Pour Marie Coquelicot le monde avait mille aspects resplendissants. La laideur et le soupçon lui étaient aussi inconnus que la lèpre et le scorbut. Elle ne concevait pas que Clochemerle fût un simple bourg vinicole, l’une des quelconques communes de France. C’était la capitale de son cœur, et son cœur ne pouvait battre à l’aise que dans un décor enchanté. Pour elle ce décor existait bien. Elle vivait en Beaujolais comme dans un changeant paradis. L’atmosphère y était une perpétuelle fête mélodique dûe à ces charmants instrumentistes : le rossignol tzigane, l’alouette et la perdrix, le merle farceur, l’hirondelle stridente, et les moineaux qui composent sur les fils télégraphiques des portées de solfège. Mille bruits secondaires accompagnaient les grandes symphonies de la nature : le choc d’une prune d’or tombant sur l’herbe, gonflée de suc tiède ; le craquement sous la chaleur des ceps arthritiques, les murmures du vent qui arrivent des cimes boisées où sont les clairières à fées et les bondissants tournants des vallons, le grondement des trains là-bas dans la plaine. Et parfois dominant tout cela, des instants de silence absolu, un silence si plein et si comblant que pas une voix n’ose en fêler le cristal précieux. On sent alors que la réalité n’est que convention ou supercherie, que les agitations sont futiles, dérisoires les rivalités, et que ce pourrait être très simple le bonheur : une absolue plénitude dans un bien-être de contemplation. On existerait comme Dieu existe, mêlé à toutes choses, uni à tous les êtres par une télépathie d’amitié, et toute la beauté du monde vous entrerait dans le cœur, en coup de foudre de grand amour.
Marie Coquelicot sentait cela mieux que personne à
Clochemerle. Elle était au contact le plus étroit de ce qui vit sans
complication de ruse, en parfaite union avec tout ce qui resplendit, fleurit,
embaume et donne à rêver. Le chien lui léchait la main, le chat ronronnait à sa
caresse, le petit âne lui confiait le secret de sa mélancolie, le pigeon se
posait sur son épaule, l’oiseau sautillait dans son ombre, l’escargot se
laissait approcher sans rentrer ses périscopes, et le crapaud, ce réprouvé, la
sentait pleine de compassion pour sa laideur suintante.
Les gens avaient pour elle infiniment de respect. Le
cantonnier Tistin Bègue, fonctionnaire rouspéteur, la saluait, son balai au
port d’arme, disant : « Marie Coquelicot, si la commune me payait
mieux, je voudrais que la grande rue soit comme un tapis quand vous y
passez. » Et Joanny Cadavre, cette hyène : « Je ne vous souhaite
pas pour cliente, Marie Coquelicot. Aa serait dommage. » Samothrace, sans
renier son admiration pour Flora, lui accordait l’idéale beauté de la vierge.
Piéchut lui souriait paternellement. « A Paris, pensait-il on offrirait à
cette petite tout ce qu’elle voudrait. Mais sans doute ne désirerait-elle rien
de ce qui s’y dispute. »
Il était dans la vérité, le sénateur. Elle ne désirait,
n’aspirait à rien en dehors de Clochemerle. Les aventures du cœur vont sans
grands voyages et l’imagination se rit des globe-trotters. L’Asie, l’Afrique et
l’Amérique, on les invente, combien plus belles qu’elles peuvent être. Elle
avait à sa disposition le ciel le plus uni, le plus bleu, et les plus beaux
mirages. Les visages lui étaient familiers et lui souriaient. L’amour n’avait
aucun prénom et ne prononçait aucune exclusive. Comme la pureté est touchante et désarmante ! La
luxure, la cupidité et l’envie ne pouvaient rien contre Marie Coquelicot. Le
monde était devant elle comme une bergerie.
Mais attention ! La jeune fille n’est de la femme qu’un
instant, et à trop le prolonger on gaspillerait ces dates de l’âge où se
doivent inscrire les hauts faits du corps qui, faute d’être accomplis, marquent
de ternissement la plus belle qui s’y refuse. La pureté ne saurait s’éterniser
sans porter un autre nom. Elle se
défigure et défigure en vieillissant. Jeune fille, pensez-y. des tâches vous
attendent auxquelles il ne faut rechigner, car la vertu n’est gracieux apanage
que de la jeunesse, si vous n’avez la vocation du monastère.
Pour pure qu’elle soit, Marie Coquelicot le sait. Elle sait
qu’elle devra dépouiller sa première parure d’innocence, pour se plier aux lois
auxquelles les corps sont soumis. Elle ne s’y refuse pas en principe, bien
qu’ignorant certains côtés secrets d’elle-même, et que nulle impatience ne la
presse de hâter l’heure qui la conduira au stade suprême, celui où la femme,
creuset de la vie, coopère aux fêtes de la nature, lesquelles sont naissances
et prodiges ravissants de l’amour penché sur des berceaux.
Elle sait encore une chose, Marie Coquelicot. Elle a
rencontré dernièrement Rose Brodequin qui, par geste spontané d’affection, lui
a mis dans les bras le petit Dius. A tenir contre sa joue le bébé chaud et
rieur, couleur de miel et d’aurore, elle a senti el elle quelque chose
s’émouvoir profondément, un instinct fort et bouleversant. Depuis, elle
comprend que le sens de sa destinée est contenu dans l’expression « chair
de ma chair ». C’est un bébé bien à elle qu’elle désire, qu’elle ne soit
pas obligée de rendre à une autre, et avec qui elle entretiendra ces dialogues
bredouillés, incompréhensibles, qui permettent néanmoins à une mère et à son
enfant de communier dans une extase indicible.
Elle sait enfin une dernière chose, tout à son honneur, qui
la classe dans les mariées trop belles, mais aussi la place en présence d’une
grosse difficulté à surmonter : aucun garçon n’osera lui parler d’amour.
