samedi 28 décembre 2013

4- Puissance des Femmes

D’autres femmes ne sont pas heureuses. Sans les passer toutes en revue, examinons le cas de quelques-unes.
Odette Auvergne, la jeune receveuse des postes, étale des tralalas de toilette qui font tiquer les Clochemerlins (en réalité son élégance lui coûte moins qu’il n’y paraît : elle sait simplement s’habiller). « Elle en fait des chichis, celle-là ! » disent les femmes du bourg, à qui la receveuse marque une sécheresse distante, un peu hautaine, alors qu’elle se met en frais pour les hommes qui viennent à la poste. Tout sourire dehors pour s’adresser à eux, elle penche derrière le guichet un décolleté aux lingeries transparentes, dans lequel ses seins oisifs ressemblent à deux oiseaux palpitants qui voudraient s’élancer hors de leur cage. On la surprend souvent plongée dans la lecture d’un roman d’amour, ou rêvant le regard perdu dans la zone vague et infinie d’un grand bonheur imaginaire. Elle sort de sa songerie pour essayer l’effet de sa voix  musicale sur les Clochemerlins mâles, lesquels n’ont pas assez de subtilité pour discerner ce qui se cache derrière une affabilité qu’ils croient de commande. Ce n’est pas que la jeune femme ne plaise à plus d’un, mais son air de distinction effarouche les vignerons. Les supériorités d’Odette Auvergne se retournent contre elle qui, certains jours, serait prête aux concessions, à bien plus de concessions que ne le laisserait supposer son port fier. Il y a des soirs si noyés d’abandon, où elle se sent si loin de tout ce qui vit et réchauffe, qu’elle  serait à qui voudrait la prendre (à quelques nuances près). Dans le secret de son cœur, elle n’est plus alors qu’une solliciteuse très humble. Nul ne se doute que la reddition est là, à demi consentie, de l’autre côté du grillage, où la jeune femme se fane comme une belle orchidée dans une serre à l’air raréfié. Il n’y aurait qu’à tendre la main et toucher sa joue brûlante sous la poudre, pour que fonde un orgueil déjà miné du dedans.  Il suffirait de quelques paroles très simples pour émouvoir celle qu’à tort l’on croit arrogante. Dieu, que les hommes sont bêtes ! S’ils savaient, s’ils savaient... Arrivant à Clochemerle quelques années plus tôt, elle a voulu se faire respecter et n’a que trop réussi. Il y a des jours où Odette Auvergne paierait cher pour qu’on se départisse à son égard de ce respect glaçant, qui lui fait un sort altier et désolé. Cette exilée pense à deux ou trois visages à qui elle dédie le besoin d’aimer qui l’oppresse. Parfois, seule dans sa chambre, elle pleure sans raison. C’est nerveux.
Ginette Berton traverse de pareilles crises, de plus en plus fréquentes. Elle a trente-deux ans. Les années ont passé, emportant sa fraîcheur, cette beauté du diable qui est la première dot des filles. Parce qu’elle avait trop haute opinion de ses charmes, de son intelligence, elle affichait des prétentions excessives. Hélas, aucun dauphin ne passa dans la région, aucun n’eut vent qu’une perle de jeune fille méritait le détour par Clochemerle. Et commença une longue attente crispée... vingt-huit, vingt-neuf, trente, sonnait le glas des années mortes et vides qui retombaient douloureusement sur son cœur. Les anciens soupirants, mariés, la regardaient ironiquement. Elle sait maintenant que le prince ne viendra pas, ne viendra jamais. Elle constate dans sa glace que son épiderme a perdu la riche sève sous-jacente qui met des fleurs aux joues de la jeunesse, le duvet de fruit qui résiste aux morsures du froid et aux ardeurs de l’été. Il y a en elle ce quelque chose de défraîchi qu’on voit aux objets trop longtemps exposés en montre, et qu’un jour on solde. Néanmoins, elle prétend rester sur la brèche des filles mariables, refuse de se ranger au parti de celles qui ont renoncé, d’épouser leurs griefs et d’adopter leur costume sévère, tant elle a peur d’être confondue avec les Chavaigne et les Pauline Coton, qui semblent lui dire : « Allez, allez, vous êtes des nôtres, Ginette Berton ! » Des leurs ? Jamais ! Plutôt n’importe quoi !... Mais quoi, au juste ? Plutôt n’importe qui ! Mais personne ne se présente plus. Que ferait un jeune Clochemerlin d’une femme qui a passé la trentaine, après avoir gaspillé ses meilleures années à bouder ses origines et son milieu ? « Quand j’aura bien profité de ma liberté, j’épouserai un homme âgé pour finir ma vie. » Ou encore : « On est plus heureuse sans homme. » On connaît l’antienne ! Alors pourquoi vous flétrir, ma mie, comme une plante par temps de sècheresse ? D’ailleurs, cela ne trompe personne, et les femmes la plaignent, Ginette Berton :
-Elle a voulu trop réfléchir, la pauvre !
-Est-ce que ça demande tant de réflexion !
-Puisque ça doit se faire !
-Et l’homme, c’est toujours l’homme. Pas la peine de tant faire de manières pour en prendre un.
Peut-être ont-elles raison, ces femmes de Clochemerle. Peut-être le bonheur n’est-il simplement qu’affaire de courage.
-Et de don ! assure Mouraille. On naît heureux comme on naît beau ou intelligent.
Mlle Dupré, l’institutrice, éprouve des tourments analogues à ceux qu’endure Odette Auvergne. Diplôme, élévation d’esprit et prestige intellectuel ne compensent pas pour elle de porter des lunettes, une jupe désolément plate et de manquer de charme elle est pourtant riche de savoir, armée d’une méritoire patience enseignante, qui n’enregistre qu’un minimum d’échecs au certificat d’études. Mais cette patience est coupée de quintes nerveuses, apparemment inexplicables, qui la font redouter. Parfois quelque chose s’altère en elle, qui lui donne une expression glacée, presque méchante. C’est que brusquement elle se sent seule au milieu de trente élèves, trente petites bonnes femmes de rien du tout, aux nattes raides et aux yeux vifs, qui déploient inconsciemment leurs premiers talents de féminité, avec des mines penchées, des gestes caressants, des mots qui frôlent les vocabulaires d’amour, et soudain peuvent devenir de démoniaques petites furies, acharnées à griffer comme des chattes rageuses, jusqu’au stade des gris sanglots convulsifs où s’apaisent les troubles écarts de leur nature. Ces revirements ne sont compréhensibles qu’aux femmes, mais Mlle Dupré en est une, secrètement endolorie, qui sait que les caprices de ces gamines correspondent à ses propres sautes d’humeur, sensiblement pour les mêmes raisons, ici mal définies et là bien précises, et déjà elle peut deviner quelles de ces fillettes, coquettes et rusées, sauront ne s’embarrasser de rien pour toucher au but de leur finalité féminine, et quelles autres, ingrates et timides, se replieront sur leur souffrance, comme elle-même vit repliée sur la sienne.
