D’autres femmes ne sont pas heureuses. Sans les passer
toutes en revue, examinons le cas de quelques-unes.
Odette Auvergne, la jeune receveuse des postes, étale des
tralalas de toilette qui font tiquer les Clochemerlins (en réalité son élégance
lui coûte moins qu’il n’y paraît : elle sait simplement s’habiller).
« Elle en fait des chichis, celle-là ! » disent les femmes du
bourg, à qui la receveuse marque une sécheresse distante, un peu hautaine,
alors qu’elle se met en frais pour les hommes qui viennent à la poste. Tout
sourire dehors pour s’adresser à eux, elle penche derrière le guichet un
décolleté aux lingeries transparentes, dans lequel ses seins oisifs ressemblent
à deux oiseaux palpitants qui voudraient s’élancer hors de leur cage. On la
surprend souvent plongée dans la lecture d’un roman d’amour, ou rêvant le
regard perdu dans la zone vague et infinie d’un grand bonheur imaginaire. Elle
sort de sa songerie pour essayer l’effet de sa voix musicale sur les Clochemerlins mâles, lesquels
n’ont pas assez de subtilité pour discerner ce qui se cache derrière une
affabilité qu’ils croient de commande. Ce n’est pas que la jeune femme ne
plaise à plus d’un, mais son air de distinction effarouche les vignerons. Les
supériorités d’Odette Auvergne se retournent contre elle qui, certains jours,
serait prête aux concessions, à bien plus de concessions que ne le laisserait
supposer son port fier. Il y a des soirs si noyés d’abandon, où elle se sent si
loin de tout ce qui vit et réchauffe, qu’elle
serait à qui voudrait la prendre (à quelques nuances près). Dans le
secret de son cœur, elle n’est plus alors qu’une solliciteuse très humble. Nul
ne se doute que la reddition est là, à demi consentie, de l’autre côté du
grillage, où la jeune femme se fane comme une belle orchidée dans une serre à
l’air raréfié. Il n’y aurait qu’à tendre la main et toucher sa joue brûlante
sous la poudre, pour que fonde un orgueil déjà miné du dedans. Il suffirait de quelques paroles très simples
pour émouvoir celle qu’à tort l’on croit arrogante. Dieu, que les hommes sont
bêtes ! S’ils savaient, s’ils savaient... Arrivant à Clochemerle quelques
années plus tôt, elle a voulu se faire respecter et n’a que trop réussi. Il y a
des jours où Odette Auvergne paierait cher pour qu’on se départisse à son égard
de ce respect glaçant, qui lui fait un sort altier et désolé. Cette exilée
pense à deux ou trois visages à qui elle dédie le besoin d’aimer qui
l’oppresse. Parfois, seule dans sa chambre, elle pleure sans raison. C’est nerveux.
Ginette Berton traverse de pareilles crises, de plus en plus
fréquentes. Elle a trente-deux ans. Les années ont passé, emportant sa
fraîcheur, cette beauté du diable qui est la première dot des filles. Parce
qu’elle avait trop haute opinion de ses charmes, de son intelligence, elle
affichait des prétentions excessives. Hélas, aucun dauphin ne passa dans la
région, aucun n’eut vent qu’une perle de jeune fille méritait le détour par
Clochemerle. Et commença une longue attente crispée... vingt-huit, vingt-neuf,
trente, sonnait le glas des années mortes et vides qui retombaient
douloureusement sur son cœur. Les anciens soupirants, mariés, la regardaient
ironiquement. Elle sait maintenant que le prince ne viendra pas, ne viendra
jamais. Elle constate dans sa glace que son épiderme a perdu la riche sève
sous-jacente qui met des fleurs aux joues de la jeunesse, le duvet de fruit qui
résiste aux morsures du froid et aux ardeurs de l’été. Il y a en elle ce
quelque chose de défraîchi qu’on voit aux objets trop longtemps exposés en
montre, et qu’un jour on solde. Néanmoins, elle prétend rester sur la brèche
des filles mariables, refuse de se ranger au parti de celles qui ont renoncé,
d’épouser leurs griefs et d’adopter leur costume sévère, tant elle a peur d’être
confondue avec les Chavaigne et les Pauline Coton, qui semblent lui dire :
« Allez, allez, vous êtes des nôtres, Ginette Berton ! » Des
leurs ? Jamais ! Plutôt n’importe quoi !... Mais quoi, au
juste ? Plutôt n’importe qui ! Mais personne ne se présente plus. Que
ferait un jeune Clochemerlin d’une femme qui a passé la trentaine, après avoir
gaspillé ses meilleures années à bouder ses origines et son milieu ?
« Quand j’aura bien profité de ma liberté, j’épouserai un homme âgé pour
finir ma vie. » Ou encore : « On est plus heureuse sans
homme. » On connaît l’antienne ! Alors pourquoi vous flétrir, ma mie,
comme une plante par temps de sècheresse ? D’ailleurs, cela ne trompe
personne, et les femmes la plaignent, Ginette Berton :
-Elle a voulu trop réfléchir, la pauvre !
-Est-ce que ça demande tant de réflexion !
-Puisque ça doit se faire !
-Et l’homme, c’est toujours l’homme. Pas la peine de tant
faire de manières pour en prendre un.
Peut-être ont-elles raison, ces femmes de Clochemerle.
Peut-être le bonheur n’est-il simplement qu’affaire de courage.
-Et de don ! assure Mouraille. On naît heureux comme on
naît beau ou intelligent.
Mlle Dupré, l’institutrice, éprouve des tourments analogues
à ceux qu’endure Odette Auvergne. Diplôme, élévation d’esprit et prestige intellectuel
ne compensent pas pour elle de porter des lunettes, une jupe désolément plate
et de manquer de charme elle est pourtant riche de savoir, armée d’une méritoire
patience enseignante, qui n’enregistre qu’un minimum d’échecs au certificat
d’études. Mais cette patience est coupée de quintes nerveuses, apparemment
inexplicables, qui la font redouter. Parfois quelque chose s’altère en elle,
qui lui donne une expression glacée, presque méchante. C’est que brusquement
elle se sent seule au milieu de trente élèves, trente petites bonnes femmes de
rien du tout, aux nattes raides et aux yeux vifs, qui déploient inconsciemment
leurs premiers talents de féminité, avec des mines penchées, des gestes
caressants, des mots qui frôlent les vocabulaires d’amour, et soudain peuvent
devenir de démoniaques petites furies, acharnées à griffer comme des chattes
rageuses, jusqu’au stade des gris sanglots convulsifs où s’apaisent les
troubles écarts de leur nature. Ces revirements ne sont compréhensibles qu’aux
femmes, mais Mlle Dupré en est une, secrètement endolorie, qui sait que les
caprices de ces gamines correspondent à ses propres sautes d’humeur,
sensiblement pour les mêmes raisons, ici mal définies et là bien précises, et
déjà elle peut deviner quelles de ces fillettes, coquettes et rusées, sauront
ne s’embarrasser de rien pour toucher au but de leur finalité féminine, et
quelles autres, ingrates et timides, se replieront sur leur souffrance, comme
elle-même vit repliée sur la sienne.
