samedi 28 décembre 2013

IV-Essor de Clochemerle


Revenons un peu en arrière. Adèle Torbayon s’ennuyait.
Quelques années plus tôt, cette belle femme, tourmentée par l’impérieux besoin de connaître des hommages d’une qualité raffinée, avait cédé aux ardeurs d’un beau greffier et d’un galant capitaine. Ce qui n’avait pas été sans provoquer de vifs incidents. Tout était rentré dans l’ordre par le départ des amants, hommes de peu de persévérance, qui n’avaient pensé qu’au plaisir. En convalescence du cœur, en veuvage du côté des sens, la voluptueuse aubergiste cherchait un dérivatif à ses souvenirs nostalgiques.
Elle conçut de porter son auberge au fier rang d’hostellerie. Elle se sentait lasse jusqu’au dégoût de voir les mêmes têtes, d’entendre les mêmes propos, les mêmes lourdes plaisanteries, dans un cadre empesté de fumée de tabac et de relents vulgaires. Depuis que le romanesque l’avait visitée, elle souhaitait d’accueillir des gens élégants, venus de loin, qui laisserait chez elle un parfum de distinction et d’aventure. Elle rumina la chose et dressa ses batteries avant d’en parler, quoique certaine de faire prévaloir son idée si elle la présentait habilement. C’est que, une fois trompé, Torbayon s’était mis à faire grand cas de sa femme, pour avoir constaté qu’on pourrait bien la lui chiper, chose qu’il avait longtemps considérée comme impossible.
Torbayon se moquait du titre que pouvait porter sa maison, pourvu qu’il continuât d’y mener l’existence qu’il aimait. Le meilleur s’en passait à trinquer et jouer à la belote avec les Clochemerlins. Le rôle du cafetier consiste à entretenir le client dans sa soif, à lui faire oublier l’heure, en se gardant toutefois du danger de prendre parti dans les discussions, ce qui vous fâche toujours avec l’un ou avec l’autre. Une salle de débit est un terrain neutre où toutes les opinions peuvent librement s’exprimer.
Tourbayon avait encore du goût pour la chasse, la pêche et le ramassage des champignons. Ces passions l’éloignaient souvent de son établissement. Il s’en remettait à son épouse du soin d’en assurer la bonne marche en son absence. Sans ignorer que les hanches d’Adèle et les rebonds moelleux de sa poitrine n’étaient pas étrangers à l’affluence de la clientèle. Quelques consommateurs avaient même des hardiesses de main regrettables. Mais quand on a un commerce et qu’on le veut prospère, quand on veut en outre aller à la chasse, à la pêche et aux champignons, il faut fermer les yeux sur certaines choses. D’ailleurs tant de Clochemerlins convoitaient l’Adèle qu’ils se gênaient entre eux. Vingt galants, bien visibles et rivaux, sont moins redoutables qu’un seul, qui cache son jeu et prépare sournoisement ses agressions. C’étaient deux outsiders, dont il ne se méfiait pas, qui avaient fait Arthur cocu.
Quand les femmes d’âge mûr se mettent à rêver d’amour, elles sont plus stupides que des gamines. Tourbayon se rendait compte que sa femme devenait quinteuse, irritable, inattentive. Elle perdait l’humeur gaie qui avait fait sa popularité. Il la vit donc d’un bon œil se tourner vers des projets qui pourraient la distraire et n’éleva pas d’objection quand elle parla de faire peindre en gros caractères sur le mur de la façade :

CHEZ  L’ADELE

Hostellerie

Torbayon

De toute façon, la façade demandait à être refaite. Et l’immeuble entier à être resuivi.
-Ben, répondit-il, t’as qu’à voir. Fais à ton idée, en allant doucement. (Doucement pour l’argent, voulait-il dire.)
Adèle convoqua les entrepreneurs et se lança dans les devis. Ils prirent rapidement de l’ampleur. Car bientôt il s’agissait de rien de moins que d’installer le confort moderne, avec l’eau courante dans les chambres, glaces, tapisseries neuves, lavabos de porcelaine, bidets, et même salles de bain.
-T’es pas folle, ma pauvre femme ! s’écria Torbayon. Des salles de bain à Clochemerle ? C’est un hôtel pour les Américains que tu veux monter.
Mais Adèle tint bon. Pour se désennuyer elle désirait connaître, par ceux qui la mènent réellement, la vie qu’embellissent les voyages, les séjours aux bains de mer, la fréquentation des casinos et des palaces. Le nom de Monte-Carlo brillait dans son esprit comme celui d’une capitale mondiale de l’amour et du luxe. Elle désirait, enrichie, se retirer dans le Midi, entre Cannes et Menton, pour y voir défiler ce qu’elle appelait le « beau monde ». Des termes comme « promenades des Anglais », « La Croisette », « le cap d’Antibes » exerçaient sur elle une attraction irrésistible. Il serait vraiment trop bête, ayant été la belle Adèle, dont les charmes avaient régné sur tout le bourg, de mourir sans avoir rien vu ni profité de l’argent amassé. Maçons, peintres, plâtriers, électriciens envahirent la maison. L’hôtel fut équipé à neuf. Six mois plus tard, il montrait, au centre de Clochemerle, une pimpante façade fleurie.
Attirer la clientèle, c’était une affaire de cuisine. Une cuisinière est bien forte en France, qui réussit le poule à la crème onctueux, le gratin dauphinois fondant, le civet de lièvre bien lié, le gigot saisi et saignant, l’épaule d’agneau grillée, écrevisses et escargots les grenouilles à la provençale, la bonne vieille daube au carottes, la bonne vieille blanquette à sauce d’or, l’entrecôte au vin, le beurre d’anchois, etc. Qui sait amener les viandes à leur point exact de cuisson, exalter le fumet des gibiers, doser la truffe, l’ail et la fine, le thym et le laurier, donner enfin aux nourritures les dessous savoureux qui sont comme l’accompagnement au chant.
Adèle se mot au fourneau avec la ferme intention de gagner la partie. Elle professait que la qualité devait être impeccable, qu’une cuisine non succulente n’était que banale. Les essences, les jus, les marinades, les salmis, les farces,  les entremets, le mélange des arômes, le dosage des condiments, tout devait atteindre ce degré de réussite rare, savante, quoique simple et naturelle, qui fait briller de plaisir les yeux des petits Brillat-Savarin et luire leurs joues rubicondes.
Le menu, dont le prix fut fixé à vingt-cinq francs, était le suivant :
Le foie gras truffé
Le saucisson chaud en croûte ou les grenouilles
La volaille de Bresse à la crème ou le coq au vin.
Fonds d’artichauts ou champignons
L’entrecôte aux sarments de vigne
Les crêpes ou le soufflé au kirch
Fromages
Fruits
Pâtisseries.