L’espoir auquel se raccrochait Mlle Dupré c’était, surmontant l’obstacle d’une fadeur qu’elle n’ignore pas, mais rachetée par sa capacité professionnelle, de devenir l’un des éléments constitutifs d’un ménage de fonctionnaires, spécialement d’instituteurs, assez ternes pour désarmer l’envie et bénéficier de l’estime qu’on ne peut refuser aux êtres qui ne portent ombrage à personne. Deux appointements réunis, un seul logis avec l’éclairage et le chauffage fournis, un petit jardin attenant qui produit les légumes, et le soir la correction des devoirs sous la lampe, assis l’un en face de l’autre, et la conversation qui roule sur les méthodes d’enseignement, les mérites comparés de tels et tels manuels : c’eût été le bonheur. En vivant sur un pied de stricte économie (les premières sont à faire sur la nourriture et la toilette) à deux on peut avoir une petite auto et voyager ensemble aux vacances. Mlle Dupré aimerait connaître l’Italie, « patrie des arts ». Non Venise, où dans le cadre somptueux des doges et des amours romanesques, dont les soupirs glissent sur les eaux glauques de la lagune, au rythme déhanché de la nage du gondolier, elle se sentirait déplacée. Mais certains noms brillent d’un éclat prestigieux dans son esprit : les Apennins, la Toscane, Florence, Sienne, Rome. Plus encore, la baie de Naples. Et Capri... Capri, l’île enchantée. Mais allez voyager seule en pauvre institutrice falote, qui n’a aucune assurance dès qu’elle ne fait plus son cours et ressemble à une demoiselle de compagnie qui a perdu sa place ! on ne voyage utilement qu’à deux, en pleine communion d’esprit, après avoir bien préparé son itinéraire sur le guide, en notant toutes les choses à voir, comme on prépare les matières du programme avant l’examen.

Le malheur voulu que Mlle Dupré (Angèle) ait été nommée à Clochemerle à l’âge de vingt-six ans (il y a déjà dix ans) alors que Tafardel exerçait encore. Or Tafardel, entiché de son Piéchut et entièrement occupé à le servir, était incapable de voir en une femme autre chose qu’une allégorie, muse, vestale, déesse, ou, puisqu’il s’agissait d’une institutrice, cariatide soutenant le noble édifice du savoir humain. D’ailleurs Tafardel était trop âgé et trop incurablement vieux garçon. A vingt-six ans, bien que ne se piquant pas de beauté, mais croyant à la valeur compensatrice de ses certificats de pédagogie, Mlle Dupré aurait voulu rencontrer un honnête garçon d’un âge assorti au sien. Quand Tafardel prit enfin sa retraite, on envoya pour le remplacer Armand Jolibois, qui avait aussi vingt-six ans, mais Mlle Dupré en avait alors trente-quatre. Cet écart d’âge aurait pu être comblé par l’afflux soudain de sentiments à tendance maternelle que Mlle Dupré sentit sourdre en elle à la vue du nouveau titulaire. Mais celui-ci ne parut faire aucun cas des amabilités qu’on lui prodiguait, ni avoir aucune envie de parler métier avec sa confrère, ni rien soupçonner des trésors de tendresse et de dévouement qu’on mettait à sa disposition. Mlle Dupré se heurta au côté insaisissable de l’homme qui ne veut ni voir ni comprendre. Armand Jolibois prit provisoirement pension chez Torbayon et commença son initiation au vin de Clochemerle avec un zèle qui l’emplit d’euphorie et lui déroba les tristes avances d’un amour désespéré.
Chose curieuse : Mlle Dupré est horriblement jalouse d’Odette Auvergne. Son idéal de mariage entre fonctionnaires lui représente que l’instituteur et la receveuse des postes, tous les deux jeunes, seraient bien assortis l’un à l’autre. L’élégance d’Odette Auvergne ne lui échappe pas, ni les sourires empressés dont elle flatte la gent masculine. Elle ne doute pas que cette papillonnante n’ait jeté son dévolu sur Armand Jolibois. (Ce que les hommes ne savent pas discerner, une autre femme l’a vite deviné, surtout quand elle subodore une rivale. Et il est vrai qu’Odette Auvergne pense avec complaisance à Armand Jolibois, en les bras de qui elle s’imagine soumise, les yeux clos, écoutant les chaudes tendresses qu’il murmure dans ses cheveux.) Mais il ne suffit pas que deux êtres paraissent faits l’un pour l’autre, il faut encore qu’ils s’agréent intimement, en vertu d’une appétence mutuelle dont le signa est donné par une titillation de leurs fibres qui, une fois ressentie, rend inéluctable le doux phénomène de l’amour. Ce n’est pas ici le cas. Bien que Mlle Dupré accuse Odette Auvergne d’être évaporée et saute-au-cou, Armand Jolibois ne regarde pas plus l’une que l’autre. Sone esprit est fasciné par les charmes exubérants de la belle Flora, créature indigne de lui peut-être, qui se prodigue à tout venant avec des élans sauvages (on le dit) ou une passivité bestiale (on le dit également). Mais ces propos qu'il met sur le compte de la calomnie ne peuvent le guérir d’une délectation imaginaire, qui lui représente des plaisirs si vifs que tous autres en comparaison lui représente des plaisirs si vifs que tous autres en comparaison lui seraient d’une insupportable fadeur. C’est dire qu’il est tombé au mystérieux pouvoir de la passion, force aveugle à laquelle on opposerait vainement le raisonnement, car à l’instant où elle lui céderait, elle cesserait d’être la passion.
Pour Mlle Dupré, cruellement déçue, elle songe depuis longtemps à demander son changement. Elle l’eût fait déjà, sans la gêne de s’informer d’un petit pays où elle pourrait rencontrer un instituteur célibataire, âgé d’environ trente-cinq ans. Elle ne sait comment s’y prendre pour poser la question aux membres dirigeants de l’Enseignement.
Ainsi à Clochemerle des cœurs sont disponibles, pauvres cœurs torturés qui recouvrent leurs ardeurs d’un cilice de dignité et de convenances, parce qu’ils n’ont pas le courage d’effronterie qui a fait d’une Anaïs Frigoul une femme de théâtre, de Jeannette Machurat et de Zoé Voinard des veuves ressuscitées. Leur peine est d’autant plus amère que les Clochemerlins imputent au dédain et à la prétention ce qui n’est que timidité et crainte de voir bafouer leur sincérité. Plus le temps passe plus il devient difficile d’en venir à l’offre à peine déguisée de soi-même, épreuve que la jeunesse affronte avec une insouciante intrépidité, et qui coûte un effort parfois insurmontable quand on a laissé passer l’heure qu’elle fût simple et spontanée.

*

Les femmes entre elles ne sont point très charitables, lorsque les circonstances les placent sur le terrain des rivalités propres à leur sexe. Ces rivalités  se ramènent en général au sel objet de revendiquer pour elles-mêmes un maximum d’attraits physiques, évaluables au premier coup d’œil. (L’intelligence, médiocrement recherchée par les hommes, ne venant que loin derrière, en position de repli sur laquelle se massent les peu favorisées de la nature, qui doivent user de subterfuges plus ou moins intellectuels pour attirer l’attention. Ce n’est que pis-aller, et celles de la première catégorie le savent bien
L’âpreté des jalousies féminines s’inspire de la lutte que les femmes doivent soutenir pour s’emparer de l’homme, lequel leur est indispensable pour des raisons génésiques, élément capital de leur installation dans la vie – la société n’ayant pas encore trouvé le moyen de rendre indépendants les deux sexes, en accordant à chacun une existence distincte, égale en droits, salaires et privilèges à celle de l’autre. La chose est à l’étude depuis longtemps. Il ne semble pas que les expériences tentées aient abouti à rien de concluant. Les lois de la cohabitation imposent qu’il y ait conjointement suprématie et subordination, les deux parties contractantes ne pouvant s’affronter sur un pied d’égalité absolue,  en cas de décision à prendre sur laquelle on ne tomberait pas d’accord. La voix majoritaire – en principe celle de l’homme – doit l’emporter. C’est ici qu’on entre dans le maquis des procédés artificieux qui, par l’effet d’une obstination à sens unique et d’un grignotage constant de la volonté du comparse, permettent aux femmes de déplacer la question à leur avantage. Ajoutons que, sans leur être expressément reconnu par le code, leur droit de grève existe en fait, qu’elles justifient par les inconvénients de leur nature et leur terrible penchant aux migraines. A vouloir passer outre en abusant de sa force, celui qui se prétend le maître s’exposerait à subir l’affront d’une attitude si boudeuse et d’indifférente qu’il ne pourrait que rougir de honte et regretter sa brutalité. Aussi préfère-t-il recourir aux marchandages du consentement, par quoi, ayant reconnu ses torts et promis de s’amender, il obtient qu’on lui fasse enfin bonne figure.
