samedi 28 décembre 2013

V- Complications Religieuses

Arriva le successeur de Ponosse
On l’attendait depuis quelques jours avec un peu d’inquiétude : quelle tête aurait-il ? Il faut dire tout de suite que sa vue coupa le souffle aux Clochemerlins et leur fit pressentir que les choses allaient singulièrement se compliquer avec le ciel. Les clients de l’estaminet le guettaient, son approche ayant été signalée par un cycliste accouru de la gare. Ils l’examinèrent au passage lorsque, arrivé sur la place de l’église, il se fit indiquer le presbytère.
-Oh, ben ! dirent-ils avec étonnement. Oh, ben
-L’a pas l’air commode, le frère !
C’était un grand diable de curé blême et sinistre, dans les quarante ans, foutu comme l’as de pique, tout en os, en mains et en pieds, à profil tranchant et menton en pare-chocs, un noir personnage dont les yeux sombres brillaient de dévotion fanatique. Il portait une verdâtre houppelande rapiécée, et les bords ramollis de son chapeau battaient au vent comme des ailes de corbeau. Un type à vous donner le frisson d’une mauvaise mort. Il s’engouffra dans l’impasse qui menait à la cure.
Moins d’une heure plus tard il parcourait Clochemerle à grands pas saccadés, d’un air farouche, sans saluer personne ni sourire aux enfants, en jetant sur le bourg un regard d’aigle. Il fit annoncer par Beausoleil, à bruit de tambour, un service religieux spécial pour le lendemain. Les Clochemerlins s’y rendirent en nombre, par curiosité.
La messe fut entendue dans une atmosphère de frousse. Les Dominus Bobiscum de l’officiant claquaient à la figure des fidèles comme des garde-à-vous d’adjudant. La messe expédiée, le curé Noive monta en chaire et parla d’une voix rauque. Le sens de son prêche fut à peu près celui-ci : « Et maintenant, mes frères, c’est fini de rire ! Vous vous faites de Dieu une idée molle et dégradante. Ecartons ce Dieu trop commode qui voit avec complaisance la ripaille, le manque de tenue des femmes et la bamboche des hommes. Je vais vous mettre en présence du Dieu dont le Fils a souffert pour vous, le Dieu de justice, mais aussi le Dieu terrible qui vous demandera compte du sang divin, le sang de la Croix, répandu pour votre salut. Dans une époque bassement matérialiste, qui se couvre d’opprobre et ne cesse d’offenser le ciel, je veux faire avec vous de Clochemerle, une citadelle de la foi la plus ferme. Le monde, je vous l’annonce, ne se sauvera que par la pénitence, la continence, la tempérance, la prière répétée et le mépris des biens de la terre. Les neuvaines du rachat vont commencer. »

-Ben, nom de Dieu !
-Ça va barder à confesse, probable !
Les gens étaient atterrés. Jamais on ne leur avait parlé de Dieu en termes aussi terrifiants, ni proposé un programme aussi aride pour gagner la vie éternelle. Les femmes en avaient des remous d’entrailles, se sentaient la croupe brûlée au fer rouge et les seins leur peser d’un poids honteux. On les désignait en somme comme les instruments de la grande cochonnerie universelle. Il y avait bien de quoi leur couper les jambes.
Conséquemment, il apparut aux Clochemerlins qu’un prêtre qui voyait tout en noir, étant de naturel mélancolique et tourmenté, allait fourrer du péché partout, semer le doute dans les esprits, mesurer chichement le paradis à ses ouailles et faire de la paroisse un endroit proprement cafardeux. Mouraille déclara tout net qu’on ne devrait placer aucun prêtre à la tête d’une communauté sans lui avoir fait subir un examen psychique approfondi.
-Regardez, disait-il, sur les gravures du temps les trombines de ces messieurs de l’Inquisition, et dites-moi si des binettes pareilles ne relevaient pas de la neurologie. On lit sur les traits des inquisiteurs les stigmates du refoulement sexuel et du sadisme. Il y avait chez ces gens-là pas mal de détraqués mentaux.
-Les curés, fit observer Armand Jolibois, mettent souvent l’accent sur le péché de la chair. N’est-ce pas en vertu de leur propre obsession ?
-L’exemple de la chasteté, dit Tafardel, vient du citoyen Jésus, qui vivait dans la solitude et la privation. A votre avis, docteur, Jésus-Christ est-il mort vierge ?