Mais on préparait tout autre plat sur commande il y avait du gibier dans la saison de chasse, des huîtres dans les mois en R, des langoustes, des loups et tous les poissons désirables.
-A en crever ! rugir les premiers dineurs, apoplectiques, en sortant de table vers quatre heures de l’après-midi.
Ils partirent annoncer qu’ils avaient déniché en Beaujolais un fameux coin pour s’en mettre jusque-là – et pour pas cher !  C’étaient précisément de tels coins que recherchait la gent automobile du dimanche. Progressivement affluèrent des voitures bourrées de touristes désireux de manger et boire immensément.
Ils ne furent ni volés ni déçus.
Puis des habitués demandèrent à coucher. Ils furent ravis de se réveiller en pleine nature, sur une montagne, dans l’éclat léger du matin, et ravis de se décrasser la bouche en buvant du Mâconnais frais. Ils revinrent pour les week-ends.
La clientèle grossit rapidement. Des automobilistes quittaient la route nationale, et au prix d’un détour venaient se régaler à Clochemerle. Le dimanche, la place de l’église se transformait en garage. Les petites tables à parasol de couleur empiétaient sur le trottoir de la grande rue. On fit édifier une véranda sur la cour, on tira parti des dépendances. On embauchait des filles du pays, qui servaient jusqu’à cent cinquante repas les jours de fête.

Arthur Torbayon sorti de son apathie pour révéler des qualités d’entraineur d’hommes qu’on ne lui soupçonnait pas. Bonnet en tête, vêtu en cuisinier – bien qu’on le chassât de la cuisine où il encombrait – il passait de table en table s’informer si « ces messieurs-dames étaient contents ». En fin de repas, il offrait aux meilleurs clients la tournée du patron. Il proposait ensuite une visite des caves.
C’est une tradition des vignerons beaujolais d’ouvrir leurs caves aux visiteurs, parce qu’ils sont fiers de leur vin et désirent le faire apprécier. Ils mettent aussi un point d’honneur à faire prendre la cuite à l’étranger.
Me novice ne se méfie pas. Puisé à même le tonneau, bu à la température de la cave, le  beaujolais paraît glissant et d’une légèreté sans conséquence. On ne compte plus les présomptueux qui ont eu à réviser ce jugement, dans des postures peu compatible avec la dignité d’un enquêteur. Le vin de Clochemerle est à la fois exquis et traître : on s’y laisse piper une narine, un coin du gosier, et tout l’homme y passe. D’ailleurs il n’enivre pas méchamment. Il provoque une charmante allégresse, si pétillante intellectuellement que le buveur se sent libéré des conventions et contraintes qui l’enchaînent dans la vie ordinaire. C’est ainsi qu’il en vient à déclarer qu’il se fout de se femme et des comptes à lui rendre, qu’il se fout de son employeur, des gendarmes, du percepteur, des échéances et rendez-vous, et d’une façon générale de tout ce qui pourrait empêcher un libre citoyen de se conduite selon les lois de son bon plaisir et de sa chatouilleuse dignité d’homme saoul. Ce degré d’émancipation réjouit fort les Clochemerlins.
Fréquemment, des touristes pris au piège quittaient le pays avec deux ou trois jours de retard. (car on passe d’une cave à l’autre pour comparer les crus, et cette vie souterraine en arrive à fausser toute notion du temps) le record fut battu par trois inconnus qui, après avoir insisté chez Torbayon pour être vite servis, demeurèrent à Clochemerle dix jours entiers, dans un état de félicité incoercible. Ils lancèrent dans toutes les directions des télégrammes (on les rédigeait pour eux) informant qu’ils étaient retenus par une affaire de la plus haute importance. L’affaire, c’était les millésimes de Clochemerle, échelonnés sur une vingtaine d’années, qu’ils voulaient être capables de distinguer les yeux fermés.
La visite des caves –gratuite, répétons-le) devint un but touristique apprécié. Ceux qui s’étaient fait surprendre par le vin de Clochemerle amenaient des amis pour qu’ils fussent surpris à leur tour. Torbayon guidait ces caravanes et y trouvait son compte. Chaque fois, des visiteurs qui n’étaient pas en état de prendre la route devaient coucher à l’hôtel. Ça augmentait d’autant le chiffre d’affaire, et ça faisait de la distraction dans le pays.
Mais le métier de cicerone du vin n’est pas de ceux qu’on peut faire à demi, surtout à Clochemerle, où les lurons de bouteilles ne se paient pas de fausses rasades. Arthur s’était lancé dans cette voie par chauvinisme et dévouement commercial, se croyant un buveur cuirassé. Cette vanité l’égara. C’est folie de défier le vin. Il peut, à telles doses, réconforter, égayer l’homme. A telles autres doses, il peut aussi bien le tuer.
Torbayon était sur la pente de l’habitude, d’abord aimable,, puis tenaillante, puis tyrannique. Il ne se soutenait plus que le verre à la main. A jeun, il sombrait dans une torpeur pâteuse et irresponsable dont rien ne pouvait le tirer. Après boire, il donnait dans les délires de la mégalomanie. Il se voyait dictateur, condamnant à mort tel ou tel dont la tête ne lui revenait pas. Il soupçonnait maintenant tout le pays d’avoir couché avec sa femme. Affirmation absurde, tout le pays pouvant se porter garant de la retenue de cette bonne Adèle, du moins sur le plan local. Ses faiblesses qui étaient connues – elles avaient fait assez de bruit en leur temps –portaient la marque d’un désir d’évasion hors de son milieu, mais jamais elle n’avait rien consenti à un Clochemerlin, sinon les privautés courantes qu’une commerçante est obligée de concéder aux habitués d’une salle d’auberge. La vérité, c’est que Torbayon devenait fou : les caves avaient tué sa raison. Tel était l’avis de Muraille.