La passion ne dispose à Clochemerle que d’un vocabulaire réduit et peu fourni
en termes de madrigal. On u voit des amoureux ne pas se dire une phrase par
quart d’heure, et bien contents néanmoins d’être ensemble, persuadés qu’ils
feront l’affaire l’un de l’autre. Ils n’hésitent pas à s’unir, sans avoir eu en tout une heure de
conversation.
-Tu veux-ti, Jeannette ?
-Oh, oua ! Jean-Marie.
C’est ainsi que Jeanne Cunat et Jean-Marie Lagrume, deux
timides, se confirmèrent qu’ils se plaisaient. Il leur avait fallu de grands
efforts d’imagination et beaucoup de rougissements pour trouver cette formule
de déclaration. Ils en furent si satisfaits qu’ils la reprenaient sans cesse.
Pour varier un peu, il s intervertissaient demande et réponse.
-Tu veux-ti, Jean-Maris ?
-Oh, oua, Jeannette.
Ils ne se dirent pratiquement rien d’autres pendant leurs
fiançailles. Mais c’était largement suffisant pour établir entre eux la
connivence secrète du bonheur ils vécurent ensuite côte à côte, en très bon
accord, sans en inventer beaucoup plus. Et toujours revenait entre eux le
refrain du mutuel consentement. Marie Coquelicot ne saurait s’accommoder de ces
approches bêtifiantes, ni des pompeuses démarches que font les familles pour
négocier, au mieux des dotations, l’avenir de leurs enfants.
Le dilemme qui se pose est de n’avoir pas à rougir de
soi, et rien ne la ferait rougir
davantage que les honteuses simagrées des filles qui sont à prendre :
celles qui désirent sans oser tout à fait, ou pis, celles qui osent sans
désirer vraiment. On dit qu’en cette matière, le succès va aux plus offrantes.
Mais c’est de choix qu’il s’agit, du choix le plus délibéré et le plus grave.
Dans la délicate situation de Marie Coquelicot, assez différente des autres
pour que la gaucherie des garçons ne se hasarde pas à l’aborder, le mieux est
d’opter pour la loyauté et de se donner le front haut, car elle envisage le don
total et confiant d’elle-même, d’où sera exclu tout calcul. La droiture du
caractère peut passer outre à bien des choses, il n’y a rien de frivole ni d’équivoque
dans son esprit. On pourrait parler de richesse intérieure si l’expression ne
lui paraissait trop prétentieuse : elle n’a que bonne volonté et ferveur à
vivre. Or elle vient de recevoir l’avertissement, au contact de l’enfant de
Rose Brodequin, que le moment est venu pour elle de renoncer à l’insouciante
condition de la jeune fille pour assumer son risque humain, lequel consiste à
marquer son passage sur la terre en se mêlant étroitement à ses semblables, en
œuvrant avec eux en vue de la durée de l’espèce, maillon de la chaîne des êtres
innombrables auxquels une solidarité fraternelle la relie. Il y aurait lâcheté
à manquer à cela. Si vierge soit-elle – elle l’est de corps et de pensée – elle
comprend que son état virginal ne saurait se prolonger sans égoïsme, et que son
corps de ballerine – car il y a de la danse dans sa démarche, rythmée par
l’allégresse – son corps intact et merveilleusement réceptif, par quoi lui
viennent tant de joies éblouissantes, ne peut s’enfermer dans un refus
solitaire sans trahir sa mission. Elle était, elle est encore la figure la plus
pure de Clochemerle. Mais ce sceptre, le titre de demoiselle qui l’accompagne,
et tout ce qu’il y a eu d’éthéré dans la première phase de son existence, elle
doit les quitter.
Elle a maintenant passé vingt ans, l’âge du plus beau
courage et du plus intrépide, qui est aussi celui d’entrer dans sa majorité
féminine, dans le plein acquiescement de ses fibres et la complète exaltation
de son cœur. La vie à deux est comme un fruit qu’on partage et dont toujours on
tend la meilleure part à l’autre. « Faites de moi ce que vous voulez,
seigneur ! » Humilité qui est l’expression de la plus haute
tendresse, l’acceptation la plus noble d’une destinée utile. « Vos
sourires heureux seront ma récompense, ô mes chéris ! » Elle pense
aux joyeux sourires de l’époux et des enfants, rassemblés au foyer de chaleur
dont elle sera l’animatrice et la gardienne, presque la vestale. C’est bien
vestale qu’elle pourrait dire, car en somme,
elle ne fait pas de différence entre la condition de la jeune fille et
celle de la femme mariée, sauf que la seconde suppose un accroissement des
devoirs et l’emploi sans limites d’un dévouement qu’elle destine aux êtres
bien-aimés. Elle est en cela comparable à Mlle Muguette, avec l’avantage sur
celle-ci d’une beauté qui lui crée des obligations : elle ne se croit pas
le droit, l’ayant reçue en présent, de n’en faire profiter personne. Aimer,
c’est donner, c’est comprendre, embellir et magnifier. Voilà pourquoi Marie
Coquelicot, avec cet air franc et résolu qui lui donne tant de charme, marche
résolument vers l’amour.
L’amour, quand on le porte en soi, on le rencontre
forcément. Il est projection à l’extérieur de nos propres sentiments, qui
agissent comme les ondes que les radiophonistes amateurs lancent dans le ciel
et, captées par des inconnus, provoquent des émissions, ou encore comme l’écho
qui nous retourne le bruit de notre voix, amplifiée et déformée au point que
nous ne la reconnaissons pas. D’ailleurs, répétons-le, Marie Coquelicot veut aimer, plus qu’elle ne désire qu’on l’aime, car si elle pressent
ce qu’elle peut donner, elle ignore ce qu’elle recevra en retour. Aussi bien
l’objet de son choix importe peu pour le moment.
Il n’existe encore qu’à l’état inerte et nous paraît indifférent.
C’est pourquoi il sera très intéressant de voir comment, pour s’en emparer et
le rendre digne de son adoration, elle habillera cet être de son rêve, et
comme, grandi et s’admirant dans le séduisant portrait qu’on lui proposera de
lui-même, l’élu se laissera conduire par la jeune magicienne inexpérimentée. On
peut lui faire confiance : elle dispose d’assez de richesses, d’assez
d’atouts également pour attirer, et sa puissance de conviction la rend
irrésistible. Enfin la pureté est capable des plus grandes audaces parce
qu’elle ignore le mal et la pudeur banale, qui s’inspire souvent d’un sentiment
de honte et de culpabilité. Oui, Marie Coquelicot ne peut manquer de rencontrer
l’amour, son amour, qui sera un reflet d’elle-même, l’amour étant ce que nous
sommes et nous restituant ce que nous y mettons.
Et croyons-nous, son amour n’est pas loin, alors qu’elle va,
seule, promener sa songerie vers le sommet des monts, jusqu’à la lisière de la
forêt, pour jeter un dernier regard de jeune fille sur l’étendue panoramique
qui a tant enchanté sa jeunesse. Là-haut se trouve celui qui attend, ne sachant
pas qu’il attend et qu’on vient à sa rencontre.
Quittons-la par discrétion au moment où elle marche
intrépidement vers son destin de femme, auquel il fallait bien en arriver, sans
même se douter qu’un pli de la saignée du bras, la nacre d’une petite oreille
rose ou le retroussis puéril d’une lèvre suffit à rendre un être incomparable
et touchant. L’amour se choisit des lieux d’élections secrets, pour des raisons
subtiles qui échappent aux regards des autres. Souhaitons-lui de connaître la
complicité des corps qui se reconnaissent et s’élisent, car pour les hautes
régions du sentiment et de l’âme elle y est de plain-pied, et c’est elle qui
donnera le ton à son partenaire, n’en doutons pas. Bonne chance, petite Marie
Coquelicot !
*
L’été s’achève. A cette période de l’année tous les soucis
de Clochemerle sont tournés vers le vin dont, bientôt, on connaîtra l’abondance
et la qualité. Le sort du bourg est lié pour un an à la réussite de la
vendange, moyenne, bonne ou excellente.
Saison donc où les passions font la trêve pour quelques
semaines. Autour du vin auguste, le bourg rassemble ses efforts. Chaque récolte
s’accompagne de surprises et d’impondérables. Les hommes ont fait de leur
mieux, et la nature a fait le reste, étant seule maîtresse de répartir les
bouquets d’essences et les saveurs qui composent l’âme du vin. On peut parler
d’âme en effet, car le vin dispense un optimisme dont la rayonnante chaleur est
fonction de son grain, de sa finesse et de ses parfums.
En ce début d’automne 1936, il semble qu’un mieux général se
fasse sentir. Les « congés payés » ont remis l’argent en circulation,
des masses de travailleurs qui avaient en poche quinze jours de salaire
d’avance n’ayant pas résisté à la grande tentation du voyage. Tout un peuple
des banlieues est parti à pleins trains vers les champs, les montagnes et la
mer. Il en est résulté un grand mouvement joyeux qu’on ne connaissait plus. On
a vu en Beaujolais quelques-uns de ces nouveaux touristes, échappés des grands
centres urbains, qui sont venus visiter des parents restés au pays. La ville et
la campagne ont repris contact à cette occasion. On a parlé et comparé des
genres d’existence totalement différents. Lesquels ont tort et lesquels ont
raison ? D’ailleurs ce n’est pas tellement une affaire de choix.
L’accroissement des familles entraînerait un tel morcellement de la terre, déjà
si divisée en parcelles (les petits vignerons ne produisent guère au-delà d’une
trentaine de pièces par an) que les maigres arpents dévolus à chaque branche ne
pourraient la faire vivre. Il faut bien que les plus résolus, les plus
audacieux ou les plus mal partagés aillent tenter leur chance ailleurs. Ils
reviennent de la ville avec des airs fanfarons, et pour rien au monde ne
voudraient convenir qu’ils regrettent d’être paris. S’enfermer de nouveau
Clochemerle, ah, la, la !
Qu’est ce donc que Clochemerle ? Question que se posent
en philosophant Samothrace et Mouraille, le poète et le médecin, qui ont
derrière eux un long passé d’expérience et ont disposé d’assez de loisirs pour
s’interroger sur la condition humaine. Tout être vraiment pensant peut enrichir
d’un petit apport le grand patrimoine des idées, où les hommes de l’avenir
trouveront un point de départ pour progresser dans les chemins de la connaissance. C’est par une
connaissance totale de lui-même, de la matière et du cosmos, que l’homme pourra
s’élever à la situation dominante où il se rendra maître de son destin, si la
chose devient un jour possible. Question éternellement posée depuis les origines.
Il est dépitant de se dire que l’homme qui vivra dans cinq cent mille ans nous
considérera peut-être comme un ancêtre
aussi primitif qu’est pour nous celui de Cro-Magnon. Peut-être que certaines
zones inexplorées du mental projetteront soudain une vive lueur sur les
étrangetés de la création.
-De quoi aurons-nous l’air aux yeux de notre lointaine
descendance ?
-Qu’est-ce que ça peut vous foutre, grogne Mouraille ?
Croyez-vous que la cervelle qui a meublé le crâne de Néandertal se soit jamais
souciée de ce que nous pourrions penser d’elle ?