-On a tendance à escamoter le problème de la sexualité chez les êtres à caractères divins, répondit Mouraille. Sauf dans l’ancienne mythologie, où les gaillards de l’Olympe, quand ils étaient fatigués de leurs chipies de déesses, ne se privaient pas de faire sur la terre la tournée des grands-ducs. Le cas de Jésus-Christ est épineux. S’il avait laissé ici-bas une descendance de petits-fils de Dieu, vous voyez la complication pour le dogme ? Mieux valait écarter cette éventualité.
-Ace propos, dit Samothrace, j’ai lu un article très sérieux, où l’on prétendait que le célibat des prêtres prote un grave dommage à la spiritualité, les qualités morales des religieux n’était pas transmises par la voie du sang.
-Autrement dit, nous manquons d’enfants de curés !
-Ne riez pas. Cette thèse s’appuyait sur les lois de l’hérédité. Vous ne les niez pas, docteur ?
-Sans les nier, il faut tenir compte que l’hérédité ancestrale, surgie on ne sait d’où, est toujours susceptible de s’intercaler entre les hérédités de filiation directe. On en a constamment des exemples. Croyez-moi, l’individu est conditionné par ses glandes et ses organes. Il n’y a pas à en sortir de là.
-Nous nous égarons, dit Tafardel. Nous parlions de l’influence que le caractère d’un curé peut avoir sur ses paroissiens. Qu’en pensez-vous ?
-A première vue, dit Mouraille, le nouveau curé est un nerveux bilieux, à tendances fébriles.
-Mauvais indices ?
-C’est-à-dire que c’est à peu près le contraire des composants physiologiques de notre vieux Ponosse, que je rangeais dans les sanguins placides, à prédominance intestinale... Ou je me trompe fort, ou la vie à Clochemerle ne va pas être gaie pour les chrétiens !

Le curé Noive avait une sœur qui lui tenait lieu de servante, une demoiselle moustachue, à piété astringente, qui choyait un Dieu de fiel dans un cœur outragé par tout ce que la vie pouvait offrir de gracieux, de tendre et d’aimable. Des natures sont ainsi faites, à rebrousse-poil, que tout ce qui ressemble au bonheur les plonge dans le dépit et la fureur.
Barbe Noive congédia sans ménagements la vieille Honorine, la destinant à un hospice de vieillards où, environnée de gâteuses, elle ferait son salut, et cela seul comptait. La chiennerie humaine doit partir du plus bas pour s’élever au plus haut. On ne gagne pas le ciel dans le luxe et le bien-être. Le corps n’est qu’excrément, et c’est au sortir de cette loque pourrissable que l’âme rayonne de sa lumière, etc. La gouvernante du presbytère disposait de tout un répertoire de ces maximes sanctifiantes.
Honorine n’était point pressée de partir. Fêtée à l’estaminet, elle pouvait boire à satiété, elle en profita pour dire bien haut ce qu’elle pensait d’un prêtre qui ne tenait pas compte des services rendus à l’Eglise. Elle se flattait d’avoir soigné un saint homme, doux et humain, qui valait cent mille fois mieux qu’un noirâtre escogriffe diététique, qui s’abreuvait sadiquement de l’eau d’un puits. Quant à la crochue du bec qui tenait l’intérieur du curé, c’était gibier d’enfer, dont la viande filandreuse sentait déjà le goudron et la grillade. Ces jugements prenaient une portée du fait qu’Honorine avait longtemps vécu au voisinage des choses sacrées. Elle savait, mieux que personne dans le bourg, comment on administre honnêtement le dogme. Mais enfin elle dut partir, non sans avoir dit vertement à Barbe Noive ce qu’elle pensait de ses procédés.
Clochemerle demeura en présence de son curé, retranché dans le presbytère comme dans une forteresse ténébreuse. Les accents de l’angélus du matin prirent un timbre fêlé pour annoncer des journées peu réjouissantes, sous un ciel de colère qui ne promettait que châtiments. Les gens ne se hasardaient plus qu’avec crainte dans les parages de l’église.
Six Clochemerlins moururent dans la semaine, proportion jamais atteinte. Parmi eux le pépé Garabois, âgé de quatre-vingt-seize ans, qu’on entretenait pour le centenaire, ce qui eût jeté un lustre sur Clochemerle et prouvé la qualité tonique de son vin, dont le vieillard avait bu en sa vie plus que quiconque.
