La rue Nicolet s’ouvre au flanc de la Butte Montmartre,
auprès de la rue du Mont-Cenis et de la rue Saint-Vincent. En 1869, le village
de Montmartre est officiellement rattaché à la capitale depuis neuf ans, mais
il a conservé son aspect campagnard, et les moulins à vent continuent à tourner
dans le dix-huitième arrondissement. Ces moulins, qui ont fait vivre plusieurs
générations de meuniers, sont depuis longtemps l’emblème du quartier. Sous Louis XVI, cent ans avant l’ouverture du
Moulin Rouge de Toulouse-Lautrec, la porcelaine de Clignancourt avait pour
marque de fabrique un petit moulin à vent.
Comme aux plus beaux jours de l’époque romantique, les
Parisiens continuent à monter à Montmartre, en été, pour danser sous les charmilles
et boire dans les guinguettes un vin aigrelet dont on vante les vertus
diurétiques : c’est alors le début du « Gay Paris ». les travaux
d’Haussmann n’ont pas défiguré les rues du vieux village bordées de
maisonnettes basses à toits de chaume, mais le percement de nouvelles avenues
dans la capitale, en détruisant de nombreux hôtel entourés de parcs, a poussé
vers Montmartre des bourgeois amateurs de verdure et des artistes épris de
silence.
En 1860, un ancien notaire de province, M. Mauté de Fleurville,
croyant que l’air de la Butte serait salutaire à ses enfants, a acheté, au
numéro 14 de la Nicolet, un hôtel particulier entre cour et jardin, avec deux
pavillons formant écurie et remise. C’est au rez-de-chaussée de cette maison,
dans un salon encombré de bibelots que Verlaine connaîtra le plus bel amour de
sa vie.
M. Mauté de Fleurville, dont la particule ne figure pas à
l’état civil, s’estime assez heureux d’avoir épousé la veuve du marquis de
Sivry, jolie femme, mondaine, élégante, ancienne élève de Chopin, qui lui a
donné deux charmantes fillettes, élevées avec leur demi-frère, Charles de
Sivry.
M. et Mme Mauté ont les mêmes goûts, ils aiment la bonne
société, les plaisirs de la conversation et les meubles anciens. C’est pourquoi
ils se sont liés d’amitié avec leur voisin, collectionneur avisé, baron
d’Empire et maire de Montmartre, M. de Trétaigne.
En compagnie de la belle-fille du baron, Mme Mauté s’occupe
des pauvres, des crèches et de toutes les œuvres de charité du quartier, sans
oublier le pain bénit. La vie est agréable rue Nicolet. Une fois par semaine,
M. de Trétaigne offre à ses voisins sa loge du Théâtre-Montmartre, où l’on
applaudit les drames de Sardou et de Dumas. Mathilde, l’aînée des demoiselles
Mauté, suit les cours de M. Lévy-Alvarès, les mieux fréquentés de Paris,
puisqu’elle y étudie la littérature et l’aquarelle en compagnie d’Agnès de
Chabot, d’Osine de Beurges, de Félicie de Gontau et de quelques autres
héritières échappée du Gotha. Ses vacances, empreintes d’autant d’aristocratie
que ses études, se déroulent dans des châteaux
où l’on ne rencontre que le duc de Rohan, la marquise de La Ferronays et
le comte de Rességuier.
Charles de Sivry est l’animateur de toutes les fêtes
familiales et mondaines ; il joue aussi bien du piano que du violon ou du
violoncelle, compose des opérettes, des galops et des polkas, et il interprète
avec la même virtuosité Offenbach ou Wagner. Il sort beaucoup, fréquente tous
les jeunes poètes du Parnase qu’il retrouve dans le salon illustre des dames de
Callias, Nina et sa mère. Charles Cros, Anatole France, François Coppée et Paul
Verlaine viennent y réciter leurs premières poésies. Charles y entraîne sa mère
qui joue des valses de Chopin, et Mathilde qui chante en
rougissant. « Avec les sabot dondaine... » Elle a quatorze ans,
n’en paraît guère plus de douze, et Verlaine ne la regarde même pas. Elle
devait le revoir dans un rôle imprévu. Mme Mauté avait fait, chez le baron de
Trétaigne, la connaissance de Mme Bertaux, statuaire, qui donnait de grandes fêtes
musicales et littéraires dans son atelier de la rue Gabrielle. Le soir où
Mathilde accompagna sa mère, il y avait au programme une courte opérette
d’Edmond Lepelletier, avec musique de Charles de Sivry, se terminant par une
chanson dont le titre surprit les spectateurs : Le Rhinocéros en mal
d’enfant, ou le Naturaliste dans l’embarra » Le chanteur, hirsute et
farouche, fit une entrée très applaudie. Il portait un macfarlane fauve, un
cache-nez à carreaux, et il était coiffé d’un chapeau de très haute forme. On
lui trouva des dons comiques extraordinaires, et un critique déclara qu’il
tenait à la fois du clown et du croque-mort : c’était Paul Verlaine, qui
détaillait d’une voix de basse mêlée de montées en fausset, une étonnante
romance, dont voici le premier, et prometteur, couplet :
Un jour, au Jardin des plantes,
Un jeune rhinocéros,
Trou la bahoula, trou la bahoula,
Un jeune rhinocéros
Poussait des plaintes touchantes
En avalant un vieil os.
Le gardien
disait : « Sans doute,
Son os s’est trompé de route ! »
Mais un célèbre savant,
Ayant saisi sa lancette,
Reconnut que la pauvre bête
Se trouvait en mal d’enfant...
Mathilde portait, ce soir-là, une crinoline de mousseline
blanche avec une large ceinture rose ; elle admirait François Coppée qui,
de profil, ressemblait à Bonaparte, mais son frère oublia de la présenter au
poète. Quant à Verlaine, il ne remarqua même pas sa présence. Elle apprit par
son frère que Paul était un poète de grand talent, qui vivait avec sa mère,
veuve d’officier, et qu’il était très doux. Elle demanda à lire ses
poèmes ; Charles lui prêta les « Poèmes saturniens » et
« les Fêtes galantes ».
Publiés en 1866, aux frais d’une cousine de Verlaine, les
« Poèmes saturniens » avaient valu à leur auteur quelques éloges
encourageants. « Vos poèmes, avait écrit Villiers de l’Isle-Adam, vous
attireront indubitablement la haine et les injures des imbéciles qui ne louent
que leurs semblables, non de parti pris, ce qui supposerait en eux une
réflexion quelconque, mais grâce au flair purement animal dont ils sont
affligés. Vos poèmes sont d’un vrai poète. »
Théodore de Banville lui adressa, lui aussi, ses
compliments : « J’ai relu dix fois de suite vos poèmes, et mon
impression est toujours bonne et toujours meilleure... Vous tiendrez parmi les
poètes contemporains une des places les plus solides et les meilleures. »
Enfin, Sainte-Beuve, le critique des critiques, félicita le
jeune parnassien : « Vous avez, comme paysagiste, des croquis et
des effets de nuit tout à fait piquants. Comme tous ceux qui sont dignes de
mâcher le laurier, vous visez à faire ce qui n’a pas été fait... »
La grande nouveauté des « Poèmes saturniens »,
c’est que l’auteur n’y raconte pas sa vie. Tandis que Baudelaire avait fait de
multiples allusions à ses maîtresses et à ses voyages, Verlaine imaginait des émotions qu’il n’avait pas ressenties et
des amours qu’il n’avait pas connues. Il a composé ses premières poésies au
lycée et dans les cafés de la rue Soufflot, entre deux cours de droit romain,
pendant les années les plus heureuses de sa vie. Sa souffrance est inventée, sa
mélancolie n’a pas de cause précise, et il ne sait pourquoi, « sans amour
et sans haine, son cœur a tant de peine » :
Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone.