Ça c’est du Mouraille tout pur, qui bougonne lorsqu’il
serait tenté de s’attendrir et cache sous un scepticisme outrancier une faculté
de s’indigner dont il ne guérira pas. Il serait d’ailleurs furieux si on lui
disait qu’on le sait meilleur qu’il ne veut le paraître. Sa vie s’est passée à
lutter contre la douleur, qu’il n’a pu maîtriser totalement. Pourtant, la même
lutte recommence chaque jour, et chaque jour, en haussant les épaules, en
déclarant que tout cela est idiot et inutile, il l’entame avec l’espoir de
soulager un être humain ou de lui prolonger la vie. Pour en faire, Dieu sait
quoi ! Mais ça ne le regarde pas : les gens vivent comme ils peuvent.
A relativement peu, il est donné de choisir, de s’évader du cercle où le hasard
les a placés.
-Est-il bon de tellement réfléchir ? dit Mouraille. Nos
campagnes n’ont pas besoin de beaux esprits. Il leur faut, au contraire, des
êtres simples et rudes qui ne se laissent pas décourager par les rigueurs de la
nature.
Clochemerle, ils conviennent que c’est une agglomération
humaine comme il en existe des milliers dans le monde, ni meilleure ni pire, où
les êtres sont occupés à vivre en fonction de leurs travaux, de leurs besoins
et de leurs passions. Pas mauvais bougres ni mauvaises bougresses, dans
l’ensemble. D’ailleurs, peut-on les prendre au sérieux ? Ou plus
généralement : peut-on prendre l’homme au sérieux ?
-Clochemerle, conclut Mouraille, c’est l’humanité moyenne.
Ces personnages, nous les avons vus évoluer dans les limites
de la condition humaine moyenne, à laquelle il n’est pas apporté de changement
de base, sauf que de nouveaux soins d’hygiène et de nouveaux remèdes prolongent
dans l’ensemble la durée de la vie. Ce sont surtout les modalités de
l’existence qui varient, par suite de
l’évolution accélérée de l’univers, qui entraîne des changements d’habitudes et
de rapports entre les êtres, lesquels ont des répercussions sur les mœurs. A
ces nombreux changements correspondent des vocables nouveaux.
Tenons compte, par exemple, que le mot nudisme est arrivé jusqu’au Beaujolais, où il justifie
d’audacieuses et provocantes (indécentes, disent les vieilles personnes)
innovations de la toilette féminine. De même, le mot partouze, parti de lointains foyers de dépravation, plus ou moins
névropathes, a pu troubler quelques esprits, et on se demande si une Anaïs
Frigoul ne s’est pas prodiguée en des réunions orgiaques, ce qui
expliquerait sa montée en flèche dans un
milieu où la notoriété est presque toujours semi-galante. Si la libido n’a pas acquis droit de cité à
Clochemerle, en tant qu’impératif reconnu et déterminant, son action se propage
sourdement, pour la raison, le matérialisme scientifique étant proclamé, qu’on
demande tout aux corps et que la sexualité, dont on parle ouvertement et à tout
propos, joue un rôle plus important
qu’autrefois. Tout concourt d’ailleurs à rendre la sexualité très
entreprenante. Les hystéries du jazz, avec leurs rythmes sauvages, heurtés et
secouants, incitent les êtres, par ébranlement des centres génésiques, à
s’abandonner sans retenue. Et les ballottements de l’automobile, dans un climat
de griserie, de dépaysement et de facile domination du monde, agissent
insidieusement sur le subconscient. En outre, les mots confèrent une importance
accrue à de vieux instincts qu’on tenait dans l’ombre. Ainsi en va-t-il du sex-appeal , qui exista de tout
temps et qu’une désignation nouvelle a poussé au premier plan, au point que
n’importe quelle fille, à la veille d’entamer sa carrière, s’interroge sur son
potentiel érotique, lequel constitue sa meilleure chance de faire son chemin
dans la société : ainsi avons-nous vu Lulu Bourriquet se pose la question
devant sa glace dès l’âge de dix-sept ans, en éprouvant la fermeté de ses seins
pointus, en mesurant ses charmantes rondeurs pour en comparer les dimensions à
celles des beautés les plus célèbres. Et maintes fois, elle s’est offerte aux
objectifs, pour s’assurer qu’elle possédait bien la précieuse qualité d’être photogénique.
Quant aux corps, à force de les déparer d’un mystère qui se
réfugiait dans les zones du sentiment, on aboutit à cette conclusion que les
comportements de l’être sont conditionnés par les sécrétions ovariennes et les
abondances hormonales. Ainsi toute responsabilité individuelle relève-t-elle
directement de la biologie et de la chimie de nos composants. Le libre arbitre
n’est plus qu’affaire de dosage. On est si bien imprégné de ces théories que
les Clochemerlins, sans les connaître, agissent en fonction de ce qui est dans
l’air, car les hommes se guident sur les modes et les courants de pensée de
leur temps. voici donc nos vignerons lancés dans la vertigineuse aventure du
progrès, et c’est à en assimiler les
lois changeantes que nous venons de les voir occupés pendant une quinzaine d’années.
Période de transition et de refonte, sans cesse évolutive, dont les
prolongements ne sont pas encore concevables. Est-ce libération de l’être
humain, qui sait désormais ce que recouvrent des principes qui ne servaient
qu’à masquer ses ignorances ? Ou recommencement de la tentative d’Icare,
qui verra peut-être l’homme retomber en flammes, les ailes détachées, pour
s’engloutir aux abîmes ? Personne encore ne peut le dire. Et
avouons-le : personne n’y pense à Clochemerle, à part Mouraille et
Samothrace.