Six morts pour une semaine, c’était beaucoup. Mouraille trouvait anormal d’avoir à délivrer tant de permis d’inhumer. Il disait :
-Les malades préfèrent en finir, de peur de voir une seconde fois le nouveau curé à leur chevet. Le bougre va nous porter la guigne. Vous verrez qu’on aura la grêle sur le vignoble.

*

Lorsqu’il fut question d’aller recevoir au château la confession de la baronne, comme l’usage s’en était établi, le curé Noive opposa un refus formel. Il chargea l’émissaire d’expliquer à  sa maîtresse que le sincère regret des péchés impliquait le renoncement au confort (c’était la moindre des choses) et qu’il tenait personnellement toutes les âmes pour égales devant le tribunal de la pénitence. Il fit répondre également qu’il ne dînait pas en ville, étant au régime. Qu’on ne comptât donc pas sur lui pour orner la table de la châtelaine, faire sa partie de domino et l’entretenir de futilités mondaines.
La baronne le prit très mal. Incontinent, elle sauta sur sa bonne plume et écrivit la lettre suivante, adressé à Monseigneur :
Eminence,
Quel est donc cet insolent de curé sans éducation dont on vient de pourvoir Clochemerle ? Si l’on tient décidément à prononcer le divorce de la religion et du savoir-vivre, je préfère vous dire que, moi, je resterai fidèle au savoir-vivre. Je sais ce que je dois à Dieu, mais je sais aussi ce que je dois à ma naissance. Et Dieu ne m’a pas fait naître d’Eychaudailles d’Azin pour avoir à subir les nasardes d’un malotru ensoutané. Après tout, je peux me passer des absolutions de cet imbécile. Mais je cesserai de m’intéresser aux œuvres de la paroisse.
Trouvez ici, Eminence, les assurances du dévouement de votre humble servante.

                                               Alphonsine de Courtebiche.

-Là, dit-elle, je lui apprendrai à vivre, à celui-là ! Ah, on ne fait pas plus de cas de mon âme que de celle d’un croquant ? Il va voir... Je n’ai jamais occupé dans la vie que des avant-scènes et des places d’honneur, à la droite des maîtres de maison. Croit-il cet individu, que je vais déchoir en arrivant au ciel ? J’y siégerai dans les rangs du faubourg Saint-Germain, loin de la pouillerie des petits bienheureux des bas quartiers. Je compte justement sur la justice de Dieu pour remettre enfin les gens à leur place et nous sauver de la chienlit de la terre.
Sa fille entrait à ce moment.
-Estelle, lui dit-elle, nous avons beaucoup perdu en enterrant notre vieux Ponosse. J’avais fini par le policer, il était devenu très acceptable comme chapelain d’une douairière. Et savez-vous qui on envoie pour le remplacer ? Un Calvin à la triste figure.
-Un Calvin, ma mère ?
-Qui fait de la démagogie religieuse
-De la démagogie ?
-Il prétend m’humilier en m’attirant dans son confessionnal à puces. Concevez-vous cela, Estelle ?
-non, ma mère.
-Vous faites bien, ma fille ! Tenez, je serais plus jeune, je crois que j’enverrais promenez la foi, pour lui apprendre les usages, à ce représentant du nouveau clergé. Mais je n’ai plus rien sous la main pour remplacer la foi, qui d’ailleurs a toujours été bien portée dans notre famille... Avez-vous une idée, Estelle ?
-Non, ma mère.
-Le contraire m’étonnerait !... Ah, je sais ce que je vais faire. Je donnerai un grand dîner par mois et j’inviterai ce chanoine de Lyon qui est si gourmand, si amateur de truffes et de bourgogne. Vous voyez qui je veux dire ?
-Le R.P. Reventin ?
-C’est ça. Je lui ferai passer mon invitation par Ghislaine d’Aubenas-Teizé qui le rencontre dans les milieux de la noblesse lyonnaise. Pour un bon dîner, il me soulagera de ma confession. Au besoin, nous le garderons aux deux repas. Il paraît que c’est un brillant causeur.
-Mais, ma mère, viendra-t-il de Lyon tout exprès ?
-Nous le ferons prendre et reconduite en voiture. Ça compliquera un peu le service. Mais à raison d’une absolution par mois, ce n’est pas un gros inconvénient. Et je ne mettrai plus les pieds à l’église.
-Oh, ma mère !
-Ni vous, Estelle.
-Mais, ma mère...
