mercredi 30 octobre 2013

Molière et Armande Béjart

En 1661, Molière vient s’installer avec sa troupe dans la salle du Palais-Royal que Richelieu avait fait construire pour son usage personnel, quand il avait fait représenter « Mirame », tragédie qu’il avait signée.
Le Palais Royal où les comédiens de Molière attirent, dès les premières représentations un public de qualité, est encore tout neuf. Le jardin, orné par les soins du cardinal de 35.000 charmes et de 25.000 charmilles est l’un des plus beaux de Paris. (Ce qui hélas n’est plus le cas aujourd’hui, les arbres ont été remplacé par du béton et les affreuses «colonnes de Buren » 
Il est si vaste que Mazarin, afin d’entraîner le jeune Louis XIV, y a donné des chasses à courre. Le futur roi de France a passé là son enfance, à la fois dans le luxe et dans une sorte de bohème : les murs étaient couverts d’or mais les draps de lits étaient troués. Pour  apprendre au prince l’art de la guerre, on avait fait construire dans le jardin un fort en réduction. C’est encore dans ce palais, qui s’appelait alors le Palais –Cardinal, qu’il a pris, avec une dame d’honneur d’Anne d’ Autriche, ses premières leçons d’amour.
Le roi de France revient volontiers dans ce décor qui lui rappelle des souvenirs si variés. Il rend visite à sa tante, reine en exil, et à sa cousine, cette Henriette d’Angleterre qu’il marie à son frère, le duc d’Anjou, en 1661. Les jeunes mariés s’installent au Palais-Royal. Monsieur est séduisant mais il porte trop de bijoux, on critique ses goûts efféminés, et l’on critique aussi les hommages prodigués par le roi à  sa jolie belle-sœur. C’est elle-même qui, afin de détourner l’attention de leur badinage, jette Louis dans les bras de Mlle de la Vallière qu’elle juge la plus insignifiante, la plus naïve de ses dames d’honneur.
Louis XIV est si touché par l’amour sincère et pur de Louise qu’il lui donnera quatre enfants. Leur romanesque aventure fait sourire les belles ambitieuses. La jeune femme est installée dans une dépendance du palais, l’hôtel Brion, où son royal amant vient la retrouver sous prétexte de se rendre à la salle de billard aménagée au rez-de-chaussée.
Dans le quartier du Palais-Royal, la belle clientèle vient faire ses emplettes : Les marchands qui font des garnitures de rubans ont leurs boutiques dans les cours, salles et galeries du Palais ; il y a aussi plusieurs boutiques de lingères qui vendent des dentelles et garnitures de tête... Il s’y fait également grand commerce de parfums, onguents et pommades, et les meilleurs produits viennent de chez Martial, le parfumeur du roi – dont Molière fait mention dans « la Comtesse d’Escarbagnas » - et qui fabrique devant Louis XIV les parfums qui lui sont destinés. Sa Majesté a sans doute conservé le souvenir de certains gants de senteur, dont les exhalaisons empoisonnées ont fait périr la reine de Navarre.

 Quant aux perruques qui « s’établissent » sur toutes les têtes et coûtent jusqu’à mille écus, les meilleures, les plus belles, les plus lourdes, sont celles de l’illustre M Binet, qui fait celles du roi, et qui demeure rue des Petits-Champs. C’est à lui que le souverain et la plupart des hauts personnages de la cour doivent les deux tiers de leur prestance. Les tresses descendent jusqu’au coude et le toupet domine le front de cinq à six pouces. Ce modèle prestigieux porte le nom de son créateur : on le nomme une « binette ».  On dit en plaisantant que « plus la binette est large, plus le respect du peuple va croissant ». Lorsque l’usage des perruques aura disparu, on dit encore, à propos d’une tête ridicule : « Quelle drôle de binette ! »

Afin de se rapprocher de son nouveau théâtre, Molière déménage et emmène sa tribu rue Saint-Thomas-du-Louvre où il a loué, au coin de la rue Saint-Honoré, face au Palais-Royal, une maison assez vaste pour loger neuf personnes : Marie, la veuve du père Béjart, Madeleine, sa sœur Geneviève, son frère Louis, Armande et le Ménage de Brie, dont Molière ne peut se passer. Le marin qui joue les « utilités » a une si grande admiration pour le « maître » qu’il oublie d’en être jaloux. Sa douce épouse, Catherine, la plus jolie, la plus tendre des ingénues, a pris l’habitude de consoler Molière de tous ses ennuis, elle lui ouvre son cœur et ses bras dès qu’il le lui demande. Madeleine, à  quarante-huit ans, acariâtre et jalouse, fait des scènes fréquentes, aggravées par la présence d’Armande, jeune gille qu’elle dit être sa sœur et dont Molière, plus ou moins consciemment, est devenu amoureux. Il l’a vue grandir, se transformer en femme. Madeleine, devinant le danger tente, par mille moyens, d’empêcher cette intrigue. Catherine de Brie, jalouse elle aussi, essaie de conserver l’amour de Molière. Armande, ne cherche qu’à se faire épouser par le directeur-auteur. Quant à Molière, il ne rêve que des charmes de cette jeune coquette de dix-neuf ans. Il a vingt ans de plus qu’elle. Dans les coulisses on chuchote qu’elle n’est pas, ainsi qu’on l’a prétendu, la sœur de Madeleine, mais sa fille. L’amoureux ne veut rien entendre.
Chapelle, un de ses bons amis, s’amuse de le voir, comme le Jupiter d’Homère, aux prises avec trois femmes, Junon, Minerve et Vénus :
                                   Tiens-toi neutre, et, tout plein d’Homère,
                                   Dis-toi bien qu’en vain l’homme espère
                                   Pouvoir venir jamais à bout
                                   De ce qu’un grand dieu n’a su faire.

Junon, c’est, dans l’esprit de Chapelle, Madeleine, qui craint l’influence d’Armande sur Molière amoureux ; Vénus, c’est la blonde Catherine, complaisante et voluptueuse ; quant à Minerve, c’est la jolie du Parc, sur son piédestal, encensée par le vieux Corneille, courtisée par Molière, qui a écrit pour lui plaire de petits vers galants. Cette coquette-née lui fait peu de scènes de jalousie, car elle se préoccupe uniquement de séduire, de séduire n’importe qui. Tous les moyens lui sont bons, le « Mercure de France » nous dit même qu’elle montre ses jambes « au moyen d’une jupe ouverte des deux côtés, avec des bas de soie attachés au haut d’une petite culotte ». C’est aussi Armande, froide et calculatrice, que l’on peut comparer à Minerve.

Personne, dans l’entourage de Molière, ne reconnaît le joyeux poète qui chantait, hier encore, des poésies composées pour ses amoureuses :
                                   Enfin, soit que tu promènes
                                   Tes beaux yeux, qui sont mes rois,
                                   Sur l’onde ou parmi les plaines,
                                   Sur les monts ou dans les bois,
                                   Tout fait « lan la Landeridette »
                                   Tout fait « Lan la Landerida »...

Il a perdu le goût de chanter, pris à la fois par les travaux du théâtre, la pièce qu’il écrit, les colères de Madeleine, les agaceries d’Armande et les tendres reproches de Catherine. Grimarest a relaté ce moment de la vie de Molière, qui ressemble à l’enfer de M. Sartre : La Béjart, qui le soupçonnait de quelque dessein sur sa fille, le menaçait souvent en femme furieuse et extravagante de le perdre, lui, sa fille et elle-même, si jamais il pensoit à l’épouser. Cependant la jeune fille ne s’accomodoit point de l’emportement de sa mère, qui la tourmentoit continuellement, et qui la fesoit essuyer tous les désagréments qu’elle pouvoit inventer.

Un pamphlet, publié en 1688, « La Fameuse Comédienne », donne une version différente du comportement de Madeleine, jalouse de Catherine depuis plusieurs années :
Comme Madeleine vit que c’était un mal sans remède, elle prit le meilleur parti, qui était de s’en consoler, en conservant toujours sur Molière l’autorité qu’elle avait eue, et l’obligeant à prendre des mesures pour cacher le commerce qui était entre lui et la De Brie. Ils demeurèrent quelques années en cet état. Cependant la petite Béjart commençait à se former, ce qui donna la pensée à sa mère, qui avait perdu depuis longtemps l’espérance de faire revenir Molière à elle, de le rendre amoureux, était fort bien faite ; et Armande, qui n’a aucun trait de beauté, n’avait point dans sa jeunesse ces manières qui l’ont, depuis, rendue recommandable.
Mais de quoi une femme jalouse ne vient-elle pas à bout lorsqu’il s’agit de détruire une rivale ? Elle remarquait avec plaisir que Molière aimait fort la jeunesse, qu’il avait de plus une inclination particulière pour sa fille, comme l’ayant élevée... Enfin, elle conduisit si bien la chose, qu’il crut ne pouvoir mieux faire que de l’épouser. La de Brie, qui s’aperçut des desseins secrets de sa rivale, mit, de son côté, tout en usage pour empêcher l’accomplissement d’un mariage qui offensait si fort sa gloire. Rien ne lui paraissait si cruel que de céder un amant à une petite créature qu’elle jugeait, avec quelque raison, lui être inférieure en mérite ; elle en témoigna son inquiétude à Molière et le mit en quelque incertitude par ses reproches. Il conservait beaucoup d’honnêteté pour elle, et il avait des gages de son amour qui le mettaient dans la nécessité d’avoir ces sortes d’égards...

Des égards, il en avait aussi pour Madeleine, la fidèle compagne de sa jeunesse, responsable de sa vocation et de sa réussite
Madeleine Béjart était la fille d’un huissier des eaux et forêts  de France à la Table de Marbre de Paris. Elle avait compris, dès sa quinzième année, qu’une file jolie et intelligente n’avait rien à  attendre dans le foyer encombré d’enfants d’un modeste fonctionnaire aux fins de mois difficiles. Quand elle fut lasse d’emmailloter des petits frères et des petites sœurs, elle alla chercher la situation que ses charmes lui permettaient d’espérer. Elle la trouva...

A dix-huit ans, « émancipée d’âge », elle possède déjà une petite maison dans le quartier à la mode, rue de Thorigny, à quelques pas de l’aristocratique place Royale et de cette rue Vieille-du-Temple où la bonne société se bouscule pour aller voir représenter « Le Cid » de Corneille, au théâtre du Marais. La fille de l’huissier des Eaux et Forêts est fort séduisante : beaux yeux, bouche parfaite, teint clair et cheveux roux ; elle ne manque pas d’esprit et sait même, à l’occasion trousser quelques vers. Lorsque Rotrou, l’un des familiers de l’hôtel de Rambouillet, termine sa tragédie « Hercule mourant », elle lui adresse, comme tout le monde, un poème de circonstance :

                                   Ton Hercule mourant va te rendre immortel,
                                   Au ciel comme sur la terre, il publiera ta gloire,
                                   Et, laissant icy-bas un temple à ta mémoire,
Son bûcher servira pour te faire un autel.

On ignore si Madeleine a choisi toute seule la carrière théâtrale qui lui permit de rencontrer son premier amoureux sérieux ou si, au contraire, c’est lui qui, afin d’augmenter son prestige de gentilhomme parisien, eut l’idée de pousser sa conquête vers les planches.