Ce n’est pas sans de puissants motifs que Tistin la Quille
fait figure de personnage, et c’est pourquoi sa qualité de chômeur, si
surprenante au début, a été facilement admise. En lui s’incarne la première
application de la grande loi de collectivité, encore récente, qui veut que dans
la société nouvelle les rapports des individus s’établissent par compensation,
du fort au faible, et di riche au pauvre. On en est encore aux tâtonnements
d’une justice qui rachètera les inégalités de la nature. Comme ladite justice a
des millénaires de retard sur la création, on conçoit que sa mise en place soit
laborieuse. Tistin la Quille vient en tout cas de démontrer que l’homme moderne
ne vit pas forcément de son travail, mais qu’il peut vivre au contraire du
refus de travailler. Le gaillard n’en est pas gêné le moins du monde. Frais et
prospère, toujours de bonne humeur, toujours serviable, il vaque à ses menus
travaux et à ses plaisirs en toute tranquillité. Sa force est d’avoir su se
rendre indispensable, en montant sur les escabeaux, en poussant les brouettes,
en maniant le marteau ou la pelle. Il est vraiment l’homme de secours pour les
ménagères, prêt à se mettre à leur disposition au moindre signe, au point qu’il
leur serait difficile de se passer de lui. Il se partage toujours entre ses
deux veuves, soi-disant parce qu’il a peur
de Zoé Voinard, mais on peut aussi supposer qu’il y trouve son compte.
Il y met d’ailleurs de la discrétion, car s’il fréquente ouvertement chez Jeannette,
il ne va chez Zoé qu’à la nuit tombée et comme en fraude, comme un époux se
rend chez sa maîtresse. Dans son esprit, Jeannette est bien la femme principale
de sa vie, la première qui l’ait tiré de sa condition obscure. C’est elle qu’il
épousera lorsque la situation de chômeur ne sera plus payante. Mais il croit sa
popularité assez grande pour lui assurer encore un bon avenir dans le chômage.
En quoi il pourrait se tromper : outre que l’envie le guette, il n’est pas
bon pour lui d’être placé au centre de l’intrigue politique et de la rivalité
des partis. Sur ce terrain les femmes seront impuissantes à le protéger.
Il arrive de temps à autre que l’angélus soit sonné tout de
travers. Les Clochemerlins reconnaissent le branle inharmonieux du suisse
Nicolas à qui, pour vingt-quatre ou quarante-huit heures, Coiffenave a confié
sa cloche et le service de l’église. On sait que le bedeau est en bordée à
Saint-Romain-des-Iles, auprès de la grosse Zozotte, sont il est toujours
affamé. D’ailleurs Coiffenave ne s’absente jamais longtemps, et les troncs ne
sont plus fracturés. Il est vrai qu’on peut y pêcher les billets un à un au
moyen d’un fil de fer recourbé et enduit de poix, en profitant des heures de
l’aube, où tout dort. Mais ce procédé, qui exige beaucoup de patience et
d’adresse, ne permet pas de piquer de grosses sommes, juste le montant d’une
petite débauche de loin en loin. Seule la grosse Zozotte est au courant. Elle
en sait gré à Coiffenave et ne lui applique pas le tarif ordinaire : ça la
flatte que pour elle on vole le culte.
Le silence s’est fait provisoirement sur Lulu Bourriquet. Il
ne faut pas s’en étonner. Les orgueilleuses qui ont quitté leurs parents avec
éclat, en lançant un défi à Clochemerle, ne veulent y reparaître que
triomphantes. Certaines ne sont jamais revues, d’où il est à conclure qu’elles
ont sombré dans les bas-fonds des villes, après des aventures sans gloire.
C’est ainsi qu’un Clochemerlin, rentrant d’un voyage à Marseille, a dit y avoir
trouvé dans une maison de tolérance une ancienne fille du bourg. (« J’ai pas
osé monter avec elle, rapport que je connaissais sa famille. ») Une
seconde fille de Clochemerle a été aperçue à Brest dans une boîte à matelots,
un infect bouiboui. On a tiré un grand trait sur l’existence de ces
malheureuses, sans oser en parler aux parents. D’autres sont rentrées dans la
norme d’une façon qui, sans être brillante, leur a néanmoins permis de revenir
au pays, flanquées d’un époux. Telle Bébée Grimaton qui a épousé un croque-mort
de Montceau-les-Mines. Et Léocadie Ganouche, mariée à Lyon à un receveur de
tramway. Il convient donc d’accorder à Lulu Bourriquet un crédit de quelques
années le temps que son sort se décide en bien ou en mal. On croit savoir
qu’elle s’est présentée à Paris chez Anaïs Frigoul, qui a pris sous sa
protection sa jeune compatriote. Certes, la belle Anaïs n’évolue pas dans des
milieux de tout repos. Mais une fille adroite bien faite et chaperonnée par
elle doit trouver à s’y débrouiller.
Pour Mathurine Maffigue, la fille-mère aux jumeaux, les
choses sont en train de s’arranger. Par un vrai coup de chance, si l’on peut le
dire. Ce coup de chance ç’a été la mort brutale, à trente-deux ans, de
Marguerite Soumache, qui laissait derrière elle un veuf désemparé avec trois
enfants sur les bras. Il fallait bien trouver une femme pour s’en occuper.
Soumache va épouser Mathurine. Ils rassembleront leurs cinq enfants sous le
même toit et on élèvera tout ça ensemble comme frères et sueurs, sans préjudice
de ce qui pourra venir, car avec la fécondité de Mathurine, ça promet. Enfin,
la voici sauvée. Une fois ses enfants confondus avec ceux de Soumache, on
oubliera son passé. Ce n’est pas non plus une mauvaise affaire pour Soumache,
qui aura une femme de douze ans plus jeune que celle qu’il a perdue. Et
fraîche, et gaie, et robuste, et active dans une maison, alors que la pauvre
Marguerite était toujours dolente et malade. Comme on dit : « A
quelque chose malheur est bon. »
Claudine Soupiat, mariée, est de nouveau enceinte. Elle
laisse pointer sa grossesse avec l’assurance tranquille de la légitimité. Le
jeune époux de son côté paraît très fier de son éclatante jeune femme. Ce qu’il
faut voir, tous préjugés mis à part, c’est l’agrément qu’une femme procure dans
le mariage. Pour l’agrément on peut compter sur la riche nature de Claudine, et
le reste va de pair. Ces bonnes-au-lit ont en général une gentillesse naturelle
qui rend agréable de vivre en leur compagnie. Claudine appartient à la même
catégorie féminine que Rose Brodequin, qui fut elle aussi séduite en son jeune
temps, et dont, depuis plus de dix ans, l’attachement pour Claudius Brodequin
ne s’est jamais démenti, preuve qu’ils se partagent un grand bonheur qu’ils ont
en commun. Ces réussites sont assez rares pour qu’on en parle.