-J’ai dit. Nous irons entendre la messe aux environs, à Montéjour, à Valsonnas, à Pontanevaux, à Thoissey, n’importe où, sauf à Clochemerle. Ça nous fera une occasion de sortir un peu. Et nous changerons chaque fois.
-Oh, ma mère, comme ce sera amusant !
-Vous n’êtes pas enceinte, Estelle ?
-Je ne crois pas, ma mère. Pourquoi me demandez-vous cela ?
-Parce que je vous enverrais accoucher ailleurs. Pour que le baptême n’ait pas lieu ici... Ah, ce curaillon ne veut pas se déranger pour l’âme de la baronne. Eh bien, il va voir de quel bois elle se chauffe, mon âme !

*

Il arriva une chose biens amère à Firmin Lapédouze, réputé « mangeur de curés » et le pire athée de Clochemerle, qui marchait en tête des cortèges de la libre pensée et en portait les bannières. Il restait peut-être le seul habitant du bourg dont l’affabilité du curé Ponosse n’avait jamais fléchi l’humeur intransigeante. « Ces gars-là, disait-il en parlant des prêtres, s’ils redevenaient puissants, nous serions tous foutus. » On avait beau lui représenter que les positions sont prises désormais, que la séparation de l’Eglise et de l’Etat a délimité les attributions et les zones d’influence, il ne voulait pas en démordre de son ostracisme.
Hormis ce parti pris, on s’accordait à reconnaître que Lapédouze était un brave homme, vigneron capable et d’une probité scrupuleuse. Sa haine des gens d’Eglise pouvait s’expliquer du fait que sa femme, dévote à tous crins qui était tombée sous leur coupe, lui avait rendu la vie impossible par sa conception stupide des vertus domestiques, sont étroitesse de jugement et sa bêtise à faire damner un saint. Julie Lapédouze était morte depuis quelques années, mais Lapédouze l’avait endurée pendant trente ans et considérait comme un miracle qu’elle fût partie la première, contrairement à la règle qui veut que les femmes enterrent leurs hommes.
Or le fils de ce veuf incroyant, martyrisé par une bigote, venait d’entrer brusquement au séminaire. Il l’écrivit à son père, en même temps qu’il chargeait des voisins de lui faire entendre raison, de lui expliquer qu’une telle décision était dictée par un sentiment plus fort que sa volonté. La réaction de Lapédouze fut effrayante
-Le petit salaud ! criait-ii. M’avoir fait ça, à moi !
-Si son bonheur est là, essayait-on de lui dire.
-Un bonheur de jean-foutre !
-C’est quand même ton fils.
-Je n’ai plus de fils. Et je regrette d’en avoir eu un. Ce traître-là !
-Allons, lui disait-on, curé, c’est un métier comme les autres. C’est même un bon métier.
-Parce qu’ils n’ont pas pu m’avoir, ils me volent mon fils !
-Si c’est son idée. Quoi, tu es pour la liberté ?
-Pas la liberté d’être curé. Pas quand on est mon garçon.
Il retombait à ses humeurs noires, promenait sa hargne d’un café à l’autre, buvait seul dans son coin en prenant à parti des ennemis imaginaires, qu’on supposait être le pape et les évêques. On n’osait le plaisanter sur ce qui lui arrivait : on voyait qu’il souffrait trop.

Un soir, ne sachant plus bien ce qu’il faisait, ce qu’il voulait, il alla sonner à la cure. Il était plein de violence, de couleur amère, et aussi de désespoir. Le curé Noive, probablement seul au presbytère, vint lui ouvrir. Sa grande ombre maigre s’encadra dans la prote, sur le fond d’un corridor mal éclaire. Sans rien dire, il considéré l’homme farouche qui se tenait devant lui, le chapeau enfoncé sur les yeux, attendant qu’il s’expliquât.
-Salaud de curé ! lui cria Lapédouze dans la figure.
Les traits de l’abbé n’exprimèrent ni étonnement ni colère.
-Mon ami, voulez-vous entrer ? dit-il simplement d’une voix calme, qui semblait s’adresser à quelque visiteur qu’il eût attendu et pour qui d’avance il éprouvait de l’amitié.
-Vous n’avez pas entendu ce que je vous ai dit ? Faut-il le répéter ?
-Répétez, si ça peut vous soulager. Et si je vous ai fait du mal, pardonnez-moi.
Lapédouze ne s’attendait pas à cela. Il resta néanmoins cramponné à sa colère, une colère accumulée en lui et qui l’étouffait.