Ce prince Charmant, le noble chevalier Esprit-Rémond de Moirmoiron, seigneur de Modène et autres lieux, est chambellan de Gaston, frère du roi Louis XIII. Il est amateur de comédie et de comédiennes, et comme il habite l’hôtel de Guise, voisin du théâtre du Marais, c’est là qu’il passe une partie de son temps. on peut admettre qu’il a installé Madeleine, la jolie rousse, à côté de chez lui, dans cette maison de la rue de Thorigny, uniquement parce qu’il aime le théâtre, car Esprit –Rémond de Moirmoiron est marié et père de famille. Malheureusement pour la morale  de l’histoire, cette situation n’empêche pas les sentiments. Madeleine met au monde, le 3 juillet 1638, une petite fille bien constituée dont le duc de Modène tient essentiellement à faire savoir qu’il est l’heureux père. Le 11 juillet, il fait porter son nom et ses titres sur l’acte de baptême de la petite Françoise, et charge un de ses amis de représenter le parrain sur les fonts baptismaux. Ce parrain, absent de Paris, n’est autre que son propre fils légitime, âgé de sept ans. L’acte de baptême a été conservé sur les registres de Saint-Eustache.
Le duc de Modène, qui n’avait alors que trente ans, était trop bouillant, trop agité pour vive à côté de la jeune maman. Il s’engagea dans la conspiration des ducs de Guise et de Bouillon. Après l’échec de cette entreprise, il se retira prudemment dans sa propriété du comtat Venaissin, terre papale où l’on était beaucoup plus tranquille qu’au château de Vincennes.

En 1639, il n’y a pas de place pour une débutante, même jolie, dans les deux théâtres parisiens : l’Hôtel de Bourgogne et le Théâtre du Marais ; Madeleine Béjart suivra donc une troupe de campagne et ira faire son apprentissage de comédienne dans le midi de la France. Aucun témoin n’a révélé si elle avait retrouvé ou non, au cours de cette longue tournée, le galant duc de Modène. On le suppose, simplement, mais, lorsqu’en février 1643 elle met au monde une seconde petite fille, elle dissimule l’acte de baptême, et le père ne manifeste pas le même enthousiasme que cinq ans plus tôt lors du baptême de la petite Françoise.
Le père Béjart vient de mourir, Madeleine, à vingt-six ans, se retrouve en famille, elle doit s’occuper de ses enfants, de sa mère, de sa sœur et de ses frères. Puisqu’elle aime la vie errante des comédiens et qu’en province les spectateurs ne sont pas trop exigeants, elle fera apprendre des rôles à Geneviève, sa sœur, qui sera une soubrette fort convenable, et à Joseph, son frère aîné, affligé d’un léger bégaiement, ce qui n’a, dit-elle, aucune importance : dans le rôle de héros, « on croira que c’est l’émotion » ! Louis, le plus jeune frère, étudiera les bons auteurs en attendant l’âge de monter sur les tréteaux.
Complétée par quelques voisins plus ou moins doués, la troupe que Madeleine baptise « Les Enfants de Famille » va tenter de divertir un public complaisant.
C’est à cette époque que Jean-Baptiste, fils de Jean Poquelin, tapissier ordinaire du roi, prend une décision qui afflige les siens. Après s’être fait recevoir avocat à la faculté d’Orléans, cet aventureux jeune homme renonce à la charge paternelle, au barreau, à la vie bourgeoise et même à l’honneur : il veut jouer la tragédie. Cette vocation le tourmentait depuis trois ans déjà. Il a fait la connaissance de Tiberio Fiorelli, dit Scaramouche, dont il admire les pantomimes, il a joué quelques petits rôles dans des spectacles d’amateurs, et il a été vivement impressionné par les sourires de la protégée du duc de Modène, Madeleine Béjart. Elle, de son côté, n’a pas oublié l’étudiant impétueux qu’elle retrouve, prêt à se joindre aux Enfants de Famille. Il a vingt ans, elle en a vingt-six. Elle le fait, sans tarder, profiter de son expérience et, bientôt, Jean-Baptiste, séduit, abandonne tout pour la suivre. Le 30 juin 1643, les amoureux ont mis au point un grand projet, ils vont fonder une troupe capable de concurrencer celle de l’Hôtel de Bourgogne ; avec huit comédiens ils signent ce jour-là le contrat d’association. L’ »Illustre Théâtre » est né.

Jusqu’à la fin de cette année de fièvre et d’espérance, Jean-Baptiste et Madeleine préparent les programmes, les costumes et la décoration de la salle. Les comédiens associés ont loué le jeu de paume des Métayers, à côté de la porte de Nesle, belle salle pouvant contenir six cents spectateurs, mais dans laquelle il faut construire des barrières, une scène, des loges et installer l’éclairage. Devant la porte, le terrain est si boueux qu’il est indispensable de faire paver douze toises de chaussée pour permettre l’accès des carrosses. Léonard Aubry, paveur de Sa Majesté, s’en occupe, mais malgré la qualité de son « esplanade », les carrosses ne viennent pas.
Les acteurs de l’Illustre Théâtre manquent de métier ; seule, Madeleine Béjart a quelque habitude des planches. Tous font cependant de grands efforts pour attirer le public, ils embellissent le théâtre, augmentent le nombre des chandelles, diminuent les prix des places ; Madeleine, craignant que la couleur de ses cheveux ne soit une cause d’insuccès, les fait teindre ; on engage une attraction, le danseur Maller, dont Jean-Baptiste Poquelin, qui a pris la direction de la troupe, signe lui-même le contrat, en juin 1644. C’est la première fois que Poquelin utilise son nouveau nom de théâtre : Molière.
Rien ne décide les Parisiens à venir applaudir la troupe de l’Illustre Théâtre qui a pourtant bien besoin d’encaisser des recettes sérieuses. Le 1er août, Molière est emprisonné au Châtelet, pour une facture de chandelles impayée de cent quarante-deux livres ! A peine libéré, il se retrouve au Châtelet pour une affaire du même genre, et il ne doit la liberté qu’à son paveur qui accepte de verser la caution. Les dettes de la compagnie s’élèvent à quatre mille sept cent quatre-vingt-trois livres.
Après une seconde expérience dans une salle du quartier Saint-Paul, aussi  déficitaire que la première, la troupe se disloque.
Dans un pamphlet contre Molière, intitulé « Elomire (anagramme de Molière) hypocondre ou les Médecins vengés », un humoriste Le Boulanger de Chalussay, bien renseigné sur la vie de son ennemi, lui fait ainsi raconter ses déboires :

                        Je cherchai des acteurs qui fussent, comme moi,
Capables d’exceller dans un si grand emploi,
Mais me voyant sifflé par les gens de mérite,
Et ne pouvant former une troupe d’élite,
Je me vis obligé de prendre un tas de gueux,
Dont le mieux fait était bègue, borgne et boiteux ;
Pour les femmes, j’eusse eu les plus belles du monde,
Mais le même refus de la brune et la blonde
Me jeta sur la rousse, où, malgré le gousset,
Grâce aux poudres d’alun je me vis satisfait.

La faillite est soulignée avec méchanceté :

                        Car alors, excepté les exempts de payer,
                        Les parents de la trouve et quelque batelier,
                        Nul animal vivant n’entra dans notre salle,
                        Dont, comme vous savez, chacun troussa sa malle.

Madeleine et Molière, qui n’ont perdu ni l’amour ni l’espoir, s’en vont, avec les Béjart, à la conquête des provinces. Ils entrent dans la compagnie de Charles du Fresne, attachée au gouverneur royal pour la Guyenne, le duc d’Epernon. Molière y conserve obstinément les rôles tragiques qu’il interprète médiocrement... Ce n’est qu’après avoir, dit-on, reçu des pommes, qu’il se décide à développer son talent comique. Ses succès et son autorité en font alors un chef de troupe. Du Fresne lui cède sa place et Madeleine, maîtresse attentive, lui conseille de composer des comédies pour suppléer à la pauvreté du répertoire. Directeur, metteur en scène et acteur, Molière va devenir auteur. Ses premiers essais, « Le Médecin volant » et « La Jalousie du Barbouillé », trouvent un accueil qui l’encourage. En 1655 (d’après le registre tenu par La Grange), il présente « L’Etourdi », à Lyon où un public raffiné apprécie sa troupe ; on dit même que c’est « la meilleure sous le rapport du mérite des acteurs et de la richesse des costumes ».
L’existence des comédiens enrichis est devenue une fête perpétuelle. Les recettes sont si brillantes que la compagnie peut engager de nouvelles vedettes, Mlle de Brie et Mlle du Parc. Madeleine fait  venir près d’elle la petite fille née mystérieusement en 1643. C’est une charmante fillette de douze ans, nommée Armande, qui sort de pension et que Madeleine présente comme sa jeune sœur. L’enfant, que chacun appelle Menou, va vivre désormais avec Molière et tous les Béjart, Geneviève, Joseph et Louis, le cadet, dit l’Eguisé.
En grandissant, la petite Menou apprend le métier. Elle danse gracieusement et elle chante aussi bien en français qu’en Italien. On commence à l’initier au théâtre, elle fait partie de la figuration ; dans un projet de distribution on trouve même indiqué un rôle pour Mlle Menou.
La troupe de Molière quitte Lyon pour Grenoble et Grenoble pour Rouen où une bonne renommée l’a précédée ; les deux frères Corneille s’intéressent à ces comédiens de talent et tout particulièrement à Mlle du Parc.

Molière, qui rêve d’une revanche, voudrait présenter à Paris son théâtre comique. Les derniers mois de 1658 l’ont vu bien souvent sur la route de la capitale, où il s’est dépensé en visites et a sollicité des appuis afin d’obtenir l’autorisation du roi.  Les frères Corneille lui font enfin rencontrer Monsieur, frère de Louis XIV, qui organise une soirée devant Sa Majesté. Le programme est bientôt fixé : on jouera « Nicomède », ce qui flattera les Corneille et permettra à Madeleine de se montrer dans un  rôle qui lui convient : Molière y ajoute « le Docteur amoureux », petite farce dans le goût italien om il est certain d’un succès personnel. Les comédiens arrivent au Louvre avec un titre nouveau : « Troupe de Monsieur, frère unique du Roi ». La représentation décisive a lieu le 24 octobre, devant Leurs Majestés et toute la cour, sur une scène que le roi a fait dresser dans la salle des gardes.

« Nicomède » semble un peu ennuyeux, mais le roi s’amuse du « Docteur amoureux ». Un placet bien tourné, débité par Molière, achève le travail : Louis XIV, séduit, lui accorde l’autorisation de jouer dans l’hôtel du Petit-Bourbon en alternance avec les comédiens italiens. Solution imparfaite, car les comédiens –italiens ne laissent à Molière que les jours extraordinaires : les lundis, mercredis, jeudis et samedis.
Le 2 novembre, la troupe représente deux pièces de Molière : « L’Etourdi » et « Le Dépit amoureux » qui remportent un énorme succès que Le Boulanger de Chalussay lui-même reconnaît dans son pamphlet :

                        Je jouai « L’Etourdi », qui fut une merveille...
                        Du parterre au théâtre, et du théâtre aux loges,
                        La voix de cent échos fait cent fois mes éloges ;
                        Et cette même voix demande incessamment
                        Pendant trois mois entiers ce divertissement...
                        Mon « Dépit amoureux » suivit ce frère aîné
                        Et ce charmant cadet fut aussi fortuné.

