Il y a toujours là des groupes de badauds, de laquais, de soldats,
de mendiants que l’on doit écarter pour se frayer un passage. Les abords de la
porte du Louvre sont encombrées dès le matin, car l’entrée du palais est
libre : chaque sujet du roi de France a le droit d’y pénétrer à la seule
condition d’être décemment vêtu et de marcher à pied, l’honneur d’entrer à
cheval étant strictement réservé aux princes du sang. Quant aux carrosses, la
garde qui veille ne laisse passer que ceux de la famille royale.
La première porte, la porte de Bourbon, encadrée de deux jeux
de paumes par les soins de François 1er, donne sur le pont de bois
d’une douzaine de mètre qui enjambe le fossé, et dont la seconde moitié forme
pont-levis, par prudence.
L’endroit est bien fréquenté : on voit passer là des
hommes d’armes, des gentilshommes en hauts-de-chausses bouffants, des dames
coiffées d’escoffions de perles, des cavaliers en riche pourpoint crevé de
soieries, toque en tête et dague au côté ; mais si l’on s’y attarde, il
convient de se parfumer violemment car, en été, l’eau qui croupit dans le large
fossé répand une fort vilaine odeur, d’autant plus vilaine que les serviteurs
du palais ont depuis longtemps la fâcheuse habitude d’y vider les chaises
percées, qui sont alors fort nombreuses. Les sièges de commodité, que le
lecteur nous pardonne, méritent une digression.
Dans l’inventaire de la reine mère, on relèvera trois de ces
meubles luxueusement décorés : l’un
tout garni de velours bleu, l’autre, de velours rouge à fond de satin et le
dernier, bien triste, tendu de damas noir, en signe de deuil de son défunt
époux, le roi Henri II. Catherine possède, de plus, un choix de chaises percées
pliantes, pour le voyage. Les pots de chambre sont plus rares ; ce ne
sont, à cette époque, que de précieux bibelots que l’on fabrique pour l’élite, avec
les mêmes raffinements que des bijoux. Aussi les environs du Louvre et même
l’intérieur sont-ils d’une saleté surprenante, malgré les défenses annoncées, à
son de trompe, aux Parisiens « de
n’avoir à faire leurs ordures dans l’enclos du château ».
On vient, heureusement, de curer le fossé lorsque Pierre de
Ronsard retrouve Paris, après deux années passées au grand air, dans les bois
et les prés vendômois. Il revoir, toujours aussi sombre, la voûte où s’ouvrent
les corps de garde des archers de la Prévôté. Dans la cour, défoncée depuis la
démolition de la vieille tour, il reconnait, au passage, quelques courtisans,
infatigables attrapeurs de pensions, auxquels il se mêlait autrefois.
Le chantier de son ami Pierre Lescot n’est pas terminé,
mais, au-delà du mur d’enceinte, on aperçoit une partie du château que
Catherine de Médicis a commandé à Philibert de Lorme.
Le palais de la reine s’élève sur l’emplacement des anciennes fabriques de tuiles, ces
tuileries qui fournissaient la couverture de tous les toits de la cité. En
souvenir de sa jeunesse, la reine mère a commandé également un jardin à
l’italienne, dont les gazons et les fleurs effacent les traces du terrain vague
où l’on enfouissait autrefois les tripes de la Grande Boucherie.
Elle a songé à bien d’autres
travaux, car la « demeurance » de François 1er lui parait
trop petite pour la foule qui s’y presse : les gentilshommes, les pages,
les fourriers, les officiers qui se croisent dans les antichambres, les deux
cent quinze hommes de la garde française et les sept cents archers chargés de
la surveillance des entrées, les cent gentilshommes ordinaires de la cour, qui
s’affairent dès l’aurore ; à ce monde agité, il faut ajouter les
innombrables visiteurs, les courtisans, les quémandeurs, les magistrats et tous
les gens qui n’ont rien à y faire ; il y a encore les dames d’honneur, les
musiciens, les laquais, les huissiers, aux tenues voyantes mi-vert et
mi-blanc, ou mi-rouge et mi-jaune ;
on ne peut oublier dans cette fourmilière, le personnel des cuisines, de la
maison du four, de la panneterie, de l’épicerie, de l’échansonnerie, de la
bouteillerie et des écuries. Le train de la cour exige plus de six mille
chevaux !
Catherine de Médicis, pour embellir et agrandir son palais,
s’est adressée aux architectes et aux artistes qui, déjà, avaient donné toute
satisfaction à François 1er et à Henri II. On retrouve à la tête des
équipes Pierre Lescot et Jean Goujon.
L’architecte Pierre Lescot, fils d’un procureur du roi à la
cour des aides, est un gentilhomme aussi adroit
dans les travaux de son art que dans les intrigues de la cour. Il
connait parfaitement la valeur de ce que nous appelons la publicité et il se
félicite de celle que lui fait, par ses poésies, son ami Pierre de Ronsard. En
échange, il a mis en bonne place, sur un fronton de la façade ouest du palais,
une Renommée qui souffle dans une trompette, symbole de la puissance du verbe
de son poète préféré et, lorsque Henri II l’a interrogé à ce sujet, il a su
vanter les mérites de Ronsard, qui l’en a remercié, en vers,
naturellement :
...tu
fis engraver sur le haut
Du
Louvre une Déesse, à qui jamais ne faut
Le
vent, à joue enflée, au creux d’une trompette,
Et
la monstras au Roy, disant qu’elle estoit faite
Exprès
pour figurer la force de mes vers
Qui,
comme veut, portyent mon nom par l’univers.
Le frêle Charles IX, roi enfant, ne cherche pas à contrarier
sa mère, il conserve les mêmes architectes, les mêmes artistes et les mêmes
entrepreneurs. Il admire leur talent mais il leur préfère les poètes. Il
éprouve pour les esprits savants une respectueuse admiration : Quand
il faisait mauvais temps, écrit Brantôme, ou de pluie, le Roy envoyait
quérir Messieurs les Poètes en son cabinet et, là, passait son temps avec
eux... Entre autres poètes en son cabinet et, là, passait son temps avec eux...
Entre autres poètes en son cabinet et, là, passait son temps avec eux... Entre autres poètes qu’il aimait le plus,
étaient Messieurs Dorat, de Ronsard et Baïf lesquels il voulait toujours qu’ils
composassent quelque chose, et quand ils la lui apportaient il se plaisait fort
à la lire et les en récompensait
Lui-même taquine la Muse, il compose des vers qu’il adresse
à son maître, Pierre de Ronsard.