-Oh, cria-t-il encore, je connais vos boniments. Les curés, je peux pas les blairer. Je suis venu vous le dire en face.
-Et bien, c’est fait. Et maintenant, voulez-vous entrer ?
-Vous ne pensez pas m’embobiner ?
-Ma mission n’est pas d’embobiner. Du moins je ne la conçois pas ainsi. Je vous invite à entrer parce que vous êtes le premier habitant de ce pays chez qui de découvre vraiment une flamme. Je préfère la haine à la mollesse et à l’indifférence.
Inconsciemment, Lapédouze suivi le prêtre dans une pièce de la maison, une pièce nue et froide, pauvrement meublée. Machinalement, il retira son chapeau. Il ne pouvait se défendre d’une certaine curiosité, subissait une sorte d’envoûtement à se voir dans la demeure d’un de ces hommes dont son fils allait faire le métier, un de ces hommes qu’il détestait et qu’il n’avait jamais approchés.
-Vous en voulez beaucoup à Dieu ? demanda l’abbé.
-Dieu ? fit-il étonné. Je n’y pense même pas. C’est les curés que je peux pas sentir.
-Il est certain qu’il en est de bien maladroits, de bien en dessous de leur tâche. Nous aurions besoin d’être injuriés plus souvent et rappelés au sentiment de notre insuffisance. N’allez pas croire, parce que je suis prêtre, que je m’estime supérieur à vous, Monsieur...
-Lapédouze. Firmin Lapédouze, du carrefour Bonivet, passé le haut bourg... C’est mon fils qui veut se faire curé, nom de Dieu ! Mon fils à moi, qui n’ai jamais fourré les pieds à l’église. Vous avouerez !
-je comprends, dit l’abbé. Et vous n’avez que ce fils ?
-Tout juste. La mère est morte voilà cinq ans. C’est une qui était toute pour la messe, les prières et les sermons, et bête à rien y comprendre. J’en ai pas eu de regret. Je me disais : il me reste mon garçon. Et voilà qu’il me fait ce coup-là !
-Je comprends, répéta l’abbé en inclinant sa tête pâle et pensive. C’est une lourde épreuve si vous ne croyez pas en Dieu
-Et la vigne, qu’est-ce qu’elle deviendra ? C’était lui, après moi, qui devait...
-Il y a quand même des choses plus importantes que la vigne !
-Plus importantes que la vigne ? J’en connais pas, dit sincèrement Lapédouze.
-Belle réponse de vigneron ! dit l’abbé avec un léger sourire.
De près, Lapédouze ne lui trouvait pas une expression désagréable. Il croyait tous ces gens-là hypocrites et fourbes, empressés à s’emparer de votre intelligence, comme à vous tirer des sous. Des gens qui ont uniquement pour but de vous empêcher de vivre comme vous l’entendez, qui désirent vous faire baisser la tête, vous soumettre à une règle qui leur donne la puissance. Et qui recourent à la peur pour vous dominer : la peur de la mort, la peur de l’enfer. Oui, c’était ça leur truc : la peur, toujours la peur... D’ailleurs son intuition ne l’avait pas trompé, puisque ces gens-là lui jouaient le plus sale tout qui pouvait désoler la fin de sa vie, lui prendre son fils. Pourtant le prêtre qui se tenait devant lui n’avait pas l’air complice des autres, les chuchoteurs à regard torve. Il y avait dans son maintien quelque chose d’humble, de simple et de loyal qui inspirait confiance. Sans même y songer, Lapédouze posa la torturante question à laquelle il se sentait impuissant à trouver une réponse.
-Y aurait pas moyen de l’empêcher de se faire curé, mon garçon ?
Là encore, l’abbé ne cilla pas, ne parut pas trouver anormal que ce fût à lui qu’on demandât cela.
-Je l’ignore, dit-il calmement. S’il s’agit d’une vocation comme il est probable... Et votre fils a certainement pris conseil de son directeur de conscience... Asseyez-vous. Et attendez-moi un instant.
Il revint portant une bouteille cachetée, tirée de la réserve qi lui venait du curé Ponosse. Mais il la portait sans précaution.
-Malheureux, dit Lapérouze, emporté par le sentiment des égards qu’on doit à une boisson vénérable, la secouez pas comme ça ! Qu’est-ce que vous voulez en faire.
-Rendez-moi le service de la boire. Pour une fois que je reçois une visite...