Conservée dans les papiers d’Edmond Lepelletier, une pièce
datée de juillet 1861 et intitulées « Fadaises », prouve qu’à
dix-sept ans, Verlaine avait déjà l’inspiration triste :
Si vous vouliez, madame et
bien-aimée,
Si tu voulais, sous la verte ramée
Nous en aller, bras dessus, bras
dessous,
Dieu ! Quels baisers !
Et quels propos de fous !
Mais non, toujours vous vous
montrez revêche,
Et cependant je brûle et me
dessèche,
Et le désir me talonne et me
mord,
Car je vous aime, ô madame la
Mort !
Sur un autre ton, « Les Fêtes galantes » ont été
composées, pour la plupart, au bureau de l’Hôtel de Ville, où Verlaine est
employé depuis 1864 comme expéditionnaire. Le travail peut absorbant qu’on lui
a confié consiste à mandater les curés de la ville de Paris et de la banlieue,
ce qui ne demande guère plus de trois heures par semaine. Le fonctionnaire
poète a organisé méthodiquement son emploi du temps. il arrive au bureau le
matin vers dix heures, signe la feuille de présence et lit les gazettes, ensuite
il s’occupe de ses poésies jusqu’à midi. A midi, il sort, en prenant soin de
laisser au portemanteau son chapeau qu’il viendra chercher en fin d’après-midi.
De longues heures se passent au café du Gaz, rue de Rivoli, où il boit, en
compagnie de ses collègues en administration et en poésie : Léon Valade,
Albert Mérat et quelques autres qui consacrent, comme lui, une partie de leurs
heures de bureau à la littérature. Des écrivains, venus de l’extérieur,
s’attardent avec eux, discutant de la nécessité de la rime riche ou des mérites
de vers blanc.
Verlaine, satisfait de son salaire, mille huit cents francs
par an, ne songe pas à travailler davantage pour devenir commis, pas plus qu’il
ne cherche à rendre lucrative sa production littéraire. Il collabore au
« Hanneton », journal satirique, comme ses camarades fonctionnaires,
Valade, Mérat ou François Coppée, employé au Ministère de la Guerre, pour le
plaisir de voir imprimée sa signature.
Au début de l’année 1869, son second volume de vers passe
inaperçu : « les fêtes galantes », frondes de marquis et de
marquises, qui commentent Watteau et Lancret, lui ont été inspirées par
les chefs-d’œuvre exposés au Louvre,
dans la galerie Lacaze, récemment ouverte au public. Mais ces recherches
subtiles n’empêchent pas le parnassien de goûter les farces grossières et les plaisanteries
burlesques : il applaudit un vaudeville intitulé
« Beautrouillard » et veut écrire une opérette-bouffe, dans le genre
de celle d’Hervé ou d’Offenbach. Il est entendu que Charles de Sivry en écrira
la musique. C’est cette affaire qui l’amène, un après-midi de juin, chez les
Mauté de Fleurville. Charles reçoit son ami dans sa chambre, car il a
l’habitude de se lever dans l’après-midi et de se coucher dans la matinée. Les
jeunes gens bavardaient, lorsque s’ouvre la porte, une jeune fille passe la
tête et fait mine de se retirer :
-
Tu peux rester avec nous, dit Charles. Monsieur
est un poète. C’est Verlaine... Tu sais bien ?
-
Oui... j’aime beaucoup les poètes,
Monsieur ! Mon frère m’a souvent parlé de vous et même m’a fait lire de
vos vers qui sont peut-être trop forts pour moi, mais qui me plaisent tout de
même bien...
Verlaine, ce jour-là, n’a pas vu Mathilde bien longtemps,
mais il a été sensible au charme de la jeune fille : Petite, mince, avec une promesse
d’embonpoint. Cheveux châtains sur une tête mignonne en tout point. Face très
douce, pâlotte, rondelette... Des yeux gris, la prunelle sans ruse...
Il quitte son ami et va l’attendre dans un café
voisin : après ce rafraîchissement tout fleurant d’innocence et de simplicité,
je ratiocinai tout en m’acheminant sans but, vraiment, tandis que ma bête se
dirigeait vers l’affreux breuvage vert. Mais ce soir-là,
exceptionnellement, en songeant à la jeune fille, « dans la gloire rose de
sa mystérieuse candeur », Verlaine ne boit pas d’absinthe.
Quelques jours plus tard, il accompagna sa mère chez un
oncle, qui habitait un village près d’Arras. Dans le calme et la paix des
champs, il ne tarde pas à s’ennuyer. Les plaisirs de la ville ne s’oublient pas
si vite. La fantaisie le prit d’aller à Arras où les cafés et les estaminets
sont innombrables. Résultat : une cuite qui vint s’achever dans une maison de femmes
et s’y éteindre dans des flots de volupté à tant l’heure.
C’est tout ce que Verlaine, à vingt-cinq ans, considérait
comme les délices de l’amour : Les femmes de la catégorie à laquelle
pouvaient juste prétendre et ma foncière timidité et mon très modeste
porte-monnaie m’enivraient, croiriez-vous cela ?... Je m’imagine qu’une
reine, qu’une impératrice, ou tout bonnement une femme mariée, une femme
honnête, suivant le mot courant, ce serait offerte à moi, je l’eusse priée de
me laisser tranquille.
Renonçant à ses théories, et sans réfléchir, il adressa à
Charles de Sivry une lettre peut protocolaire, mais sérieuse, pour lui demander
la main de sa sœur Mathilde.
Cette extravagante décision d’épouser une fillette à peine
entrevue, ne peut s’expliquer que par les complexes du poète. Il souffre de sa
laideur, laideur grotesque que l’âge seul rendra supportable. Jeune, il
ressemble à un « orang-outang échappé du Jardin des plantes ». Il
cache sa peine sous des railleries, se moque lui-même de son « gueusard de
physique » et dessine, en marge de ses lettres, d’atroce caricatures où il
souligne la largeur de son front, la proéminence de ses pommettes et
l’écrasement de son nez. Jamais ses amis ne l’ont vu donner le bras à une
femme, personne ne lui a connu de maîtresse. Sa rencontre avec Mathilde est un
événement capital, car c’est la première fois qu’une fille jeune et jolie le
regarde sans une expression ironique ou effrayée.
Curieux poète, qui n’a chanté jusqu’à présent que des amours
imaginaires, qui n’a ressenti ni l’émoi du premier rendez-vous ni le
déchirement de la rupture. A vingt-cinq ans, il ignore encore l’amour
gratuit : Cet état de choses, si l’on peut nommer un tel désordre habituel un
état... durait donc depuis quatre longues années consécutives lorsque
m’apparut, dans cette petite chambre du second étage du petit hôtel de la rue
Nicolet, celle qui devait être ma femme.
L’amabilité de la demoiselle, sa douceur, pitoyable
peut-être, ont si bien effacé les souvenirs cruels que Verlaine s’est transfiguré.
Lorsque Mathilde rédigera ses terribles
« Mémoires », qu’elle signera, pour des raisons d’ordre commercial,
Mme ex-Verlaine, elle insistera sur cette miraculeuse transformation : J’avais
remarqué un changement complet dans sa physionomie pendant qu’il me parlait.
Son visage semblait comme éclairé par une joie intérieure, son regard
habituellement luisant et noir, était devenu câlin et doux en me regardant, sa
bouche souriante : il paraissait à la fois ému et heureux. Il cessa d’être
laid, et je pensais à ce joli conte de fée, « la Belle et la Bête »,
où l’amour transforme la bête en prince Charmant.
Verlaine, alcoolique et débauché, par timidité, découvre à
la fois la possibilité d’être aimé et l’espoir d’une vie normale, avec femme,
enfants et foyer. Il s’attache à cette chance unique : Je
songeai à faire une fin... la bonne fin, trêve et terme aux excès, boisson,
femmes ; commencement de la sagesse, non... pas tant que cela ! De la
modération en vue d’un possible et probable bonheur, ou du moins calme
conjugal.
C’est pourquoi il a rédigé à la hâte sa demande en mariage,
sans tenir compte des règles de bienséance. Charles de Sivry, bon camarade, se
charge de transmettre à Mathilde et à sa mère cette déclaration dont il
explique la soudaineté par la grande sensibilité et la nature affectueuse de
Paul. Il vante également les talents du poète et la situation du fonctionnaire.
M. Mauté de Fleurville reste insensible à ce plaidoyer : Tous
les trois, nous entrâmes dans la chambre de mon père pour lui montrer
l’étonnante missive. Il dit nettement que c’était folie que de parler mariage à
mon âge, que je venais d’avoir quinze ans et que, ni avec Verlaine ni avec un
autre, il ne me marierait avant dix-neuf ou vingt ans.
Charles de Sivry, traduisant cette réponse, écrit au
prétendant qu’il y a lieu d’espérer. Verlaine, qui redoutait un refus
catégorique, est si heureux qu’il compose aussitôt la première des pièces
amoureuses, réunies sous le titre de « la Bonne Chanson », quelques
jours avant son mariage :
...
Le songeur aime ce paysage
Dont la claire douceur a soudain
caressé
Son rêve de bonheur adorable, et
bercé
Le souvenir charmant de cette
jeune fille,
Blanche apparition qui chante et
qui scintille...
La seconde poésie écrite pour Mathilde, Verlaine la remet à
Charles, venu confirmer son espérance dans ce village du Nord où, le dimanche,
il joue à l’orgue à l’église. Ni les fidèles ni le curé ne reconnaissent, joués
au ralenti, les airs d’Offenbach. Dans ces vers tendres, le poète n’est pas sûr
de se faire aimer, il implore seulement sa muse de quinze ans, clémente jusqu’à
l’amitié...
Jusqu’à l’amour, qui sait ? Peut-être,
A l’égard d’un poète épris,
Qui mendierait sous sa fenêtre,
l’audacieux, un digne prix
De sa chanson bonne ou
mauvaise !
Mathilde, surprise d’avoir, à son âge, provoqué un tel drame
intérieur, reçoit d’autres messages dont toute la famille apprécie les qualités
poétiques :
En robe grise et verte avec des
ruches,
Un jour de juin que j’étais
soucieux,
Elle apparut souriante à mes yeux
Qui l’admiraient sans redouter
d’embûches.
... Aussi soudain fus-je, après
le semblant
D’une révolte aussitôt étouffée,
Au plein pouvoir de la petite
fée,
Que depuis lors je supplie en
tremblant.
Sensible à ces vers simples et suaves, la
« petite fée », en vacances en Normandie, demande à sa maman
l’autorisation d’adresser ses remerciements au bon M. Verlaine. Dans sa
correspondance, elle ne dépasse pas tout d’abord le ton d’une enfant bien
élevée qui a reçu un sac de bonbons, puis entraînée peu à peu par les aveux et
les serments de son partenaire, elle se montre plus tendre, à peine...
Emerveillé, Paul admire tout ce qui vient d’elle, les pâtés,
les « adorables erreurs d’orthographe », jusqu’aux « jolies
fautes de français ». De plus en plus amoureux, il déchiffre, lit, relit
les lettres puériles dans son bureau de l’Hôtel de Ville, oubliant d’expédier
les mandats des ecclésiastiques de banlieue pour composer des réponses
poétiques et enflammées. Personne ne le reconnaît ; il est souriant,
soigne sa tenue et arrive à l’heure au bureau. Au café du Gaz, il refuse la
moindre goutte d’alcool, et sa mère est bien heureuse de ne plus sentir, en
l’embrassant, l’odeur d’absinthe qui ne le quittait jamais. Il lui arrive même
de l’accompagner chez des amis du quartier où l’on fait, en prenant du thé et
des petits fours d’interminables parties de bésigue à un sou les mille points.
Si Verlaine a courageusement rompu avec ses mauvaises habitudes, c’est qu’il se
prépare au retour de la famille Mauté. Désespérément accroché à l’idée d’un
mariage régénérateur, il prend de belles résolutions :
Je veux, guidé par vous, beaux
yeux aux flammes douces,
Par toi conduit, ô main où
tremblera ma main,
Marcher droit, que ce soit par
les sentiers de mousse,
Ou de rocs et cailloux encombrent
le chemin ;
Oui, je veux marcher droit et
calme dans la vie...
Plus tard, ce dernier vers servira de légende à un dessin
cruel de Cazals qui représente le poète, de dos, titubant un café.
Le bienheureux jour tant espéré, le jour du revoir, arrive
enfin. L’entrevue avait été fixée dans la soirée, après le dîner. Verlaine, en
attendant l’exquise minute, apporte un soin particulier à sa toilette : Que
de fois dut ma pauvre mère, toute souriante, troublée un peu de mes expansions,
faire et refaire le nœud de ma cravate, brosser et rebrosser redingote et
pardessus, lisser et relisser le haut de forme.
Sobre, propre, presque élégant, le poète arrive avant
l’heure rue Nicolet, dans un salon « tout étroit, tout intime,
touffu, trop meublé, en quelque sorte rococo », avec un lustre mignard qui
pend d’un plafond d’indienne, présentant, écrit-il une fâcheuse ressemblance
avec les salons des mauvais lieux qu’il avait fréquenté, mais
« heureusement sauvé par une fenêtre des plus larges qui lui restituait un
caractère honnête et familial qu’il fallait pour bien faire ici ».
Dans ce décor, Verlaine, timide et rougissant, cherche à
séduire les parents de Mathilde : Mme Mauté descendit bientôt, m’encourageant
d’une poignée de main vraiment cordiale. Elle fut suivie de son mari, avec qui un salut quasi cérémonieux fut
échangé. De vagues propos s’engagèrent. Avait-on fait un bon voyage ? Où
en étaient les céréales là-bas ? Et ainsi de suite, quand entra la
demoiselle... Elle s’assit, après que je lui eux doucement serré ou plutôt
pressé les fins doigts de sa main droite, dans le cercle que nous formions aux
environs d’une grande table-guéridon chargée d’album et de vase de la Chine aux
fleurs qui sentaient de meilleurs... Ravissante sensation, prologue délicat,
comme surnaturel, aux suprêmes rapprochements. Elle me parla, je lui répondis,
le tout banal...
Après une heure de conversation stupide, l’amoureux se
retira, absolument conquis. Il revint le lendemain, amenant avec lui sa mère,
en robe de soie noire. En sortant, la bonne Mme Verlaine crut convenable
d’inviter M. Mauté à venir chez elle pour « causer affaires ».
L’ancien notaire s’en fut donc aux Batignolles et en revint fort déçu :
quatre pièces tristes au troisième étage, des meubles Louis-Philippe, sans
bibelots ni fleurs, un salon désert avec, pour seul ornement, le portrait peint
à l’huile de M. Verlaine père, en uniforme de capitaine.
« C’est un logement de gens ruinés, estima l’ancien
notaire, on y sent la pauvreté, fière et décente, mais pauvreté quand
même ! »
Méfiant, il fit savoir à Mme Verlaine que si Paul
s’obstinait à vouloir épouser sa fille,
ce serait sans dot. A quoi la mère du poète répondit qu’il s’agissait d’amour
et non de gros sous, que son fils gagnait bien sa vie à l’Hôtel de Ville et
qu’il possédait, d’ailleurs, un capital de vingt-mille francs ; elle
ajouta qu’elle lui donnerait quarante mille francs de dot. M. Mauté, qui ne
possédait pas une fortune considérable et qui devait songer à la dot de sa
seconde fille, trouva, après réflexion, que le petit Verlaine n’était pas un si
mauvais parti et qu’il avait même un bel avenir à la préfecture de la Seine.
Paul fut autorisé à se rendre chaque jour une Nicolet, et il
fut décidé que le mariage aurait lieu deux années plus tard. Le temps des
amours vertueuses passait lentement au gré du fiancé, privé d’absinthe et de
filles, qui rimait au bureau les pièces de « la Bonne Chanson ».