L’espoir auquel se raccrochait Mlle Dupré c’était,
surmontant l’obstacle d’une fadeur qu’elle n’ignore pas, mais rachetée par sa
capacité professionnelle, de devenir l’un des éléments constitutifs d’un ménage
de fonctionnaires, spécialement d’instituteurs, assez ternes pour désarmer l’envie
et bénéficier de l’estime qu’on ne peut refuser aux êtres qui ne portent
ombrage à personne. Deux appointements réunis, un seul logis avec l’éclairage
et le chauffage fournis, un petit jardin attenant qui produit les légumes, et
le soir la correction des devoirs sous la lampe, assis l’un en face de l’autre,
et la conversation qui roule sur les méthodes d’enseignement, les mérites
comparés de tels et tels manuels : c’eût été le bonheur. En vivant sur un
pied de stricte économie (les premières sont à faire sur la nourriture et la
toilette) à deux on peut avoir une petite auto et voyager ensemble aux
vacances. Mlle Dupré aimerait connaître l’Italie, « patrie des
arts ». Non Venise, où dans le cadre somptueux des doges et des amours
romanesques, dont les soupirs glissent sur les eaux glauques de la lagune, au
rythme déhanché de la nage du gondolier, elle se sentirait déplacée. Mais
certains noms brillent d’un éclat prestigieux dans son esprit : les
Apennins, la Toscane, Florence, Sienne, Rome. Plus encore, la baie de Naples.
Et Capri... Capri, l’île enchantée. Mais allez voyager seule en pauvre
institutrice falote, qui n’a aucune assurance dès qu’elle ne fait plus son
cours et ressemble à une demoiselle de compagnie qui a perdu sa place ! on
ne voyage utilement qu’à deux, en pleine communion d’esprit, après avoir bien
préparé son itinéraire sur le guide, en notant toutes les choses à voir, comme
on prépare les matières du programme avant l’examen.
Le malheur voulu que Mlle Dupré (Angèle) ait été nommée à
Clochemerle à l’âge de vingt-six ans (il y a déjà dix ans) alors que Tafardel
exerçait encore. Or Tafardel, entiché de son Piéchut et entièrement occupé à le
servir, était incapable de voir en une femme autre chose qu’une allégorie,
muse, vestale, déesse, ou, puisqu’il s’agissait d’une institutrice, cariatide
soutenant le noble édifice du savoir humain. D’ailleurs Tafardel était trop âgé
et trop incurablement vieux garçon. A vingt-six ans, bien que ne se piquant pas
de beauté, mais croyant à la valeur compensatrice de ses certificats de
pédagogie, Mlle Dupré aurait voulu rencontrer un honnête garçon d’un âge
assorti au sien. Quand Tafardel prit enfin sa retraite, on envoya pour le
remplacer Armand Jolibois, qui avait aussi vingt-six ans, mais Mlle Dupré en
avait alors trente-quatre. Cet écart d’âge aurait pu être comblé par l’afflux
soudain de sentiments à tendance maternelle que Mlle Dupré sentit sourdre en
elle à la vue du nouveau titulaire. Mais celui-ci ne parut faire aucun cas des
amabilités qu’on lui prodiguait, ni avoir aucune envie de parler métier avec sa
confrère, ni rien soupçonner des trésors de tendresse et de dévouement qu’on
mettait à sa disposition. Mlle Dupré se heurta au côté insaisissable de l’homme
qui ne veut ni voir ni comprendre. Armand Jolibois prit provisoirement pension
chez Torbayon et commença son initiation au vin de Clochemerle avec un zèle qui
l’emplit d’euphorie et lui déroba les tristes avances d’un amour désespéré.
Chose curieuse : Mlle Dupré est horriblement jalouse
d’Odette Auvergne. Son idéal de mariage entre fonctionnaires lui représente que
l’instituteur et la receveuse des postes, tous les deux jeunes, seraient bien
assortis l’un à l’autre. L’élégance d’Odette Auvergne ne lui échappe pas, ni
les sourires empressés dont elle flatte la gent masculine. Elle ne doute pas
que cette papillonnante n’ait jeté son dévolu sur Armand Jolibois. (Ce que les
hommes ne savent pas discerner, une autre femme l’a vite deviné, surtout quand
elle subodore une rivale. Et il est vrai qu’Odette Auvergne pense avec
complaisance à Armand Jolibois, en les bras de qui elle s’imagine soumise, les
yeux clos, écoutant les chaudes tendresses qu’il murmure dans ses cheveux.)
Mais il ne suffit pas que deux êtres paraissent faits l’un pour l’autre, il
faut encore qu’ils s’agréent intimement, en vertu d’une appétence mutuelle dont
le signa est donné par une titillation de leurs fibres qui, une fois ressentie,
rend inéluctable le doux phénomène de l’amour. Ce n’est pas ici le cas. Bien
que Mlle Dupré accuse Odette Auvergne d’être évaporée et saute-au-cou, Armand
Jolibois ne regarde pas plus l’une que l’autre. Sone esprit est fasciné par les
charmes exubérants de la belle Flora, créature indigne de lui peut-être, qui se
prodigue à tout venant avec des élans sauvages (on le dit) ou une passivité
bestiale (on le dit également). Mais ces propos qu'il met sur le compte de la
calomnie ne peuvent le guérir d’une délectation imaginaire, qui lui représente
des plaisirs si vifs que tous autres en comparaison lui représente des plaisirs
si vifs que tous autres en comparaison lui seraient d’une insupportable fadeur.
C’est dire qu’il est tombé au mystérieux pouvoir de la passion, force aveugle à
laquelle on opposerait vainement le raisonnement, car à l’instant où elle lui
céderait, elle cesserait d’être la passion.
Pour Mlle Dupré, cruellement déçue, elle songe depuis
longtemps à demander son changement. Elle l’eût fait déjà, sans la gêne de
s’informer d’un petit pays où elle pourrait rencontrer un instituteur
célibataire, âgé d’environ trente-cinq ans. Elle ne sait comment s’y prendre
pour poser la question aux membres dirigeants de l’Enseignement.
Ainsi à Clochemerle des cœurs sont disponibles, pauvres
cœurs torturés qui recouvrent leurs ardeurs d’un cilice de dignité et de
convenances, parce qu’ils n’ont pas le courage d’effronterie qui a fait d’une
Anaïs Frigoul une femme de théâtre, de Jeannette Machurat et de Zoé Voinard des
veuves ressuscitées. Leur peine est d’autant plus amère que les Clochemerlins
imputent au dédain et à la prétention ce qui n’est que timidité et crainte de
voir bafouer leur sincérité. Plus le temps passe plus il devient difficile d’en
venir à l’offre à peine déguisée de soi-même, épreuve que la jeunesse affronte
avec une insouciante intrépidité, et qui coûte un effort parfois insurmontable
quand on a laissé passer l’heure qu’elle fût simple et spontanée.
*
Les femmes entre elles ne sont point très charitables,
lorsque les circonstances les placent sur le terrain des rivalités propres à
leur sexe. Ces rivalités se ramènent en
général au sel objet de revendiquer pour elles-mêmes un maximum d’attraits
physiques, évaluables au premier coup d’œil. (L’intelligence, médiocrement
recherchée par les hommes, ne venant que loin derrière, en position de repli
sur laquelle se massent les peu favorisées de la nature, qui doivent user de
subterfuges plus ou moins intellectuels pour attirer l’attention. Ce n’est que
pis-aller, et celles de la première catégorie le savent bien
L’âpreté des jalousies féminines s’inspire de la lutte que
les femmes doivent soutenir pour s’emparer de l’homme, lequel leur est
indispensable pour des raisons génésiques, élément capital de leur installation
dans la vie – la société n’ayant pas encore trouvé le moyen de rendre
indépendants les deux sexes, en accordant à chacun une existence distincte,
égale en droits, salaires et privilèges à celle de l’autre. La chose est à
l’étude depuis longtemps. Il ne semble pas que les expériences tentées aient
abouti à rien de concluant. Les lois de la cohabitation imposent qu’il y ait
conjointement suprématie et subordination, les deux parties contractantes ne
pouvant s’affronter sur un pied d’égalité absolue, en cas de décision à prendre sur laquelle on
ne tomberait pas d’accord. La voix majoritaire – en principe celle de l’homme –
doit l’emporter. C’est ici qu’on entre dans le maquis des procédés artificieux
qui, par l’effet d’une obstination à sens unique et d’un grignotage constant de
la volonté du comparse, permettent aux femmes de déplacer la question à leur
avantage. Ajoutons que, sans leur être expressément reconnu par le code, leur
droit de grève existe en fait, qu’elles justifient par les inconvénients de
leur nature et leur terrible penchant aux migraines. A vouloir passer outre en
abusant de sa force, celui qui se prétend le maître s’exposerait à subir
l’affront d’une attitude si boudeuse et d’indifférente qu’il ne pourrait que
rougir de honte et regretter sa brutalité. Aussi préfère-t-il recourir aux
marchandages du consentement, par quoi, ayant reconnu ses torts et promis de
s’amender, il obtient qu’on lui fasse enfin bonne figure.
A Clochemerle il arrivait que l’homme n’eut plus qu’un rôle
de frelon ou de turbulent hanneton dans sa maison, où l’économie et les
disciplines intérieures étaient réglées par l’épouse qui, l’esprit libre en
vaquant aux tâches manuelles du ménage, pouvait à loisir méditer ses desseins
et arrêter les moyens propres à les faire triompher. (Cependant que l’époux, au
dehors, se dispersait en travaux variés et en palabres qui le restituaient,
affaibli, à son foyer. Sa moindre résistance le mettait à la merci d’une
antagoniste inébranlable)).) A mesure que les années passaient, la femme
occupait une place de plus en plus prépondérante dans son intérieur et son
influence était plus décisive. Elle était arrivée à ce qu’elle voulait :
se faire craindre, et sa soi-disant faiblesse gouvernait.
Il est communément admis que la masse des êtres vivants se
répartit par moitiés à peu près égales en hommes et femmes, si l’in s’en tient
aux deux parts officiellement agissantes de l’humanité. Car les statistiques
font ressortir un excédent féminin, dû aussi bien à la longévité supérieure des
femmes qu’aux hécatombes des guerres. Une partie de cet excédent fournit les
francs-tireuses de l’amour, secte réputée légère ou avide, car il est également
admis, officieusement, que beaucoup d’hommes ont plus d’une femme à leur
charge. Il faut tenir compte de la bonté naturelle de l’homme, de son côté
altruiste qui le porte à se partager, de sa répugnance à refuser quelques
compensations aux séquelles implorantes d’un sexe surnombreux dont tous les
membres ne trouvent pas à se pourvoir légitimement. (C’est l’homme qui parle
ainsi, pour justifier ses instincts de
polygamie et prouver qu’ils sont dictés par la disproportion des nombres en
présence.) D’où ces jeux plus ou moins à fleur de peau de l’amour, auxquels
tant d’esseulées se prêtent avec un certain calcul (et parfois aussi sans
calcul, quand le trop-plein d’un cœur fiévreux les pousse aux dernières concessions)
dans l’espoir qu’un homme s’y fera prendre. Ce qui n’est pas toujours si mal
concerté, tant sont grands les hasards de la vie, lesquels sont encore
multipliés par le contact des épidermes. Déracinées et butineuses sont bien
obligées de recourir à de tels moyens, qui n’ont pas trouvé dans un milieu tout
préparé la chance banale de s’appareiller à un preneur, que la raison leur eût
désigné à défaut du sentiment. Mais laissons ces à-côtés pour en revenir au
couple constitué en vue de la durée, dont la formation s’accompagne d’un
livret de famille et d’inscriptions sur
des registres.
Dans cet équilibre de deux forces en présence, l’homme et la
femme, dont la première représente strictement la force avec ses
caractéristiques sommaires, et la seconde l’astuce du faible, avec la démarche
oblique de sa volonté, la question est de savoir laquelle dominera l’autre. La
réussite du couple repose sur la fusion complémentaire de tous les éléments qui
composent cette dualité. Des psychologues affirment que la prédominance échoit
dans la proportion de cinquante pour cent, tantôt à l’homme et tantôt à la
femme. Il paraît sage d’adopter cette proportion toutefois que la domination
féminine se fait plus largement sentir en certains endroits. A Clochemerle, par
exemple, où la situation de la femme était remarquablement forte.
Forte pour plusieurs raisons, dont la principale était
qu’elle exerçait une sorte de régence, et dans ce rôle ne pouvait être
supplantée. N’ayant que peu d’occasions de sortir, elle restait enfermée dans
sa demeure qui devenait son fief si bien arrangé et disposé à sa fantaisie,
qu’elle oubliant l’hommage de vassalité à son suzerain (occupé à baguenauder
dans le pays et à s’emplir de vin, bien qu’il prétendit se tuer à la tâche, le
gros farceur !). Elle n’avait pas à craindre une concurrence qui aurait pu
menacer sa position, les femmes étant strictement réparties par tête d’habitant
mâle, une pour chacun, et les rares représentantes du surplus n’offraient pas
assez de séduction pour s’immiscer en tiers dans un ménage, au point surtout de
le démanteler. Par ailleurs les enfants dépendaient de la mère, qui leur était
indispensable. Comme, à vrai dire, elle était indispensable au père, pour de
multiples soins qu’elle seule pouvait assumer, dans un pays où manquaient les
femmes de ménage et les servantes. C’est incroyable la somme d’énergie et la
dose d’obstination qu’exige la tenue d’une maison, avec les mêmes travaux à
reprendre quotidiennement, comme si la vie chaque matin repartait de
zéro : les lits à retaper, la poussière à chasser au moyen du balai et du
chiffon, la tournée des fournisseurs, les légumes à éplucher, la cuisine et la
vaisselle à refaire deux fois par jour, le linge à vérifier, les boutons à
recoudre, les chaussettes à repriser, les fonds à poser aux culottes des
gamins, les chandails à tricoter, les fondues de beurre et les confitures, les
lessives et repassages, mille choses à recoller et réparer, et tout cela coupé
d’enfantements, d’allaitements, de veilles consacrées aux rougeoles et aux
coqueluches, à la préparation des cataplasmes et des tisanes. Sans compter les
exigences du mari, qui aime à voir sa femme bien attifée, qui réclame qu’elle
ne sente au lit ni l’oignon ni l’eau de Javel, alors que le soir venu, épuisée,
elle ne pense bien souvent qu’à tomber endormie comme une masse.
Et quand l’homme lui-même est malade, quelle histoire !
Quel ronchonneur impossible à soigner, qui tourne désœuvré dans la maison,
fourré dans vos jambes, et veut continuer à boire et à fumer contre les prescriptions
du médecin, et se fâche si on veut les restreindre dans son intérêt ! Et
quelle façon de prendre les médicaments, les lèvres collées au goulot du
flacon, qu’il vide d’un coup pour être plus vite guéri, au risque de
s’empoisonner ! Furetant dans les placards, dans les tiroirs, pour
demander soupçonneusement vingt fois par jour : »Qu’est-ce que c’est
donc que ça ? D’où que ça vient ? », à propos de ces petites
choses que les femmes ont à elles, à quoi elles tiennent et souvent se
procurent en cachette. Et l’homme met enfin la main sur la bouteille de marc,
pour s’envoyer des rasades à s’assommer, sous prétexte que l’alcool est bon
contre la congestion et le refroidissement. Comme disait Mélanie Boigne :
-J’aime mieux avoir les enfants malades. Ils sontplus
raisonnables que lepère.
Eulalie Ouille était du même avis :
-Je préfère d’attraper une bonne maladie, plutôt que d’en sentir le quart d’une à Sébastien.
Les hommes ne sont pas faits pour souffrir !
-Ni pour rester à la maison, misère !
-Sans compter, quand nous sommes malades, que ça leur fait
voir comme ils ont besoin de nous.
Oui, bien besoin ! Les femmes le disaient toutes :
bien qu’alitées, comme impotentes, les questions ne cessaient de pleuvoir sur
leur demi-sommeil : « Où donc que t’as mis ma chemine
neuve ? » - « Je trouve pas le savon noir » - ‘Y a-t-y plus
de cirage à la maison ? » - « Le bouton de ma braguette a sauté.
Tu peux-ti me le coudre ? » Du fond de leur lit elles entendaient
dégringoler le coquemard, la vaisselle se briser, l’homme pousser des
nom-de-dieu parce qu’il s’était brûlé à la queue de la poêle ou ensanglanté un
doigt en ouvrant une boîte de conserve. Allez donc être malade dans ces
conditions, comme il fait bon d’être malade, à pouvoir enfin ne penser qu’à
soi, en se laissant glisser dans une torpeur totalement irresponsable, dans les
frissons de la petite fièvre qui amollit le corps comme un bain tiède !
Remises debout par la terreur de voir leur intérieur dévasté, elles se
trouvaient devant des amoncellements de vaisselle sale, devant des massacres de
torchons qui avaient essuyé le cul des casseroles, devant des flaques de vin
répandu et des taches de graisse si nombreuses qu’il semblait qu’on se fût
servi d’un goupillon trempé dans la friture. D’une façon générale, le désordre
de la maison évoquait le passage de militaires arrachés à leur cantonnement par
une alerte de nuit. Convalescentes, il leur fallait s’attaquer à ce gâchis et
trimer plus que jamais.
-« Au régiment, on se débrouillait bien. » Il dit
pas ça, le vôtre ?
-Pour sûr qu’il le dit, le sacré cochon ! Ça doit être
du propre leur régiment !
-Il vous dit pas, le vôtre : je vais t’aider, si tu
veux ?
-Ah, ma pauvre ! « Va-t-en, que je lui dis, tu vas
me rendre folle ! »
-Pareil que je dis au mien. L’homme qui veut aider, c’est
une vraie catastrophe !
-Ça peut rien toucher
sans le démolir.
-Je préfère encore le voir dehors. A l’estaminet,
tenez !
-Et ce ton qu’ils ont pour demander, au bout de trois
jours : « Alors, tu vas toujours pas mieux ? »
-« Tu t’écoutes pas un peu ? » qu’il me dit,
le mien.
-Il a pas l’air de croire que vous le faites exprès ?
-Oui. Comme si je le volais de ma santé.
-Ils peuvent pas supporter de nous voir au lit, quand il
s’agit pas de la question qui les intéresse.
-Oh, alors ! Il faut pas traîner d’y aller !
-Fatiguée ou pas...
-Pires que les enfants, ils sont.
-Pour bien dire, ils restent des enfants.
-Toujours bonne à tout, il faut être, avec eux !
-Vous ne croyez pas que nous avons bien du mérite, nous, les
femmes ?
Allons, rendons-leur cette justice ! Aux prises avec
les dures, les innombrables et astreignantes besognes de la vie, oui, les
femmes ont du mérite : il n’y a qu’à voir le désarroi des intérieurs
lorsqu’elles ne sont pas là. Les hommes sont vite désemparés dès que la maison
perd sa calme ordonnance, dès que la bonne odeur de la cuisine prête ne frappe
plus les narines vers midi et sept heures du soir, dès que le linge et les
vêtements frais ne sont plus disposés d’avance sur des chaises. C’est alors
qu’on découvre avec quelle précision d’horlogerie est réglée la marche d’un
intérieur, comment les mêmes mouvements, minutés par l’habitude, contribuent à
la mise en place des choses, à la sécurité et au confort des êtres. Quand elle
vient à manquer, on mesure l’importance du rôle obscur de la femme, on comprend
ses manies d’entêtement, sa minutie agaçante, et qu’il lui faut, pour ne jamais
se décourager, une obstination encore supérieure à celles de la poussière à
retomber et de l’araignée à tisser sa toile.
Les femmes de Clochemerle étaient à deux fins, lesquelles
correspondaient à deux périodes de leur vie. D’abord la femme aveuglante des
premiers désirs, biche de clairière surprise dans l’éclat du printemps, blanche
fleur de chair dont la grasse corolle s’épanouit autour du pistil safrané, fille
dans sa parure de tendre vénusté qui attend l’appel nuptial pour accomplir sans
équivoque son destin. Celle-ci est la rose de quelques saisons odorantes de
l’amour. Puis lui succède la femme de tous les jours que Dieu fait, de toutes
les soupes que mangera l’époux, de tous les enfants qu’il lui donnera, des
travaux et des soucis à partager, qui peu à peu s’affirme dans ses nombreux
emplois, d’épouse, de mère, de gouvernante, de garde-malade, même de comptable,
celle qui veille à tout et sur tous, qui administre l’économie de la famille
avec une judicieuse parcimonie et dont les avis sont écoutés. Il était rate
qu’en dix ans de vie conjugale cette seconde femme ne fût pas maîtresse chez
elle de la situation. Ce qu’elle avait perdu en fraîcheur et en beauté, elle
l’avait gagné en expérience et en autorité. Elle entrait alors dans la
catégorie des vraies femmes de Clochemerle, qui formaient un bloc d’une
indéniable puissance, reconnue des
hommes malgré leurs fanfaronnades, parce qu’on savait bien qu’on ne pouvait se
passer d’elles et que leur part d’incessante activité représentait pour les
autres, bien-être et insouciance. Privé de ses femmes, Clochemerle n’eût plus
été qu’un monastère ou une caserne.
Aussi les Clochemerlins craignaient-ils Dieu et leur femme.
Mais d’abord leur femme, d’une présence plus affirmée et plus constante que
celle de Dieu, qui les attendait au foyer pour leur poser une menaçante
question dont ils se dépêtraient mal, lorsqu’ils s’étaient trop attardés à
boire en compagnie des amis, chose assez courante, il faut le
reconnaître :
-D’où c’est donc que tu viens, à c’t’heure ?
Ils devaient alors, sous le regard d’une justicière debout
dans leur dos, manger piteusement un repas mal réchauffé, ou même figé et
froid, en bafouillant de vagues explications qui tombaient dans un silence
réfrigérant. Car les femmes n’ignoraient pas leur pouvoir, ni les façons
raffinées de rendre intenable le climat de leur intérieur, par l’effet de
bouderies prolongées qui allaient avec des refus de tout ordre. Il arrivait
toujours un moment où il fallait en passer par où elles voulaient.
*
On ne connaissait qu’un cas de femme abandonnée, celui de
Félicité Traviolet, une femme pas plus mauvaise qu’une autre, un peu gnoche
peut-être (mais qu’est-ce que ça peut faire ?) que Traviolet avait laissée
en plan, avec trois enfants sur les bras, pour partir avec une servante
d’auberge rencontrée dans les environs, une infecte pelotez-moi de cabaret sur
qui tout le monde avait porté la main. Ce grand salaud de Traviolet avait
emporté tout l’argent disponible pour filer en compagnie de sa morue. Depuis
plusieurs années qu’il n’avait donné signe de vie, Félicité se tuait au travail
pour élever ses moutards. Les femmes de Clochemerle lui venaient en aide. Non
qu’elles se privassent de dire que cela ne serait pas arrivé si Félicité eût
été moins bécasse et avait su prendre de l’ascendant sur Traviolet. Mais elles
la secouraient au nom d’un principe sacré qui les intéressait toutes : une
femme qui avait des enfants ne devait pas être plaquée. Ça ne se fait pas dans
les campagnes, qui laissent ces mœurs aux habitants des villes, ou des
créatures éhontées vivent cyniquement de la mise à prix de leurs charmes et des
surenchères de la vanité masculine. Les hommes font des enfants lestement, sans
même y penser : on les comprend quand on voit le peu que ça leur coûte.
Mais quand l’enfant est là, leur responsabilité se trouve engagée de moitié. A
plus forte raison s’ils sont récidivistes en matière de paternité. Sur ce
point, les femmes de Clochemerle étaient intraitables. Qu’on cessât de les
aimer, ça pouvait arriver – et certaines disaient qu’elles n’y perdaient pas
grand-chose. Mais ce n’était pas un motif pour les quitter.
On doit ajouter que Félicité, décidément pas chançarde, avait
eu un nouvel enfant, le quatrième, après le départ de Traviolet. Elle n’aurait
pu s’expliquer sur les conditions de sa naissance sans tomber dans une
énumération gênante, de nature à lui valoir le ressentiment de plusieurs de ses
protectrices. Désirant éviter cela, elle disait avec sa niaiserie habituelle
« C’est un homme qui a passé, qui
n’était pas du pays. Un jour de grosse chaleur, que j’avais presque rien sur
moi et que la porte n’était pas fermée. » On supposait qu’il s’agissait
d’un vendangeur de louage. Quelques femmes étaient à même de comprendre que
l’état de non-résistance de Félicité – état bien excusable dans sa situation –
avait pu être favorable à un étranger paraissant juste au bon moment. Il suffit
de très peu, parfois d’une simple saute de vent, pour « vous retourner la
nature », et bien des choses seraient alors fatales, si les circonstances
se faisaient plus souvent complices de certaines trahisons des sens. Donc on ne
reprochait pas à Félicité son enfant de raccroc, d’où qu’il fût venu. Si
Traviolet n’avait pas été un lâcheur, elle n’aurait pas eu cet enfant, ou père
eut été là pour endosser sa naissance. Ainsi raisonnaient les femmes mariées,
toutes bien d’accord pour ancrer dans l’esprit des hommes que la conduite de
Traviolet avait été immonde et lâche, que certainement il en serait puni et
finirait mal.
Les Clochemerlins en convenaient, bien qu’il leur trottât
parfois dans la tête des idées pas catholiques, et que quelques-uns se fussent
glissés chez Félicité, heureusement sans être vus, car ils n’auraient pas
trouvé de très bonnes raisons pour expliquer ces visites. Elles prouvaient
cependant que des hommes de Clochemerle n’étaient pas indifférents au malheur
de la pauvre abandonnée et qu’ils la secouraient à leur façon. On murmurait
(mais seulement dans un petit cercle, et cela les femmes ne devaient le savoir
à aucun prix) que Félicité acceptait d’eux des subsides, qu’évidemment elle
n’obtenait pas sans leur rien consentir en échange. Il y a lieu de penser
qu’elle en était arrivée là par dévouement maternel, pour assure des ressources
à sa petite famille, qu’elle ne voulait pas voir pâtir du départ d’un père.
Il était pénible à Félicité de tout attendre de la charité
des femmes, charité d’ailleurs très regardante, qu’accompagnaient d’humiliants
conseils et des vexations. (Il est connu que la charité se croit tout permis)
Les hommes montraient bien plus de générosité, et avec eux elle n’était pas
tenue à la reconnaissance, puisqu’une convention avait fixé le prix de leurs
rapports. Ce prix, on l’avait débattu avec une certaine âpreté, les
Clochemerlins arguant que ça ne leur coûtait pas davantage en ville. Mais
félicité qui ne pensait qu’à ses enfants, et pour eux luttait pied à pied, fit
valoir que sa présence sur place économisait la dépense d’un voyage à
Villefranche ou Mâcon, et il fallait encore compter le temps de s’y rendre.
L’argument ne manquait pas de valeur. Les Clochemerlins se laissèrent surtout
convaincre parce qu’ils étaient un peu honteux qu’un homme de leur pays eût abandonné
ses gosses. Ils désiraient faire quelque chose pour ces derniers, sans tout y
perdre quand même. En protestant que c’était cher : « C’est
bon ! concédèrent-ils. On fera ça pour les petits. » Ils voulaient
dire qu’en donnant quinze ou vingt francs de plus que ça ne valait à leur avis
(vu que le décor était moins luxueux qu’au boxon, où l’on avait en plus le
choix des personnes) ils ajoutaient simplement au prix réel de la transaction
un supplément de bienfaisance qui était à porter à leur crédit moral. Ça leur
donnait une bonne conscience quand ils se rendaient chez Félicité, qu’ils ne
traitaient pas du tout en catin, mais en femme du pays avec laquelle ils
avaient simplement des rapports de voisinage un peu poussés. Ils trouvaient
chez elle une atmosphère familiale, dans un décor presque bourgeois, ce qui leur procurait l’illusion agréable
d’avoir deux femmes et deux maisons. Ou encore ils avaient l’impression de
faire cocu Traviolet, de le faire cocu chez lui, et Traviolet, du haut de son
cadre, les regardait tranquillement, d’un air confiant, comme s’il les
remerciait de tenir compagnie à sa femme en son absence (son portrait n’avait
jamais été décroché). C’était assez curieux. Si bien que, la chose faite, ils
s’attardaient à bavarder, caressaient les enfants et glissaient encore cent
sous dans la main du petit dernier, qui leur grimpait sur les genoux et les
appelait « papa ». Pauvre enfant né du hasard et privé des droits de
la consanguinité, qu’un instinct obscur avertissait qu’il ne pouvait compter
pour un simulacre de tendresse paternelle que sur les hommes que sa mère
recrutait !
On pourra dire que Félicité Traviolet était tombée au niveau
de la grosse Zozotte de Saint-Romain-des-Iles. Oui et non. Elle agissait pour
des raisons bien différentes, qui restaient en somme estimables. Elle ne
commerçait pas dans un esprit de lucre, ne vendait pas son corps plus qu’il
n’était nécessaire pour assurer les sécurités quotidiennes, avec cependant une
petite avance d’argent qui lui eût permis le cas échéant de pare à une
incapacité physique de quelque durée. Elle avait dû faire des dépenses de
toilette (principalement en dessous) pour répondre aux désirs exprimés par ses
habitués, qui la formaient à leur goût (elle avait beaucoup à apprendre) et que
certaines élégances mettaient en verve. Mais elle ne se parait qu’à domicile, à
l’heure des visites, et le reste du temps circulait dans le bourg très
modestement vêtue. Son aspect ne pouvait inspirer aucun soupçon d’inconduite et
de débauche. D’ailleurs, inconduite et débauche, c’étaient des notions qui
n’effleuraient pas l’esprit simple de Félicité. Le mot prostituée lui paraissait toujours abominable, et pour éviter qu’on
le lui appliquât elle traitait ses clients avec sincérité, comme des époux, en
espaçant par délicatesse, estimant qu’un certain délai interposé la livrait
presque pure à chacun d’eux. Poussé par le besoin, elle profitait d’un bon
métier, dont elle retirait une large aisance, sans trop de fatigue. Elle
mettait son point d’honneur à bien faire ce métier, à toujours en donner pour
l’argent : où il y a probité, il ne saurait y avoir d’infamie. La preuve,
c’est que Félicité ne se sentait pas du tout déchue. Elle éprouvait au
contraire un sentiment d’élévation sociale, du fait d’être intimement fréquentée
par une bonne vingtaine de Clochemerlins, tous hommes mûrs et vignerons cossus,
ayant une expérience assagie de la vie, qui lui tenaient compte de ses efforts
surérogatoire et les récompensaient d’un petit cadeau supplémentaire. Elle
découvrait que plusieurs avaient de bien meilleures façons que Traviolet,
brutal et coléreux – en sorte qu’elle ne perdait pas au change et pouvait même
dépenser plus qu’autrefois, à la condition de le faire discrètement. Deux ou
trois auraient fait d’excellents maris, mais elle se défendait de vouloir
désunir aucun ménage, sachant trop combien une femme est désemparée quand
l’abandonne celui à qui elle s’était confiée pour toujours. Cet abattement
était maintenant surmonté, et même elle
se trouvait bien d’avoir à sa dévotion
un lit de protecteurs qui lui apportaient à domicile la variété et la
fantaisie, en lui racontant sur les gens du bourg des anecdotes qu’elle avait
ignorées du temps de Traviolet, lequel passait des journées entières sans lui
desserrer les dents. Elle se contentait des largesses de ce noyau de bons,
d’excellents amis, et ne cherchait pas à en étendre le nombre. Cela était
arrivé par hasard, sans qu’elle l’eût provoqué, parce qu’un homme (qui était
bien de Clochemerle, et non un étranger) avait un jour poussé sa porte et
offert, l’agent aux doigts, de lui venir en aide pour élever ses enfants. Une
fois l’argent accepté, elle n’avait pu moins faire que se reconnaître.
Puis d’autres s’étaient présentés, toujours pour la même
raison charitable, qu’elle n’avait pu traiter plus mal. Peu à peu elle avait
cessé de s’étonner qu’on lui voulût tant de bien, et des habitudes régulières
s’étaient établies par roulement, dans le plus grand secret. La confiance avait
suivi. Ses visiteurs ne se bornaient pas à goûter avec elle un agrément bref et
tout physique. Se laissant aller, ils l’entretenaient de leurs soucis, de leur
vie familiale, de leur femme, de son caractère et de ses comportements dans
l’intimité. Manifestement ils éprouvaient à parler d’eux-mêmes un autre soulagement,
le plus important peut-être.
Les enfants de Félicité Traviolet avaient une mine superbe
et ils étaient tenus à la perfection. Les femmes de Clochemerle en étaient dans
l’émerveillement :
-Elle a ben du mérite, cette Félicité !
-Elle s’est pas découragée !
-Une créature qui vit de misère et de privations... Regardez
ses petits. Habillés et nourris comme des enfants de riches. Elle doit en
passer des nuits à travailler pour eux.
-Toujours l’aiguille aux doigts, la pauvre !
*
Les choses auraient pu durer ainsi à la satisfaction
générale, sans porter préjudice à personne (les protecteurs de Félicité
montraient même chez eux une humeur plus détendue et conciliante) tout en étant
bénéfiques à quatre enfants joyeux et bien portants (qui n’avaient pas à savoir
d’où venaient les ressources de leur mère) si le gonocoque, un beau jour, ne
s’était mis de la partie. Il vint certainement de l’extérieur, mais apporté par
qui ? Cela resta toujours un mystère. Il est vrai que le coupable avait pu
être involontairement son agent de transmission. Quoiqu’il en soit, quand sa
présence fut constatée, ce qui prit un certain délai, eu égard à la
non-méfiance, il était déjà trop tard1 félicité, inconscient réceptacle, avait
été la première victime. Gagnant de proche en proche, le microbe contamina
plusieurs familles, d’où, cheminant plus loin (quelques femmes n’étaient pas
rigoureusement fidèles) il étendit ses ravage. Là encore il fallut du temps
pour le détecter, car on ignorait l’existence à Clochemerle d’un foyer d’infection
où allaient bénévolement se recréer quelques époux. Enfin Mouraille fut mandé
qui, tout en évoquant des causes accidentelles, où le contact proprement
vénérien n’intervenait pas, dut préciser aux fins de traitement de quoi il
s’agissait. Sa présence ne pouvait pas ne pas être remarquée, quand il arrêtait
sa voiture à la porte de tel ou tel. La question arrivait
automatiquement :
-Vous avez quelqu’un de malade chez vous ?
Il était difficile d’avouer sur quoi l’examen du docteur
avait porté. On parlait vaguement d’une sorte de gratelle, d’eczéma caché, de
fièvre bizarre, etc. Mais cette pudeur n’atténuait pas la violence des
explications qui avaient lieu à huis clos. Il se dit des choses terribles entre
les murs de certaines maisons, où parfois l’on profita de la circonstance pour
déballer des griefs mutuels accumulés sur des années de cohabitation. Enfin une
femme forte, Agathe Donjazu, qui faisait bon marché de la honte et la
sacrifiait véhémentement aux représailles publiques, ne craignit pas de poursuivre
son homme dans la rue en criant à tue-tête que ce sacré foutu cochon de
renifleur de chiennes lui avait collé la sale maladie des putains. Alors les
langues se délièrent. Clamant leur indignation, les femmes atteintes se firent
connaître, celles du moins à qui le mal était venu par la voie légitime. Et
Donjazu étourdi d’engueulades, lâcha le morceau pour avoir la paix ‘erreur
fatale de sa part, qui ne fit que redoubler la colère de sa virago) en révélant
l’existence du phalanstère où Félicité prodiguait ses cajoleries à une petite
communauté d’abonnés. Ainsi cette Félicité exemplaire, dont on admirait le
courage et l’effacement, dont on louait le dévouement maternel, c’était elle,
la pute ! La pute et la pourrie ! On la montra du doigt, elle fut
abreuvée d’outrages, les murs de sa maison se couvrirent d’inscriptions
injurieuses. On la traita en plein visage de pouffiasse et de saleté. Les
femmes mariées pétitionnèrent pour qu’on la mit en carte, afin d’assurer le bon
état sanitaire du bourg. Mais il leur fut objecté que Félicité ne raccrochait
personne. Elle opérait chez elle, à volets tirés (du moins on le supposait, car
elle niait avec la dernière énergie) et ceux qui lui rendaient visite le
faisaient de leur plein gré. Tout ce qu’on pouvait envisager, c’était peut-être
de la surprendre in collo, à la
requête d’une épouse qui aurait désiré constater le flagrant délit de son
conjoint. Mais un juriste fit observer que l’adultère de l’homme n’est
constatable qu’au domicile conjugal. Seule l’infidélité de la femme, commise en
tous lieux, est passible de sanctions. Lesquelles sanctions ne jouaient pas
contre Félicité, puisque Traviolet l’avait abandonnée, laissant libre un corps
qui lui appartenait par contrat.
Heureusement, les sulfamides avaient fait leur apparition,
et l’épidémie fut assez rapidement jugulée, sauf chez quelques sujets rebelles
aux drogues nouvelles. Ceux-là durent recourir aux vieilles médecines qui
avaient fait leurs preuves sur plusieurs générations.
Ce scandale eut des conséquences inattendues. Mise en
vedette, et sa dégradation étant connue de tous, Félicité Traviolet vit affluer
chez elle quantité de Clochemerlins qui ne manquaient pas de lui demander des
nouvelles de ses enfants. C’était une entrée en matière conventionnelle, et
comme le tarif était connu on se mettait facilement d’accord. Décidément, les
hommes ne la lâchaient pas ! Une fois encore, sans l’avoir voulu, Félicité
se vit offrir des secours pécuniaires faciles à gagner, mais le nombre des
offres était à multiplier par vingt. Elle n’y pouvait suffire. Elle récusa les
propositions des plus grossiers visiteurs, qui s’exprimaient trop crûment et
prétendaient la traiter en mauvaise femme. Elle leur ferma sa porte au nez avec
rudesse. Elle n’agissait plus que par caprice.
C’est que son caractère venait de changer en peu de temps.
Quel était son crime ? De la situation de femme malheureuse elle avait
passé à celle de femme secourue, se contentant en toute humilité de l’excédent
des transports que le lien conjugal laissait disponible chez ses habitués.
Jamais elle n’avait cherché à les détourner des épouses, qu’elle contribuait au
contraire
A leur rendre
supportables, en offrant un exutoire aux mornes contraintes que le mariage
impose à des malheureux. Jamais elle ne s’était attaquée aux patrimoines, ne
recevant des hommes, pour prix de ses complaisances, que des sommes qui ne
grevaient pas le budget des familles (Quand un Clochemerlin devenait trop
assidu, elle était la première à le mettre en garde contre le montant d’une
dépense fréquemment répétée). Fuyant le scandale, adoptant un genre modeste et
tout de soumission, elle avait ménagé aussi bien les situations que les
institutions. Et comme l'avait-on récompensée de sa bonne volonté ? En lui
rendant le mal pour le bien. Des femmes largement pourvues de sécurités
l’avaient ignominieusement traitée. D’esprit simple et prompt à se vexer,
Félicité en conçut de l’amertume. Elle prit une attitude anti-sociale et se mit
à boire. Avec ses clients, elle était maintenant cynique, avide, arrogante, et
les traitait sans ménagements. Elle rendait mépris pour mépris, se moquant
cruellement de leurs femmes, incapables de les contenter. Elle devenait bien la
vraie putain.
C’était par la faute des autres, puisqu’on lui imposait une
classification à laquelle, de bonne foi, elle avait cru échapper par la
modération de ses mœurs et la loyauté de ses rapports avec ses amants. Si elle
faisait commerce d’amour, c’était dans les limites d’une certaine
respectabilité que, naïvement, elle ne croyait pas qu’on lui pût refuser, étant
donnés les mobiles qui l’avaient amenée à se conduire de cette façon. A son
avis, on la traitait calomnieusement, puisqu’elle s’était efforcée de rester
honnête dans une condition assurément délicate, mais qu’elle jugeait n’être pas
condamnable sans recours, puisqu’elle refusait de tomber dans le vice sans
frein. Comme il arrive aux être qui sont précipités publiquement dans la honte,
jusqu’à former une secte sociale à part, elle se fit de sa honte une gloire
amère, mais insolente et corrosive, qui est celle des repris de justice et des
vieilles prostituées, endurcis dans le crime et la dégradation. Quand elle
criait effrontément : « N’est pas putain qui veut » elle
retirait le droit de la juger à des personnes dont l’état de conservation
physique ne leur eût pas permis d’entrer en concurrence avec elle. La vertu est
d’une pratique facile à qui n’a pas les moyens d’y manquer. De même elle
affirmait ouvertement que toutes les femmes sont entretenues, qu’elles n’ont au
fond d’autre profession, et que c’est uniquement par chance qu’elles vivent
d’être entretenues dans le mariage par un seul homme qui suffit à leurs
besoins. Si cet homme venait à leur manquer, comme Traviolet lui avait manqué à
elle-même, on verrait bien ce qu’elles feraient !
C’est par de tels propos, qui remettaient en question les
principes d’une indispensable morale, dont on doit sauvegarder les apparences,
qu’elle obtint qu’on la laissât enfin tranquille. Ses ennemies comprirent
qu’elles n’avaient pas intérêt à pousser à bout une dépravée qui, en exploitant
les bas instincts des hommes, s’assurait sur leur esprit une influence
dangereuse. Beaucoup de ces dames vivaient sur un quiproquo d’alcôve qui ne
devait pas être dévoilé. Mieux valait tolérer aux hommes quelques incartades
plutôt que de les amener à comparer ce qui était rébarbatif côté devoir, avec
ce qui était aimable côté plaisir. Et les épouses froides, titularisées par
contrat, n’avaient rien à craindre.
En tout état de cause, Félicité Traviolet, restait une mère
passionnée, dévouée jusqu’à l’égarement. Serrant contre elle ses enfants, elle
leur disait :
-Je vous trouverai des pères, mes petits. A la pelle, je
vous en trouverai. Et je saurai les faire raquer pour que vous ne manquiez de
rien mes chéris.
Elle faisait en effet de grosses recettes, canalisant chez
elle une partie de l’argent de poche du bourg. Elle rêvait d’envoyer dans une
grande école son fils aîné qui étudiait facilement : Polytechnique ou les
Sciences-Po. Elle ne savait pas bien de quoi il s’agissait. Mais on lui avait
dit qu’il n’y avait rien au-dessus pour faire une carrière et que, pour qui
décrochait l’un de ces diplômes, c’était la certitude de faire un beau mariage,
dans la grosse industrie ou la finance. Elle pouvait bien coucher avec n’importe
qui ! Plus tard, un enfant de putain dominerait la société et la vengerait
de ses humiliations.
*
-Voulez-vous que je vous épouse ?
C’est avec une rage aveugle qu’il vient de prononcer cette
parole, parole à ne pas prononcer (il se l’est dit mille fois) car il serait absurde, dégradant d’en arriver
là, épouser cette fille déshonorée, à demi publique si ce qu’on raconte est
vrai, et ce doit l’être dans une certaine mesure. Vers quels abaissements et
quelles vicissitudes un tel mariage ne l’entraînerait-il pas ? Pourtant il
est chez Torbayon, après avoir guetté du dehors l’instant où la salle serait
vide, tenant la belle servante coincée dans un angle de l’estaminet. Enflammé à
ce chaud contact, Armand Jolibois répète sa question, se détestant de montrer
pareille faiblesse, et ne pouvant faire autrement.
-Flora, voulez-vous que je vous épouse ?
Elle a son ricanement de fascinante bécasse. (On se demande
toujours ce qu’elle pense, ou si elle est simplement incapable de penser.)
-Oh ben ! dit-elle.
-Répondez-moi, Flora.
-Oh ben, v’là que ça vous prend !
Elle est à gifler
cette fille splendide, dont l’odeur l’étourdit. La saisissant violemment et la
plaquant contre lui, il plonge son regard dans le beau regard sombre de Flora,
ce regard inexpressif, abîme d’on ne sait quoi, de néant peut-être.
-Répondez-moi. C’est sérieux, ce que je vous dis.
Elle, de répéter : V’là que ça vous prend aussi !
Elle sait bien l’effet qu’elle produit sur les hommes, elle
sait bien que tout le Clochemerle mâle lui tourne autour, que tous les clients
de l’hostellerie veulent happer au passage quelque chose de son corps. C’est
une manie qui les tient et lui permet de régner sur eux. Ce qu’elle sous-entend
rend Jolibois fou de dépit, de jalousie. Il lui tord les poignets, cherchant à
meurtrir cette chair qu’il désire et déteste à la fois.
-Vous me faites mal !
-C’est exprès, idiote ! Voulez-vous que je vous
épouse ?
-Oh ben, dit-elle, j’en ai point envie.
Il n’a tenté cette démarche humiliante qu’à la dernière
extrémité. Mais il croyait en finir. Epouser Flora et demander son changement,
l’emmener dans un pays où elle n’aurait pas de passé, c’était une chose
possible. Il est des maladies dont on veut guérir à tout prix. Il sent le
ridicule d’échouer, de se faire repousser par une servante d’auberge, lui,
l’instituteur.
-Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
-Rien, dit Flora. Lâchez-moi.
Mais il n’en tient pas compte. Il pétrit fébrilement ses
bras gras, près de l’attache sombre et musquée de l’épaule, et se faisant
s’intoxique d’elle un peu plus.
-Vous avez mieux ? Un prince, probablement ?
-Un prince ? (elle rit bêtement). Je m’en soucie
seulement point.
-Vous êtes fiancée ?
-Oh ben, dit-elle, pourquoi faire Des fiancés, j’en
trouverais ben un par jour.
-On se fiance pour se marier. Vous ne voulez pas vous
marier.
-J’en ai point l’envie, dit-elle.
-Qu’est-ce que vous voulez faire dans la vie ?
-J’y pense seulement point.
-Vous vous plaisez ici ?
-J’aime de voir le monde qui passe et les têtes qui
changent. Ça me donne de la distraction. Je pourrais pas me sentir enfermée
toute seule dans une maison.
-Il n’est pas question que je vous tienne enfermée.
Et avec rage :
-Epousez-moi, Flora.
-J’en ai point envie, je vous dis.
-Il faudra bien que vous vous décidiez un jour.
-Qu’est-ce que je ferais d’un seul homme ?
-Il vous en faut donc plusieurs ?
-J’aime de changer. Sans ça je m’ennuie.
Il n’u a pas de prise sur cette nature fantasque et butée.
Les hommes, elle s’en amuse. Et c’est aux plus sincères, aux plus épris qu’elle
oppose des refus irraisonnés, pour rien, pour le plaisir de les contrarier,
parce que son entêtement lui procure la joie perverse d’affoler. Objet de
tentation, même de passion, embellie par cent imaginations surchauffées qui,
facilement, feraient d’elle une idole, parce que la nature l’a pétrie à la
perfection, elle devient malfaisante et ricanante par jeu, ou pour se venger
d’un mépris qu’elle devine sous les grossiers désirs qui l’assaillent. Il est
certain que Jolibois lui offre ce qu’elle peut trouver de mieux dans le pays,
en lui faisant hommage d’une ferveur dont l’expression coûte à sa fierté, et
c’est justement cette ferveur qu’elle écarte parce qu’elle triomphe à dédaigner
quelques-uns de ceux qui la veulent posséder et que, souvent docile aux plus
cyniques, par caprice cruel, elle ne veut rien concéder aux autres. Elle aime
les voir dans leur démence de désir, une lueur rouge aux yeux, aux limites du
crime passionnel, dirait-on, ceux qui voudraient aussi bien se repaître d’elle
que l’étrangler, et ça la fait rire de les affronter dans leurs paroxysmes.
Comme elle rit en ce moment de sentir Armand Jolibois, toujours si correct et
réservé, l’étreindre avec fureur, cherchant à saccager et violenter son corps
rebelle, qu’elle défend par simples dérobades, mais sans rompre le contact,
sachant bien qu’elle ne craint rien puisque la porte d’un instant à l’autre
peut s’ouvrir.
-Je vous déplais ?
Stupidité à dire à une femme : il le comprend dès que
la phrase est prononcée.
-Vous êtes pas plus mal qu’un autre...
-Alors ? Alors ?
-Tenez-vous, v’là du monde qui arrive.
Elle se dégage pour s’avancer à la rencontre des clients, un
peu chiffonnée et négligée, comme si les robes légères qui plaquent à son corps
n’étaient que déshabillés qu’elle endosse par complaisance, afin de laisser aux
regards toute facilité de la dévêtir, puisque les hommes viennent chez Torbayon
pour la lorgner et reconnaissent par de larges pourboires l’agrément que sa vue
leur procure. Ce n’est pas qu’elle tienne à l’argent, mais elle connaît
l’avarice paysanne de ses admirateurs, et c’est aussi un jeu pour elle d’en
tirer davantage qu’ils seraient disposés à donner quand, la main tendue, elle
appuie sa poitrine à leur dos, tenant leur nuque encastrée dans le tiède
encorbellement de ses seins. Ils lâcheraient n’importe quoi pour retenir contre
eux cette douce chaleur.
Cependant Jolibois s’est élancé dehors et remonte à grands
pas en direction de l’école pour aller s’enfermer en tête à tête avec sa
déception et sa honte. Refusé par Flora, quel affront ! il devait se dire
que le caprice de cette fille le sauve de lui-même, de son aberrante passion.
Mais il est encore trop tôt pour qu’il le comprenne. Il lui faudra d’abord souffrir,
traverser une pénible crise de misogynie, torturer peut-être une jeune femme
innocente de tout cela, qui lui fera don de sa naïve bonne volonté et de sa
confiance. Car les passions se répercutent, des
êtres étant faits pour blesser, d’autres pour panser, et parfois les
mêmes alternativement, tantôt victimes et tantôt bourreaux. Ce qu’il devrait
aussi se dire c’est que Flora elle-même s’u fera prendre et qu’elle sera un
jour une chienne rampante, frappée au ventre par une brute insensible à sa
douleur.
D’instinct les femmes de Clochemerle jalousaient Flora, bien
qu’affectant de la mépriser, de la ravaler à la condition de bonniche et de
roulure de corridors. Sans réussir à la discréditer auprès des hommes, dont les
regards lui accordaient la suprématie royale pour des raisons aussi stupides
que l’harmonie de quelques courbes, la
hauteur idéale où s’accroche une poitrine épanouie, mais ce sont des raisons
insurmontables. Et un chef-d’œuvre n’a pas à s’expliquer d’être ce qu’il est.
Il suffisait à Flora de se montrer. Mouraille la nommait « Messaline
bouche cousue » et faisait l’éloge de cette « Milo en savates »,
comme il disait encore. Il la citait toujours quand on venait à parler de la
puissance des femmes. Il s’agissait d’une puissance sans prérogatives ni droits
reconnus, en marge de toute considération sociale, mais consacrée par le tribut
de désirs qui lui venaient de tout un bourg. La pensée, la raison, ni peut-être
le sentiment n’avaient rien à voir là-dedans : ce n’en était que plus
dangereux.
Il était sans inconvénient pour Samothrace d’être amoureux
de Flora, qu’il considérait comme une statue du Parthénon, ce qui exaltait son
lyrisme de vieux faune fatigué. La passion d’Armand Jolibois était autrement
grave, qui n’avait pas d’exutoire poétique. Mouraille en avait observé les
ravages et plaignait le jeune instituteur, pour lequel il avait de la
sympathie. Mais Flora était une créature pour les fringales, et à moins de lui
faire un sort de riche odalisque (ce qui n’était pas dans les moyens d’un maître
d’école) il ne fallait pas s’en embringuer pour la vie. Mouraille disait,
tourné vers le curé Patard :
-Je crois que le plus grand châtiment d’Adam chassé du paradis est contenu dans cette parole de
Dieu : « Et maintenant tu obéiras à la femme, car tu cavaleras
derrière ses jupes. »
-Cette parole n’est pas consignée dans les Ecritures, dit en
riant le curé. Et la femme, au sortir de l’Eden, n’était pas encore vêtue de
jupes.
Alors, Samothrace, intervenant :
-Que tes seins soient
comme les grappes de la vigne, est-il écrit dans le « Cantique des
cantiques ». Et ta bouche comme un
vin excellent, qui coule aisément pour le bien-aimé. La femme est le grand
vignoble où l’homme cherche ses délices et son ivresse. De là son indéniable
puissance. Pas vrai, l’abbé ?
-Je vous dirai que je connais surtout les femmes par la
confession.
-Et alors ?
-Leurs secrets ne doivent pas être divulgués. Croyez ce
qu’elles vous racontent, et contentez-vous en, mes frères !
-Amen ! dit Mouraille
-Amen ! dit Samothrace.
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