Lapédouze la déboucha, emplit les verres, porta le siens à ses lèvres.
-Mâtin, dit-il après avoir bu, c’est du 29 ! (C’avait été une grande année en Beaujolais.) Il vieillit bien l’animal ! Mais vous ne buvez pas Monsieur le Curé ?
Bon ! Il avait dit : Monsieur le Curé. Mais on ne peut pas continuer d’injurier un homme qui va chercher pour vous un précieux flacon.
-Je ne touche jamais au vin, fit l’abbé.
Ces curés, quand même ! Lapédouze était stupéfait.
-Vous l’aimez pas ?
-Ce n’est pas la raison. Je m’abstiens d’en boire, comme je m’abstiens de beaucoup d’autres choses. Les concessions à un seul plaisir risquent d’entraîner sur la pente de tous les plaisirs.
Renonçant à bien comprendre, Lapédouze fit observer :
-Les autres plaisir, ça vous regarde. Mais de pas boire de vin, ça vous fait du tort à Clochemerle. Je vous préviens, Monsieur le Curé, du tort.
Encore : Monsieur le Curé ! Tant pis, le pli était pris. On ne pouvait avoir de mauvaises façons avec un homme, curé ou pas, qui montrait tant de patience et d’honnêteté.
-Votre prédécesseur, le curé Ponosse, levait bien le coude. Ce qui fait qu’il était aimé dans le pays. Je dis pas ça pour vous désobliger, remarquez. Vous faites que d’arriver. Faut que les gens prennent l’habitude de votre tête.
Lapédouze se sentait bien. C’était peut-être son premier bon moment, depuis qu’il avait appris l’accablante décision de son fils. Il s’adressait à un homme parfaitement infortuné de la condition ecclésiastique et qui avait l’habitude d’entendre beaucoup de confidence sans en abuser. Il parlait d’abondance de sa vie gâchée par une femme stupide. Il s’était toujours demandé si elle était devenue bigote parce qu’elle était stupide ou si la stupidité lui était venue de sa bigoterie. Il expliquait ainsi son initiale erreur de jugement :
-Quand elles sont jeunes et fraîches, disait-il à propos des femmes, on s’aveugle sur elles. C’est-à-dire qu’elles vous font envie, question de corpulence et de formes, et on ne regarde pas assez le caractère. On se dit que le lit arrangera tout. Et des fois, c’est justement le lit qui fout tout par terre. Elle avait pas de nature, ma femme. Comme celles qui sont toujours fourrées à l’église. Parce que votre clientèle, il faut bien le dire...
L’abbé le laissait aller, les yeux clos, sans manifester la moindre impatience ni la moindre réprobation. Il témoignait au contraire, par de petits hochements de tête, qu’il restait attentif. Simplement, de temps à autre :
-Buvez, disait-il. Ne vous gênez pas.
Lapédouze buvait et repartait de plus belle. Lorsqu’il fut enfin essoufflé :
-D’où vient votre hostilité pour les gens d’Eglise ? demanda l’abbé Noive.
-Je me suis toujours méfié de ces gars-là, et mon père s’en méfiait déjà, rapport que le grand-père avait eu des ennuis par leur faute. En général, c’est pas des francs bonshommes. Ils ont une façon de regarder de biais et de cuisiner nos femmes... Et regardez, ils m’ont volé mon fils. Je veux bien qu’il a toujours été un peu andouille, vu qu’il ressemble à sa mère. Mais de là à se faire curé... Et les gens rigolent de moi.
-Etes-vous vraiment touché dans votre affection ?
-Pour sûr, dit Lapédouze. J’aurais aimé un garçon qui fasse péter les nom-de-dieu et qui ne soit pas emprunté avec les filles. Et j’aurais voulu des petits-enfants, maintenant que je descends la pente. Ne pas finir en vieille bête, qui n’a plus que sa vieille peau à penser. Est-ce que vous me comprenez ?
-Oui, dit l’abbé. Il est dur de rompre avec les attaches terrestres. A moins d’être un saint... Mais il est tellement difficile d’être un saint !
-Allez, dit Lapédouze, faut pas vous décourager ! Et vous savez, de n’être pas curé, c’est pas rigolo tous les jours. Quand je repense à ce petit salaud...