Lorsqu’en 1659, au début du carême, le théâtre ferme ses portes selon la coutume, les dix comédiens associés ont partagé plus de six mille livres gagnées en cinq mois.
La troupe italienne ayant abandonné le Petit-Bourbon, Molière et ses comédiens bénéficient enfin de ces jours ordinaires où il est de bon ton d’aller au théâtre : les mardis, vendredis et dimanches. On joue un tour de moins mais les recettes sont bien meilleures. Elles sont encore meilleures lorsque, renonçant aux reprises, Molière présente sa première grande pièce : « les Précieuses ridicules », le 18 novembre 1659, devant tous les beaux esprits. Ménage a noté quelques noms : J’estois à la première représentation des « Précieuses ridicules »... Mademoiselle de Rambouillet y estoit, Madame de Grignan. Tout le cabinet de l’Hostel de Rambouillet, M. Chapelain et plusieurs autres... La pièce y fust jouée avec un applaudissement général.

Trop d’applaudissements au gré de quelques jaloux qui réussissent à faire interdire la pièce dès le lendemain de la première. Excellente réclame qui permet, quinze jours plus tard, l’interdiction levée de jouer « à l’extraordinaire ». On appelle ainsi l’opération simple qui consiste à doubler, à titre exceptionnel, le prix des places. La première avait remporté cinq cent trente-trois livres ; les recettes des représentations suivantes montent jusqu’à mille.

Encouragé par ce triomphe, le directeur de la troupe va continuer à écrire. A la rentrée, il présente « Sganarelle ou le Cocu imaginaire », qui est très apprécié, puisque vingt-six représentations consécutives rapportent au total douze mille cinq deux livres. De telles réussites indisposent les rivaux de Molière, qui, à force d’intrigues, persuadent M. de Ratabon, le surintendant des Bâtiments, de faire démolir d’urgence l’hôtel du Petit-Bourbon. Cette démolition, prévue pour permettre la construction de la colonnade du Louvre, n’était pas encore nécessaire à cette époque. En octobre 1660, sans avertissement préalable, les comédiens de Molière sont privés de théâtre. Le lundi 11me octobre, le théastre du Petit-Bourbon commença à estre desmoly par Monsieur de Ratabon... sans en avertir la troupe qui se trouva fort surprise...
Après trois mois de chômage, compensés par quelque « galas » que l’on nomme des « visites », les comédiens obtiennent de Louis XIV la permission de jouer au Palais-Royal, où vingt ans plus tôt, on applaudissait les tragédies de Richelieu. C’est la seule sale de Paris où la scène possède quelques perfectionnements, on y peut  loger plusieurs centaines de spectateurs, il y a vingt-sept rangs de parterre, mais elle est en mauvais état. Les réparations, démolitions et rétablissements durent plusieurs semaines et coûtent deux mille cent quinze livres.
Ouverte en janvier 1661, la nouvelle sale ne porte pas bonheur à Molière, qui connaît avec « Don Garcie de Navarre » son plus grand échec. Cette tragi-comédie ne sera représentée que sept fois, on la retire de l’affiche, la septième recette n’ayant atteint que soixante-dix livres. L’auteur malheureux se remet au travail, mais il renonce définitivement à ce domaine tragique qui l’attire depuis le début de sa carrière.
Cette même année 1661, Molière reprend la charge de son frère qui vient de mourir : il cherche ainsi à se rapprocher de la cour et s’acquitte, d’ailleurs fort bien, ainsi que l’affirment ses contemporains, de cette charge de tapissier et valet de chambre du roi : Son exercice de la comédie ne l’empêchait pas de servir le Roy dans cette charge où il se montrait assidu.

Peut-être Molière cherche-t-il aussi dans cette assiduité le moyen de fuir la demeure de la rue Saint-Thomas-du-Louvre où trois femme conspire et intriguent autour de lui. L’ambitieuse Armande poursuit son but au milieu de tous ces complots qu’elle ne peut ignorer. Il est évident qu’elle n’éprouve aucun sentiment profond pour Molière, mais qu’elle convoite la position de directrice de la compagnie. Elle souhaite des rôles à sa taille. Déjà Molière en écrit un pour elle ; dans « L’Ecole des maris », elle sera la jeune Léonor, fiancée à un homme de soixante ans, Ariste, le frère de Sganarelle. Cette pièce a été inspirée à Molière par sa propre situation. Quant au rôle destiné à Armande, l’auteur désire qu’il soit pour elle une bonne leçon, et il met dans sa bouche les sages recommandations qu’il n’ose pas lui faire lui-même :

            Léonor.- ...      O l’étrange martyre !
                                   Que tous ces jeunes fois me paraissent fâcheux !
                                   Je me suis dérobée au bal pour l’amour d’eux.
            Lisette.-          Chacun d’eux près de vous veut se rendre agréable.
            Léonor.-          Et moi je n’ai rien vu de plus insupportable ;
                                   Et je préfèrerais le plus sage entretien
                                   A tous les contes bleus de ces diseurs de rien.
                                   Ils croient que tout cède à leur perruque blonde,
                                   Et pensent avoir dit le meilleur mot du monde,
                                   Lorsqu’ils viennent d’un ton de mauvais goguenard,
                                   Vous railler sottement sur l’amour d’un vieillard ;
                                   Et moi, d’un tel vieillard, je prise plus le zèle
                                   Que tous les beaux transports d’une jeune cervelle.

Dès la première, le succès de « L’Ecole des maris » est assuré : trente-deux représentations consécutives vont rapporter dix-sept mille neuf cent quatre-vingt-onze livres aux comédiens. Molière encaisse deux parts depuis la réouverture d’après carême. Il l’a demandé à titre de droits d’auteur et aussi, a-t-il dit, pour sa femme au cas où il viendrait à se marier.

Malgré les soucis, les discussions, l’emménagement rue Saint-Thomas-du-Louvre, il a terminé « Les Fâcheux ». Dans son avertissement au lecteur, il prétendra avoir écrit et monté ce divertissement en deux semaines : Jamais entreprise au théâtre ne fut si précipitée que celle-ci, et c’est une chose, je crois, toute nouvelle, qu’une comédie ait été conçue, faire, apprise et représentée en quinze jours. Un rôle a été amoureusement mis au point pour Armande, celui d’Orphise, capital à ses yeux, car la première a lieu devant Louis XIV, le 17 août 1661, au cours des fêtes que donne le fastueux Fouquet à Vaux-le-Vicomte.

Le roi, la reine mère, Monsieur, Madame et une noble assemblée applaudissent à la fois Madeleine, sortie d’un rocher artificiel pour réciter le prologue et Armande, dans son premier grand rôle. Les jugements des contemporains sont formels, Armande n’est pas d’une grande beauté. Si elle a, selon Grimarest, « tous les agréments qui peuvent engager un homme, et tout l’esprit nécessaire pour le fixer », elle n’a guère de qualités physiques, d’après le souvenir de Mlle du Croisy, qui joua Agnès avec Molière : Armande Béjart avait la taille médiocre, mais un air engageant, quoique avec de très petits yeux, une bouche fort grande et fort plate, mais faisant tout avec grâce, jusqu’aux plus petites choses, quoiqu’elle se mît très extraordinairement et d’une manière presque toujours opposée à la mode du temps. Mme de Sévigné la trouve franchement laide ; qu’importe à Molière, il est amoureux ! Dans la demeure familiale rue Saint-Thomas-du-Louvre, les échos des querelles s’apaisent enfin.

Madeleine a cédé, le mariage d’Armande et de Jean-Baptiste aura lieu, c’est convenu, le 20 février 1662, lundi gras, à Saint-Germain-l’Auxerrois, et le repas de noces, le soir, après une représentation des « Fâcheux », chez M. de Guénégault, quai Malaquais.

Le 23 janvier, tous les Béjart se rendent chez le notaire, Me Acloque, pour signer le contrat. La fiancée est mineure, c’est donc sa prétendue mère, Marie Hervé, la veuve du bon Joseph Béjart « qui vient stipuler pour Armande-Grésinde-Claire-Elisabeth Béjart » les témoins sont, pour Molière, son père, Jean Pocquelin, tapissier et valet de chambre du roi, et son beau-frère, André Boudet, marchand, bourgeois de Paris. Du côté d’Armande, « sa soeur »( !) Madeleine et son frère Louis.

Madeleine Béjart est donc officiellement, sur papier notarié, la sœur d’Armande ; Molière est le gendre de la veuve Béjart ; quant à l’âge de la future épousée, la mère, ne s’en souvenant pas, fait porter sur le contrat : « âgée de vingt ans environ ». La femme du père Béjart, mère d’une douzaine d’enfants, aurait mis Armande au monde à l’âge de cinquante-trois ans ! La dot de la jeune fille s’élève à dix mille livres et son douaire à quatre mille, dot qui sera remise à Molière le 24 juin suivant par la veuve Béjart. Or celle-ci n’avait plus d’argent à la mort de son mari ; on suppose que la dot a été offerte par Molière, soucieux du bonheur de Mlle Molière, son épouse. Les femmes mariées qui ne sont point femmes de qualité ne s’appellent pas madame, mais mademoiselle.

Trop occupée par les caprices de sa jeune femme, Molière ne parvient pas à écrire de pièce nouvelle avant un an. La première de « L’Ecole des femmes » n’est donnée qu’en décembre 1662. La comédie plaira, et ses trente et une représentations produiront un total, assez coquet, de vingt-neuf mille sept cent soixante et onze livres, malgré ou à cause des violentes attaques suscitées par le sujet. Armande ne joue pas dans ces cinq actes, mais elle y est constamment présente. Il est facile d’établir un parallèle entre l’auteur, jeune marié, et le personnage d’Arnolphe, futur marié. A quarante-deux ans, l’âge de Molière, à peu de chose près, Arnolphe a décidé d’épouser une jeune fille, lui aussi. Chrysalde, son meilleur ami, le met en garde au début de la pièce contre les dangers d’une telle union :
Chrysalde :     Voulez-vous qu’en ami je vous ouvre mon cœur ?
                        Votre dessein, pour vous, me fait trembler de peur ;
                        Et, de quelque façon que vous tourniez l’affaire,
                        Prendre femme est à vous un coup bien téméraire.

Arnolphe :       Il est vrai, mon ami. Peut-être que chez vous
                        Vous trouverez des sujets de craindre pour chez nous ;
                        Et notre front, je crois, veut que du mariage
                        Les cornes soient partout l’infaillible apanage.

Chrysalde :     Ce sont coups du hasard, dont on n’est point garant...