Ronsard, je
connais bien que si tu ne me vois,
Tu oublies soudain
de ton grand roi la voix :
Mais pour
t’en souvenir, apprends que je n’oublie
Continuer
toujours d’apprendre en poésie :
Et pour ce
j’ai voulu t’envoyer cet écrit
Pour
enthousiasmer ton fantastique esprit.
Donc ne t’amuse plus à faire ton ménage :
Maintenant
n’est plus temps de faire jardinage.
Il faut
suivre ton Roi qui t’aime sur tous
Pour les
vers qui de toi coulent braves et doux.
La musique, inséparable de la poésie du temps, séduit aussi
le souverain artiste que l’on voit se lever pendant la messe, pour aller
chanter au luth avec ses chantres : Il chante, dit un témoin, la
taille et le dessus fort bien...
Il chante, non seulement la messe, mais les airs à la
mode ; surtout ceux que l’on compose pour les vers de Ronsard, car ce poète
est bon musicien. S’il n’a pas une assez jolie voix pour être l’interprète de
ses œuvres, il sait ajuster ses poésies de telle sorte qu’on les puisse
chanter : Les plus excellents musiciens ont pris à tâche de faire imprimer la
plupart de ses sonnets et de ses odes avec les mots d’une musique harmonieuse,
ce qui plut de telle sorte à la cour qu’elle ne résonnait plus rien d’autre
chose...
Poète, musicien, ciseleur et peintre à l’occasion, Charles
IX trouve le temps de chasser, il va courre le cerf et se plaît à s’époumoner
en soufflant du cor dans les forêts. Il joue à la paume et fabrique des armes.
Pour cette récréation artisanale, il a fait aménager, dans le Louvre, un
atelier avec une forge, où il met au point, pour son plaisir, différents
modèles d’arquebuses.
Très éclectique, il organise et met en scène, avec la même
minutie, les fêtes les plus élégantes, les plus raffinées, et les
divertissements les plus sauvages. Il fait volontiers dévorer un mulet par les
lion de sa ménagerie ou bien il envoie ses chiens attaquer quelque animal sans
défense. C’est ainsi que l’on trouve cette note dans les comptes des dépense de
la Maison Royale : à Nicola Audry,
200 livres tournois pour le récompenser de quatre vaches à luy appartenant, que
Sa Majesté a fait étrangler par ses grands lévriers.
En août 1570, lorsque Pierre de Ronsard regagne Paris après
deux années de fièvre quarte persistante et de repos en province, il découvre
de profonds changements dans la vie mondaine et intellectuelle de la capitale.
Pendant son absence, les beaux esprits ont pris d’autres habitudes. Ils se
réunissent, faubourg Saint-Honoré, dans le salon tapissé de verdures de
Claude-Catherine de Clermont, la maréchale de Retz. Cette veuve séduisante, qui
a apporté à son second mari le titre de comte de Retz qu’elle tenait de son
défunt époux, a vu s’affermir sa renommée littéraire. Elle est jolie, elle ne
manque pas de talent, et chacun se plaît, à la cour comme à la ville, à admirer les aimables poésies
qu’elle compose en italien, en latin, en espagnol avec autant d’aisance qu’en
français. Tous ceux qui ont le culte des belles-lettres s’en vont chez elle
« pétrarquiser » en compagnie de Marguerite de Valois.
Dans ce groupe, où triomphent les dissertations subtiles et
les jeux poétiques, un jeune auteur a conquis une place que n’avait pas
pressentie Ronsard deux années auparavant, quand il assistait à ses débuts. Ce
dangereux rival, fils d’un mercier, se nomme François Desportes. Il doit sa
célébrité rapide à son goût pour Pétrarque et à des recueils de poésie inconnus
en France qu’il a rapportés d’Italie. Bien que ses œuvres n’aient pas encore
été publiées ; on sait dans Paris qu’il célèbre avec succès Marguerite de
Valois, tandis que Pontus de Tyard chante les charmes divers de la maréchale de
Retz et qu’Amadis Jamyn prépare un ensemble de poésies entièrement consacré à
cette amie des belles-lettres.
Ronsard s’inquiète ; ces nouveaux venus, ces débutants
vont-ils le faire oublier, lui, le Prince des Poètes, lui, dont les chansons
ont été lancées par les plus brillants gentilshommes de la cour ?
Verra-t-il l’éclat de sa gloire éclipsé par ces jeunes rimeurs ?
Non !... Le Troubadour vieillissant va reprendre du service et, puisque le
bon ton exige que le poète chante, comme autrefois, quelque damoiselle, il va
en chercher une, lui aussi. Depuis quarante ans qu’il travaille à la cour, il
en sait les intrigues et les pièges. Il est entré au service des rois de France
quand il avait douze ans, comme page du dauphin François, aussi n’ignore-t-il rien
des moyens de réussir. A force de flatteries et de patience, il a pu gagner la
place d’ »Homère patenté » des rois. Il n’a jamais caché cette
fonction de poète-courtisant, au contraire. Dans son « Discours contre
fortune », il reconnaît même que ces travaux sont pénibles et que le
succès à la cour exige un long apprentissage :
Lors
j’appris le chemin d’aller souvent au Louvre...
J’appris à desguiser
le naïf de ma face,
Espier, escouter,
aller de place en place,
Cherchant la mort
d’autruy : misérable moyen...
Bazané me devin tout
le beau teint vermeil,
Et n’esternuay point
regardant le soleil.
A vingt-cinq ans, Ronsard, ayant compris l’intérêt de la
poésie de circonstance, se lance dans la propagande lyrique pour souverains et
grands de ce monde, ainsi qu’il le dit bien haut dans son premier livre :
Je
suis le trafiqueur de Muses
Et de leurs biens, Maistres du Temps...
Il loue, mais il n’oublie pas de mettre en valeur la moindre
de ses louanges. Il se permet de déclarer aux souverains qu’il est le meilleur
des agents de « public relations » :
Ton
nom que mon vers dira,
Tout le
monde remplira
De ta
louange notoire :
Un tas qui
chantent de toy,
Ne sçavent
si bien que moy
Comme on
doit sonner la gloire.
Prévoyant, il a même assuré son avenir en célébrant Charles
IX dès son enfance.