*

On vit paraître à l’hôtel une beauté saisissante dont la vue coupa le souffle aux Clochemerlins. Il s’agissait d’une simple domestique, mais qu’importe. La beauté ne se laisse jamais assigner un rang subalterne. Cette beauté trouva son chantre :

On servante, ô Flora, mais rouges, écrevisses
Avec tes flancs d’amour et tes callosités
La rape de tes mains, Vénus de l’office
Tu règnes au plus obscur de nos lubricités.

Ainsi rimait en secret le vieux Bernard Samothrace. Au déclin de sa fougue, il venait de recontrer sa Dulcinée de Toboso.
Servante à l’hôtel, c’était une grande belle garde à croupe de houri, aux seins chauds comme des fruits d’Andalousie, aux cuisses d’un grain plus serré que le bois de teck et lisses comme un précieux box-calf, aux lèvres de framboise écrase, dont les yeux, magnifiques et stupides, reflétaient une animalité aussi primitive que fascinante.
La chair de cette brute fille-là sentait les épices et les tropiques, exhalait des odeurs fauves, évoquait des parfums de nuit profonde, éclairée seulement par les clartés laiteuses d’un corps dont les élans ressemblaient à des marées, faites pour soulever les amants, comme la mer soulève et ballotte les navires. On eût fait d’elle une admirable statue symbolisant la bestialité et la luxure, ces grandes forces aveugles qui président aux genèses et aux courants les plus actifs de l’humanité. Certes, cette statue aurait resplendi de bêtise, mais d’une bêtise puissamment symbolique, qui aurait eu le visage de la fatalité. On devinait, à travers les silences de son âme inerte, que rien ne pouvait détourner Flora de ses aveugles fin génésiques. Sans doute l’intelligence eût-elle gêné dans cette belle idole de chair.
Samothrace chantait donc Flora Baboin dans des poèmes qu’il nourrissait de concupiscence cérébrale. Audacieux la plume à la main, il devenait timide loin de son écritoire.
Il faut sans doute qu’un poète souffre pour lancer des accents sublimes.(les gens aiment bien que le sublime et la supériorité se paient d’un poids rassurant de douleurs, de rebuffades et de misères) Samothrace avait souffert au point d’en être aigri. Durant trente ans, à cinquante kilomètres à la ronde, on n’avait pas honoré la mémoire d’un Benoît Raclet (l’ébouillanteur du mildiou), posé une première pierre, inauguré un hôpital, une école ou un lavoir, qu’il n’eût été là, avec ses poèmes de circonstance. Entre deux airs de fanfares locales, rejetant en arrière sa tête inspirée, il lâchait ses strophes au nez des officiels et des assistances rurales. Au château de Saint-Point, il s’était affronté à l’ombre de Lamartine. A Mâcon, dans la cour de l’hôtel-de-ville, au pied de la statue de Timon le misanthrope (cet Athénien honoré dans une ville des Eduens) il avait cent fois célébré en vers, tantôt la quatrième époque de l’âge paléolithique- celle de Solutré- tantôt les ors du Pouilly-Fuissé, tantôt les rubis du Clochemerle, du Juliénas, du Morgon, du Moulin à Vent, etc.
Malgré tant de travaux et de corvées, il avait manqué ses rendez-vous avec la gloire. Ce n’était pas faute d’avoir serré bien des mains, de ministres, de députés, de sous-préfets, de maires. On l’avait mille fois complimenté sur son « beau talent ». Mais les choses en restaient là. La fête finie, les gens retournaient à leurs affaires, le laissant à ses occupations futiles. Si on lui parlait d’ouvrages littéraires, on citait ceux de ses confrères, en mélangeant titres et noms d’auteurs. On lui disait sans penser à mal : « les poètes deviennent célèbres après leur mort ». Certains lui marquaient une froideur distante, estimant que la société doit se protéger des poètes.
Elle ne s’en protège point absolument. On voudrait oublier qu’ils existent, guenilleux étonnés qui ne savent le prix de rien, figurant falots de la scène où se jouent les parties importantes, celles que sanctionnent l’argent et les honneurs. Personne ne veut entendre leur voix. Pourtant cette voix finit par triompher mystérieusement de l’indifférence et de l’hostilité.
Un jour, à bout d’émotion, de désespoir ou de misère, le poète trace sur le papier quelques lignes. Un nouveau talisman est né, une nouvelle façon de suggérer l’indicible. Les mots s’élancent comme des oiseaux migrateurs. Ils iront effleurer d’un frisson d’aile des inconnus, les fournir de refrains qui chanteront dans les mémoires. Un gueux de poète, ridicule et méprisé, fait parfois une chose pareille. Cette pensée soutenait Samothrace.
Avant-il du talent, un grand talent ? Il le croyait dans ses jours de fierté et de mépris, il en doutait dans ses jours d’affaissement.
Alors il découvrit Flora. Il écrivait tantôt pour magnifier son corps superbe, tantôt pour la dépeindre sous des traits durs et sarcastiques. Ce chantre de la beauté avait été peu gâté par les femmes, souvent calculatrices et point tentées de partager sa bohème. Fidèle à son mythe créateur de renommée, fidèle à la tradition des poètes au cœur malheureux, il faisait d’une humble servante son inspiratrice. Il écrivait par exemple, sans d’ailleurs lui en rien dire :

Hé, que dirais-tu pas, Mignonne
D’un talent de postérité
Que l’on confère à ta beauté
Et qui défierait les automnes ?

Si dans mes vers, moi je te nomme
Prenant garde qu’à deviner
De peine n’ait les autres hommes
A qui était le joli nez

Vous êtes en riant printemps
Disant : oh, celui-là m’assomme
Oui, petite, mais dans cent ans...
D’âge et d’oubli, c’est une somme !

Et même, hélas, bien avant
Pour tant qu’aujourd’hui soyez belle
N’oserez plus sans paravent
Mettre ordre vers vos jarretelles.


De tout cela qui vous fait vaine
Avec blanches, fermes raison
Déjà, ma belle, prenez peine
Viendra tôt l’arrière-saison

Pensez à celle de Ronsard
Vivante encore en les mémoires
Par charmants prestiges d’un art
Qui d’une belle fit la gloire.

S’il vous plaît vous serez comme elle
Plus tard dans tous les manuels
Décrite en termes éternels
Rêveront futures cervelles...

C’est vous, belle, que j’ai choisie
Pour aborder aux lendemains
Lointains, en nous tenant la main
Passager de la poésie

Immortelle en votre printemps
Dites-vous que c’est rare aubaine
Cela vaut bien quelques instants
Pour moi qui vous fais souveraine.

Car si vous faites la méchante
Prenez-y garde, belle enfant
C’est Théodora que je chante
Et que perpétueront les ans.

N’est-ce pas mieux que des diamants.
Ah, choisissez donc d’être honnête
Pour qui vous sauve de l’antan
Ce magicien, ce poète !

Ces derniers jeux d’un vieil homme amer se rencontraient avec l’obsession qui s’était emparée des Clochemerlins, jeunes ou vieux, du fait de l’existence de Flora l’impassible, déesse de salle commune et de corridors d’hôtel, louche déesse, un peu souillon et traine-savate, au rire bête peut-être, mais qui avait de telles cambrures, des formes sculpturales que, même couverte de haillons et de crasse, le désir fût allé la chercher dessous pour s’exalter.
D’où sortait-elle ? Quels hasards l’avaient amenée à Clochemerle ? On ne s’en souciait pas. Elle était de cette race d’esclaves dont la passion des conquérants fait des reines. De celles, convoitables comme un empire, dont l’existence rallume les sauvageries primitives, suscite les duels, les haines et les assassinats. Les hommes ne rêvaient pas de la posséder en l’estimant, et c’était sans importance. Peut-être que cette fille, lavée, parfumée et parée, eût fait une des triomphatrices de l’époque. Comme peut-être non. Peut-être que cette bête de luxure, cette bête à croupe, était mieux ainsi, dans son débraillé de servante, avec ses mollesses de hanches lasses, ses cernes et ses bleus, ses odeurs puissantes, ses soupirs de mansarde, on air endormi et vautré, quand elle posait sur ses admirateurs son lourd regard intraduisible qu’elle ne détournait pas et qui les faisait rougir.
Toujours une créature tranche sur les autres. Flora incarnait à Clochemerle la beauté du moment, capiteuse et lascive. Elle succédait à l’éclatante Judith Toumignon, dont les toisons d’or et la chair opulente avaient longtemps requis l’attention. Il n’y avait pour être opposée à la servante que la délicieuse Marie Coquelicot, jolie gazelle aux yeux tendres et lumineux. Celle-ci sollicitait le sentiment. Le physique de Flora s’adressait exclusivement aux sens. Personne ne songeait à s’en plaindre. Mais les femmes la détestaient.il est vrai que c’était bon signe.