Molière n’a-t-il pas composé dans cette pièce un petit manuel de la jeune mariée à l’usage d’Armande dont il est jaloux ? On pourrait le croire en écoutant les conseils qu’il donne à Agnès en jouant Arnolphe. Très à l’aise dans ce rôle, il a poussé le raffinement jusqu’à attribuer le rôle d’Agnès à Catherine de Brie, ingénue parfaite. C’est une jolie blonde, qui a été sa maîtresse, au nez et à la barbe du mari, qu’il ose dire en scène :

                        Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage ;
                        A d’austères devoirs le rang de femme engage ;
                        Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,
                        Pour être libertine et prendre du bon temps.

Il s’adresse à Catherine mais c’est à Armande qu’il pense. Il est inquiet, tourmenté, jaloux. Dans la coulisse, Mlle Molière s’amuse et Madeleine ricane...

Les premiers mois de mariage sont cependant, sans histoire. Molière consacré poète officiel, reçoit « pansion du Roy en qualité de bel esprit », et il est couché sur l’état pour la somme de mille livres, deux cents de plus que Racine et deux mille de moins que Chapelain, considéré par Louis XIV comme « le plus grand poète françois qui ait jamais esté » !

Pour répondre aux critiques de « L’Ecole des femmes », jouée de juin à août 1663 en même temps que « L’Ecole », et qui fait déplacer tout Paris, même le roi qui vient au Palais-Royal donner un appui moral à son protégé. Armande tient un rôle entre Mlles du Par cet de Brie. Elle en tiendra un autre plus naturel dans « L’Impromptu de Versailles », où chaque comédien joue sous son nom.

Le roi a demandé d’urgence un divertissement, il faut bien le lui donner. Molière, pressé par le temps, met en scène un aspect des coulisses. On le voit protester contre sa troupe et se disputer avec son épouse, exactement comme ils le font à la ville :

-          Voulez-vous que je vous dise ? vous devriez faire une comédie où vous auriez joué tout seul.
-          Taisez-vous ma femme, vous êtes une bête.
-          -Grand merci, Monsieur mon mari ! Voilà ce que c’est ! Le mariage change bien les gens, et vous ne m’auriez pas dit cela il y a dix-huit mois !
-          Taisez-vous, je vous prie !
-          C’est une chose étrange qu’une petite cérémonie soit capable de nous ôter toutes nos belles qualités et qu’un mari et un galant regardent la ^même personne avec des yeux si différents
-          Que de discours !
-          Ma foi, si je faisais une comédie, je la ferais sur ce sujet. Je justifierais les femmes de bien des choses dont on les accuse et je ferais craindre aux maris la différence qu’il y a de leurs manières brusques aux civilités des galants...
-          Ahy ! laissons cela. Il n’est pas question de causer...

Ces reproches publics, reflets d’une vie conjugale tourmentée, font rire la cour et la ville. Molière, le protégé du roi, l’auteur à succès, a avoué qu’il est trop occupé pour être aimable et prévenant avec sa jeune femme. Voilà qui est bien, ses rivaux de l’Hôtel de Bourgogne en font des gorges chaudes. Boursault fait représenter le « Portrait du peintre », où Molière peut s’entendre traiter de cocu. Trois mois plus tard, Armande met au monde un garçon dont le roi accepte d’être le parrain, c’est la réponse  aux calomniateurs qui font courir le bruit que Molière a épousé sa propre fille !

Sa réplique personnelle, le mari offensé, la donnera à Versailles, en mai 1664, au cours des somptueux divertissements des « Plaisirs de l’Ile enchantée », que Louis XIV offre à Mlle de La Vallière, en feignant d’honorer la reine.

Armande est en vedette dans le rôle de la princesse d’Elide et dans celui d’Elmire de « Tartuffe ». Les trois premiers actes de la pièce la plus scandaleuse du siècle ont été en effet représentés devant la cour, et ce n’est que cinq années plus tard que la représentation intégrale en public sera autorisée.

Les pamphlétaires et les jaloux attribuent quelques amants à Mlle Molière qui, en réalité, se contente de s’ennuyer. Sa vie conjugale lui paraît infiniment monotone ; Molière, accablé de besogne et de soucis, n’est jamais réconforté par une bonne parole, par un baiser tendre. Toute sa peine, tout son chagrin, il les offre au public en écrivant le dialogue, presque vécu, de Célimène et d’Alceste. « Le Misanthrope » marque l’apothéose de Mlle Molière et la désillusion de son mari ; nous ne sommes plus à la comédie, nous sommes chez Molière :

Alceste –         Je ne querelle point. Mais votre humeur, Madame,
                        Ouvre au premier venu trop d’accès dans votre âme ;
                        Vous avez trop d’amants qu’on voit vous obséder,
                        Et mon cœur, de cela, ne peut s’accommoder.

Célimène -      Des amants que je fais me rendez-vous coupable ?
                        Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?
                        Et lorsque, pour me voir, ils font de doux efforts,
                        Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ?

Le mari, encore amoureux, reconnaît ses propres faiblesses :

Alceste.-         Ah ! Traitresse ! mon faible est étrange pour vous   
                        Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux,
                        Mais il n’importe, il faut suivre sa destinée ;
                        A votre foi mon âme est tout abandonnée.  

Molière, le mal-aimé, a-t-il fait réellement à un ami cette confidence que rapporte Grimarest : Malgré toutes les précautions dont un homme est capable, je n’ai pas laissé, voyez-vous, de tomber dans le désordre où toux ceux qui se marient sans réflexion sont accoutumés de tomber... Oui, mon cher, je suis le plus malheureux des hommes !

Les habitués du théâtre du Palais-Royal applaudissent Alceste sans se douter du drame intime dont ils ne voient qu’un plaisant reflet. Pendant plusieurs mois, Armande et Molière vivent sans échanger une parole, comme des étrangers, Molière va suivre son régime lacté dans la solitude de sa maison d’Auteuil ; les époux ne se rencontrent plus qu’au théâtre.

Il faudra à Madeleine Béjart beaucoup d’intelligence, de patience et une certaine forme de courage pour les réconcilier, ou du moins, les faire vivre ensemble avec plus d’harmonie. Catherine, éternelle ingénue, poursuit discrètement son rôle de consolatrice. Molière, malade, déçu et épuisé de travail, trouvera toujours chez elle quelque réconfort. Et cependant, rien ne pourra détourner cet homme de génie, ce psychologue pénétrant, du malheureux amour qu’il éprouve pour la froide, l’impitoyable Armande.

Il ne travaille qu’à lui donner les meilleurs rôles, qu’à la mettre en évidence ; elle fait partie de toutes les distributions, à Saint-Germain, aux Tuileries, comme sur la scène de son propre théâtre.  Sa renommée grandit, tandis que Madeleine, vieillie et fanée, doit se contenter des rôles de second plan. Armande crée Elise dans « l’Avare », Elmire dans « Tartuffe », Julie dans « le Bourgeois gentilhomme », elle sera même Bérénice dans la tragi-comédie que Corneille a composée pour Henriette d’Angleterre :

                        Mademoiselle Molière
                        Du mieux soutient le caractère
                        De cette reine dont le cœur
                        Témoigne un amour plein d’honneur.

Elle sera enfin Psyché dans le plus merveilleux divertissement du temps. Toute la cour verra Mlle Molière, en robes d’or et d’argent, enlevée par l’Amour sur un nuage mécanique. Malgré
 Les crises d’une maladie à laquelle il n’a plus la force de résister, Molière a réussi à monter pour Louis XIV ce spectacle d’inauguration de la salle des machines, construite entre le jardin des Tuileries et les écuries royales. Toujours amoureux, Jean-Baptiste pardonne tout à son épouse et, lorsqu’ils se réconcilient, afin de rendre plus agréable son retour au foyer conjugal, il décide de quitter l’usage du lait et se met à la viande. Ce changement de régime devant redoubler sa tout et peut-être hâter sa fin.

Le 17 février 1672, Molière et toute sa troupe sont à Saint-Germain pour « « Le Ballet du Roi », où l’on joue « La Comtesse d’Escarbagnas ». Ils ont laissé Madeleine, malade depuis six semaines, « gisante au lit ». Ils la retrouve morte. Elle emporte dans la tombe le secret de la naissance d’Armande, mais dans le testament qu’elle a dicté le 9 janvier, avec codicille du 14 février, elle institue Mlle Molière sa légataire universelle. Madeleine Béjart rachète ses fautes en fondant à perpétuité dans l’église Saint-Paul, ou dans un monastère à choisir, deux messes basses de requiem par semaine. Elle a stipulé, en outre, « le prélèvement sur ses biens d’un revenu en rentes ou en terres, pour être payé chaque jour, à perpétuité, à cinq pauvres, cinq sols en l’honneur des cinq plaies de Notre-Seigneur ». Le clergé de Saint-Paul ne fait pas de façons pour enterrer cette comédienne repentie. En argenterie et en bijoux, elle laisse environ quatre mille livres, et en deniers comptants, dix-sept mille huit cent neuf.

Molière, privé de toute joie, tente un nouvel essai. Pour plaire à sa chère et détestable Armande, il loue en juillet l’appartement qu’elle considère digne d’elle et de la situation de son mari. C’est une belle maison située rue de Richelieu, bâtie par un tailleur, René Baudellet, qui exige un loyer annuel de treize cents livres, plus la moitié de la taxe des boues, des lanternes, des pauvres et des autres charges de ville. Ce logement de luxe est ainsi décrit : trois petites caves ou deux grandes au choix des preneurs, une cuisine, une écurie dans laquelle ledit bailleur pourra mettre un cheval quand il en aura ; les premier et second étages, quatre entresols au-dessous la moitié du grenier qui est au-dessus du troisième étage et une remise de carrosse, communauté de la cour, puits et aisances.

La cour forme une terrasse d’où l’on peut profiter de l’ombre des arbres du jardin Royal, et par un passage, il n’y a que quelques marches à descendre pour parvenir au jardin et pour se rendre au théâtre, sans devoir faire le tour par la rue Saint-Honoré.

L’installation des époux réconciliés commence mal : le 11 octobre, le petit Pierre-Jean-Baptiste, symbole des amours retrouvées, meurt à l’âge de vingt-sept jours. Le théâtre des comédiens fait relâche une journée, mais le bébé est à peine inhumé à Saint-Eustache que Molière doit jouer « L’Avare ». Les comédiens n’ont pas le temps de pleurer. Molière doit terminer « Le Malade imaginaire » Cette dernière œuvre d’un homme qui se sait perdu,  qui gémit de sa faiblesse, est empreinte, malgré sa gaieté apparente, d’une profonde tristesse. Ce malade, entouré de drogues, épié par les médecins qui rôdent dans sa chambre, tandis que sa femme, sournoise et intéressée, compte déjà les deniers de l’héritage, n’est-ce pas Molière lui-même ?

Le 17 février 1673, un an, jour pour jour,  après la mort de Madeleine, la compagne fidèle des mauvais moments, Molière est pris de convulsions pendant la quatrième représentation du « Malade imaginaire ». Il meurt au cours de la nuit dans le somptueux appartement qu’il avait fait décorer pour satisfaire, une fois encore, le caprice d’Armande, la plus ingrate des femmes qu’il a aimées.

Le curé de Saint-Eustache refusera au plus grand comédien de tous les temps la sépulture en terre bénite, on l’enterrera de nuit au cimetière Saint-Joseph, annexe de Saint-Eustache.

Trois ans plus tard, comme l’hiver était rigoureux, Armande, en souvenir de son mari, fit transporter des bûches au cimetière pour que de grands feux, allumés sur sa tombe, puissent réchauffer les pauvres du quartier.

                        

dimanche 27 octobre 2013

Histoire d' Héloïse et Abélard

Certains historiens de Paris situent le décor des amours d’Héloïse et d’Abélard dans la maison qui porte aujourd’hui le numéro 10 de la rue Chanoinesse ; d’autre part, une inscription et deux sculptures datées de 1849, ont placé au numéro 9 du quai au Fleurs la plus célèbre aventure du Moyen Age. On peut accorder tout le monde en admettant que la demeure du chanoine Fulbert recouvrait, avec son jardin, dans l’enclos du cloître Notre-Dame, l’ensemble des deux emplacements.
Ce chanoine de Notre-Dame habitait avec sa jeune nièce, Héloïse, dont la noble famille était apparentée aux Montmorency. C’était une demoiselle vertueuse et de grand savoir qui faisait l’honneur des siens.
Pierre Abélard, né aux environs de Nantes, en 1079, était d’une famille de petite noblesse qui le destinait au métier des armes, mais il préféra les études et devint l’un des plus illustres professeurs de philosophie de France. Sa réputation de travailleur incita ses disciples à faire dériver son nom d’Abélard du substantif « abeille ».
Le meilleur document où l’on puisse découvrir la vérité sur sa vie et ses amours,  c’est lui-même qui l’a rédigé. Cette autobiographie est un surprenant témoignage qu’il a intitulé, à juste titre « Historia Calamitatum ». Une telle confession peut surprendre le lecteur par son réalisme et son cynisme. Il convient donc de rappeler que ce grand maître de la dialectique, avant de devenir le seul intellectuel indépendant de son siècle, avait fait partie des groupes de clercs anticonformistes, que l’on appelait les goliards.
Vagabonds scolaires, érudits anarchistes, ces jeunes gens se permettaient de critiquer avec violence les représentants tout-puissants de l’ordre social : le pape, les évêques, les moines, les nobles, les militaires. Ils avaient l’audace de protester par leur libertinage, celui de l’esprit comme celui des mœurs, contre les règles morales les mieux établies. Ils chantaient le vin, le jeu et les filles et leurs poésies constituaient, pour la plupart, des apologies du péché :

                                    Plus avides de volupté que de salut éternel
                                   L’âme morte, je ne me soucie que de la chair.

Utopistes et révolutionnaires, ils tentaient même de bouleverser les traditions, ces bases de l’injustice sociale, en proclamant qu’il convient de refuser à la noblesse, le privilège de la naissance au profit d’une aristocratie nouvelle, celle de l’esprit et du mérite :

Le noble est celui que la vertu a ennobli ;
Le dégénéré est celui qui n’a été enrichi par aucune vertu...
La noblesse de l’homme, c’est la promotion des humbles.

Aux chevaliers, spécialistes du fait d’armes, les goliards ne cachaient pas leur mépris ; estimant l’intellectuel supérieur au guerrier, les combats de l’esprit plus difficiles que ceux des armes, ils chantaient les victoires amoureuses remportées par les clercs.
« La Chanson de Phyllis et de Flore » met en présence deux demoiselles qui parviennent, après expérience, à se mettre d’accord sur ce point essentiel :

                        Conformément à la science
Conformément aux usages
Le clerc se révèle à l’amour
Plus apte  que le chevalier

 Le professeur Abélard n’oubliera jamais le temps où il était l’un des meilleurs poètes goliards de Paris, et où sur la montagne Sainte-Geneviève, tous les écoliers reprenaient en chœur ses chansons audacieuses.
Selon la principale règle des goliards, Abélard se refuse à  prendre les armes : renonçant à l’éclat de la gloire militaire, à ma part d’héritage, à mes privilèges de droit d’aînesse, j’abandonnais définitivement la cour de Mars pour me retirer dans le sein de Minerve. Préférant entre tous les enseignements de la philosophie la dialectique et son arsenal, j’échangeai les armes de guerre contre celle de la logique et sacrifiai les triomphes des batailles aux assauts de la discussion.
A Paris, où la dialectique est à la mode, Abélard séjourne à l’école de Guillaume de Champaux, qui fut le premier à enseigner cette discipline. Mais l’élève se révèle si habile à réfuter les idées du maître qu’il peut songer à réaliser son rêve de jeunesse ; être professeur. C’est Melun, résidence royale, que le nouveau chef d’école choisit pour théâtre de son action : Dès mes premières leçons, ma réputation de dialecticien prit une extension telle que la renommée de mes condisciples, celle de Guillaume lui-même, peu à peu resserrée, en fut comme étouffée.
Ce triomphe provoque la colère et le ressentiment de Guillaume le Jaloux, qui fait hypocritement occuper la chaire parisienne de son rival pendant qu’il enseigne à Melun. De retour à Paris, Abélard, privé de chaire et d’école, va « établir son camps hors de la ville, sur la montagne Sainte-Geneviève ». Cette colline, inspirée mais rustique, où les paysans de Paris cultivent les champs et les vignobles, où les troupeaux se promènent en liberté, attire les étudiants de toute l’Europe : on y lutte contre la sainte ignorance et contre l’enseignement traditionnel. A Paris, « foyer de lumière », les écoliers passionnés d’étude ont le choix entre les cours de caractère officiel, donnés à l’école cathédrale de la Cité et les leçons libres, que les professeurs donnent chez eux ou dans les écoles de la rive gauche. Bien que la renommée de ce centre intellectuel soit très étendue, quelques penseurs austères prétendent déjà que la philosophie peut conduire à la débauche dans une ville qui ressemble beaucoup à l’antique Babylone ; pour ceux-là, Paris n’est que l’antichambre de l’enfer : Fuyez,  s’écrie saint Bernard, fuyez du milieu de Babylone et sauvez vos âmes. Tous, envolez-vous ensemble vers les cités du refuge, où vous vivrez dans la grâce, attendant l’avenir avec confiance tout en vous repentant de vos fautes passées.
Pierre de Celles ne se contente pas d’attaque la vie parisienne et ses dangers, il critique l’enseignement indépendant de la rive gauche. Il oppose aux théories d’Aristote et à la science d’Hippocrate, la philosophie chrétienne, celle qui ne s’apprend pas... Il préfère à la culture gréco-arabe un mysticisme ignorant et économique : Paris ! Comme tu sais à la fois ravir les âmes et les décevoir ! Chez toi, les filets des vices, les pièges du mal et les flèches de l’enfer perdent les cœurs innocents... Alors qu’il est, au contraire, une école heureuse, celle où le Christ enseigne à nos cœurs la parole de la sagesse, où, sans travail ni cours, nous apprenons la méthode de la vie éternelle... On n’y achète pas de livre, on n’y paie pas de professeur d’écriture.
Bologne, avec ses grandes écoles et ses docteurs éminents, tente en vain de concurrencer l’enseignement parisien. La France conservera son prestige. Le séjour à Paris, même s’il mène à l’enfer, est infiniment agréable aussi les étudiants y accourent-ils en foule.
Tous sont séduits pas Abélard, le professeur qui enseigne la joie e vivre. On se rue littéralement à ses cours, un public toujours croissant écoute ses moindres controverses, dans la meilleure école d’Europe, à l’ombre de la cathédrale romane de la Cité à peine terminée, entourée d’églises et de chapelles, l’école du cloître Notre –Dame. Il a plus de trois milles disciples. Dans tout le monde chrétien, on vante les ressources de son esprit, les charmes de sa conversation et les mérites de sa vertu.
A trente-huit ans, ce technicien de la logique, épris de spiritualité, ignore encore les plaisirs amoureux : il alu Ovide et il a chanté, en bon goliard, les femmes et le jeu, mais à a « toujours vécu dans la plus grande continence». Brusquement, on va voir ce professeur irréprochable, grisé par le succès, renoncer à toute règle morale : Me croyant le seul philosophe au monde, ne redoutant plus aucune attaque... je commençai à lâcher la bride à mes passions. Et plus j’avançais dans la voie de la philosophie et la théologie, plus je m’éloignais, par l’impureté de ma vie, des philosophes et des saints... ceux qui ont dû leur grandeur surtout à leur chasteté.
Par un raffinement de l’esprit et des sens, Abélard, délaissant les commerces faciles, ne choisit ni une partenaire de noble naissance, ni une amoureuse de bonne bourgeoisie, il courtise la seule femme digne de lui : Héloïse, dont la science est si grande que son nom est connu dans tout le royaume. La nièce de son collègue, le chanoine Fulbert, a dix-sept ans et elle est belle : Elle n’était pas la dernière par la beauté, mais elle était la première par son immense savoir. La voyant ainsi parée de toutes les séductions,  je pensais à entrer en relation avec elle.
En réalité, il ne subsiste aucune preuve des « séductions » d’Héloïse ; ses charmes physiques, évoqués à la fin du XVIIIe  siècle pour expliquer la conduite d’Abélard, ont été idéalisés par les  écrivains de 1830. Lorsque les débordements de la sensibilité romantique, mêlés au goût du style médiéval,  remirent à la mode les amants célèbres du cloître Notre-Dame, un éditeur offrit, en 1840, à ses lecteurs, une  image troublante de la nièce du chanoine : Héloïse était grande et sa taille, admirablement arrondie, se dressait, vigoureuse et droite comme le palmier, souple comme le roseau qui plie coquettement sous les baisers de la brise ; ses grands yeux ressemblaient à l’eau paisible d’un lac qui reflète un ciel bleu, des sourcils noirs, délicieusement arqués, en relançaient la douceur mélancolique en lui prêtant une expression de force tout à fait méridionale...
Or, le seul portrait de la jeune fille dont pouvait s’inspirer le rédacteur de cette notice était sculpté sur le tombeau d’Héloïse et d’Abélard, édifié dans le musée des Monuments Français, pendant la Révolution, sous la direction d’Alexandre Lenoir. Ce monument  fut transporté, en 1817, au cimetière du Père-Lachaise.
Lenoir, archéologue consciencieux, n’ayant lui-même retrouvé aucun document, fit exécuter les têtes des amants légendaires selon une méthode qu’il expose dans un ouvrage publié en 1825 : On n’a pu se procurer des statues ou des bustes authentiques d’Héloïse et d’Abélard. Les têtes des deux statues que l’on voit ici ont été sculptées par un artiste moderne sur le squelette de la tête de chacun des personnages.
Le témoignage de M. Lenoir permet d’affirmer que la jeune fille était, comme Abélard, d’une « grande stature et de belles proportions ». Ayant soigneusement observé leurs restes précieux, il écrit, en 1795 : La tête d’Héloïse est de belle proportion, son front, d’une forme coulante, bien arrondie et en harmonie avec les autres parties de la face, exprime encore la beauté parfaite. Cette tête, qui était si bien organisée, à été moulée sous mes yeux pour l’exécution du buste d’Héloïse.
C’est encore M. Lenoir qui note les manœuvres de certains collectionneurs audacieux : Tel est l’empire impérissable de la vertu qu’il a été offert plusieurs fois des sommes énormes, jusqu’à cent mille écus, pour avoir une seule dent d’Héloïse. Je n’ai pas besoin de dire que ce sont des Anglais qui ont fait de pareilles offres !
Que la beauté d’Héloïse ait été parfaite ou non, il est certain qu’Abélard, tourmenté par l’amour, entreprit scientifiquement sa conquête. Il dresse un plan d’attaque détaillé, supputant ses chances de réussite : Je savais pouvoir triompher aisément, mon nom était si célèbre alors, les grâces de la jeunesse et la perfection des formes me donnaient sur les autres hommes une supériorité si peu douteuse que je pouvais offrir indistinctement mon hommage à n’importe quelle femme sans craindre le moindre refus, chacune étant honorée de mon amour. Il étudie, en logicien, les moyens les plus pratiques de se rapprocher de sa chaste victime : J’entrai en rapport avec son oncle par l’intermédiaire de quelques-uns de ses amis ; ils l’engagèrent à me donner un logement dans sa maison, très voisine de mon école, moyennant une pension dont il fixerait le prix lui-même.
Cette demeure où le chanoine Fulbert vit pieusement avec sa nièce est située à l’intérieur d’un enclos, le cloître Notre-Dame, où les bruits de la ville ne parviennent jamais. Il n’y a pas d’atelier, pas de taverne, pas d’échoppe, parmi les trente maisons, encadrées de jardins, que  le chapitre réserve aux chanoines. C’est dans ce décor plein de dignité que le célèbre Abélard, trompant la confiance du chanoine, va connaître un amour immortel.
Naïf ou cupide, le bon Fulbert accepte avec enthousiasme d’offrir le gîte et le couvert au grand professeur, en échange des leçons de belles-lettres et de philosophie qu’il donnera à sa nièce. Il autorise Abélard à la châtier chaque fois qu’il la trouvera en faute ! Scrupuleusement, le séducteur prend des notes : J’admirais sa naïveté... me la donner, non seulement à instruire, mais à contraindre, à châtier, était-ce autre chose que d’offrir toute licence à mes désirs et me fournir, fût-ce contre mon gré, l’occasion de la fléchir par les menaces et les coups, si les caresses étaient impuissantes ?
Cette dernière réflexion prouve que le maître incontesté de l’école du cloître Notre-Dame n’avait pas une très belle mentalité. Ce précurseur du « Disciple » de Paul Bourget suit, avec intérêt, les progrès des sentiments amoureux chez son élève : Nous fûmes d’abord réunis par le même toit, puis par le cœur. Sous prétexte d’étudier, nous étions tout entiers à l’amour ; ces mystérieux entretiens que l’amour appelait de ses vœux, les leçons nous en ménageaient l’occasion... Les livres étaient ouverts, mais il se prononçait, dans les leçons, plus d’amour que de philosophie, plus de baisers que d’explications ; mes mains revenaient plus souvent à son sein qu’à nos livres, l’amour se réfléchissait dans nos yeux plus souvent que la lecture ne les dirigeait sur les textes.
Pour mieux éloigner les soupçons, j’allais parfois jusqu’à la frapper ; coups donnés par l’amour, non par la colère... Par la tendresse, non par la haine, et plus doux que tous les baumes.
La nièce du chanoine ne tarde pas à prendre goût à ces leçons particulières : Dans notre ardeur, nous avons traversé toutes les phases de l’amour ; tout ce que la passion peut inventer  de raffinements, nous l’avons épuisé. Plus ces joies étaient nouvelles pour nous, plus nous les prolongions avec délice : nous ne pouvions plus nous en lasser.
Abélard renonce bientôt au rôle d’observateur. La passion envahit le corps et l’âme du professeur qui néglige de plus en plus ses élèves. Fatigué par les nuits blanches, il ne donne plus ses cours qu’avec indifférence et, s’il a quelque liberté d’esprit pour composer une pièce de vers, c’est l’amour qu’il prend pour sujet. Ce changement de comportement ne pouvait pas passer inaperçu: Une  chose aussi visible ne devait échapper qu’à celui dont l’honneur y était particulièrement intéressé, je veux dire l’oncle d’Héloïse. On avait essayé de lui donner des inquiétudes, il n’y pouvait ajouter foi, d’abord à cause de l’affection sans bornes qu’il éprouvait pour sa nièce, ensuite à cause de ma réputation de chasteté. On ne croit pas facilement à l’infamie de ceux qu’on aime, et dans un cœur rempli de tendresse profonde, il n’y a pas de place pour la souillure du soupçon.
Dans le quartier, on chuchote que le locataire du chanoine Fulbert n’est peut-être pas aussi sérieux qu’on le prétend : on dit que l’amour se lit dans les regards d’Héloïse. L’oncle continue à croire à la vertu des hommes. Il n’aura la certitude de ses malheurs que lorsqu’il surprendra les coupables, tendrement enlacés : Quel déchirement pour l’oncle à cette découverte ! Quelle douleur pour les amants, contraints de se séparer ! Quelle honte et quelle confusion pour moi ! De quel cœur brisé je déplorais le chagrin de la pauvre enfant... Chacun de nous gémissait, non sur notre propre sort, mais sur le sort de l’autre !
Le chanoine est contraint de chasser son locataire ; mais la séparation des corps resserre l’étreinte des cœurs, et Abélard revient clandestinement, la nuit tombée, dans la chambre d’Héloïse, malgré la peur du scandale. Le sentiment de la honte nous devenait d’autant plus indifférent que la jouissance de la possession était plus douce.
Les précautions du chanoine et les rondes des patrouilles n’empêchent pas que ces amours interdites se poursuivent jusqu’aux derniers mois de l’année. Le scandale éclate en décembre : Il nous arriva alors ce que la mythologie raconte de Mars et de Vénus, surpris ensemble. Héloïse sentit qu’elle allait être mère, elle me l’annonça avec des transports d’allégresse, me consultant sur ce qu’elle devait faire.
L’audacieux Abélard enlève Héloïse et l’emmène, vêtue en religieuse, chez sa sœur Denise, à Clisson, où elle mettra au monde un garçon à qui l’on donne deux prénoms, Pierre, celui de son père et Astralabe, qui veut dire astre brillant, parce que c’est un bébé d’une beauté exceptionnelle. (Astralabe est devenu Astrolabe, ce qui n’est pas plus joli, mais prend un autre sens).
Abélard revient seul à Paris où la douleur du chanoine Fulbert est le sujet de toutes les conversations. Par compassion ou par diplomatie, il lui rend visite. Il lui promet toutes les réparations possible et lui offre d’épouser celle qu’il a séduite, à la condition, toutefois, que ce mariage soit tenu secret « afin, précise-t-il, de ne pas nuire à sa réputation »... Fulbert engage sa parole et embrasse son gendre clandestin. Tout va enfin rentrer dans l’ordre bourgeois.

Hélas, la grandeur d’âme d’Héloïse l’incite à refuser d’épouser le père de son enfant afin de ne pas nuire à son avenir. Elle demandait quelle gloire elle pourrait tirer d’un mariage qui ruinerait ma gloire et la dégraderait autant que moi... Quel préjudice un tel mariage porterait à l’Eglise ! Quelles larmes il coûterait à la philosophie ! Comme il serait inconvenant et déplorable de voir un homme créé par la nature pour le monde entier, asservi à une femme et courbé sous un joug honteux !
Héloïse, à l’appui de sa théorie personnelle, fournit quelques citations choisies. Elle parle de saint Jérôme et de Cicéron qui ont prétendu que l'on ’e peut donner à la fois ses soins à une femme et à la philosophie. Les hommes de génie ne doivent pas être encombrés d’une famille... Quel esprit, écrit-elle, habitué aux méditations de la philosophie et des choses sacrées, endurerait les cris des enfants, les bavardages et les chants des nourrices et le tumulte des serviteurs ?
Elle ajoute enfin, avec la hardiesse admirable d’un esprit libre de tout préjugé, qu’elle préfère le titre d’amante à celui d’épouse, car elle tient à garder Abélard par le charme de la tendresse et non par celle des chaînes du mariage : Quoique le nom d’épouse soit jugé plus sain et plus fort, un autre aurait toujours été plus doux à mon cœur : celui de votre concubine ou de votre fille de joie... Espérant que plus je me ferai humble et petite, plus je m’élèverai en grâce et en faveur auprès de vous, et que, bornée à ce rôle, j’entraverai moins vos glorieuses destinées.
Abélard réussit à lui faire accepter la solution du mariage très secret, capable de satisfaire tous les amours-propres : A l’aube, en présence de l’oncle d’Héloïse et de quelques amis, nous reçûmes la bénédiction nuptiale, puis nous nous retirâmes chacun de notre côté. Désormais, nous ne nous rencontrâmes plus qu’à de rares intervalles, afin de tenir mieux cachée notre union.
Nouvelle complication : Fulbert et ses amis, soucieux avant tout de la dignité  rétablie, divulguent la nouvelle du mariage. Héloïse, fidèle à son serment, proteste contre cette information et affirme officiellement n’avoir pas épousé Abélard. L’oncle, exaspéré, n’hésite pas à maltraiter et à insulter la petite sotte. Devant cette attitude, Abélard  enlève Héloïse une seconde fois et l’envoie chez les nonnes d’Argenteuil qui l’ont élevée. Il lui demande de prendre, à l’exception du voile, les habits de la religion. Peut-être va-t-il ainsi goûter enfin quelque repos ? Pas du tout. Fulbert et ses amis considèrent qu’il s’est joué d’eux, qu’il s’est débarrassé d’une maîtresse encombrante en la jetant dans un couvent.
Des collègues jaloux prétendent même que le professeur de théologie, ne pouvant oublier les délices du péché, se met à fréquenter les filles et qu’il hante ce Val d’Amour où les ribaudes sont nombreuses, à côté du cloître Notre-Dame, sur l’emplacement actuel du marché aux fleurs. Il succombe tant et si bien à la tentation qu’il y laisse tout son argent. « C’est à peine, écrit son ami Foulques de Deuil, s’il lui reste quelques hardes. »

Une telle conduite mérite le châtiment du ciel. Estimant sans doute que le ciel tarde trop, le chanoine Fulbert organise lui-même la punition, dont Abélard a rédigé le compte-rendu : Une nuit, pendant que j’étais endormi chez moi dans une chambre retirée, mon serviteur, qui avait été acheté à prix d’or par mes ennemis, ouvrit la porte de ma demeure à des bandits, conduits par Fulbert. S’étant précipités sur moi, ils me firent subir la plus barbare et la plus honteuse des vengeances. Vengeance si infâme que le monde en apprit la nouvelle avec grande stupéfaction : le fer sépara de moi les parties de mon corps avec lesquelles j’avais commis la faute dont ils se plaignaient et ils prirent la fuite.
Accablé de honte, de douleur, peut-être de remords, Abélard va, sans y être entraîné par la vocation, chercher la paix dans l’ombre d’un cloître, mais, ses malheurs n’ayant point abattu sa fierté, il exige qu’Héloïse prenne avant lui l’habit sacré.
Une fois de plus, cette femme fait preuve d’une exceptionnelle grandeur d’âme. Comme on tentait, dans sa famille de la soustraire au joug de la règle monastique, comme chacun s’apitoyait sur son sort, elle s’écrie : O noble époux, si peu fait pour un tel hymen... Criminelle que je suis, devais-je t’épouser pour être la cause de ton malheur ? Reçois en expiation ce châtiment au-devant duquel je veux aller. En prononçant ces paroles, elle marche vers l’autel où elle reçoit le voile béni. Si elle accepte de sacrifier toutes ses espérances, de perdre sa jeunesse, c’est seulement pour donner à son amant le témoignage de son immense amour.
A son tour, Abélard consent à revêtir l’habit religieux à l’abbaye de Saint-Denis. Sa vie de recueillement sera de courte durée. Ses disciples le supplient de reprendre ses cours. Il fera désormais pour l’amour de Dieu ce qu’il a fait pour l’amour de la gloire. Les succès de ses controverses, de ses théories et de ses leçons lui valent de nouvelles inimitiés. On le poursuit de prieuré en abbaye. Un concile condamne ses ouvrages au bûcher. On le fait passer pour hérétique, et son traité de la Trinité Divine provoque un grand scandale. On enferme l’auteur dans un couvent, il s’en évade et va chercher l’oubli non loin de Nogent-sur-Seine, sur une parcelle de terrain offerte par une âme charitable.
Le solitaire construit avec des roseaux et des branches un bien modeste oratoire où il trouve la paix, jusqu’au jour où ses disciples ayant découvert sa cachette, viennent par centaines s’installer près de lui, dans des huttes ou des tentes. Ils s’unissent pour lui construire un oratoire solide, en pierre, qu’il a l’imprudence de baptiser Le Paraclet. C’est ainsi que l’auteur du quatrième évangile appelle le Saint-Esprit. En donnant ce nom à son oratoire, Abélard souligne l’injustice des persécutions que lui avait attirées son livre sur la Sainte-Trinité. Ses ennemis parlent de provocation, et les attaques contre l’hérétique redoublent de violence. Abélard doit fuit. Il se réfugie en Bretagne, à l’abbaye de Saint-Gildas-de-Ruys, dont les moines, n’appréciant pas ses qualités morales, tentent, très simplement, de l’empoisonner.
Désespéré par l’injustice des hommes, Abélard attend un secours de le Providence... lorsqu’une nouvelle lui parvient : Héloïse et sa communauté sont chassées d’Argenteuil. Il leur offre l’oratoire du Paraclet et, pour la première fois depuis leur drame, les amants se retrouvent face à face. La piété d’Héloïse, abbesse exemplaire, la sagesse du maître, donnent à leurs entrevues la plus grande dignité. Abélard, qui sincèrement travaille pour le bien de ses sœurs en Jésus-Christ, leur fait de fréquentes visites. Mes ses détracteurs infatigables insinuent qu’il se rapproche de la femme qu’il a aimée. L’état où je suis, répond Abélard, repousse tellement l’idée de turpitudes de ce genre, que c’est l’usage de tous ceux qui font garder des femmes d’employer des eunuques. Ce raisonnement ne désarme pas ses ennemis qui le font attaquer par des bandits de grand chemin.
C’est à cette période de sa misérable vie qu’il décide de rédiger et de répandre l’histoire de ses malheurs. Lorsque Héloïse en lit une copie, son émotion est si grande qu’elle écrit à son mari la première des lettres qui vont immortaliser leur amour.
Des moines du XIVe siècle ont patiemment recopié ces textes où sont étroitement mêlés l’amour divin et les passions profanes. Le manuscrit le plus ancien que l’on ait conservé est celui de la bibliothèque de Troyes, mais il en existe un autre, infiniment plus précieux : la copie sur parchemin que Pétrarque emmenait toujours avec lui ; il l’a annotée, comparant ses propres angoisses devant le péché à celle des amants du cloître Notre Dame.
Aux cris déchirants de l’amour impossible lancés par Héloïse, à ses confessions brûlantes, Abélard répond à la façon d’un directeur de conscience ; il conseille à la rebelle de se tourner vers Dieu, tandis qu’elle s’obstine, au risque de se perdre pour l’éternité, à dire la vérité, à proclamer qu’elle n’est pas entrée en religion pour l’amour du Ciel, mais pour celui d’un homme.
Pour la première fois, Héloïse donne à la femme le rôle d’une esclave volontaire. L’amour courtois s’efface, la femme renonce à sa couronne de reine des cœurs. Dès l’en-tête de son premier message à Abélard, Héloïse définit cette humble situation qui influencera toute la littérature. A son maître, ou plutôt à son père ; à son époux, ou plutôt  son frère ; sa servante, ou plutôt sa fille ; son épouse ou plutôt sa sœur ; à Abélard, Héloïse.
La servante commence par exprimer la peine qu’elle a ressentie en lisant son douloureux récit : Je doute que personne puise lire ou entendre sans pleurer le récit de telles épreuves. Pour moi, il a renouvelé mes douleurs avec d’autant plus de violence que le détail en était plus exact et plus expressif ; que dis-je ? Il les a augmentées en me montrant vos périls toujours croissants.
Changeant de ton, elle passe à la plainte de la maîtresse abandonnée malgré son sacrifice :
Dites-moi seulement, si vous le pouvez, pourquoi depuis notre commune entrée en religion, que vous avez résolue sans me consulter, vous m’avez tellement délaissée, tellement oubliée, qu’il ne m’a été donnée d’obtenir ni votre présence, ni votre parole, pour retremper mon courage, ni même une lettre pour me consoler de votre éloignement ? Dites-le-moi, je vous en prie, si vous pouvez...
... Si votre présence m’est dérobée, des paroles tendres peuvent me rendre, du moins, la douceur de votre image. Les mots ne vous manquent pas. Puis-je espérer vous trouver libéral dans les choses, quand je vous vois avare de mots ?... Jusqu’à présent, j’avais cru mériter de vous beaucoup d’égards, ayant tout fait pour vous, et ne persévérant dans la retr      aite que pour vous obéir car ce n’est pas la vocation, c’est un ordre de votre bouche, c’est votre volonté seule, qui a jeté ma jeunesse quand les austérités de la profession monastique. C’est donc en vain que je me suis sacrifiée, si vous ne m’en tenez aucun compte, dieu ne m’en récompensera pas car je n’ai rien fait pour l’amour de lui. Lorsque vous êtes allé à Dieu, je vous ai suivi, que dis-je, je vous ai précédé ; lorsque vous m’avez ensevelie la première dans l’habit et dans les vœux sacrés, comme si vous étiez préoccupé du souvenir de la femme de Loth qui regarda derrière elle, vous m’avez enchaîné à Dieu avant vous-même.
Cette défiance, la seule que vous m’ayez jamais témoignée, me pénétra, je l’avoue de douleur et de honte. Moi qui, sans hésiter, Dieu le sait, vous aurais suivi ou précédé jusque dans les gouffres ardents des enfers, si tel eût été votre bon plaisir, car mon cœur n’était plus avec moi, mais avec vous. Et si, aujourd’hui plus que jamais, il n’est pas avec vous ; il n’est nulle part, puisqu’il ne peut exister sans vous. Faites donc qu’il soit bien avec vous, je vous en supplie, et il sera bien avec vous si vous consentez à le plaindre, si vous lui rendez amour pour amour, peu pour beaucoup, des mots pour des choses. Plût à Dieu, mon bien-aimé, que vous fussiez moins sûr de ma tendresse, avec un peu moins d’assurance, vous seriez plus inquiet.
Plus je vous ai donné de sécurité, plus j’ai encouru votre négligence. Rappelez-vous, de grâce, ce que j’ai fait, et songez à ce que vous me devez. Aux heures enchantées de nos transports amoureux, on a pi se demander si je suivais l’impulsion de mon cœur ou l’instinct du plaisir. Maintenant  on peut voir à quels sentiments j’ai obéi dès le début. J’ai frappé mes sens d’interdit pour condescendre à votre volonté. Je n’ai rien conservé de moi-même, rien que le droit de me faire toute à vous. Quelle injustice, de votre part, si vous accordez de moins en moins à qui mérite de plus en plus, si vous refusez toute reconnaissance quand on vous demande une chose si facile ! Est-ce dont trop ? Au nom de celui auquel vous vous êtes consacré, en nom de Dieu même, je vous conjure de me rendre votre présence, autant qu’il vous est possible, c’est-à-dire par la vertu consolatrice de quelques lettres. Ainsi ranimée, je vaquerai au moins avec plus de ferveur au service divin. Autrefois, lorsque vous vouliez m’entraîner dans les voluptés du monde, vous me visitiez sans cesse par vos lettres et chaque jour, vos chansons mettaient sur toutes les lèvres le nom de « votre Héloïse » ; toutes les places, toutes les maisons retentissaient de mon nom. Cette éloquence, qui me provoquait jadis à l’amour et au plaisir, ne saurait-elle se donner aujourd’hui le saint emploi de me porter vers le ciel ? Encore une fois, je vous en supplie, souvenez-vous de ce que vous devez, considérez ce que je demande, et je termine par un mot cette longue lettre :
                                                                                  Adieu, mon tout.

Abélard répond enfin à cet appel désespéré par un message prudent où il n’est fait allusion qu’à un seul amour, l’amour de Dieu. Abélard a bien changé !

Si, depuis que nous avons quitté le siècle pour Dieu, je ne vous ai pas adressé un mot de consolation ou d’exhortation, ce n’est point à ma négligence qu’il faut en attribuer la cause, mais à votre sagesse dans laquelle j’ai toujours eu une absolue confiance. Je n’ai point cru qu’aucun de ces secours fût nécessaire à celle à qui Dieu a départi tous les dons de sa grâce, à celle qui, par ses paroles, par ses exemples, est capable d’elle-même d’éclairer les esprits troublés, de soutenir les cœurs faibles, de réchauffer ceux qui s’attiédissent. C’est ce que vous saviez faire il y a déjà longtemps, alors que vous n’étiez encore que prieure obéissant à une abbesse. Aujourd’hui, dès le moment que vous veillez sur vos filles avec autant de zèle que jadis sur vos sœurs, c’est assez pour m’autoriser à penser qu’instructions ou exhortations de ma part ne peuvent être que superflues.

A celle qui a tout sacrifié pour lui, il ne demande plus que des prières : Aujourd’hui que je suis loin de vous, l’assistance de vos prières m’est d’autant plus nécessaire que je suis en proie aux angoisses d’un plus grand péril. Je vous supplie de me prouver votre charité pour l’absent est sincère, en ajoutant à la fin de chaque heure canoniale :... Suit le texte de prières et oraisons. Enfin, il supplie Héloïse de faire transférer son corps au Paraclet, si ses ennemis triomphants lui donnaient la mort.
Dans sa seconde lettre, après quelques lignes consacrées au chagrin que lui apporterait la disparition de son bien-aimé, Héloïse sans tenir aucun compte de ses sages, trop sages conseils, fait à Abélard l’aveu de ses pensées coupables et, sans nulle crainte de se damner, confesse qu’elle a souvent offensé le Ciel par le souvenir adoré de sa faute :
... Hélas, ces voluptés de l’amour que nous avons goûtés ensemble m’ont été si douces que je ne puis me défendre d’en aimer le souvenir, ni les bannir de ma mémoire ; elles enveloppent mes pas, s’imposent à mes regards avec les désirs qu’elles réveillent, et font pénétrer dans mes veines émues tous les feux du regret. L’éternel mirage plane encore avec toutes ses illusions sur mes nuits frémissantes. Pendant la solennité même du divin sacrifice, au moment où la prière doit être si pure, ah ! j’en ai honte, les licencieux tableaux de nos plaisirs captivent tellement mon cœur misérable que je suis plus occupée de ces turpitudes que de la sainte oraison. Je pleure, non par les fautes que j’ai commises, mais celles que je ne commets plus. Et non seulement ce que nous avons fait, mais les heures, les lieux témoins de nos délires ; chaque circonstance est victorieusement gravée dans mon souvenir avec votre image... Tout recommence. Je retombe dans nos délires, et ce passé qui me ressaisit et m’habite, même dans le sommeil, je ne m’en repose point. Des mouvements de mon corps, des paroles qui m’échappent, viennent souvent trahir le dérèglement de mes pensées.

Cette abbesse de vingt ans avoue qu’elle a usurpé sa réputation de vertu et de religion :
On vante ma chasteté. C’est qu’on ne voit pas que je suis hypocrite. On prend la pureté de la chair pour de la vertu, comme si la vertu était l’affaire du corps et non celle de l’âme. Je suis glorifiée sur la terre, mais je n’ai aucun mérite devant Dieu, qui sonde les cœurs et les reins et qui voit clair dans nos ténèbres. On loue ma religion, dans un temps où la religion n’est plus qu’hypocrisie, où, pour être comblée de louanges, il suffit de ne point heurter les préjugés des hommes.
... Dieu le sait, jusqu’à présent, c’est vous plutôt que lui que j’ai toujours redouté d’offenser. C’est à vous, bien plus qu’à lui que j’ai toujours redouté d’offenser. C’est à vous, bien plus qu’) lui, que j’ai le désir de plaire. C’est une de vos paroles, et non pas la vocation divine, qui m’a fait prendre le voile.
Si tout cela est perdu pour moi, pour moi qui ne dois en recevoir ailleurs aucune récompense, voyez comme ma vie est misérable entre toutes. Sans doute, ma dissimulation vous a trompé comme elle a trompé les autres ; vous avez, vous aussi, attribué à un sentiment de piété ce qui, chez moi, n’était qu’hypocrisie. Et voilà pourquoi vous vous recommandez à mes prières, pourquoi vous réclamez de moi ce que j’attends de vous.

Etonnante confession où le blasphème se confond avec les serments d’amour ! A ces évocations du péché, à ces propos amers dictés par une cruelle lucidité, le « chevalier de la dialectique » oppose une justification du châtiment divin qui prouve la miraculeuse transformation de son âme :
... Je voudrais démontrer que ce qui nous est arrivé est aussi juste qu’utile... Pendant votre retraite à Argenteuil, au couvent des religieuses, je vins secrètement vous rendre visite, et vous vous rappelez à quels excès la passion me porta sur vous dans un coin même du réfectoire, faute d’un autre endroit où nous puissions nous isoler. Vous savez que notre impudicité ne fut même pas arrêtée par le respect d’un lieu consacré à la Vierge. Fussions-nous innocents de tout autre crime, celui-là ne méritait-il pas le plus terrible des châtiments. Rappellerai-je maintenant nous anciennes souillures et les honteux désordres qui ont précédé notre mariage, l’indigne trahison enfin dont je me suis rendu coupable envers votre oncle, moi, son hôte et son commensal, en vous séduisant avec autant d’impudence ? Qui pourrait en juger autrement, de la part de celui que j’avais, le premier, trahi si outrageusement. Pensez-vous qu’une blessure, une souffrance d’un instant ait pu suffire à la punition d’aussi grands crimes ? Que dis-je ? de tels péchés méritaient-ils une telle grâce ?
... Vous savez aussi qu’au moment de votre grossesse, quand je vous ai emmenée dans mon pays, vous avez revêtu l’habit sacré et que par cet irrévérencieux déguisement, vous avez outragé la profession à laquelle vous appartenez aujourd’hui ? Voyez maintenant si la grâce divine a eu raison de vous pousser malgré vous dans l’état monastique dont vous n’avez pas craint  de vous jouer ? Elle a voulu que l’habit que vous avez profané servit à expier la profanation que la vérité fût le remède du travestissement et en réparât la fraude sacrilège.
... Vous savez à quelles turpitudes les emportements de ma passion avaient voué nos corps. ni le respect de la décence, ni le respect de Dieu, même dans les jours de la Passion de Notre-Seigneur et des plus grandes solennités, ne pouvaient m’arracher du bourbier où je roulais. Vous refusiez, vous résistiez de toutes vos forces, vous m’adressiez des remontrances ; et quand la faiblesse de votre sexe eût dû vous protéger, j’usais de menaces et de violences pour forcer votre consentement : je brûlais pour vous d’une telle ardeur que, pour ces voluptés dont le nom seul me fait rougir, j’oubliais tout, Dieu et moi-même ; la clémence divine pouvait-elle me sauver autrement qu’en m’interdisant à jamais ces voluptés ?
Dieu s’est donc montré plein de justice et de clémence en permettant l’indigne trahison de votre oncle...

Ayant ainsi démontré  la miséricorde de Dieu, Abélard trace les seuls mots capable d’apaiser le trouble d’Héloïse : le texte d’une prière pour demander au Seigneur de les unir pour l’éternité : Achevez aujourd’hui miséricordieusement ce que vous avez miséricordieusement commencé. Ceux que vous avez séparés l’un de l’autre pour un jour dans ce monde, unissez-les à vous pour l’éternité dans le ciel.

Ni la conduite d’Abélard ni l’élévation de sa pensée n’empêchent ses ennemis de voir en lui le plus coupable des pécheurs. Saint Benoît, champion de la croisade, se dresse en justicier, il ne lui pardonne pas de l’avoir traité de « faux apôtre », et après avoir fait condamner par le pape tous les textes d’Abélard, il obtient son excommunication. Le grand humaniste, épuisé, ne rencontre quelque manifestation chrétienne qu’à Cluny, où Pierre le Vénérable parviendra à le réconcilier avec saint Benoît et à faire lever son excommunication.
Pierre Abélard mourut le 11 avril 1142 (63 ans), au couvent de Saint-Marcel, sur les bords de la Saône, où l’abbé de Cluny l’avait envoyé prendre du repos. Son corps, à la demande d’Héloïse, fut transporté au Paraclet ; elle ne se contenta pas de le faire inhumer à la meilleure place, devant le maître-autel, elle demanda à Pierre le Vénérable l’absolution, sur parchemin scellé, de celui qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer. L’abbé de Cluny lui adressa le document : « Moi, Pierre, abbé de Cluny, qui ai reçu Pierre Abélard comme moine de Cluny et qui ai cédé son corps, secrètement transporté à Héloïse, abbesse, et au religieuses du Paraclet ; par l’autorité de Dieu tout-puissant et de tous les saints, je l’absous, d’office, de tous ses péchés. »

Héloïse survécut vingt-deux années à Abélard, et lorsqu’en 1164 elle rendit son dernier soupir, on déposa son corps près du sien, comme elle en avait exprimé le vœu. La légende prétend que « celui qui, bien des jours avant elle, avait cessé de vivre, éleva les bras pour la recevoir et les ferma en la tenant embrassée. »

Un siècle plus tard, Jean de Meung s’intéressa aux amours d’Héloïse et d’Abélard ; pour la première fois, il traduisit leurs lettre en français et, lorsqu’il composa la seconde partie du « Romand de la Rose », il rendit à Héloïse un poétique hommage :

                                   Ele meismes le raconte
                                   E escrit, e n’en pas honte
A son ami, que tant aimait
Que pere e seigneur le clamait

Le XVIIIe siècle, qui s’attendrit sur les « Lettre de la Religieuse portugaise », remet à la mode la correspondance d’Héloïse. Bussy-Rabutin avait déjà présenté les lettres à Abélard ; on publie en Hollande la biographie des amants mise au goût du jour. En 1699, un éditeur lance sur le marché un recueil des lettres « galantes et amoureuses » d’Héloïse, d’Abélard et de la Religieuse portugaise. Jean-Jacques Rousseau choisit pour titre d’un roman sentimental : « Julie ou la Nouvelle Héloïse ». D’    Alembert écrit à Rousseau ces quelques lignes : Quand vous dite que les femmes « ne savent ni écrire ni sentir l’amour même », il faut que vous n’ayez jamais lu les lettres d’Héloïse, ou que vous les ayez lues dans quelque poète qui les aura gâtées...
Diderot ne cache pas son admiration pour cette femme qui préfère à toutes les félicités l’amour d’un  philosophe. Seule, la grincheuse Mme du Deffand souhaite, écrivant à Horace Walpole, ne pas ressembler à l’héroïne dont elle déteste les lettres : Soyez Abeilard, si vous voulez, mais ne comptez pas que je sois jamais Héloïse. Est-ce que je vous ai jamais dit l’antipathie que j’ai pour ces lettres-là ? J’ai été persécutée de toutes les traductions qu’on en a faites et qu’on me forçait d’entendre ; ce mélange, ou plutôt ce galimatias de dévotion, de métaphysique, de physique, me paraissait faux exagéré, dégoutant... (2 janvier 1776)

Dès 1802, Chateaubriand attire l’attention de toute un génération sur la voix d’Héloïse dont il vante la puissance dans le livre III du « Génie du Christianisme » : Héloïse aime, Héloïse brûle ; mais là s’élèvent des murs glacés ; là tout s’éteint sous des murs insensibles ; la des flammes éternelles ou des récompenses sans fin attendent sa chute ou son triomphe. Il n’y a point d’accommodement à espérer ; la créature et le Créateur ne peuvent habiter ensemble dans la même âme...
Pour les romantiques, amateurs de troubadours et de croisées à ogives, Héloïse, « sainte de l’amour », est l’objet d’un véritable culte. Le tombeau des amants, symbole des amours malheureuses, élevé au cimetière du Père-Lachaise, dans le style néo-gothique, devient, en 1830, un lieu de pèlerinage.
Flaubert proteste contre cette popularité qui transforme la noble figure d’Héloïse en un idéal niais et fade pour fillettes sentimentales : O créatures, ô pécores romantiques qui, le dimanche, couvrez d’immortelles son mausolée coquet, on ne vous demande pas d’étudier la théologie, le grec ni l’hébreu dont elle tenait école, mais tâchez de gonfler vos petits cœurs et d’élargir vos courts esprits pour admirer son intelligence et dans son sacrifice tout cet immense amour.

Aujourd’hui encore, le monument du Père-Lachaise est fleuri, été comme hiver, par des  amoureux qui, pour associer les battements de leur cœur à ceux des amants du Paraclet, se permettent de graver dans la pierre du tombeau leurs prénoms enlacés. Des graffiti comme « Emile à sa petite Renée pour la vie » ou bien « Maurice à Juju » prouvent au passant que le souvenir d’Héloïse et d’Abélard est toujours présent au cœur de ceux qui s’aiment.