Dix ans ont déjà passé mais Ronsard n’a pas oublié le Louvre
de ce temps-là. Pourtant, les temps ont changé. La belle Renaissance de François 1er n’a pas tenu ses
promesses, les temps sont devenus très durs, il est difficile de bien vivre si
l’on n’a pas d’énormes prébendes. La hausse des prix, la baisse de la livre
tournois, l’augmentation des impôts ont ruiné les propriétaires, les rentiers
et les fonctionnaires. Les commerçants et les spéculateurs se sont enrichis,
mais ces contribuables-là cachent leurs bénéfices, ils échappent aux agents du
fisc, tant et si bien que l’Etat s’appauvrit chaque jour : les officiers
ne sont plus payés, le peuple murmure, les guerres coûtent cher, l’argent se
fait rare.
Au palais, Ronsard revoit les satins, les brocarts, les
dentelles de toutes les demoiselles de l’Escadron Volant, collection de trente
dames d’honneur choisies par Catherine de Médicis parmi l’élite de la noblesse.
C’est le plus bel ornement de la cour, cet ensemble de nymphes brunes ou
blondes qui dansent, chantent ou jouent la comédie, sans jamais oublier leur
mission, car leur décolleté comme leur sourire doivent, en toutes
circonstances, servir la politique de la France. Elles mènent une existence
presque militaire, vivent en commun couchent en dortoir, et la princesse de La
Roche-sur-Yon veille sur leur bonne tenue. Théoriquement du moins, l’Escadron
Volant devait donner l’exemple de la vertu !
Ronsard, amateur de jolies filles est tenu, par sa situation
et par sa tonsure, à une certaine réserve ; il montra souvent plus de
galanterie dans ses vers que dans la vie. Sa tonsure toutefois n’en faisait pas
un ecclésiastique et lorsque ses ennemis, les protestants, lui reprocheront
d’être un prêtre qui chante la volupté, il répondra :
...
tu dis que je suis prestre,
J’atteste
l’Eternel que je le voudrais estre.
En réalité ce qu’il y a de plus ecclésiastique chez Ronsard
ce sont les « bénéfices ». Il a surtout cherché à faire, selon sa
propre expression, « crosser sa lyre », c’est-à-dire à obtenir des
commandes de cures et de prieurés, sources de revenus et d’honneurs. L’état de
prieur et celui d’amoureux ne sont pas incompatibles ; si l’on voit le
poète se contenter de faire une cour discrète et poétique à la pure demoiselle
de Chasteaubrun, on le voit infiniment moins respectueux envers la plus
provocante des nymphes de l’Escadron Volant, Isabeau de Limeuil. Cette noble
jeune fille l’abandonnera pour le beau condé. Elle en sera sévèrement châtiée,
on l’enverra au couvent, puis en prison où son amant viendra la chercher. Le
scandale oublié et Condé retenu par d’autres amours, Ysabeau se fera épouser
par un très riche banquier italien.
En 1570, Ronsard l’apercevra au Louvre, toujours belles, de
même à Blois, l’année précédente il a rencontré Cassandre mariée. Ni l’âge, ni
la course des jours n’effacent en son cœur les amoureux souvenirs. Il n’oublie
rien. Il se souvient tout autant des misères de la guerre civile, qu’il a
vainement tenté d’arrêter par ses chants. Peut-être, en ce mois d’août,
croit-il comme tant d’autres Français à la paix que l’on a signée à
Saint-Germain. La voici enfin arrivée cette tolérance qu’il a tant souhaitée
quand il parlait au nom de la France. Cette paix entre catholiques et huguenots,
on la doit à la politique de Catherine de Médicis et aux avantages remportés
par Coligny après Jarnac, mais les sages, eux, ne croient plus à la sincérité
des hommes politiques.
Dans cette atmosphère d’allégresse, ressentie par les uns et
feinte par les autres, le retour du poète à la cour est marqué par de nouveaux
honneurs. Charles IX, l’apercevant dans la grande salle du palais, l’appelle et
lui dit à haute voix, devant les courtisans étonnés : Viens... mon cher poète, viens
t’asseoir près de moi sur le trône royal ! Le Vendômois connaît
trop les usages de la cour pour accepter une pareille invitation, mais il est
rassuré : sa gloire et sa fortune ainsi confirmées, il peut se mettre en
quête d’une dame bien sous tous rapports qu’il célébrera, dépassant, dans le
genre qu’il a lancé, ce petit François Desportes dont les succès commencent à
l’irriter.
Une fois de plus, c’est dans l’Escadron Volant qu’il va
chercher une inspiratrice. On prétendra, à la fin du XVIe siècle,
que Catherine de Médicis lui a demandé, elle-même, avec insistance, de choisir
Hélène de Surgères. Ronsard est bien assez diplomate pour calculer tout seul
l’intérêt qu’il y a pour lui à chanter Hélène, la docte de la cour - aussy l’appelle-t-on la Minerve,
comme la décrit Brantôme. Elle est fille de chambre de la reine mère ; ses
compagnes, dans cette noble fonction sont ses propres cousines, diane et Jeanne
de Cossé-Brissac, les filles du maréchal. Toutes trois ont une réputation de sagesse exemplaire, et Baïf, secrétaire de
la chambre du roi, a dit son admiration pour le grand savoir et l’application
des nymphes Surgères et Brissac qui lisent Homère et Ronsard :
Je
vous vois toujours studieuses
Tenir
quelque livre à la main,
En langue
nostre ou étrangère
Nymphes de
Brissac et Surgère
Que vous
ne feuilletez en vain.
Hélène fait partie de la petite cour de la comtesse de Retz
où, précisément, brille François Desportes. Tous les poètes qui fréquentent le
cénacle à la mode célèbre respectueusement cette jeune dame d’honneur :
Et Surgère est si sage et d’un
sçavoir si grand,
Que des lieux plus lointaings, à
toute heure, on entend
Renommer sa sagesse et sa vertu
divine.
Jodelle définit l’attitude à tenir devant elle : Tout
siècle doit en toy ta vertu reconnoistre. Remi Belleau, comme les
autres, admire en elle
...
une âme toute accomplie
D’honneur
et de vertu, remplie
De
grâces et de doux accueil.
Amadis Jamyn, la comparant dans un sonnet à Hélène de Troie,
lui donne la préférence :
A Hélène de nom et de beauté tu
sembles,
Mille feux, mille appas sur ton
front tu assembles,
Tes ris et tes regards sont des
amours secrets ;
D’un poinct vous différez :
Elle fut vicieuse
Cause de tant de sang respandu
par les Grecs ;
Tu es sçavante, sage et douce, et
vertueuse.
C’est à l’église que Ronsard prétend avoir découvert les
charmes de la belle Hélène, pendant une de ces messes de la cour que Catherine
de Médicis s’efforçait de rendre « fort agréables autant que dévotes par
les bons chantres de la chapelle ». Le poète, qui entend mal les voix des
chanteurs, est un paroissien distrait : pour passer le temps, il regarde
les demoiselles... En ce jour de l’année 1571, Hélène est triste, les chants
d’église ravivent ses peines de cœur, car il n’y a pas longtemps qu’elle a
perdu son fiancé, un capitaine aux gardes royales, tué pendant la campagne de
1560.
En connaisseur, Ronsard détaille ses beaux cheveux
« bruns, déliez et longs » sa taille fine, son délicat profil, sont
teint mat, mais il est frappé surtout par l’éclat de ses yeux bleus :
Bienheureuse église où je pris la
hardiesse
De contempler ses yeux qui des
miens sont le jour...
Cette froide Minerve, dont chacun se plaît à louer, en vers
ou en prose, l’éclatante vertu, lui, le grand Ronsard, il va lui parler
d’amour. Ce n’est qu’un exercice de style, du moins il le croit. Hélène a
vingt-cinq ans à peine, Ronsard, qui approche de la cinquantaine, souffre
depuis longtemps d’un complexe de jeunesse perdue. Il avait dépassé trente ans
de quelques jours que, déjà, il regrettait amèrement de n’en avoir plus
vingt ! A quarante-sept ans, il n’a plus le profil d’Apollon couronné de
lauriers qui décorait l’édition des « Amours » de 152 ; son
front s’est dégarni, l’étude, les plaisirs et la fièvre ont alourdi sa
paupière ; sa surdité de jeunesse s’est accentuée et il a pris quelque
embonpoint.
Cependant, s’il s’obstine à déplorer son « chef
grison », ses yeux « trop enflés » et sa barbe « à tous
endroits de neige parsemée », il est demeuré robuste ; il nage, monte
à cheval, joue à la paume et aux quilles, il chasse et tire à l’arc. Il a bien
tort de se plaindre, mais aucun raisonnement ne peut l’empêcher d’envier les
jeunes gentilshommes qui l’allure des personnages de l’Arétin, avec leurs
« capes de velours, la médaille à la toque, la chaîne d’or au cou, montés
sur des chevaux luisants comme des miroirs, tenant l’étrier du bout de la
semelle, leur Pétrarque à la main ». Au Louvre, il regarde passer, rageur,
tous ceux qui peuvent suivre la mode nouvelle, silhouettes coupées en deux par
le bourrelet démesuré du haut-de-chausse, exhibant des jambes parfaites,
moulées dans le maillot jaune, blanc, rouge, vert ou noir. Cette année-là, les
pourpoints se portent à manches larges et les fraises sont si vastes que le
peuple s’en amuse en disant que « c’est à la fraise qu’on reconnaît le
veau ».
Ronsard tente de se consoler des ravages du temps en
songeant que son talent poétique, son lyrisme et sa renommée peuvent, aux yeux
d’une femme intelligente, remplacer la fougue de la jeunesse.
Choisissant pour courtiser Mlle de Surgères le décor qu’il
aime le mieux, il la rejoint « dessous les rameaux », dans les
bosquets aménagés au jardin des Tuileries pour la reine mère. La première fois
qu’il la surprend, elle rêve auprès d’une fontaine, écoutant le chant des
oiseaux :
Quand je pense à ce jour, où pres
d’une fonteine
Dans le jardin royal ravy de ta
douceur,
Amour te descouvrit les secrets
de mon cœur,
Et de combien de maux j’avois mon
âme pleine :
Je me pasme de joye, et sens de
veine ne veine
Couler ce souvenir, qui me donne
vigueur,
M’aguise le penser, me chasse la
langueur...
Le prestige du poète de la cour est grand, son langage doux
et respectueux. Hélène, flattée, ne refuse pas de l’entendre. Il revient le
lendemain, le surlendemain et bien d’autres fois. Les rencontres à l’ombre de
la fontaine se changent en rendez-vous, le soupirant timide s’enhardit jusqu’à déclarer sa flamme.
Malgré sa gloire, la jeune fille ne consent pas
à le prendre au sérieux. Elle connaît toutes les chansons qu’il a
composées pour d’autres belles, elle alu les poésies qu’il a consacrées à
d’autres amours. Elle sourit en évoquant le culte ardent qu’il a voué à
Cassandre, au temps où, selon l’usage,
il vidait autant de verres qu’il y avait de lettres dans le nom de sa dame de
cœur. Elle s’amuse de son enthousiasme pour la petite Marie, paysanne
coquette ; elle se moque de son admiration pour les blondes nattes de
Genèvre et pour les yeux trompeurs d’Isabeau de Limeuil. Ronsard, qui s’est
attaché à cette demoiselle cultivée et brillante, désire lui prouver sa
sincérité. Il criant de voir s’éloigner de lui, alors qu’il se sent vieillir,
l’objet de son dernier battement de cœur. Peut-être même est-il sincèrement
épris car il compose pour Hélène un serment où il met plus d’émotion que dans
un essai littéraire : il lui jure,
et il ne ment pas, qu’elle sera sa dernière aventure. Il date sa
promesse d’un premier mai, ce jour où, dans les campagnes, les amoureux vont
planter un mai devant la porte de celle qu’ils aiment.
Pour prêter serment, pour offrir ce poème d’amour, il pose
les mains sur une table de pierre tapissée de lauriers, symboles de
l’éternité :
Ce premier jour de may, Hélène,
je vous jure
Par Castor, par Pollus, vos deux
frères jumeaux,
Par la vigne enlassée à l’entour
des ormeaux,
Par les prez, par les bois
hérissez de verdure,
Par le nouveau Printemps, fils
aisné de Nature,
Par le cristal qui coule au giron
des ruisseaux,
Par tous les rossignols, miracle
des oiseaux,
Que seule vous serez ma dernière
aventure.
Vous seule me plaisez, j’ay par
election
Et non à la volée aimé votre
jeunesse :
Aussi je prends en gré toute ma
passion,
Je suis de ma fortune autheur, je
le confesse :
La vertu m’a conduit en telle affection.
Si la vertu me trompe, adieu
belle maîtresse.
Par jeu, tradition ou jalousie, Hélène demandera au poète un
acte de renoncement à ses amoureuses d’antan :
Adieu, belle Cassandre, et vous,
belle Marie,
Pour qui je fus trois ans en
servage à Bourgueil.
Et Ronsard, devenu soupirant officiel, recevra en échange la
permission de visiter la bien-aimée en son appartement, tout en haut du palais
du Louvre. Il monte, marche après marche, l’interminable escalier et parvient,
tout essoufflé, aux pieds d’Hélène. Il assiste à ses apprêts, et lui attache au
bras quelque ruban, privauté qui lui inspire un sonnet :
Je liay d’un filet de soye
cramoisie
Vostre bras l’autre jour, parlant
avecque vous :
Mais le bras seulement fut captif
de mes nouds,
Sans vous pouvoir lier ny cœur ny
fantaisie.
Beauté, que pour maistresse
unique j’ay choisie,
Le sort est inégal : vous
triomphez de nous.
Vous me tenez esclave esprit,
bras et genous,
Et Amour ne vous tient ny prinse
ny saisie...
La seconde partie du poème n’a plus le ton d’un madrigal,
c’est un simple aveu, mélancolique et sincère :
Je veux parler, Maistresse, à
quelque vieil sorcier,
Afin qu’il puisse au mien vostre
vouloir lier,
Et qu’une mesme playe à nos cœurs
soit semblable.
Je faux : l’amour qu’on
charme est de peu de séjour.
Estre beau, jeune, riche,
éloquent, agréable,
Non les vers enchantez, sont les
sorciers d’Amour.
Peu à peu l’expression poétique de Ronsard va se
transformer, il renoncera aux métaphores mythologiques, aux accessoires
traditionnels, à tous les carquois, à toutes les flèches de tous les Cupidons.
Contrairement à la plupart des critiques, nous voyons, dans cette recherche de
la simplicité, le désir du poète d’exprimer, pour la première et la dernière
fois, un amour plus sincère que les autres.
Si
c’est aimer, Madame, et de jour et de nuict
Resver, songer, penser le moyen
de vous plaire,
Oublier toute chose, et ne
vouloir rien faire
Qu’adorer et servir la beauté qui
me nuit :
Si
c’est aimer de suivre un bon-heur qui me fuit,
De me perdre moy-mesme et d’estre
solidaire,
Souffrir beaucoup de mal,
beaucoup craindre et me taire,
Pleurer, crier merci et m’en oir
esconduit :
Si
c’est aimer de vivre en vous, plus qu’en moy-mesme,
Cacher d’un front joyeux une
langueur extrème,
Sentit aufons de l’ame un combat
inégal,
Chaud, froid, comme la fièvre
amoureuse me traitte :
Honteux,
parlant à vous, de confesser mon mal :
Si
cela c’est aimer, furieux je vous aime :
Je vous aime, et sçay bien que
mon mal est fatal :
Le cœur le dit assez, mais la
langue est muette.
Les sonnets se succèdent, comme de simples billets doux et, bien qu’ils
ne portent aucune date, on y peut suivre l’évolution d’un sentiment, la
cristallisation d’une amitié amoureuse. Hélène, moins distante, moins froide,
réserve au poète un accueil plus familier ; elle a pour lui des attentions
aimables : s’il est fatigué par une saignée, elle lui rend visite ;
s’il a soif, elle li offre la tasse dans
laquelle elle vient de boire, l’invitant à poser ses lèvres à la place où elle
a posé les siennes.
Ma
Dame beut à moy, puis me baillant sa tasse,
Beuvez, dit-ell’, ce reste où mon
cœur j’ay versé :
Et alors le vaisseau des lèvres
je pressay.
Qui comme un Batelier son cœur
dans le mien passe.
Mon
sang renouvelé tant de forces amasse
Par la vertu du vin qu’elle
m’avoit laissé,
Que trop chargé d’esprits et de
cœurs je pensay
Mourir dessous le faix, tant mon
ame estoit lasse.
Elle lui fait même de tendres aveux :
Prenant congé de vous, dont les
yeux m’ont donté,
Vous me distes un soir comme
passionnée,
Je vous aime, Ronsard, par seule
destinée,
Le Ciel à vous aimer force ma
volonté.
De tels propos, même sans lendemain, autorisent le poète à
parler d’un amour total, où se confondraient son adoration et ses désirs :
Ne viendra point le temps que
dessous les rameaux,
Au matin ou l’Aurore esveille
toutes choses,
En un ciel bien tranquille, au
caquet des oiseaux,
Je vous puisse baiser à lèvres
demy-closes,
Et vous conter mon mal, et de mes
bras jumeaux,
Embrasser à souhait vostre yvoire
et vos roses.
Le jeu est dangereux, car Hélène et Pierre, voisins dans ce
palais du Louvre où l’on prépare déjà la Saint-Bathélemy, se rencontrent tous
les jours. Hélène est à la fois flattée par la cour assidue que lui fait le
plus célèbre des poètes français, et effrayée de voir grandir en elle un
sentiment qu’elle juge coupable. Un jour qu’elle contemple, par une fenêtre du
palais, l’horizon parisien, elle distingue, au loin sur la colline de
Montmartre, le monastère des femmes. C’est là, dit-elle à Ronsard, qu’elle devrait se retirer, pour
fuit l’amour. Le poète a noté dans un sonnet cette étrange remarque et la
réponse qu’il lui a faite :
Vous
me distes, Maistresse, estant à la fenestre,
Regardant vers Montmartre et les
champs alentour :
La solitaire vie, et le désert
séjour
Valent mieux que la Cour, je
voudrois bien y estre.
A
l’heure mon esprit et mes sens seroit maistre,
En jeusne et oraison je passerois
le jour,
Je desfirois les traicts et les
flames d’Amour :
Ce cruel de mon sang ne pourroit
se repaistre.
Quand
je vous respondy : Vous trompez de penser
Qu’un feu ne soit pas deu pour se
couvrir de cendre ;
Sur les cloistres sacrez la flame
on voit passer
Amour
dans les déserts comme aux villes s’engendre.
Contre un dieu si puissant, qui
les Dieux peut forcer,
Jeusnes ny oraisons ne se peuvent
défendre.
Les troubles politiques, les intrigues du palais,
n’intéressent pas les amoureux. Tandis que se publient de
nouvelles éditions de
ses œuvres, Ronsard profite de son automne. Il n’a d’autre souci que ses
rendez-vous avec Hélène, il l’entraîne dans de longues promenades en coche et,
le soir, s’il y a bal, il l’accompagne.
Mlle de Surgère aime la danse, toute la cour apprécie sa
grâce lorsque, gravement, à l’espagnole, elle glisse une pavane, ou lorsque dans
une gaillarde effrénée, elle s’élance à travers la salle. Elle semble légère,
en dépit de l’encombrement de son vertugadin, du poids de ses dessous de
velours et de sa robe d’apparat tissée de trop d’argent. Et pourtant, sa danse
préférée, la milanaise, exige une certaine aisance : le danseur, disent
les manuels, doit faire tourner plusieurs fois la danseuse et l’aider ensuite à
« exécuter un saut et une cabriole en l’air ». Les danses nouvelles
n’attirent pas Ronsard qui se contente d’attendre la fin de la fête en
soupirant :
Tandis
que vous dansez et ballez à vostre aise,
Et masquez vostre face ainsi que
vostre cœur,
Pasionné d’amour, je me plains en
langueur,
Ores froid comme neige, ores
chaud comme braise.