A Clochemerle il arrivait que l’homme n’eut plus qu’un rôle de frelon ou de turbulent hanneton dans sa maison, où l’économie et les disciplines intérieures étaient réglées par l’épouse qui, l’esprit libre en vaquant aux tâches manuelles du ménage, pouvait à loisir méditer ses desseins et arrêter les moyens propres à les faire triompher. (Cependant que l’époux, au dehors, se dispersait en travaux variés et en palabres qui le restituaient, affaibli, à son foyer. Sa moindre résistance le mettait à la merci d’une antagoniste inébranlable)).) A mesure que les années passaient, la femme occupait une place de plus en plus prépondérante dans son intérieur et son influence était plus décisive. Elle était arrivée à ce qu’elle voulait : se faire craindre, et sa soi-disant faiblesse gouvernait.
Il est communément admis que la masse des êtres vivants se répartit par moitiés à peu près égales en hommes et femmes, si l’in s’en tient aux deux parts officiellement agissantes de l’humanité. Car les statistiques font ressortir un excédent féminin, dû aussi bien à la longévité supérieure des femmes qu’aux hécatombes des guerres. Une partie de cet excédent fournit les francs-tireuses de l’amour, secte réputée légère ou avide, car il est également admis, officieusement, que beaucoup d’hommes ont plus d’une femme à leur charge. Il faut tenir compte de la bonté naturelle de l’homme, de son côté altruiste qui le porte à se partager, de sa répugnance à refuser quelques compensations aux séquelles implorantes d’un sexe surnombreux dont tous les membres ne trouvent pas à se pourvoir légitimement. (C’est l’homme qui parle ainsi, pour justifier ses instincts  de polygamie et prouver qu’ils sont dictés par la disproportion des nombres en présence.) D’où ces jeux plus ou moins à fleur de peau de l’amour, auxquels tant d’esseulées se prêtent avec un certain calcul (et parfois aussi sans calcul, quand le trop-plein d’un cœur fiévreux les pousse aux dernières concessions) dans l’espoir qu’un homme s’y fera prendre. Ce qui n’est pas toujours si mal concerté, tant sont grands les hasards de la vie, lesquels sont encore multipliés par le contact des épidermes. Déracinées et butineuses sont bien obligées de recourir à de tels moyens, qui n’ont pas trouvé dans un milieu tout préparé la chance banale de s’appareiller à un preneur, que la raison leur eût désigné à défaut du sentiment. Mais laissons ces à-côtés pour en revenir au couple constitué en vue de la durée, dont la formation s’accompagne d’un livret  de famille et d’inscriptions sur des registres.
Dans cet équilibre de deux forces en présence, l’homme et la femme, dont la première représente strictement la force avec ses caractéristiques sommaires, et la seconde l’astuce du faible, avec la démarche oblique de sa volonté, la question est de savoir laquelle dominera l’autre. La réussite du couple repose sur la fusion complémentaire de tous les éléments qui composent cette dualité. Des psychologues affirment que la prédominance échoit dans la proportion de cinquante pour cent, tantôt à l’homme et tantôt à la femme. Il paraît sage d’adopter cette proportion toutefois que la domination féminine se fait plus largement sentir en certains endroits. A Clochemerle, par exemple, où la situation de la femme était remarquablement forte.
Forte pour plusieurs raisons, dont la principale était qu’elle exerçait une sorte de régence, et dans ce rôle ne pouvait être supplantée. N’ayant que peu d’occasions de sortir, elle restait enfermée dans sa demeure qui devenait son fief si bien arrangé et disposé à sa fantaisie, qu’elle oubliant l’hommage de vassalité à son suzerain (occupé à baguenauder dans le pays et à s’emplir de vin, bien qu’il prétendit se tuer à la tâche, le gros farceur !). Elle n’avait pas à craindre une concurrence qui aurait pu menacer sa position, les femmes étant strictement réparties par tête d’habitant mâle, une pour chacun, et les rares représentantes du surplus n’offraient pas assez de séduction pour s’immiscer en tiers dans un ménage, au point surtout de le démanteler. Par ailleurs les enfants dépendaient de la mère, qui leur était indispensable. Comme, à vrai dire, elle était indispensable au père, pour de multiples soins qu’elle seule pouvait assumer, dans un pays où manquaient les femmes de ménage et les servantes. C’est incroyable la somme d’énergie et la dose d’obstination qu’exige la tenue d’une maison, avec les mêmes travaux à reprendre quotidiennement, comme si la vie chaque matin repartait de zéro : les lits à retaper, la poussière à chasser au moyen du balai et du chiffon, la tournée des fournisseurs, les légumes à éplucher, la cuisine et la vaisselle à refaire deux fois par jour, le linge à vérifier, les boutons à recoudre, les chaussettes à repriser, les fonds à poser aux culottes des gamins, les chandails à tricoter, les fondues de beurre et les confitures, les lessives et repassages, mille choses à recoller et réparer, et tout cela coupé d’enfantements, d’allaitements, de veilles consacrées aux rougeoles et aux coqueluches, à la préparation des cataplasmes et des tisanes. Sans compter les exigences du mari, qui aime à voir sa femme bien attifée, qui réclame qu’elle ne sente au lit ni l’oignon ni l’eau de Javel, alors que le soir venu, épuisée, elle ne pense bien souvent qu’à tomber endormie comme une masse.
Et quand l’homme lui-même est malade, quelle histoire ! Quel ronchonneur impossible à soigner, qui tourne désœuvré dans la maison, fourré dans vos jambes, et veut continuer à boire et à fumer contre les prescriptions du médecin, et se fâche si on veut les restreindre dans son intérêt ! Et quelle façon de prendre les médicaments, les lèvres collées au goulot du flacon, qu’il vide d’un coup pour être plus vite guéri, au risque de s’empoisonner ! Furetant dans les placards, dans les tiroirs, pour demander soupçonneusement vingt fois par jour : »Qu’est-ce que c’est donc que ça ? D’où que ça vient ? », à propos de ces petites choses que les femmes ont à elles, à quoi elles tiennent et souvent se procurent en cachette. Et l’homme met enfin la main sur la bouteille de marc, pour s’envoyer des rasades à s’assommer, sous prétexte que l’alcool est bon contre la congestion et le refroidissement. Comme disait Mélanie Boigne :
-J’aime mieux avoir les enfants malades. Ils sontplus raisonnables que lepère.
