samedi 1 mars 2014

22-Un Fou et un Sage


22-Un Fou et un Sage1

Certain Fou poursuivait à coups de pierre un Sage.
Le Sage se retourne, et lui dit : Mon ami,
C'est fort bien fait à toi, reçois cet écu-ci :
Tu fatigues assez pour gagner davantage.
Toute peine, dit-on, est digne de loyer.
Vois cet homme qui passe, il a de quoi payer :
Adresse-lui tes dons, ils auront leur salaire.
Amorcé par le gain, notre Fou s'en va faire
        Même insulte à l'autre Bourgeois.
On ne le paya pas en argent cette fois.
Maint Estafier2  accourt : on vous happe notre homme,
       On vous l'échine3, on vous l'assomme.
       Auprès des Rois il est de pareils Fous :
       A vos dépens ils font rire le Maître.
       Pour réprimer leur babil, irez-vous
       Les maltraiter ? Vous n'êtes pas peut-être
       Assez puissant. Il faut les engager
       A s'adresser à qui peut se venger.



La source de cette fable est Phèdre (III, 5),

1 : au XVIIème, sage signifie généralement "modéré, maître de ses passions"
2 : valet de pied qui suit un homme à cheval, qui lui tient l'étrier (Furetière)
3 : on lui rompt l'échine, on l'assomme



23-Le Renard Anglais

Cette belle fable est dédiée à Ann Montagu, la veuve de l’ambassadeur de Charles II d’Angleterre en Turquie. Madame Harvey était la sœur du duc Ralph Montagu. Le frère et la sœur étaient connus pour la liberté de leurs mœurs.


Le bon cœur est chez vous compagnon du bon sens,
Avec cent qualités trop longues à déduire,
Une noblesse d'âme, un talent pour conduire
                Et les affaires et les gens,
Une humeur franche et libre, et le don d'être amie
Malgré Jupiter même et les temps orageux.
Tout cela méritait un éloge pompeux;
Il en eût été moins selon votre génie :
La pompe vous déplaît, l'éloge vous ennuie.
J'ai donc fait celui-ci court et simple. Je veux
                Y coudre encore un mot ou deux
                En faveur de votre patrie :
Vous l'aimez. Les Anglais pensent profondément;
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament:
Creusant dans les sujets, et forts d'expériences,
Ils étendent partout l'empire des sciences
Je ne dis point ceci pour vous faire ma cour.
Vos gens à pénétrer l'emportent sur les autres
                Même les chiens de leur séjour
                Ont meilleur nez que n'ont les nôtres.
Vos renards sont plus fins, je m'en vais le prouver
                Par un d'eux qui, pour se sauver
                Mit en usage un stratagème
Non encore pratiqué, des mieux imaginés.
Le scélérat, réduit en un péril extrême,
Et presque mis à bout par ces chiens au bon nez,
                Passa près d'un patibulaire.
                Là, des animaux ravissants,
Blaireaux, renards, hiboux, race encline à mal faire,
Pour l'exemple pendus, instruisaient les passants.
Leur confrère, aux abois entre ces morts s'arrange.
Je crois voir Annibal, qui, pressé des Romains,
Met leurs chefs en défaut, ou leur donne le change,
Et sait, en vieux renard, s'échapper de leurs mains.
              Les clefs de meute  parvenues
A l'endroit où pour mort, le traître se pendit,
Remplirent l'air de cris : leur maître les rompit,
Bien que de leurs abois ils perçassent les nues.
Il ne put soupçonner ce tour assez plaisant.
« Quelque terrier, dit-il, a sauvé mon galant.
Mes chiens n'appellent point au-delà des colonnes
                Où sont tant d'honnêtes personnes.
Il y viendra, le drôle ! » Il y vint, à son dam.
                Voilà maint basset clabaudant,
Voilà notre renard au charnier se guindant.
Maître pendu croyait qu'il en irait de même
Que le jour qu'il tendît de semblables panneaux:
Mais le pauvret, ce coup, y laissa ses houseaux.
Tant il est vrai qu'il faut changer de stratagème!
Le chasseur, pour trouver sa propre sûreté,
N'aurait pas cependant un tel tour inventé ;
Non point par peu d'esprit ; est-il quelqu'un qui nie
Que tout Anglais n'en ait bonne provision?
              Mais le peu d'amour pour la vie
                Leur nuit en mainte occasion.


                Je reviens à vous, non pour dire
                D'autres traits sur votre sujet ;
              Tout long éloge est un projet
              Peu favorable pour ma lyre.
                Peu de nos chants, peu de nos vers,
Par un encens flatteur amusent l'univers
Et se font écouter des nations étranges.
              Votre prince vous dit un jour
                Qu'il aimait mieux un trait d'amour
                Que quatre pages de louanges.
Agréez seulement le don que je vous fais
                Des derniers efforts de ma Muse.
                C'est peu de chose ; elle est confuse
                De ces ouvrages imparfaits.
                Cependant ne pourriez-vous faire
                Que le même hommage pût plaire
A celle qui remplit vos climats d'habitants
                Tirés de l'île de Cythère ?
                Vous voyez par là que j'entends

Mazarin, des Amours déesse tutélaire.