*

-Le plus beau que vous pourriez faire, ma pauvre fille, ce serait d’abord de vous trouver un homme. Mais ça, j’en ai pas peur, quand même vous appelleriez à votre aide tous les saints du paradis. A moins de tomber sur un pauvre aveugle. Et encore, s’il n’avait pas le rhume de cerveau, probable que l’odeur le mettrait en fuite. Parce que ça doit joliment sentir la poudre à cafards sous vos jupes, dites, jamais troussée ! Oh, je vous dirai ce que j’ai à vous dire, Chavaigne ! On sait ce que vous allez raconter partout, vipère d’église ! Une créature qui n’a jamais rien su faire de ses nuits, de quoi ça se mêle de venir parler sur nous, les mères de famille !
-Mais, Madame...
-J’ai pas fini, Chavaigne, et je vous viderai tout mon sac. C’est vrai que mon Etienne n’a pas été fait dans le mariage. C’est vrai qu’on s’est fréquentés avec Boigne, avant de passer devant le curé. J’ai pas honte de le dire. Béni avant ou après, qu’est-ce que ça change ? J’aime mieux m’être fait brigander la vertu à dix-neuf ans que de rester comme vous voilà devenue, ô propre à rienne ! Et mon Etienne, pour avoir été fait dans la prairie de Fond-Moussu, au printemps coquin, il est aussi bien réussi que les autres, et même mieux. Et j’ai mis après lui quatorze petits au monde. Et vous, dites, fainéante, qu’est-ce que vous avez fait de votre vertueux derrière ?
-Mais, Madame...
-J’ai pas fini, Chavaigne, et vous m’écouterez jusqu’au bout. Le bon Dieu, vous ne couchez pas avec et vous n’en recevez pas des confidences de traversin, comme vous avez l’air de dire. Quand le bon Dieu voudra faire savoir des choses aux Clochemerlins, il n’ira pas chercher une trogne comme la vôtre, à mettre à l’arrière dans les déroutes pour faire peur aux Prussiens.
-Mais, Madame...
-Attendez le reste du déballage, Chavaigne. Quand on fait la grande lessive, faut que tout y passe. Je ne suis pas une chuchoteuse de corridors, moi. Je vous parle au grand jour, avec ma vérité et ma bonne voix haute. Vous m’entendez, ma garce ? Je fais moins de signe de croix que vous et je débite moins de chapelets. C’est que j’ai des tas de petits à leur tenir les fesses propres, que j’arrête pas de laver des couches et des drapeaux de distribuer des biberons et de faire la chasse aux diarrhées vertes. J’enfante, je nourris et j’élève, moi, Chavaigne. J’en ai le corps comme ruiné, il y a des jours. Il vous manque d’avoir passé par là, vermine de sainte fille !
-Mais, Madame...
-Vous me laisserez bien parler tout mon saoul pour une fois, la Clémentine ? Quand vous allez raconter à droite et à gauche, je vous laisse faire et j’attends mon tour. Maintenant il est venu. Vous déblatérez sur les mères de famille parce que vous êtes furieuse contre Catherine Repinois, à cause des miracles de l’église. Mais le curé Ponosse vous aimait guère, tout le monde le savait, et c’est pas vous qu’il aurait choisie pour faire des confidences après sa mort. Rentrez dans votre trou et tenez votre langue puante !
-Mais, Madame...
-Occupez-vous de votre religion de mal fendue, et ne venez pas vous occuper de la nôtre. C’est vrai que la Catherine est entrée dans le lit de Repinois à peine qu’elle avait dix-sept ans. Est-ce que ça vous regarde les choses du lit, fesse de rebut, et pourquoi donc vous y pensez tant, hein,  moisie d’où je pense ? Le curé est autant pour moi que pour vous, et même davantage pour bien dire, parce que je lui ai fourni quinze baptême à bonne quête, à carillon et à dragées. C’est un peu mieux que vos grimaces de vieille bique.
-Mais, Madame...
-Et puis si vous n’êtes pas contente, descendez de votre perchoir et sortez dehors. Venez là, Chavaigne, me répéter en face ce que vous êtes allée dire sur les mères de famille qui ont besogné de leur ventre. Elles sont au-dessus de vous par les services qu’elles rendent à l’homme et à la société. Ça me fait mal de voir que vous passez sur les réputations le badigeon de saletés que vous avez dans la tête. On la fera taire, votre langue pourrie. Et pour le reste, vous pouvez toujours vous le tremper dans le bénitier. Ça ne le fera pas fleurir. Dites, cul infirme !