*

On prêtait à Flora pas mal d’aventures incontrôlables. Ce qui était certain, c’est qu’elle restait dans le domaine public, disputable, matière à passions sourdes ou fulgurantes, et paraissait peu disposée à s’attacher à un homme. Elle inspirait un vieux poète et occupait fortement l’esprit du jeune instituteur, Armand Jolibois, âgé de vingt-six ans.
Jolibois n’avait pas à sa disposition, comme Samothrace, l’exutoire de la poésie. Les conversations philosophiques avec Mouraille et Tafardel ne pouvaient lui tenir lieu de tout. L’image de Flora le tourmentait au point de lui rendre insipides deux ou trois jeunesses assez agréables, qui auraient eu volontiers un penchant pour lui et ne le cachaient pas. (Un jeune célibataire est toujours visé par les demoiselles qui pensent aux doux liens du mariage.) Faisant sa classe, Jolibois tombait dans des rêveries qui le détournaient de l’enseignement. Ou, rendu mysogine par l’insatisfaction, il traitait avec une rigueur excessive des personnages de l’histoire, principalement les reines qui avaient eu des amants, ou les concubines titrées qui s’étaient glissées dans la couche des rois. Il faisait de la Révolution un éloge exagéré, qui inquiétait les Clochemerlins, lesquels n’eussent pas vu d’un bon œil un Robespierre ou  un Danton remplacer leur Piéchut. On commençait à se demander si le nouvel instituteur n’était pas anarchiste. Il n’était qu’amoureux.
Flora se plaignait à sa maîtresse des traces de pinçons au plus nourri de sa personne.
-Ma pauvre fille, disait Adèle, si vous faites attention à ça ! J’y ai passé avant vous. Quand on sert sur table, il faut en subir.
-Mais vous êtes la patronne. Avec vous, ils y allaient moins fort.
-Moins fort ? Les hommes ne savent guère se retenir. Quand ils peuvent vous serrer dans un coin... Mais dites-vous bien que sans bonnes fesses pour attraper les pinçons, on n’attrape pas non plus les bonnes étrennes. Et vous finirez par y attraper un mari. Comment croyez-vous que les hommes se décident ? Avec les mains !
-Je ne suis point pressée, disait Flora.
-On dit ça. Un mari, il faut bien finir par là... Cr n’est pas ce qu’on croit, souvent. C’est quand même des soucis de moins.
Un mari... C’est vrai qu’on ne pouvait savoir ce que désirait l’étrange fille.  Le savait-elle seulement ?
-Je ne la crois pas intelligente, disait Tafardel, toujours porté à chercher l’intelligence où elle n’avait que faire.
-c’est très bien ainsi, répondait Mouraille. Si cette fille n’était pas bête, avec la tournure qu’elle a, elle ne serait pas servante à Clochemerle et nous n’aurions pas le plaisir de la regarder. Elle n’a pas besoin d’intelligence pour remplir sa fonction incendiaire. Il en tombera plus d’un dans le piège de ses jupes. Et moi-même, si j’étais plus jeune... Elle ne vous dirait rien, Tafardel ?
-Oh disait Tafardel, je n’ai que des passions intellectuelles !
-Elles ne sont pas non plus sans danger. Il vaut mieux se toquer d’une femme que d’une doctrine.
-Vous n’êtes jamais sérieux, docteur !
-Je vois des malades chaque jour, mon cher Tafardel. Il faut bien que je me console de faire risette à la mort !
Adèle soustrayait le plus possible sa servante au service de l’estaminet, réservé depuis les embellissements aux consommateurs du pays. L’adroite commerçante s’était avisée, qu’au lieu de laisser la belle fille se galvauder avec de simples vignerons, mieux valait la conserver pour l’agrément de sa clientèle de luxe. Car elle attirait du monde. Les citadins la trouvaient saisissante dans ce cadre de campagne. Certains retenaient une chambre dans l’espoir qu’elle leur porterait au lit le petit déjeuner.
Ainsi, grâce aux charmes capiteux de Flora, grâce à la cuisine incomparable d’adèle Torbayon, la renommée de Clochemerle grandissait et s’étendait au loin. Un troisième nom vint jeter un nouveau lustre sur le bourg fameux. Il s’agissait d’un produit pharmaceutique à grande diffusion. C’était le Zéphanal.

*

Se souvient-on d’Eusèbe Basèphe, le potard de Poilphard, ancien pharmacien de Clochemerle ? C’était vers 1917, un obscur garçon de vingt ans, mélancoliquement puceau, qui débitait des remèdes, recueillait sur un coton le pus des panaris et des furoncles, appliquait l’arnica sur les talures, l’éther et la teinture d’iode sur les blessures bénignes. Dans l’officine des préparations, il confectionnait pilules et cachets, analysait les urines du bourg, pilait et malaxait les mixtures, pétrissait les onguents, collait les capsules et les étiquettes rouges : usage externe.
Myope, l’ai ahuri, fleurant le goménol, l’eucalyptus et le pipi flambé, empressé et fier de sa mission savante, le pâlot Basèphe nourrissait, dans sa forte tête de brachycéphale blond, des rêves d’ambition et de revanche. Il préparait son avenir avec une ténacité que personne ne soupçonnait. Le soir, seul dans sa mansarde de commis, se bourrant de boules de gomme et de guimauve, se gorgeant par système de fortifiants phosphorés, il étudiait, tard dans la nuit, les propriétés, drogues et préparations de tous les corps qui entrent dans la composition des formules du Codex.
Il était soutenu dans ce travail aride par des rêveries tendres. Las de prendre des notes, le potard évoquait les bonnes femmes de Clochemerle qui, haut troussées et à cheval sur une chaise, lui présentaient familièrement leurs fesses pleines de majesté, pour qu’il y enfonçât la longue aiguille des piqûres. Il éprouvait comme un délire de possession quand, pressant sur sa seringue, il injectait le liquide bienfaisant dans les belles masses calmes qu’on lui tendait. Ses noviciats d’amour n’allaient pas au-delà, il faut le dire, car il était trop timide pour oser toucher, d’une autre manière que clinique, aux fastes de chair qu’on lui étalait sous le nez. Ces visions n’en agissaient que davantage sur son esprit, au point de mettre en péril sa raison.
Quelles splendeurs ivoirines, quelles nuances de camélia, quels grains satinés, quels divins clairs-obscurs avaient ces amples formes, et comme, dans sa solitude, Basèphe leur parlait tendrement, les nommant avec ferveur de leur nom de baptême : Catherine, Marie-Louise, Jeannette, Adélaïde, Agathe, Pélagie... Comme le côté pile des personnes était plus attrayant que les visages, souvent durs et indifférents. Et comme s’épanouissaient d’aise les belles jumelées lorsque, l’aiguille retirée, le potard les frottait d’un coton imbibé d’alcool. Et quel gentil ébrouement de ces croupes, pour remettre en place les dessous, avant ra retombée  des jupes. Entre toutes, si variées, ayant chacune leur expression et leurs modelés, une paire était l’objet de sa prédilection et de son amour.
O fesses d’Anita Trimouille, bouquet de roses et d’œillets blancs, grosses pivoines épanouies, si attendrissantes avec leurs veinules de l’échine, leurs lisses arrondis, leur profond sillon médian, leurs plis transversaux, bien nets sous les bombés des hémisphères !
Exaltante et chère Anita Trimouille ! Anita au verso si confiant et prometteur, que vous aviez donc une charmant retrait des reins, une jolie plainte de surprise apeurée, venue de tout votre être atteint, lors du choc de l’aiguille vous pénétrant !
Vous doutiez-vous, incomparable Anita, de l’adoration que vous inspiriez à un jeune solitaire, penché sur vous en un poignant face à face, tandis qu’à votre insu le plus charmant de votre personne lui souriait, de toutes ces fossettes que vous aviez, exquises ?
Vous êtes-vous jamais doutée, ô Callipyge naïve, qu’à montrer ainsi vos secrètes pâleurs et vos pénombres d’alcôve, vous bouleversiez le cœur d’un potard rougissant ?
Vous doutiez-vous que ce malheureux, qui restait derrière vous la tête basse, comme préparant l’aiguille et la seringue, tenait ses yeux jalousement fixés sur vos splendeurs, en respirant profondément pour s’imprégner de votre arôme intime ?
Vous doutiez-vous des confidences passionnées, toute timidité enfin disparue, que ce garçon faisait plus tard à cet autre visage de vous-même, si expressif, dont il avait caressé du regard les tendres courbes ?
O solitude de la jeunesse, grandes espérances et grands chagrins, que vous êtes touchants !
Comme l’idéal d’un jeune cœur sait tout ennoblir et partout deviner l’âme ! Ce garçon qui n’aurait pu soutenir votre regard sans rougir, profitant de ce que vous aviez le dos tourné, en brisant l’ampoule et remplissant la seringue, ne cessait de murmurer à vos fesses adorables, élues entre toutes : « Anita, je vous aime. »
S’il lui arriva de vous faire mal, devant s’y prendre à deux fois pour planter l’aiguille, c’est que sa main tremblait et qu’une buée d’émotion ternissait les verres de ses lunettes. Car Dieu sait de quel cœur il se fût offert à votre place aux piqûres, pour vous épargner de souffrir, afin qu’il lui fût donné de poser la tête là où il vous blessait, et de couvrir ces régions sublimes de baisers pieux.
La vie est d’une implacable dureté. Vous étiez alors, Anita, une jeune femme de vingt-sept ans, nantie d’époux, experte en bien des choses où le pauvre Basèphe, se consumant et se croyant maudit, tâtonnait en aveugle. Désert brûlant de la jeunesse inquiète, dont vous eussiez été les palmiers et la source, chère Anita au beau corps d’oasis fraîche, vous dont les caresses eussent apaisé la fièvre d’un jeune front hagard. Que vous eût coûté, Anita de Clochemerle, de vous pencher un peu et d’être pour le tremblant potard la Révélatrice ? Oui, « ça ne se fait pas » ! C’est ici que le monde est fourbe et mal fait. Car de vous pencher, compatissante, de lui offrir une petite part de cette abondante moisson de délices dont vous étiez mûre, c’eut été grande charité. Quels bonds eût fait, sous la blouse de l’apprenti pharmacien, le cœur du pauvre Basèphe, quel orgueil et quel courage ne lui eussiez-vous pas insufflé, Egérie aux flancs généreux !
Anita, Anita, étiez-vous si peu femme, de ne rien voir et pressentit parce que vous aviez le dos tourné ? Quoi, en plusieurs séries de piqûres, n’avez-vous jamais senti trembler de ferveur et d’adoration la main qui vous perçait ? Derrière vous, c’était l’amour, le plus sincère, le plus fervent, le plus dévoué.
Il faut à la jeunesse des mobiles farouches d’agir et d’entreprendre. Parce qu’il vous aimait et voulait sortir de sa condition subalterne, pour reparaître vainqueur aux lieux où on l’avait dédaigné, Basèphe se plongeait avec rage dans les études. Pour s’élever et vous conquérir, Anita Trimouille, car il mêlait romantiquement le mérite du triomphe amoureux. Rêve puéril, qui ne tenait pas compte de la marche du temps, de l’évolution qui se ferait en vous ô Anita, belle statue flétrissable.
On peut le dire aujourd’hui. Grâce à vos nobles formes, à quelque chose d’intime que vous celiez à tous (sauf à Trimouille, déplorable lourdaud) et que Basèphe connut superficiellement, vous fûtes pour ce garçon l’inspiratrice qui, en lui imposant de rigoureuses contraintes d’esprit, devait le mener à la fortune. Mais tout ce qui s’achète au prix d’un bonheur perdu se paie d’un horrible prix. Une âme froissée dans sa jeunesse ne se remet jamais tout à fait bien des anciennes douleurs.

*

Il était imprudent, peut-être scabreux, de confier au jeune Basèphe le soin de piquer ces dames dans le charnu de leur personne. Non qu’il manquât de dextérité, mais on aurait pu se demander si la trempe de son caractère et la somme de ses expériences personnelles le qualifiaient pour des travaux quand même troublants à son âge.
Bah, Clochemerle n’y regardait pas de si près, et les bonnes femmes n’y voyaient pas malice ! A la pharmacie, on ne leur comptait que le prix de l’ampoule. Et comme elles disaient : les montrer à l’un ou à l’autre, puisqu’il faut toujours qu’on les montre... quelques imbues de leur beauté apportaient même de l’empressement à mettre à l’air des rondeurs qu’elles estimaient trop peu connues. Ces dames vivaient en général sur la conviction d’avoir là un capital, mariable et rentable, sur lequel reposait leur autorité dans la maison.
Le pharmacien Poilphard était un vieux fou, aux gestes saccadés, qui plongeait dans les croupes, en y prenant un plaisir inquiétant, des aiguilles d’une longueur démesurées et qui faisaient saigner. La clientèle refusait ses soins. Elle était au contraire enchantée de la douceur de main de Basèphe.  « On n’y sent même pas entrer » disaient les patientes. Jamais une égratignure, une aseptie parfaite. Les femmes de Clochemerle ne voulaient que le gentil potard pour les larder. Mais personne ne songeait à lui offrir la récompense de son dévouement et de son application.
Cette récompense vint un jour, car tout arrive. Une certaine Maria Bouffier, dite Maria la Drue, venait se faire piquer, et franchement on se demandait pourquoi, car elle pétait de santé. C’était une belle gaillarde d’une trentaine d’années qui, à cheval, débordait largement la chaise. Elle se présentait à des heures inattendues. Elle vint un jour à midi, comme Basèphe, seul au magasin, allait retirer la poignée de la porte.
-Vous prendrez ben le temps de me faire ma piqûre, dit Maria, avec son large sourire engageant. Ça m’arrangerait parce que je dois prendre le car tout à l’heure.
-C’est que l’heure est passée, dit Basèphe.
-Fermez seulement la porte pour que le monde n’entre pas. Pendant ce temps-là, je vas vite me trousser. Vous me trouverez toute prête.
Elle passa directement dans l’officine, où Basèphe la rejoignit, après avoir jeté un dernier regard au magasin dont il avait la garde.
Prête, pour sûr, elle l’était ! Elle tenait déjà la posture, offrant une large cible nue. Sans être comparable à la chère Anita, Maria Bouffier n’était pas de celles qu’on pouvait dédaigner. Il y avait une bonhomie simple et encourageante dans ses opulences. Le potard se sentit bizarrement ému. Les gens se tenaient chez eux, fourchette en main, indifférents à ce qui se passait dans le bourg. Et lui, enfermé seul avec cette forte Maria dévoilée. S’il avait eu de l’audace...
Maria en avait à revendre. Penché sur son attirail, Basèphe se sentit renversé en arrière. Une bouche vorace s’empara de la sienne. Il perdit l’esprit, devint un docile instrument aux mains de la résolue, à l’heure la plus étourdissante de la journée, dans un bourdonnement d’insectes de mai. Il y eut un fracas de flacons renversés. Du sirop se répandit sur le carreau, dont l’odeur sucrée attira les guêpes. Si bien que Maria fut quand même piquée, en fin d’ébats, mais par une vespa vulgaris, qui lui tira un grand cri et lui laissa son dard dans une cuisse. Basèphe y fit avec reconnaissance une application d’eau de Cologne.
Il était temps que cette aventure survint. Le potard avait alors vingt-deux ans.  Il s’étiolait, perdait l’appétit et l’insouciance. Maria Bouffier opéra un véritable sauvetage se s’y dévoua assidûment. C’était une bonne cajolante, au corps reconnaissant. Basèphe fut moins pressé d’aller s’enfermer dans sa chambre. Il osa regarder les filles, sans perdre toutefois cet air sournois, ou cyniquement agressif, qui avait été le sien pendant longtemps. Il restait marqué par le repliement qui avait coïncidé avec la formation profonde de son être. Il devait en rester marqué toute sa vie et donner toujours l’impression de sortir d’un rêve inavouable, tout peuplé de visions joufflues.

*

La fortune devait lui sourire. L’héritage d’une vieille tante lui permit d’aller étudier en ville et de décrocher son diplôme. Mais il prit son temps pour s’installer.
Il apprit enfin que le pharmacien de Clochemerle, le successeur de Poilphard, cherchait à vendre. C’était un gastralgique qui avait le vin en exécration, et de voir autour de lui tant de buveurs réjouis le rendait malade de jalousie. Basèphe sauta sur l’occasion.
Anita Trimouille, chère hantise ! Les abondances de Maria Bouffier n’avaient pu effacer votre image. Ni les maîtresses que Basèphe avait eues depuis. Hélas, Anita avait quitté Clochemerle. Devenue veuve, elle était partie refaire sa vie ailleurs. On la disait en Algérie. Mais les gens ne savaient sur elle rien de précis.
Basèphe fit moderniser la pharmacie et installer, dans le jardin attenant, un petit laboratoire, d’où partirait quelque jour un produit prestigieux, une de ces spécialités dont la vente procure des fortunes aux grands soulageurs de l’humanité. Cela demandait beaucoup de travail et de réflexion. Il consacrait tout son temps libre à des recherches.
Un jour le produit fut au point et baptisé Zéphanal. Sans doute faut-il voir dans le choix de ce médicament une conséquence lointaine de la pénible crise de puberté de son inventeur. C’était un suppositoire à différents dosages, à multiples application, un analgésique d’une remarquable efficacité, d’un emploi largement féminin.
Pour faire connaître son produit (et éviter toute confusion : « Surtout, n’avalez pas ça malheureuse ! » le pharmacien Basèphe n’hésitait pas à proposer une démonstration de la mise en place ; il semblait y prendre un plaisir muet et grave, plein de réminiscences. Il guidait la cliente vers l’office ou Maria Bouffier venait autrefois se faire piquer.
-Passez donc  par ici, ma bonne, je mais bous montrer. Et vous serez tout de suite soulagée...Retroussez-vous... Accoudez-vous... Penchez-vous en avant... Surtout ne vous contractez pas...
D’un doigt leste et précis, glycériné, caoutchouté, il enfonçait le petit obus.
-là, le voilà bien logé. Il va fondre gentiment. Je ne vous ai pas fait mal ?
-Oh , que non, Monsieur Basèphe ! Mais de ce côté-là, ça surprend...
Organisateur avisé, il eut une idée publicitaire de génie. Il adressait aux médecins un panier de dix bouteilles d’un bon cru de Clochemerle, accompagné de la lettre suivante :