Le
Carnaval vous plaist : je n’ay rien qui me plaise
Sinon de souspirer contre vostre
rigueur,
Vous appeler ingrate, et blasmer
la longueur
Du temps que je vous sers sans
que mon mal s’apaise.
Lorsque Hélène quitte le Louvre pour suivre la reine à
Saint-Germain, son poète va la rejoindre à cheval, mais si la cour séjourne
plusieurs mois sur les rives de la Loire, il connaît la douleur de la
séparation. Hélène poursuit son jeu par correspondance, alternant les messages
d’amitié et les propos mondains.
Lettres, je te reçoy, que ma Déesse en terre
M’envoye pour me faire ou joyeux ou transi.
Ses nouveaux succès de librairie incitent Ronsard à
reprendre pour Hélène l’argument qu’l employait autrefois pour ses
protecteurs : la garantie de l’immortalité.
Vous
aurez en mes vers un immortel renom.
Il compare son Hélène à la Laure de Pétrarque :
Long
temps après la mort je vous feray revivre ;
Tant
peut le docte soin d’un gentil serviteur,
Qui
veut en vous servant toutes vertus ensuivre.
Vous vivrez (croyez-moy) comme
Laure en grandeur,
Au moins tant que vivront les
plumes et le livre.
Le poète des « Amours » est assuré de sa propre
gloire ; on réédite ses œuvres une fois de plus en cette année 1572 qui
demeurera célèbre pour des raisons fort éloignées de l’actualité littéraire.
Déjà, le 18 août, le mariage de Marguerite, la plus jeune fille de la reine
mère, se déroule dans une atmosphère d’orage politique. Elle épouse Henri de
Navarre, le chef des protestants, le futur Henri IV, qui profite de l’évènement
pour affirmer publiquement ses opinions ; la cérémonie s’en déroule en
partie devant la porte de la cathédrale parce que le marié a refusé d’assister
à la messe. Comme la police redoute des bagarres entre invités protestants et
invités catholiques, chaque groupe est encadré d’archers et d’arquebusiers
prêts à tirer....
Les mariés sont deux jeunes gens de dix-neuf ans,
parfaitement insignifiants ; Marguerite est forte, dépourvue de grâce, et
Henri est petit, sans nulle noblesse d’allure. Personne ne soupçonne qu’ils
entreront tous les deux dans l’histoire de France, la reine margot avec sa
mauvaise réputation, le roi Henri IV avec son panache blanc, ses amours et sa
recette populaire de poule au pot.
Quatre jours plus tard, la maladresse d’un tueur à gages
chargé d’assassiner l’amiral Coligny, déclenche une tuerie spectaculaire.
L’attentat, soigneusement préparé par Catherine de Médicis, n’aurait pas dû
échouer ; l’arquebuse était une arme excellent, le tireur d’élite était
posté à une fenêtre de la rue des Fossés-Saint-Germains, devant laquelle Coligny
passait tous les jour pour se rendre au Louvre. Catherine a choisi un assassin
qui est au service des Guise, c’est pourquoi Charles IX ne soupçonnera pas sa
mère qui s’empresse de l’accompagner au chevet du blessé à qui elle exprime,
avec de beaux accents de sincérité, toute son indignation et sa sympathie.
La nouvelle de l’attentat court comme une flamme, le
quartier du Louvre s’agite, une fureur contagieuse se répand dans tout
Paris : les catholiques appellent aux armes et les protestants se
préparent au combat. Catherine, en quelques heures, va imaginer un moyen
radical de mettre fin aux discussions. Elle conseille à son fils de faire
massacrer les hérétiques sans exception. Charles IX hésite, résiste pendant
deux heures et, finalement, se laisse convaincre. La cloche de
Saint-Germain-l’Auxerrois donne le signal : sur l’ordre des échevins,
archers, arbalétriers et arquebusiers commencent, dès l’aurore du dimanche, une
grande chasse au huguenot. Tous les gentilshommes protestants du Louvre, quel
que soit leur titre, sont réunis dans la cour, désarmés et expulsés. Quand ils
parviennent à la porte, ils sont poignardés par des sbires postés là tout
exprès. Ceux d’entre eux qui s’enfuient dans le palais sont poursuivis dans les
couloirs, les escaliers, les galeries et jusque dans les chambres. On assassine
à tous les étages. Dans la cour du Louvre s’entassent les corps des victimes
que l’on déshabille, ce qui provoque, chez les dames, des réactions
imprévues : A mesure que l’on massacrait ces
malheureux, écrit De Thou, on jetait leurs corps devant le château,
sous les yeux du Roi et de la Reine, et les dame, venaient en foule avec encore
plus d’impudence que de curiosité, contempler ces corps nus.
Le 15 septembre 1572, quelques jours après les massacres, on
voit paraître, sans la moindre opportunité, les quatre premiers livres de la
« Franciade » de Ronsard, « dédiés au Roi Très Chrestien Charles
neufvième de ce nom » qui a commandité l’ouvrage. Ce poème épique,
fastidieux malgré quelques belles pages, n’intéresse pas le souverain
mélancolique, que rien ne peut tirer de son « humeur sombre et
languissante ». Cependant Sa Majesté ne ménage pas ses efforts pour tenter
d’effacer les affreux souvenirs ; elle chasse, elle égorge des porcs, elle
s’entraîne à fendre des ânes en deux ; d’autres fois, elle retrouve dans
son alcôve la jeune Marie Touchet, mais les plaisirs amoureux ne l’amusent pas
plus que les jeux sadiques. On cognut au Roi quelques tristesses non
accoutumées, écrit Agrippa d’Aubigné qui note le souci que l’on a à la cour des
distractions de Charles, on employa toutes inventions pour le pouvoir resjouir.
On fit fondre des médailles d’or et d’argent, où, en la partie de devant, le
roi estoit peinct assis en son trône, avec cette inscrtiption : Vertu contre
les Rebelles.
Cette médaille commémorative n’ayant pas fait sourire le
roi, Catherine de Médicis, sans se soucier de la reprise de la guerre civile,
organise des fêtes à grand spectacle. En août 1573, comme pour marquer le
premier anniversaire de la Saint-Barthélemy, elle offre un festin suivi de divertissements
en l’honneur de l’élection de Henri d’Anjou au trône de Pologne. Hélène de
Surgères et Ronsard assistent à cette élégante manifestation dans le jardin des
Tuileries où l’on a élevé un gigantesque rocher artificiel et une sorte de
grotte d’où s’échappent des nymphes, gracieuses demoiselles chargées de
personnifier la Paix, la France, la Prospérité et les Provinces du royaume. La
France récite une ode écrite spécialement par Pierre de Ronsard, et l’Anjou
réclame une œuvre de son protégé, Amadis Jamyn. La gloire du maître-courtisan
atteint son apogée. Charles IX l’a couvert d’honneurs et de prébendes, il ne
manque à son bonheur que l’amour d’Hélène.
La réserve vertueuse et mondaine de Mlle de Surgères,
alternée avec ses crises de tendresse et ses accès de coquetterie, donne au
poète une force, une agressivité qu’il semblait avoir perdues. Il découvre des
accents nouveaux pour reprendre le thème qui lui est cher, le vieux Carpe Diem
emprunté à Horace. Ce raisonnement sensualiste est extrêmement simple :
puisque la Nature dicte la loi universelle de l’amour, venez dans mes
bras ; les joies de la chair doivent accompagner celles de l’esprit. Vous
êtes jeune, hâtez-vous d’en profiter ! Afin de frapper l’imagination
d’Hélène, Ronsard trace un portrait cruel de la vieille femme qu’elle sera plus
tard :
Quand
vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,
Assise auprès du feu ;
dévidant et filant,
Direz chantant mes vers, en vous
esmerveillant,
Ronsard me célébroit du temps que
j’estois belle,
Lors
vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,
Desja sous le labeur à demy
sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne
s’aille resveillant,
Bénissant vostre nom de louange
immortelle.
Je
seray sous la terre et fantôme sans os
Par les ombreux myrtes je
prendray mon repos ;
Vous serez au fouyer une vieille
accroupie,
Regrettant
mon amour et vostre fier desdain,
Vivez, si m’en croyez, n’attendez
à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les
roses de la vie.
Il n’est pas tellement audacieux, cette année-là de
prétendre que le nom de Ronsard demeurera célèbre, car on vient de rééditer ses
poésies pour la quatrième fois. La parution des premières œuvres poétiques de
François Desportes ne risque plus de le contrarier. Son rival a d’ailleurs
trouvé une situation à l’étranger, il est secrétaire de la chancellerie du roi
de Pologne, le futur Henri III.
Les satisfactions de Ronsard sont cependant gâchées par les
bulletins de santé de plus reconnaissant de ses élèves, Charles IX. L’humeur
chagrine du roi s’est transformée en mélancolie maladive ; il dépérit,
miné par la tuberculose, en son château de Vincennes où il vient de faire
exécuter les responsables du complot des Mécontents, La Molle et Coconato.
Au Louvre, où Catherine de Médicis a introduit les
astrologues et les magiciens, on murmure que le roi est envoûté. L’astrologue
florentin Ruggieri a obtenu un vif succès lorsqu’il a lancé cette mode de
l’envoûtement mais, en 1574, on s’inquiète de ses expériences dangereuses. Le
procureur général du parlement de Paris juge bon d’enquêter. En mars, Catherine
lui adresse une lettre (conservée à la Bibliothèque Nationale) qui concerne
« Cosme Ruggier, accusé d’avoir fait une image de cire contre le Roi
Charles IX ».
Monsieur le Procureur,
Arsoir (hier soir) lon ma dit de vostre part, que Cosme a fait une
figure de cire à qui il a donné des coups sur la teste, et que c’est contre le
Roy que la ditte figure a esté... Cosme demande si le Roy vomissait et s’il
saignait encore, et s »’il avait douleurs de teste...
Appréhendé en avril, Cosme est remis entre les mains du
prévôt de l’Hôtel ; cette mesure n’arrête pas la maladie du roi qui
s’éteint, le 30 mai, jour de la Pentecôte, à vingt-quatre ans.
Le 11 juillet, tous les grands du royaume, prélats et
gentilshommes, et plus de cinq cents pauvres vêtus de noir, suivent la
dépouille de Charles IX. Entouré des dignitaires de l’ordre de Saint-Michel,
Ronsard ne cherche pas à dissimuler son chagrin, il pleure un ami :
Ha ! Charles, tu es
mort ! et malgré moi, je vis !
Je maudis le destin que je ne
t’ai suivi !
Son âme est deux fois douloureuse, deux fois blessée ;
la mort du souverain et l’indifférence obstinée d’Hélène de Surgères déchirent
ensemble le cœur du poète :
Je
chantois ces sonnets amoureux d’une Hélène,
En ce funeste mois que mon Prince
mourut.
Son sceptre, tant fust grand,
Charles ne secourut,
Qu’il ne payast la debte à la
nature humaine.
La
Mort fut d’un costé, et l’Amour qui me meine,
Estoit de l’autre part, dont le
traict me ferut.
Et si bien la poison par les
veines courut,
Que j’oubliay mon maistre,
atteint d’une autre peine.
Je
sentis dans le cœur deux diverses douleurs,
La rigueur de ma Dame, et la
tristesse enclose
Du Roy, que j’adorois pour ses
rares valeurs.
La
vivante et le mort tout malheur me propose :
L’une aime les regrets, et
l’autre aime les pleurs :
Car l’Amour et la Mort n’est
qu’une mesme chose.
Henri III, arrivé à la hâte du fond de la Pologne pour se
faire proclamer roi de France, installe au Louvre ses chiens et ses favoris. Le
nouveau souverain n’a pas la séduction du bel adolescent qu’ont laissé les images, c’est un
« vieillard précoce », ridé, édenté, continuellement couvert de
furoncles et de dartres. Etrange roi de France que les Parisiens aperçoivent couché
sur des fourrures au fond d’un coche en forme de gondole ; on le voit
aussi se rendre, du Louvre à Vincennes, dans une immense litière agencée pour
recevoir une demi-douzaine de familiers et une collection de chiens.
Les chiens jouent un grand rôle à la cour, le roi les
ramasse lui-même dans les rue de Paris et va les chercher jusque dans les
maisons et les couvent « au grand déplaisir des dames auxquelles ces bêtes
appartiennent ». Il en a réuni de cette façon un millier de toutes races, dont deux cents
l’accompagnent régulièrement. Pour le bon ordre, ils sont groupés par troupes
de huit, que l’on promène à cheval tous les jours. L’Estoile a calculé que la
promenade de ces deux cents animaux, nécessitant soixante chevaux, coûtait huit
cent francs par jour.
Ronsard, sans attendre, compose un « Discours au Roi
Henri à son arrivée en France » ; peine inutile, Desportes le
supplante à la cour. Qu’importe, puisqu’il conserve ses bénéfices, sa pension
et ses fonctions d’aumônier royal qui rapportent, bon an mal an, quatre cents
écus. On publie ses tout nouveaux sonnets, et l’organiste du roi arrange ses
chansons ; sa gloire ne court plus aucun risque. Le temps n’a pas atténué
son amour ; tandis qu’Hélène suit la cour à Blois, il compose dans sa
province, ses derniers sonnets. En pleine campagne, couché dans l’herbe, le
vieil homme dit adieu à celle qu’il a si longtemps célébrée, il dit adieu à
l’amour et même à la vie :
Là couché dessus l’herbe en mes
discours je pense
Que pour aimer beaucoup j’ay peu
de récompense,
Et que mettre son cœur aux Dames
si avant,
C’est vouloir peindre en l’onde,
et arrester le vent :
M’asseurant toutefois qu’alors
que le vieil âge
Aura comme un sorcier changé
vostre visage,
Et lors que vos cheveux
deviendront argentez,
Et que vos yeux, d’amour ne
seront plus hantez
Que toujours vous aurez, si
quelque soin vous touche,
En l’esprit mes escrits, mon nom
en vostre bouche.
Maintenant que voici l’an
septième venir,
Ne pensez plus Hélène en vos laqs
me tenir.
La raison m’en délivre et vostre
rigueur dure,
Puis il fault que mon âge obeysse
à Natures.
Rien n’est encore définitivement rompu. Il éprouve quelque
joie à lire les lettres qu’elle lui adresse ; il se déplace pour la
revoir, à Blois, à Paris, à Chenonceau. Mais lorsque, corrigeant ses œuvres, il
prépare la première publication des sonnets que Mlle de Surgères lui a
inspirés, il n’admet pas qu’elle donne son opinion sur la composition du
recueil. Elle pousse si loin la crainte de voir compromettre sa réputation,
elle insiste tant sur sa « peur d’infamie » que l’homme de lettres,
effaçant l’amoureux, se fâche. Aucun doux sentiment ne dicte la prose qu’il
envoie, à ce sujet, à son ami Scevole de Sainte-Marthe, mandataire auprès de
son éditeur parisien :
C’est un grand malheur de servir une maistresse qui n’a jugement ny
raison en nostre poésie, qui ne sçait pas que les poettes, principallement en
petits et menus fatras comme elegies, epigrammes et sonnetz, ne gardent ny
ordre ny temps... C’est affaire aux historiographes qui escrivent tout de fil
en aiguille. Je vous supplie Monsieur, de ne vouloir croire en cela
mademoiselle de Surgères et n’ajouter ny diminuer rien de mes sonnets s’il vous
plaist. Si elle ne les trouve bons qu’elle les laisse, je n’ay la tête rompue
d’autre chose... Faites-luy voir cette lettre si vous le trouvez bon.
Retiré dans sa terre natale, Ronsard retrouve la Nature
qu’il a si bien chantée ; il voyage d’un prieuré à l’autre, en écoutant,
de loin, les échos de sa renommée croissante. On parle de ses œuvres dans tout
le royaume et même hors du royaume. Il assiste, impuissant, au retour de la
guerre et regarde vivre ses contemporains dans la « boue de Sicile ».
Tous ses amis disparaissent, après Jodelle, c’est le tour de Remi Belleau qu’il
va accompagner à sa dernière demeure. La maladie le tourmente. Dans son
« Ode à Mercure », il ne demande plus d’amour, il supplie de ne plus
souffrir des « pieds, jambes et jointures ». Lorsqu’en 1585 les
protestants menacent les Vendômois, il revient à Paris pour la dernière fois.
Plus malade qu’en province, il prétend que le séjour dans la capitale lui est
contraire, « à cause de l’espesseur de l’air », et le 13 juin, il
regagne en coche le pays qu’il a choisi
pour passer le reste de ses jours. L’air du Vendômois n’est pas meilleur
que celui de Paris, la douleur ne lui laisse aucun repos. Transporté au prieuré
de Saint-Cosme, il trouve la force d’écrire :
Je n’ay plus que les os, un squelette je semble,
Decharné, denervé, demusclé, depoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.
Quelques semaines avant de rendre à Dieu son « âmelette
doucelette », il pense à Hélène et écrit à son ami Galland une lettre dans
laquelle il le prie de présenter ses humbles baisements à Mlle de Surgères et
la supplier « d’employer sa faveur envers le trésorier régnant pour le
faire payer de quelque années de sa pension ».
Le 26 décembre, après avoir dicté aux religieux de
Saint-Cosme deux sonnets pour dire adieu aux biens terrestres, il demande à
ceux qui pleurent à son chevet de ne pas le plaindre. Il déclare qu’il s’en va
d’ici-bas « infiniment content, assouvi de la gloire du monde et
infiniment désireux et affamé de celle de Dieu ».
A trois heures, constatant que la tête lui tourne, il
appelle discrètement sa garde et la prie de vouloir bien le secouer s’il se
mettait à délirer, afin que, jusqu’à la suprême seconde, ses paroles puissent
être dignes de lui. Ensuite, rassuré, il s’endort, définitivement
Mlle de Surgères, demeurée chaste et pure, continuera de
défendre sa réputation. Effrayée du bruit fait autour de son nom par chaque
publication des sonnets de Ronsard, elle tiendra à faire savoir qu’elle n’a
rien accordé à l’auteur. Chez le maréchal de Retz, elle prie, un jour, un ami
de Ronsard, Du Perron, d’écrire en guise de préface à ses œuvres, une épître,
précisant que les sonnets n’étaient que des jeux littéraires et qu’elle n’avait
connu aucun amour impudique...
Du Perron, irrité de cette ingratitude et de cette
incompréhension, lui répondit cruellement : Au lieu de cette épître, il y
faut seulement mettre vostre portraict...
Je vous remercie, madame, de poster sur ce merveilleux instrument qu'est internet, où cependant, pour ce genre de sujet "sérieux", la qualité laisse souvent à désirer, un texte d'une si grande qualité, plein d'érudition et merveilleusement bien écrit.
RépondreSupprimersignature : un enseignant tunisien qui ne dispose pas toujours de tous les livres et documents dont il a besoin pour faire son travail!