Campée au milieu de l’impasse, en dessous du domicile de Clémentine Chavaigne, Mélanie Boigne s’exprimait à voix forte, en justicière à grand gueuloir, résolu e aux implacables crêpages de chignon. De nombreuses femmes approuvaient cette matrone aux amples mamelles et au ventre large, honorée par son record de maternités. Dans le cadre de sa fenêtre, où elle montrait un profil de vieil oiseau coléreux, Clémentine Chavaigne ne faisait qu’apparaître pour lancer ses « mais, Madame » et se rejeter en arrière, dans la profondeur de son logis étroit.
C’était toujours le même vieux conflit entre le fécondes et les vierges vinaigrées, qui voulaient se faire gloire de leur vertu flétrie. Où la vanité ne va-t-elle pas se nicher, qui prétend tirer du mérite de ce qui n’a pas été choisi et n’est que subi d’un cœur amer. Parce que le curé Noive prêchait l’austérité, les vieilles filles relevaient la tête. Ces vénéneuses araignées de piété, ces désœuvrées de leurs corps tissaient la trame de leurs calomnies autour des êtres occupés à vivre normalement, en accomplissant les simples fonctions, les simples besognes de la vie.
-C’est vrai, aussi, de quoi se mêlent-elles, ces laissées de côté ?
-Toujours fourrer leur nez dans la culotte des autres !
-Une qui est mariée n’a pas de compte à leur rendre.
-Vous avez bien fait Mélanie.
Elles entendaient, les femmes mariées, que leur supériorité ne fût pas mise en doute, que ne leur fût pas retiré le bénéfice de la victoire qu’elles avaient remportée lorsque, sortant de l’église carillonnante en robe blanche de mariée, elles avaient prouvé à  tous qu’elles venaient de gagner la partie que les filles ont à jouer aux environs de leurs vingt ans : trouver un homme et se l’attacher. Cette heure-là consacre le triomphe de la femme. Du moins le consacrait-elle à Clochemerle où le nombre des hommes, diminué par la guerre, ne permettait pas de totalement appareiller par paires les deux sexes. C’est bien beau de faire la réservée ou la difficile, mais on risque ensuite de se dessécher de langueur dans une couche solitaire. D’où, de plus en plus, la hâte des filles à prendre les devants, en forçant les nigauds à se déclarer, quitte à leur mettre en main les bonnes preuves de leurs aptitudes à faire des épouses. Qui veut la fin veut les moyens. Et on ne pouvait dire que la fin fût détestable en soi.
Des filles, que tout le pays connaissait, s’étaient ainsi mariées de haute lutte, sacrifiant toute vergogne à leur désir entêté d’aboutir. Tant pis pour les indécises, les timorées, les trop farouches : elles n’auraient pas à se plaindre plus tard d’avoir laissé partir ce qui leur avait passé sous le nez. Quant aux rébarbatives de naissance, celles qui n’avaient jamais eu à choisir ni à refuser, le penchant général eût été de les plaindre, pauvres filles écartées de la vie, parce qu’il leur avait manqué le léger coup de pouce de la nature qui les aurait rendues acceptables. Mais c’étaient elles, ces délaissées qui, refusant la pitié, prétendaient juger les autres avec un mépris agressif. Il est vrai –il faut tout dire –que les pourvues d’homme se pavanaient devant elles avec des balancements de hanches satisfaites, qui disaient assez à quoi elles devaient leurs sécurités, leurs toilettes et leur autorité dans les maisons. Il était bien difficile d’être absolument juste en cette matière. On sait assez ce qu’ont d’implacable les rivalités féminines, lesquelles reposent sur les charmes comparés de ces dames, sur les façons plus ou moins astucieuses ou péremptoires qu’elles ont de les mettre en valeur.
Une chose paraissait certaine. Des rancœurs endormies venaient de se réveiller avec une force nouvelle, provoquant les affronts, les injures et les criailleries. Les uns s’en amusaient, mais d’autres déploraient ces querelles qui corrompaient les rapports de voisinage et divisaient le bourg en clans acerbes. Il se trouvait des gens pour insinuer que le curé Noive y était bien pour quelque chose. Outre que sa fonction le rangeait au parti des célibataires, sa manière véhémente de prêcher les vertus chrétiennes pouvait jeter la confusion dans des esprits bornés et vindicatifs. De  toute façon, son choix ne paraissait ni heureux ni bienfaisant pour Clochemerle. On commençait à le dire ouvertement.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire