eusèbe Basèphe, le fameux et
richissime spécialiste, ait recours à son propre Zéphanal, pour s’endormir. Car il est vrai que c’est un excellent
produit, souverain pour calmer aussi les nerfs et plonger le patient dans une
brume d’illusions heureuses.
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