« Cher et Honoré Docteur,
Le zéphanal (dosages appropriés, voire notice jointe) fait merveille dans les cas d’obstétrique, métrite, salpingite, cystite, hémorroïdes, troubles du retour d’âge, règles difficiles, entérite chronique, courbature fébriles, insomnie, etc. il procure un soulagement immédiat et durable, sans fatiguer les organes de la digestion. Vous trouverez les attestations de MM. Les Professeurs qui veulent bien le préconiser. On emploie le Zéphanal dans la plupart des cliniques et hôpitaux de Lyon, Mâcon, Villefranche, Dijon, Bourg, etc.
Ce n’est pas tout, cher et honoré Docteur. Si nous pensons aux malades, nous ne pensons pas moins à MM. Les Médecins. Nous savons combien leur tâche est rude et que le surmenage les menace souvent. Nous voulons contribuer à soutenir leurs forces.
Voulez-vous bien faire l’essai de l’excellent vin de Clochemerle dont nous vous adressons dix bouteilles et vous en réconforter entre deux consultations. Vous nous direz si ce bon vin français vous à été aussi profitable que notre Zéphanal à vous malades
Veuillez croire, cher et honoré Docteur... »

Cette politique eut les meilleurs effets. Le mot Zéphanal se multiplia sur les ordonnances, ce qui assurait un débit régulier du produit, dont les ventes montaient rapidement.
Plus tard, le pharmacien fit un arrangement avec Adèle Torbayon. A tous les médecins résidant dans un rayon de cent kilomètres, il adressait, une fois par an un bon pour deux repas à prendre gratuitement, vins et service compris, à la fameuse hostellerie. Il y joignait une invitation à visiter ses laboratoires. Des laboratoires, on passait dans sa magnifique propriété, où le champagne coulait à flot. Il se fit ainsi des amitiés très précieuses dans le corps médical. C’était également tout profit pour Adèle : les visiteurs qui avaient goûté de sa cuisine revenaient et amenaient de nouveaux clients. Torbayon s’emparait d’eux et les conduisaient dans les caves. Les ripailles n’en finissaient pas.
Ainsi le Zéphanal contribuait par sa réputation (fortement soutenue par la publicité) à étendre celle de Clochemerle, dont le nom se mettait à rayonner sur toute la France. Quant à Basèphe, c’était bien simple, il faisait une énorme fortune, tant les rectums étaient avides de ses suppositoires, qui avaient à peu près la forme d’une balle du fusil Lebel, mais d’une balle dont la pointe beurrée s’émoussait suffisamment à la chaleur du corps pour que l’emploi en fût facilité.
-Une fortune colossale, grommelaient des clochemerlins jaloux, avec un petit truc qu’on se fourre dans le derrière. Y en a qui ont de la chance !
Mais les femmes prenaient parti pour le pharmacien. Presque toutes étaient adonnées au Zéphanal, car le généreux inventeur en distribuait volontiers des étuis-primes, à condition qu’on le tint au courant des résultats obtenus, qu’il tenait à contrôler et inscrivait sur des fiches. Il eut à examiner de près quelques cas d’inflammations circonvoisines. L’expérience prouva qu’il s’agissait de poussée d’eczéma, d’origine hépatique, localisées par hasard à cet endroit et nullement imputables à son produit. Il fit au contraire doubler et tripler les doses pour calmer les terribles démangeaisons qui martyrisaient les malades. Le Zéphanal triompha aussi de l’eczéma.
-Ce qu’il faut voir, disaient les femmes, c’est l’idée de soigner les gens par le bas. C’est facile à prendre. Et comme ça, on n’a pas un mauvais goût de remède dans la bouche.
D’ailleurs Mouraille, au mieux avec le pharmacien qui l’invitait souvent et qu’il vouait volontiers, parce qu’ils avaient ensemble des conversations intéressantes, préconisait largement le Zéphanal. Etant partisan du vieux et classique purgare, il tenait pour doué d’une vertu médicale supérieure tout ce qui pénétrait dans le corps de cette façon. Il semblait donc bien que Basèphe, riche, somptueusement installé, et par là vengé de son obscurité ancienne, eût tout désormais pour être heureux. Et pourtant...
Il a fait restaurer sa mansarde de potard, tout en haut de la maison de la pharmacie. Il s’y retire seul pour méditer et rêver, comme jadis il s’y enfermait pauvre, inquiet, tourmenté... O formes idéales d’Anita Trimouille, chère âme ! Vous êtes là, imaginaires et aveuglantes, comme autrefois. Anita, dont le destin fut d’être chérie de dos, Anita qui ne sûtes pas vous retourner pour surprendre l’extase, où êtes –vous allée vieillir, mourir peut-être... Même en usant pour votre santé, sans doute ignorerez-vous toujours que le bienfaisant Zéphanal est l’invention d’un petit potard désespéré qui tressaillait d’amour devant vos splendeurs charnelles, quand vous étiez dans tout votre éclat de jeunesse. Ce garçon timide, le voici revenu aux lieux de sa première adoration, gardant au cœur un malaise, parce que vous êtes placée hors des atteintes qui lui eussent permis de confronter les éblouissements du passé aux réalités du présent.
Anita, chère Anita, vous êtes restée celle dont on rêve, l’inaccessible, la prêtresse de chimère qui entretient au cœur de l’homme ce regret d’insatisfaction et cette flamme de mélancolie dont se nuancent tous nos plaisirs. Anita Trimouille, idéale créature, vous hantez encore des nuits sans sommeil. Et alors il arrive que M. le pharmacien Eusèbe Basèphe, le fameux et richissime spécialiste, ait recours à son propre Zéphanal, pour s’endormir. Car il est vrai que c’est un excellent produit, souverain pour calmer aussi les nerfs et plonger le patient dans une brume d’illusions heureuses.


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