A bout de larmes et d’énervements, Odette Auvergne a pris un
amant. Il serait plus juste de dire : a trouvé un amant, l’initiative ne
venant pas d’elle. Mais elle était au bord des plus tendres aveux (cent fois
murmurés en rêve à des séducteurs qui ne prenaient pas corps dans la réalité),
l’esprit hanté de romanesque et d’images prénuptiales. Il a suffi de lui
murmurer à l’oreille quelques paroles caressantes, sans grand sens ni grande
originalité, mais que son état de réceptivité hypersensible transformait en
musique divine, pour qu’elle se laissât submerger par l’amoureuse langueur qui
était en elle, comme l’eau calme d’un étang s’anime de remous concentriques
autour du baigneur, dont elle étreint le
corps de toute la masse remuée de son onde. Son amant est étranger au pays.
Déjeunant chez Torbayon, il avait remarqué la jolie receveuse et deviné, sous
l’affectation voulue, son état de disponibilité. Il osa l’aborder, lui offrir
de monter dans sa voiture, comme Odette Auvergne était en pleine détresse de
solitude, dans le vide et l’abominable désœuvrement du dimanche, si lourd aux
cœurs sans emploi. Tout partit de là. Il s’agit d’un garçon de trente-deux-ans,
bien de sa personne, qui voyage pour affaires dans la région. Il téléphone pour
avertir de son passage. Dès la fermeture du bureau, elle part le rejoindre à Thoissey
ou Mâcon, sur une bicyclette à moteur qu’elle vient d’acheter pour accourir
au-devant de l’amour. Cette liaison est peut-être insolite de la part d’une
fonctionnaire, qui doit donner un exemple de haute tenue et de moralité. Mais,
outre qu’elle évite de se faire remarquer, elle a bon espoir de régulariser un
jour. En attendant, elle est heureuse : elle a quelqu’un à qui penser,
l’appel du téléphone la fait tressaillir et tout bas murmuré un nom.
Rien de changé pour Ginette Berton et Mlle Dupré, qui voient
avec terreur, la première arriver ses trente-cinq ans, et l’autre approcher la
quarantaine. Elles luttent comme elles peuvent contre la marche du temps qui
les fripe inexorablement. Ginette Berton affiche un dédain de plus en plus
sarcastique, mais qui lui jaunit fâcheusement le teint, ce qui n’est pas fait
pour rien arranger. Mlle Dupré cherche refuge dans les disciplines pédagogiques
et se console à penser qu’elle forme de jeunes esprits. Mais son enseignement
se fait plus acide, et souvent sa patience l’abandonne. Considérant les
fillettes qui lui sont confiées, dont certaines évoluent déjà vers une
plénitude précoce, elle serait tentée de leur dire : « Dans quelques
années, petites, n’hésitez pas. Hâtez-vous de tomber dans les bras qui
s’ouvriront pour vous. » Elle en
est à se demander si même des sottises ne sont pas préférables aux regrets. Si
une vie en partie manquée, mais sont on a pris les risques, ne vaut pas mieux
qu’une vie qui n’a pas été vécue pleinement.
La discorde règne au camp des vieilles filles. Ça devait
arriver. Clémentine Chavaigne, déjà méchante, est terriblement agacée par la
façon dont Pauline Coton affiche sa passion pour M. le Curé, frétille à son
approche et se rue au confessionnal pour y murmurer avec délices ses péchés de
mythomane. L’abbé Patard lui a interdit plus d’une confession par semaine, et
il estime que c’est encore de trop. Une âme toquée ne réclame pas tant de
soins. A son avis, Pauline Coton aurait plus besoin d’un psychiatre que d’un
prêtre. Et Aglaé Pacôme n’est pas moins folle que Pauline Carton.
On ne peut terminer cette courte revue sans parler d’Adèle
Torbayon, une des illustrations du bourg, qui lutte pour rester la « belle
Adèle », titre qui lui était acquis sans discussion. Elle avoue selon les
jours trente-huit ou trente-neuf ans (le nombre quarante lui étant horrible à
prononcer) depuis pas mal de temps déjà, preuve que cet âge est largement
dépassé, mais personne ne pourrait dire de combien, et aucun de ses vieux
admirateurs ne désire le savoir. Qu’importe en effet, puisqu’elle reste une
belle femme, imposante, avec un air de passion grave, qui possède l’absolue
maîtrise de ses charmes, encore qu’elle ne s’expose plus aux éclairages trop
brutaux. Mais adèle est en train de changer. Elle devient jalouse de Flora et
traite avec aigreur la superbe fille, sans envisager pourtant de se passer
d’une servante qui attire les clients à l’hôtel et met de l’argent dans une
caisse. C’est dépit d’une femme adulée, qui sent la menace d’être supplantée
sur une scène où elle régnait seule, et supplantée par une rivale qui, sans
classe ni autorité véritables, ne dispose que de l’injuste prestige d’une jeune
chair à ses premières floraisons, alors que voici venu pour elle le temps du
dernier regain. Le corps dense et majestueux d’Adèle fait penser à une troupe
solide d’arrière-garde qui ne veut pas s’avouer battue, malgré la retraite
entamée. Ce comportement courageux peut retarder la déroute, mais non la
transformer en victoire. Elle le sait, et, instruite par de secrets
avertissements, éprouve ce qui se cache de déchirant sous une beauté féminine
qui brille de ses derniers feux et couve ses dernières ardeurs. Elle refuse de
sacrifier cette ultime flambée à un abruti comme Torbayon, surimbibé d’alcool,
que guette à brève échéance la mort du saoulot invétéré. L’observateur pourrait
déceler chez la belle Adèle, à certains frémissements de ses lèvres, à
l’indolence de ses larges flancs, au regard lourd et rêveur qu’elle pose sur
les hommes jeunes, qu’elle est la veille d’un coup de tête du cœur et des sens
où elle engagera tout son être avec une joie désespérée et sauvagement animale.
A quarante ans passés une femme peut encore s’offrir, gonflée de soupirs et de
cris retenus. Elle y joue sa chance suprême et va au-devant de prochaines
humiliations, mais n’est-ce pas mieux que l’attente morne et résignée de
l’abdication ? Encore des bras refermés sur moi, encore quelques caresses,
quelques étreintes, par pitié, une dernière fois !
Tout cela ne signifie pas que Clochemerle soit Babylone,
comme le prétend Mme Fouache. Il est vrai que les mœurs ont changé dans les
campagnes. Conséquence du grand bouleversement de la guerre : ayant voyagé
et vu beaucoup de choses, les hommes sont revenus avec d’autres idées. Puis le
progrès est apparu, avec sa profusion de machines et d’engins. Etourdis, les
Clochemerlins ont cru à l’avènement d’un monde où tout s’obtiendrait sans
effort. Mais l’illusion s’est dissipée parce que les vieux soucis ont reparu,
plus pressants, en raison du prix des choses et de ce qu’il faut désormais pour
vivre. Qu’on le veuille ou non, il faut suivre l’époque, s’adapter aux nouveaux
usages. Est-on plus heureux qu’autrefois ? Qui pourrait le dire. La seule
chose certaine, c’est qu’on ne peut plus l’être de la même façon.
*
Il arriva une chose extraordinaire, tout à fait inattendue,
qui pourrait avoir une grande influence sur les destinées de Clochemerle.
Dans la plaine, s’étant accroupie pour un besoin derrière un
taillis, Catherine Repinois reçut soudain dans le fondement un jet bouillant
qui la remit debout et la précipita en avant, troussée et hurlante de douleur.
Elle crut sur le moment qu’un animal sauvage lui avait arraché un lambeau de
chair, ou qu’un serpent venimeux venait de la mordre. Elle ne pouvait
d’ailleurs examiner la plaie. Mais elle souffrait cruellement et devait tenir
ses jupes relevées, le contact du tissu étant intolérable à son corps meurtris.
Elle se posta au bord de la route, près d’un arbre, guettant quelqu’un qui la
pût secourir.
Une camionnette déboucha, celle du boulanger Farinard qui
venait de livrer le pain à des Clochemerlins éloignés du bourg. Il vit surgir
une bizarre silhouette de femme. Tout en se demandant pourquoi elle adoptait
une tenue aussi scabreuse pour pratiquer l’auto-stop, il freina et s’arrêta.
L’excès de souffrance abolissait en Catherine Repinois toute pudeur. Elle
tourna vers le boulanger la partie échaudée d’elle-même, qui prenait des tons
rouges et violacés. Lui voyant la croupe en cet état Farinard se rendit compte
qu’on ne pouvait asseoir la patiente sur des cloques qui enflaient à vue d’œil.
Il la hissa comme il peut à l’arrière de la camionnette, sous la bâche, où elle
se tint à quatre pattes, le derrière nu, appelant à son secours tous les saints
du paradis. Ce fut dans cet équipage qu’il la conduisit jusqu’à la porte de
Mouraille. Le docteur était heureusement chz lui. Il jugea convenable de venir
examiner Chatherine Repinois dans la camionnette, afin que ne fut pas exposée à
la curiosité du bourg la partie dénudée de sa personne.
-Mais c’est des brûlures que vous avez là ! Je
comprends que vous ayez le feu au derrière. Comment vous y êtes-vous prise ma
pauvre Catherine ?
C’était d’autant plus surprenant que la chose, d’après le
récit de Farinard, était arrivé en rase campagne. Mouraille réussit à calmer le
plus gros de la douleur par une application de pommade Zéphanal adoucissante, cicatrisante et insensibilisant, un
second merveilleux produit qui sortait depuis quelque temps des Laboratoires
Basèphe. Garnie de Ouate, Catherine Repinois put laisser tomber ses jupes et
raconter ce qui s’était passé. Mais le peu qu’elle avait à dire n’expliquait
pas les causes de l’accident.
-Etrange, di Mouraille. Si je n’avais pas vu vos fesses
boursouflées, j’aurais peine à le croire... Reconnaîtriez-vous l’endroit ?
demanda-t-il au boulanger.
Sur réponse affirmative de Farinard, il monta dans la
camionnette.
-Allons-y tout de suite, dit-il. Je veux en avoir le cœur
net.
Ils se repérèrent facilement sur un bouquet d’arbres et
n’eurent pas à chercher beaucoup. Derrière un taillis, on entendait une
retombée de jet d’eau. De près, ils virent jaillir du sol un petit geyser de
plusieurs mètres de hauteur. Il n’y avait pas à s’y tromper.
-Une source, dit Mouraille. Et même une source d’un fort
débit.
-Et chaude, docteur. Regardez, ça fume.
-Elle est bouillante.
Cette chaleur ne pouvait manquer de correspondre à des
qualités exceptionnelles. C’était la première chose dont il fallait s’assurer.
Il se fit conduire à la résidence de Basèphe et l’alerta. Ils revinrent
ensemble, munis de récipients, prélever des échantillons.
-On va procéder aux premières analyses, dit le pharmacien,
lui-même fort exalté.
L’eau était gazeuse et ferrugineuse, avec une teneur en
soude et en bicarbonate. Basèphe déclara que cela lui conférait à première vue
des qualités médicinales indéniables. Une définition plus précise des dosages
déterminerait à quelles affectations du corps cette eau serait particulièrement
bienfaisante.
-C’est peut-être, conclut Basèphe, la fortune du pays qui
vient de jaillir. Le combien sommes-nous ? La date est à retenir.
-Nous sommes le 26 septembre 1936.
-J’inscris. Inscrivez de votre côté. Et notons l’heure. Ce
sont des choses qu’on regrette plus tard d’avoir oubliées.
L’histoire du bain de siège brûlant fit rapidement le tout
du pays. Tout Clochemerle vint voir la source, dont le débit se maintenait
régulier et puissant. C’était extravagant, ce torrent d’eau minérale dans un
pays à vin !
Catherine Repinois se tenait en permanence sur les lieux.
Son corps était bardé de pansements qui lui faisaient une protubérance de la
croupe comparable au fameux ressaut de Zoé Voinard. Elle ne pouvait toujours
pas s’asseoir, et la nuit dormait sur le ventre. Elle reprenait vingt fois par
jour le récit de son aventure et disait fièrement, en montrant la source :
-C’est moi que je l’ai découverte.
-Vous avez ben eu du flair de vous poser là,
Catherine ! disaient les Clochemerlins, en la félicitant de ses capacités
de sourcière.
C’est alors qu’on fit le rapprochement. Le 26 septembre
correspondait date pour date à la nuit des premiers prodiges à l’église,
survenus quelques années plus tôt,
tandis que Catherine Repinois (elle, justement) veillait seule la dépouille du
curé Ponosse. La coïncidence avait bien quelque chose de troublant.
-Vous vous en rappelez, Catherine, de ce que disait la
voix ?
Si elle s’en rappelait ! Elle pouvait encore le répéter
mot pour mot, tant les moindres détails de la nuit miraculeuse restaient fixés
dans son esprit
-L’ange disait :... commençait-elle.
-Vous êtes bien sûre que c’était un ange ?
-Il y avant dans l’église une lumière aveuglante. Mais j’ai
bien entendu le bruit de ses ailes. Et à la voix, on sentait bien que ça ne
pouvait être qu’un ange.
-Ce qu’il disait, vous pouvez le répéter ?
-Je ne l’ai jamais oublié. Et Sophie Baratin l’a écrit sur
un papier. Peut-être qu’elle l’a encore et Zoé Voinard qui était avec elle...
Mais on écartait le témoignage de Zoé Voinard, suspecte de
manigances et qu’on tenant pour une simulatrice.
-Il disait comme ça, l’ange : Un jour viendra où tu seras saint Ponosse, parce que ton humilité a
touché le cœur de Dieu. En souvenir de toi il se fera de grands miracles dans
le pays, et tous les regardes de la France se tourneront vers Clochemerle.
Il paraissait impossible que Catherine Repinois, dont on
connaissait la simplicité d’esprit, eût inventé de telles paroles qui ressemblaient
si peu à sa façon naïve de s’exprimer. Relié à ce point de départ, le
jaillissement de la source prenait en effet un caractère miraculeux et trouvait
sa place dans les prodiges annoncés. Il y avait évidemment des sceptiques pour
en rire. Mais l’attrait du surnaturel constitue la meilleure explication à
donner de l’inexplicable. Un courant majoritaire se dessina en faveur de l’ange
de Catherine Repinois. On admit que feu le bon curé Ponosse n’était pas
étranger au prodige. Certainement, du ciel il continuait de veiller sur ses
ouailles avec une chaude affection. S’il leur faisait cadeau d’une source, le
présent le plus surprenant qu’on pût faire à des vignerons, il avait pour cela
des raisons de saint homme, empreintes d’une sagesse supérieure, acquise au
voisinage de Dieu. On se mit à parler spontanément de la Source Ponosse.
L’appellation fut vite entérinée par l’habitude. Qu’on l’adoptât
par conviction ou ironie, peu importait. Piéchut se réjouissait de la nouvelle
bonne histoire qu’il aurait à raconter à Paris. Le curé Patard de son côté ne
voyait qu’avantage pour l’Eglise à ce qu’on associât le nom d’un membre du
clergé aux vertus d’une eau soulageante.
De partout on venait voir la source, et pas seulement des
curieux, mais des savants, des spécialistes, des techniciens. On parlait déjà
de station balnéaire, ou d’une piscine à miracles du genre de celle de Lourdes.
L’ange n’avait-il pas dit : les
regards de la France se tourneront vers toi. Parole mystérieuse. Effrayante
même, si l’on tient une certaine obscurité pour une garantie de paix et de vie
tranquille. Mais combien d’esprits – qui souvent s’ennuient sans le savoir –sont
capables de résister à l’attrait des nouveautés ? Miraculeux ou non, le
jaillissement de la source en présageait d’importantes.
Des Clochemerlins ambitionnaient pour leur petite patrie une
renommée toujours plus grande et de voir entrer le nom de Clochemerle dans l’Histoire.
Vanité, sans doute. Mais n’est-elle pas le principal levier des entreprises
humaines. D’autres se contentaient de dire :
-On verra bien...
En tout était de cause, miracle ou pas, progrès ou pas,
Clochemerle faisait son vin et chantait, sans d’ailleurs consommer l’eau de la
source, réservée aux compresses humides :
La vie, amis, est dérisoire
Pour le gueux et le plus malin
Et serait une plate histoire
Croyez-en les Clochemerlins
Sans boire
Sans boire !
FIN
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