Eulalie Ouille était du même avis :
-Je préfère d’attraper une bonne maladie, plutôt  que d’en sentir le quart d’une à Sébastien. Les hommes ne sont pas faits pour souffrir !
-Ni pour rester à la maison, misère !
-Sans compter, quand nous sommes malades, que ça leur fait voir comme ils ont besoin de nous.
Oui, bien besoin ! Les femmes le disaient toutes : bien qu’alitées, comme impotentes, les questions ne cessaient de pleuvoir sur leur demi-sommeil : « Où donc que t’as mis ma chemine neuve ? » - « Je trouve pas le savon noir » - ‘Y a-t-y plus de cirage à la maison ? » - « Le bouton de ma braguette a sauté. Tu peux-ti me le coudre ? » Du fond de leur lit elles entendaient dégringoler le coquemard, la vaisselle se briser, l’homme pousser des nom-de-dieu parce qu’il s’était brûlé à la queue de la poêle ou ensanglanté un doigt en ouvrant une boîte de conserve. Allez donc être malade dans ces conditions, comme il fait bon d’être malade, à pouvoir enfin ne penser qu’à soi, en se laissant glisser dans une torpeur totalement irresponsable, dans les frissons de la petite fièvre qui amollit le corps comme un bain tiède ! Remises debout par la terreur de voir leur intérieur dévasté, elles se trouvaient devant des amoncellements de vaisselle sale, devant des massacres de torchons qui avaient essuyé le cul des casseroles, devant des flaques de vin répandu et des taches de graisse si nombreuses qu’il semblait qu’on se fût servi d’un goupillon trempé dans la friture. D’une façon générale, le désordre de la maison évoquait le passage de militaires arrachés à leur cantonnement par une alerte de nuit. Convalescentes, il leur fallait s’attaquer à ce gâchis et trimer plus que jamais.
-« Au régiment, on se débrouillait bien. » Il dit pas ça, le vôtre ?
-Pour sûr qu’il le dit, le sacré cochon ! Ça doit être du propre leur régiment !
-Il vous dit pas, le vôtre : je vais t’aider, si tu veux ?
-Ah, ma pauvre ! « Va-t-en, que je lui dis, tu vas me rendre folle ! »
-Pareil que je dis au mien. L’homme qui veut aider, c’est une vraie catastrophe !
-Ça  peut rien toucher sans le démolir.
-Je préfère encore le voir dehors. A l’estaminet, tenez !
-Et ce ton qu’ils ont pour demander, au bout de trois jours : « Alors, tu vas toujours pas mieux ? »
-« Tu t’écoutes pas un peu ? » qu’il me dit, le mien.
-Il a pas l’air de croire que vous le faites exprès ?
-Oui. Comme si je le volais de ma santé.
-Ils peuvent pas supporter de nous voir au lit, quand il s’agit pas de la question qui les intéresse.
-Oh, alors ! Il faut pas traîner d’y aller !
-Fatiguée ou pas...
-Pires que les enfants, ils sont.
-Pour bien dire, ils restent des enfants.
-Toujours bonne à tout, il faut être, avec eux !
-Vous ne croyez pas que nous avons bien du mérite, nous, les femmes ?

Allons, rendons-leur cette justice ! Aux prises avec les dures, les innombrables et astreignantes besognes de la vie, oui, les femmes ont du mérite : il n’y a qu’à voir le désarroi des intérieurs lorsqu’elles ne sont pas là. Les hommes sont vite désemparés dès que la maison perd sa calme ordonnance, dès que la bonne odeur de la cuisine prête ne frappe plus les narines vers midi et sept heures du soir, dès que le linge et les vêtements frais ne sont plus disposés d’avance sur des chaises. C’est alors qu’on découvre avec quelle précision d’horlogerie est réglée la marche d’un intérieur, comment les mêmes mouvements, minutés par l’habitude, contribuent à la mise en place des choses, à la sécurité et au confort des êtres. Quand elle vient à manquer, on mesure l’importance du rôle obscur de la femme, on comprend ses manies d’entêtement, sa minutie agaçante, et qu’il lui faut, pour ne jamais se décourager, une obstination encore supérieure à celles de la poussière à retomber et de l’araignée à tisser sa toile.
Les femmes de Clochemerle étaient à deux fins, lesquelles correspondaient à deux périodes de leur vie. D’abord la femme aveuglante des premiers désirs, biche de clairière surprise dans l’éclat du printemps, blanche fleur de chair dont la grasse corolle s’épanouit autour du pistil safrané, fille dans sa parure de tendre vénusté qui attend l’appel nuptial pour accomplir sans équivoque son destin. Celle-ci est la rose de quelques saisons odorantes de l’amour. Puis lui succède la femme de tous les jours que Dieu fait, de toutes les soupes que mangera l’époux, de tous les enfants qu’il lui donnera, des travaux et des soucis à partager, qui peu à peu s’affirme dans ses nombreux emplois, d’épouse, de mère, de gouvernante, de garde-malade, même de comptable, celle qui veille à tout et sur tous, qui administre l’économie de la famille avec une judicieuse parcimonie et dont les avis sont écoutés. Il était rate qu’en dix ans de vie conjugale cette seconde femme ne fût pas maîtresse chez elle de la situation. Ce qu’elle avait perdu en fraîcheur et en beauté, elle l’avait gagné en expérience et en autorité. Elle entrait alors dans la catégorie des vraies femmes de Clochemerle, qui formaient un bloc d’une indéniable puissance,  reconnue des hommes malgré leurs fanfaronnades, parce qu’on savait bien qu’on ne pouvait se passer d’elles et que leur part d’incessante activité représentait pour les autres, bien-être et insouciance. Privé de ses femmes, Clochemerle n’eût plus été qu’un monastère ou une caserne.
Aussi les Clochemerlins craignaient-ils Dieu et leur femme. Mais d’abord leur femme, d’une présence plus affirmée et plus constante que celle de Dieu, qui les attendait au foyer pour leur poser une menaçante question dont ils se dépêtraient mal, lorsqu’ils s’étaient trop attardés à boire en compagnie des amis, chose assez courante, il faut le reconnaître :
-D’où c’est donc que tu viens, à c’t’heure ?
Ils devaient alors, sous le regard d’une justicière debout dans leur dos, manger piteusement un repas mal réchauffé, ou même figé et froid, en bafouillant de vagues explications qui tombaient dans un silence réfrigérant. Car les femmes n’ignoraient pas leur pouvoir, ni les façons raffinées de rendre intenable le climat de leur intérieur, par l’effet de bouderies prolongées qui allaient avec des refus de tout ordre. Il arrivait toujours un moment où il fallait en passer par où elles voulaient.

*

On ne connaissait qu’un cas de femme abandonnée, celui de Félicité Traviolet, une femme pas plus mauvaise qu’une autre, un peu gnoche peut-être (mais qu’est-ce que ça peut faire ?) que Traviolet avait laissée en plan, avec trois enfants sur les bras, pour partir avec une servante d’auberge rencontrée dans les environs, une infecte pelotez-moi de cabaret sur qui tout le monde avait porté la main. Ce grand salaud de Traviolet avait emporté tout l’argent disponible pour filer en compagnie de sa morue. Depuis plusieurs années qu’il n’avait donné signe de vie, Félicité se tuait au travail pour élever ses moutards. Les femmes de Clochemerle lui venaient en aide. Non qu’elles se privassent de dire que cela ne serait pas arrivé si Félicité eût été moins bécasse et avait su prendre de l’ascendant sur Traviolet. Mais elles la secouraient au nom d’un principe sacré qui les intéressait toutes : une femme qui avait des enfants ne devait pas être plaquée. Ça ne se fait pas dans les campagnes, qui laissent ces mœurs aux habitants des villes, ou des créatures éhontées vivent cyniquement de la mise à prix de leurs charmes et des surenchères de la vanité masculine. Les hommes font des enfants lestement, sans même y penser : on les comprend quand on voit le peu que ça leur coûte. Mais quand l’enfant est là, leur responsabilité se trouve engagée de moitié. A plus forte raison s’ils sont récidivistes en matière de paternité. Sur ce point, les femmes de Clochemerle étaient intraitables. Qu’on cessât de les aimer, ça pouvait arriver – et certaines disaient qu’elles n’y perdaient pas grand-chose. Mais ce n’était pas un motif pour les quitter.
On doit ajouter que Félicité, décidément pas chançarde, avait eu un nouvel enfant, le quatrième, après le départ de Traviolet. Elle n’aurait pu s’expliquer sur les conditions de sa naissance sans tomber dans une énumération gênante, de nature à lui valoir le ressentiment de plusieurs de ses protectrices. Désirant éviter cela, elle disait avec sa niaiserie habituelle « C’est un  homme qui a passé, qui n’était pas du pays. Un jour de grosse chaleur, que j’avais presque rien sur moi et que la porte n’était pas fermée. » On supposait qu’il s’agissait d’un vendangeur de louage. Quelques femmes étaient à même de comprendre que l’état de non-résistance de Félicité – état bien excusable dans sa situation – avait pu être favorable à un étranger paraissant juste au bon moment. Il suffit de très peu, parfois d’une simple saute de vent, pour « vous retourner la nature », et bien des choses seraient alors fatales, si les circonstances se faisaient plus souvent complices de certaines trahisons des sens. Donc on ne reprochait pas à Félicité son enfant de raccroc, d’où qu’il fût venu. Si Traviolet n’avait pas été un lâcheur, elle n’aurait pas eu cet enfant, ou père eut été là pour endosser sa naissance. Ainsi raisonnaient les femmes mariées, toutes bien d’accord pour ancrer dans l’esprit des hommes que la conduite de Traviolet avait été immonde et lâche, que certainement il en serait puni et finirait mal.
Les Clochemerlins en convenaient, bien qu’il leur trottât parfois dans la tête des idées pas catholiques, et que quelques-uns se fussent glissés chez Félicité, heureusement sans être vus, car ils n’auraient pas trouvé de très bonnes raisons pour expliquer ces visites. Elles prouvaient cependant que des hommes de Clochemerle n’étaient pas indifférents au malheur de la pauvre abandonnée et qu’ils la secouraient à leur façon. On murmurait (mais seulement dans un petit cercle, et cela les femmes ne devaient le savoir à aucun prix) que Félicité acceptait d’eux des subsides, qu’évidemment elle n’obtenait pas sans leur rien consentir en échange. Il y a lieu de penser qu’elle en était arrivée là par dévouement maternel, pour assure des ressources à sa petite famille, qu’elle ne voulait pas voir pâtir du départ d’un père.
Il était pénible à Félicité de tout attendre de la charité des femmes, charité d’ailleurs très regardante, qu’accompagnaient d’humiliants conseils et des vexations. (Il est connu que la charité se croit tout permis) Les hommes montraient bien plus de générosité, et avec eux elle n’était pas tenue à la reconnaissance, puisqu’une convention avait fixé le prix de leurs rapports. Ce prix, on l’avait débattu avec une certaine âpreté, les Clochemerlins arguant que ça ne leur coûtait pas davantage en ville. Mais félicité qui ne pensait qu’à ses enfants, et pour eux luttait pied à pied, fit valoir que sa présence sur place économisait la dépense d’un voyage à Villefranche ou Mâcon, et il fallait encore compter le temps de s’y rendre. L’argument ne manquait pas de valeur. Les Clochemerlins se laissèrent surtout convaincre parce qu’ils étaient un peu honteux qu’un homme de leur pays eût abandonné ses gosses. Ils désiraient faire quelque chose pour ces derniers, sans tout y perdre quand même. En protestant que c’était cher : « C’est bon ! concédèrent-ils. On fera ça pour les petits. » Ils voulaient dire qu’en donnant quinze ou vingt francs de plus que ça ne valait à leur avis (vu que le décor était moins luxueux qu’au boxon, où l’on avait en plus le choix des personnes) ils ajoutaient simplement au prix réel de la transaction un supplément de bienfaisance qui était à porter à leur crédit moral. Ça leur donnait une bonne conscience quand ils se rendaient chez Félicité, qu’ils ne traitaient pas du tout en catin, mais en femme du pays avec laquelle ils avaient simplement des rapports de voisinage un peu poussés. Ils trouvaient chez elle une atmosphère familiale, dans un décor presque bourgeois, ce  qui leur procurait l’illusion agréable d’avoir deux femmes et deux maisons. Ou encore ils avaient l’impression de faire cocu Traviolet, de le faire cocu chez lui, et Traviolet, du haut de son cadre, les regardait tranquillement, d’un air confiant, comme s’il les remerciait de tenir compagnie à sa femme en son absence (son portrait n’avait jamais été décroché). C’était assez curieux. Si bien que, la chose faite, ils s’attardaient à bavarder, caressaient les enfants et glissaient encore cent sous dans la main du petit dernier, qui leur grimpait sur les genoux et les appelait « papa ». Pauvre enfant né du hasard et privé des droits de la consanguinité, qu’un instinct obscur avertissait qu’il ne pouvait compter pour un simulacre de tendresse paternelle que sur les hommes que sa mère recrutait !

On pourra dire que Félicité Traviolet était tombée au niveau de la grosse Zozotte de Saint-Romain-des-Iles. Oui et non. Elle agissait pour des raisons bien différentes, qui restaient en somme estimables. Elle ne commerçait pas dans un esprit de lucre, ne vendait pas son corps plus qu’il n’était nécessaire pour assurer les sécurités quotidiennes, avec cependant une petite avance d’argent qui lui eût permis le cas échéant de pare à une incapacité physique de quelque durée. Elle avait dû faire des dépenses de toilette (principalement en dessous) pour répondre aux désirs exprimés par ses habitués, qui la formaient à leur goût (elle avait beaucoup à apprendre) et que certaines élégances mettaient en verve. Mais elle ne se parait qu’à domicile, à l’heure des visites, et le reste du temps circulait dans le bourg très modestement vêtue. Son aspect ne pouvait inspirer aucun soupçon d’inconduite et de débauche. D’ailleurs, inconduite et débauche, c’étaient des notions qui n’effleuraient pas l’esprit simple de Félicité. Le mot prostituée lui paraissait toujours abominable, et pour éviter qu’on le lui appliquât elle traitait ses clients avec sincérité, comme des époux, en espaçant par délicatesse, estimant qu’un certain délai interposé la livrait presque pure à chacun d’eux. Poussé par le besoin, elle profitait d’un bon métier, dont elle retirait une large aisance, sans trop de fatigue. Elle mettait son point d’honneur à bien faire ce métier, à toujours en donner pour l’argent : où il y a probité, il ne saurait y avoir d’infamie. La preuve, c’est que Félicité ne se sentait pas du tout déchue. Elle éprouvait au contraire un sentiment d’élévation sociale, du fait d’être intimement fréquentée par une bonne vingtaine de Clochemerlins, tous hommes mûrs et vignerons cossus, ayant une expérience assagie de la vie, qui lui tenaient compte de ses efforts surérogatoire et les récompensaient d’un petit cadeau supplémentaire. Elle découvrait que plusieurs avaient de bien meilleures façons que Traviolet, brutal et coléreux – en sorte qu’elle ne perdait pas au change et pouvait même dépenser plus qu’autrefois, à la condition de le faire discrètement. Deux ou trois auraient fait d’excellents maris, mais elle se défendait de vouloir désunir aucun ménage, sachant trop combien une femme est désemparée quand l’abandonne celui à qui elle s’était confiée pour toujours. Cet abattement était maintenant surmonté,  et même elle se trouvait bien d’avoir  à sa dévotion un lit de protecteurs qui lui apportaient à domicile la variété et la fantaisie, en lui racontant sur les gens du bourg des anecdotes qu’elle avait ignorées du temps de Traviolet, lequel passait des journées entières sans lui desserrer les dents. Elle se contentait des largesses de ce noyau de bons, d’excellents amis, et ne cherchait pas à en étendre le nombre. Cela était arrivé par hasard, sans qu’elle l’eût provoqué, parce qu’un homme (qui était bien de Clochemerle, et non un étranger) avait un jour poussé sa porte et offert, l’agent aux doigts, de lui venir en aide pour élever ses enfants. Une fois l’argent accepté, elle n’avait pu moins faire que se reconnaître.
Puis d’autres s’étaient présentés, toujours pour la même raison charitable, qu’elle n’avait pu traiter plus mal. Peu à peu elle avait cessé de s’étonner qu’on lui voulût tant de bien, et des habitudes régulières s’étaient établies par roulement, dans le plus grand secret. La confiance avait suivi. Ses visiteurs ne se bornaient pas à goûter avec elle un agrément bref et tout physique. Se laissant aller, ils l’entretenaient de leurs soucis, de leur vie familiale, de leur femme, de son caractère et de ses comportements dans l’intimité. Manifestement ils éprouvaient à parler d’eux-mêmes un autre soulagement, le plus important peut-être.
Les enfants de Félicité Traviolet avaient une mine superbe et ils étaient tenus à la perfection. Les femmes de Clochemerle en étaient dans l’émerveillement :
-Elle a ben du mérite, cette Félicité !
-Elle s’est pas découragée !
-Une créature qui vit de misère et de privations... Regardez ses petits. Habillés et nourris comme des enfants de riches. Elle doit en passer des nuits à travailler pour eux.
-Toujours l’aiguille aux doigts, la pauvre !

*

Les choses auraient pu durer ainsi à la satisfaction générale, sans porter préjudice à personne (les protecteurs de Félicité montraient même chez eux une humeur plus détendue et conciliante) tout en étant bénéfiques à quatre enfants joyeux et bien portants (qui n’avaient pas à savoir d’où venaient les ressources de leur mère) si le gonocoque, un beau jour, ne s’était mis de la partie. Il vint certainement de l’extérieur, mais apporté par qui ? Cela resta toujours un mystère. Il est vrai que le coupable avait pu être involontairement son agent de transmission. Quoiqu’il en soit, quand sa présence fut constatée, ce qui prit un certain délai, eu égard à la non-méfiance, il était déjà trop tard1 félicité, inconscient réceptacle, avait été la première victime. Gagnant de proche en proche, le microbe contamina plusieurs familles, d’où, cheminant plus loin (quelques femmes n’étaient pas rigoureusement fidèles) il étendit ses ravage. Là encore il fallut du temps pour le détecter, car on ignorait l’existence à Clochemerle d’un foyer d’infection où allaient bénévolement se recréer quelques époux. Enfin Mouraille fut mandé qui, tout en évoquant des causes accidentelles, où le contact proprement vénérien n’intervenait pas, dut préciser aux fins de traitement de quoi il s’agissait. Sa présence ne pouvait pas ne pas être remarquée, quand il arrêtait sa voiture à la porte de tel ou tel. La question arrivait automatiquement :
-Vous avez quelqu’un de malade chez vous ?
Il était difficile d’avouer sur quoi l’examen du docteur avait porté. On parlait vaguement d’une sorte de gratelle, d’eczéma caché, de fièvre bizarre, etc. Mais cette pudeur n’atténuait pas la violence des explications qui avaient lieu à huis clos. Il se dit des choses terribles entre les murs de certaines maisons, où parfois l’on profita de la circonstance pour déballer des griefs mutuels accumulés sur des années de cohabitation. Enfin une femme forte, Agathe Donjazu, qui faisait bon marché de la honte et la sacrifiait véhémentement aux représailles publiques, ne craignit pas de poursuivre son homme dans la rue en criant à tue-tête que ce sacré foutu cochon de renifleur de chiennes lui avait collé la sale maladie des putains. Alors les langues se délièrent. Clamant leur indignation, les femmes atteintes se firent connaître, celles du moins à qui le mal était venu par la voie légitime. Et Donjazu étourdi d’engueulades, lâcha le morceau pour avoir la paix ‘erreur fatale de sa part, qui ne fit que redoubler la colère de sa virago) en révélant l’existence du phalanstère où Félicité prodiguait ses cajoleries à une petite communauté d’abonnés. Ainsi cette Félicité exemplaire, dont on admirait le courage et l’effacement, dont on louait le dévouement maternel, c’était elle, la pute ! La pute et la pourrie ! On la montra du doigt, elle fut abreuvée d’outrages, les murs de sa maison se couvrirent d’inscriptions injurieuses. On la traita en plein visage de pouffiasse et de saleté. Les femmes mariées pétitionnèrent pour qu’on la mit en carte, afin d’assurer le bon état sanitaire du bourg. Mais il leur fut objecté que Félicité ne raccrochait personne. Elle opérait chez elle, à volets tirés (du moins on le supposait, car elle niait avec la dernière énergie) et ceux qui lui rendaient visite le faisaient de leur plein gré. Tout ce qu’on pouvait envisager, c’était peut-être de la surprendre in collo, à la requête d’une épouse qui aurait désiré constater le flagrant délit de son conjoint. Mais un juriste fit observer que l’adultère de l’homme n’est constatable qu’au domicile conjugal. Seule l’infidélité de la femme, commise en tous lieux, est passible de sanctions. Lesquelles sanctions ne jouaient pas contre Félicité, puisque Traviolet l’avait abandonnée, laissant libre un corps qui lui appartenait par contrat.
Heureusement, les sulfamides avaient fait leur apparition, et l’épidémie fut assez rapidement jugulée, sauf chez quelques sujets rebelles aux drogues nouvelles. Ceux-là durent recourir aux vieilles médecines qui avaient fait leurs preuves sur plusieurs générations.
Ce scandale eut des conséquences inattendues. Mise en vedette, et sa dégradation étant connue de tous, Félicité Traviolet vit affluer chez elle quantité de Clochemerlins qui ne manquaient pas de lui demander des nouvelles de ses enfants. C’était une entrée en matière conventionnelle, et comme le tarif était connu on se mettait facilement d’accord. Décidément, les hommes ne la lâchaient pas ! Une fois encore, sans l’avoir voulu, Félicité se vit offrir des secours pécuniaires faciles à gagner, mais le nombre des offres était à multiplier par vingt. Elle n’y pouvait suffire. Elle récusa les propositions des plus grossiers visiteurs, qui s’exprimaient trop crûment et prétendaient la traiter en mauvaise femme. Elle leur ferma sa porte au nez avec rudesse. Elle n’agissait plus que par caprice.
C’est que son caractère venait de changer en peu de temps. Quel était son crime ? De la situation de femme malheureuse elle avait passé à celle de femme secourue, se contentant en toute humilité de l’excédent des transports que le lien conjugal laissait disponible chez ses habitués. Jamais elle n’avait cherché à les détourner des épouses, qu’elle contribuait au contraire
 A leur rendre supportables, en offrant un exutoire aux mornes contraintes que le mariage impose à des malheureux. Jamais elle ne s’était attaquée aux patrimoines, ne recevant des hommes, pour prix de ses complaisances, que des sommes qui ne grevaient pas le budget des familles (Quand un Clochemerlin devenait trop assidu, elle était la première à le mettre en garde contre le montant d’une dépense fréquemment répétée). Fuyant le scandale, adoptant un genre modeste et tout de soumission, elle avait ménagé aussi bien les situations que les institutions. Et comme l'avait-on récompensée de sa bonne volonté ? En lui rendant le mal pour le bien. Des femmes largement pourvues de sécurités l’avaient ignominieusement traitée. D’esprit simple et prompt à se vexer, Félicité en conçut de l’amertume. Elle prit une attitude anti-sociale et se mit à boire. Avec ses clients, elle était maintenant cynique, avide, arrogante, et les traitait sans ménagements. Elle rendait mépris pour mépris, se moquant cruellement de leurs femmes, incapables de les contenter. Elle devenait bien la vraie putain.
C’était par la faute des autres, puisqu’on lui imposait une classification à laquelle, de bonne foi, elle avait cru échapper par la modération de ses mœurs et la loyauté de ses rapports avec ses amants. Si elle faisait commerce d’amour, c’était dans les limites d’une certaine respectabilité que, naïvement, elle ne croyait pas qu’on lui pût refuser, étant donnés les mobiles qui l’avaient amenée à se conduire de cette façon. A son avis, on la traitait calomnieusement, puisqu’elle s’était efforcée de rester honnête dans une condition assurément délicate, mais qu’elle jugeait n’être pas condamnable sans recours, puisqu’elle refusait de tomber dans le vice sans frein. Comme il arrive aux être qui sont précipités publiquement dans la honte, jusqu’à former une secte sociale à part, elle se fit de sa honte une gloire amère, mais insolente et corrosive, qui est celle des repris de justice et des vieilles prostituées, endurcis dans le crime et la dégradation. Quand elle criait effrontément : « N’est pas putain qui veut » elle retirait le droit de la juger à des personnes dont l’état de conservation physique ne leur eût pas permis d’entrer en concurrence avec elle. La vertu est d’une pratique facile à qui n’a pas les moyens d’y manquer. De même elle affirmait ouvertement que toutes les femmes sont entretenues, qu’elles n’ont au fond d’autre profession, et que c’est uniquement par chance qu’elles vivent d’être entretenues dans le mariage par un seul homme qui suffit à leurs besoins. Si cet homme venait à leur manquer, comme Traviolet lui avait manqué à elle-même, on verrait bien ce qu’elles feraient !
C’est par de tels propos, qui remettaient en question les principes d’une indispensable morale, dont on doit sauvegarder les apparences, qu’elle obtint qu’on la laissât enfin tranquille. Ses ennemies comprirent qu’elles n’avaient pas intérêt à pousser à bout une dépravée qui, en exploitant les bas instincts des hommes, s’assurait sur leur esprit une influence dangereuse. Beaucoup de ces dames vivaient sur un quiproquo d’alcôve qui ne devait pas être dévoilé. Mieux valait tolérer aux hommes quelques incartades plutôt que de les amener à comparer ce qui était rébarbatif côté devoir, avec ce qui était aimable côté plaisir. Et les épouses froides, titularisées par contrat, n’avaient rien à craindre.
En tout état de cause, Félicité Traviolet, restait une mère passionnée, dévouée jusqu’à l’égarement. Serrant contre elle ses enfants, elle leur disait :
-Je vous trouverai des pères, mes petits. A la pelle, je vous en trouverai. Et je saurai les faire raquer pour que vous ne manquiez de rien mes chéris.
Elle faisait en effet de grosses recettes, canalisant chez elle une partie de l’argent de poche du bourg. Elle rêvait d’envoyer dans une grande école son fils aîné qui étudiait facilement : Polytechnique ou les Sciences-Po. Elle ne savait pas bien de quoi il s’agissait. Mais on lui avait dit qu’il n’y avait rien au-dessus pour faire une carrière et que, pour qui décrochait l’un de ces diplômes, c’était la certitude de faire un beau mariage, dans la grosse industrie ou la finance. Elle pouvait bien coucher avec n’importe qui ! Plus tard, un enfant de putain dominerait la société et la vengerait de ses humiliations.

*

-Voulez-vous que je vous épouse ?
C’est avec une rage aveugle qu’il vient de prononcer cette parole, parole à ne pas prononcer (il se l’est dit mille fois)  car il serait absurde, dégradant d’en arriver là, épouser cette fille déshonorée, à demi publique si ce qu’on raconte est vrai, et ce doit l’être dans une certaine mesure. Vers quels abaissements et quelles vicissitudes un tel mariage ne l’entraînerait-il pas ? Pourtant il est chez Torbayon, après avoir guetté du dehors l’instant où la salle serait vide, tenant la belle servante coincée dans un angle de l’estaminet. Enflammé à ce chaud contact, Armand Jolibois répète sa question, se détestant de montrer pareille faiblesse, et ne pouvant faire autrement.
-Flora, voulez-vous que je vous épouse ?
Elle a son ricanement de fascinante bécasse. (On se demande toujours ce qu’elle pense, ou si elle est simplement incapable de penser.)
-Oh ben ! dit-elle.
-Répondez-moi, Flora.
-Oh ben, v’là que ça vous prend !
Elle est à  gifler cette fille splendide, dont l’odeur l’étourdit. La saisissant violemment et la plaquant contre lui, il plonge son regard dans le beau regard sombre de Flora, ce regard inexpressif, abîme d’on ne sait quoi, de néant peut-être.
-Répondez-moi. C’est sérieux, ce que je vous dis.
Elle, de répéter : V’là que ça vous prend aussi !
Elle sait bien l’effet qu’elle produit sur les hommes, elle sait bien que tout le Clochemerle mâle lui tourne autour, que tous les clients de l’hostellerie veulent happer au passage quelque chose de son corps. C’est une manie qui les tient et lui permet de régner sur eux. Ce qu’elle sous-entend rend Jolibois fou de dépit, de jalousie. Il lui tord les poignets, cherchant à meurtrir cette chair qu’il désire et déteste à la fois.
-Vous me faites mal !
-C’est exprès, idiote ! Voulez-vous que je vous épouse ?
-Oh ben, dit-elle, j’en ai point envie.
Il n’a tenté cette démarche humiliante qu’à la dernière extrémité. Mais il croyait en finir. Epouser Flora et demander son changement, l’emmener dans un pays où elle n’aurait pas de passé, c’était une chose possible. Il est des maladies dont on veut guérir à tout prix. Il sent le ridicule d’échouer, de se faire repousser par une servante d’auberge, lui, l’instituteur.
-Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
-Rien, dit Flora. Lâchez-moi.
Mais il n’en tient pas compte. Il pétrit fébrilement ses bras gras, près de l’attache sombre et musquée de l’épaule, et se faisant s’intoxique d’elle un peu plus.
-Vous avez mieux ? Un prince, probablement ?
-Un prince ? (elle rit bêtement). Je m’en soucie seulement point.
-Vous êtes fiancée ?
-Oh ben, dit-elle, pourquoi faire Des fiancés, j’en trouverais ben un par jour.
-On se fiance pour se marier. Vous ne voulez pas vous marier.
-J’en ai point l’envie, dit-elle.
-Qu’est-ce que vous voulez faire dans la vie ?
-J’y pense seulement point.
-Vous vous plaisez ici ?
-J’aime de voir le monde qui passe et les têtes qui changent. Ça me donne de la distraction. Je pourrais pas me sentir enfermée toute seule dans une maison.
-Il n’est pas question que je vous tienne enfermée.
Et avec rage :
-Epousez-moi, Flora.
-J’en ai point envie, je vous dis.
-Il faudra bien que vous vous décidiez un jour.
-Qu’est-ce que je ferais d’un seul homme ?
-Il vous en faut donc plusieurs ?
-J’aime de changer. Sans ça je m’ennuie.
Il n’u a pas de prise sur cette nature fantasque et butée. Les hommes, elle s’en amuse. Et c’est aux plus sincères, aux plus épris qu’elle oppose des refus irraisonnés, pour rien, pour le plaisir de les contrarier, parce que son entêtement lui procure la joie perverse d’affoler. Objet de tentation, même de passion, embellie par cent imaginations surchauffées qui, facilement, feraient d’elle une idole, parce que la nature l’a pétrie à la perfection, elle devient malfaisante et ricanante par jeu, ou pour se venger d’un mépris qu’elle devine sous les grossiers désirs qui l’assaillent. Il est certain que Jolibois lui offre ce qu’elle peut trouver de mieux dans le pays, en lui faisant hommage d’une ferveur dont l’expression coûte à sa fierté, et c’est justement cette ferveur qu’elle écarte parce qu’elle triomphe à dédaigner quelques-uns de ceux qui la veulent posséder et que, souvent docile aux plus cyniques, par caprice cruel, elle ne veut rien concéder aux autres. Elle aime les voir dans leur démence de désir, une lueur rouge aux yeux, aux limites du crime passionnel, dirait-on, ceux qui voudraient aussi bien se repaître d’elle que l’étrangler, et ça la fait rire de les affronter dans leurs paroxysmes. Comme elle rit en ce moment de sentir Armand Jolibois, toujours si correct et réservé, l’étreindre avec fureur, cherchant à saccager et violenter son corps rebelle, qu’elle défend par simples dérobades, mais sans rompre le contact, sachant bien qu’elle ne craint rien puisque la porte d’un instant à l’autre peut s’ouvrir.
-Je vous déplais ?
Stupidité à dire à une femme : il le comprend dès que la phrase est prononcée.
-Vous êtes pas plus mal qu’un autre...
-Alors ? Alors ?
-Tenez-vous, v’là du monde qui arrive.
Elle se dégage pour s’avancer à la rencontre des clients, un peu chiffonnée et négligée, comme si les robes légères qui plaquent à son corps n’étaient que déshabillés qu’elle endosse par complaisance, afin de laisser aux regards toute facilité de la dévêtir, puisque les hommes viennent chez Torbayon pour la lorgner et reconnaissent par de larges pourboires l’agrément que sa vue leur procure. Ce n’est pas qu’elle tienne à l’argent, mais elle connaît l’avarice paysanne de ses admirateurs, et c’est aussi un jeu pour elle d’en tirer davantage qu’ils seraient disposés à donner quand, la main tendue, elle appuie sa poitrine à leur dos, tenant leur nuque encastrée dans le tiède encorbellement de ses seins. Ils lâcheraient n’importe quoi pour retenir contre eux cette douce chaleur.
Cependant Jolibois s’est élancé dehors et remonte à grands pas en direction de l’école pour aller s’enfermer en tête à tête avec sa déception et sa honte. Refusé par Flora, quel affront ! il devait se dire que le caprice de cette fille le sauve de lui-même, de son aberrante passion. Mais il est encore trop tôt pour qu’il le comprenne. Il lui faudra d’abord souffrir, traverser une pénible crise de misogynie, torturer peut-être une jeune femme innocente de tout cela, qui lui fera don de sa naïve bonne volonté et de sa confiance. Car les passions se répercutent, des  êtres étant faits pour blesser, d’autres pour panser, et parfois les mêmes alternativement, tantôt victimes et tantôt bourreaux. Ce qu’il devrait aussi se dire c’est que Flora elle-même s’u fera prendre et qu’elle sera un jour une chienne rampante, frappée au ventre par une brute insensible à sa douleur.
D’instinct les femmes de Clochemerle jalousaient Flora, bien qu’affectant de la mépriser, de la ravaler à la condition de bonniche et de roulure de corridors. Sans réussir à la discréditer auprès des hommes, dont les regards lui accordaient la suprématie royale pour des raisons aussi stupides que l’harmonie de quelques  courbes, la hauteur idéale où s’accroche une poitrine épanouie, mais ce sont des raisons insurmontables. Et un chef-d’œuvre n’a pas à s’expliquer d’être ce qu’il est. Il suffisait à Flora de se montrer. Mouraille la nommait « Messaline bouche cousue » et faisait l’éloge de cette « Milo en savates », comme il disait encore. Il la citait toujours quand on venait à parler de la puissance des femmes. Il s’agissait d’une puissance sans prérogatives ni droits reconnus, en marge de toute considération sociale, mais consacrée par le tribut de désirs qui lui venaient de tout un bourg. La pensée, la raison, ni peut-être le sentiment n’avaient rien à voir là-dedans : ce n’en était que plus dangereux.
Il était sans inconvénient pour Samothrace d’être amoureux de Flora, qu’il considérait comme une statue du Parthénon, ce qui exaltait son lyrisme de vieux faune fatigué. La passion d’Armand Jolibois était autrement grave, qui n’avait pas d’exutoire poétique. Mouraille en avait observé les ravages et plaignait le jeune instituteur, pour lequel il avait de la sympathie. Mais Flora était une créature pour les fringales, et à moins de lui faire un sort de riche odalisque (ce qui n’était pas dans les moyens d’un maître d’école) il ne fallait pas s’en embringuer pour la vie. Mouraille disait, tourné vers le curé Patard :
-Je crois que le plus grand châtiment d’Adam chassé  du paradis est contenu dans cette parole de Dieu : « Et maintenant tu obéiras à la femme, car tu cavaleras derrière ses jupes. »
-Cette parole n’est pas consignée dans les Ecritures, dit en riant le curé. Et la femme, au sortir de l’Eden, n’était pas encore vêtue de jupes.
Alors, Samothrace, intervenant :
-Que tes seins soient comme les grappes de la vigne, est-il écrit dans le « Cantique des cantiques ». Et ta bouche comme un vin excellent, qui coule aisément pour le bien-aimé. La femme est le grand vignoble où l’homme cherche ses délices et son ivresse. De là son indéniable puissance. Pas vrai, l’abbé ?
-Je vous dirai que je connais surtout les femmes par la confession.
-Et alors ?
-Leurs secrets ne doivent pas être divulgués. Croyez ce qu’elles vous racontent, et contentez-vous en, mes frères !
-Amen ! dit Mouraille
-Amen ! dit Samothrace.



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