Parfois, chez sa mère, il organisait des soirées de musique et de littérature.
Charles de Sivry et Emmanuel Chabrier improvisaient sur le vieux piano du
salon, sous l’œil du capitaine, Villiers de l’Isle-Adam lisait un conte, et Verlaine,
pour le plaisir de Mathilde, disait des vers qu’il lui dédiait : Là,
entouré de ses amis, mon fiancé brillait, avait de l’esprit, récitait des vers.
Dans ce milieu sympathique, il était aimé et apprécié, et j’étais fière de lui.
Le soir, à la veillée, la jeune fille faisait des projets
d’ameublement. Dans sa candeur, elle déclara qu’elle désirait deux lits, l’un
de palissandre, sévère et de bon goût, pour Paul, et l’autre, plus coquet, plus
féminin, pour elle, avec des capitons roses ou bleus. La seule chose que je retenais de
tout cet exquis bafouillage, dit Verlaine, c’est que, dans notre ménage, il
y aurait deux lits...
Au printemps de 1870, le fiancé, « impatient des mois,
furieux des semaines », insista pour que la date du mariage fût avancée. Ses
rêves se précisaient :
Le foyer, la lueur étroite de la
lampe ;
La rêverie avec le doigt contre
la tempe
Et les yeux se perdant parmi les
yeux aimés...
La fatigue charmante et l’attente
adorée
De l’ombre nuptiale et de la
douce nuit...
A quoi bon attendre ? Mme Mauté intervint, Mathilde et
Paul supplièrent, M. Mauté accepta finalement de fixer la cérémonie au mois de
juin :
Donc ce sera par un clair jour
d’été,
Le grand soleil, complice de ma
joie,
Fera, parmi le satin et la soie,
Plus belle encor, votre chère
beauté
Tous les jours, Paul traversait Montmartre pour venir
presser la petite main de Mathilde et chaque dimanche, après une journée où
l’on refaisait les mêmes projets bêtement tendres, il dînait, en famille, sous
la suspension de M. Mauté. Quelquefois, on se rendait aux concepts Pasdeloup,
mais bientôt il fut décidé d’un commun accord que les dimanches seraient
consacrés à la recherche du nid nuptial. Il y avait alors l’embarras du choix.
Mathilde décida que le ménage habiterait à proximité de l’hôtel de Ville, au
coin de la rue du Cardinal-Lemoine et du quai de la Tournelle, un grand
appartement dont les fenêtres donnaient sur la Seine.
Ainsi qu’elle l’avait souhaité, on s’installa deux
chambres : la sienne fut tapissée de tentures de perse rose à bouquets
gris et meublée de canapés, bergères et bibliothèque Louis XV, laqués blancs à
filets roses ; celle de Verlaine, qui devait servir de chambre d’ami,
était garnie d’un bureau, d’une bibliothèque et d’une commode en marqueterie,
le tout ancien et authentique, affirme Mathilde. Dans le salon, un grand piano
à queue et un cabinet hollandais, avec intérieur en ivoire... Ce luxe
n’intéressait nullement Verlaine, au contraire, et sa fiancée remarque
qu’ « il lui plaisait d’avoir l’air pauvre, d’être mal habillé, mal
logé, et de se donner des airs peuple et paysan ».
L’appartement livré aux peintres et aux tapissiers, M. Mauté
s’occupe activement du contrat de mariage, rédigé en bonne et due forme
bourgeoise. Verlaine, après avoir attendu le jour de son mariage pendant près
d’une année, se réjouissait d’en voir la date fixée au 29 juin, lorsqu’un
événement imprévisible vit retarder la réalisation de son rêve. Un soir, qu’il
arrivait rue Nicolet, tout joyeux après avoir fait à la mairie et à l’église les
dernières démarches pour la publication des bans, il apprit par la servante que
mademoiselle avait la petite vérole : La jolie face si mignonne, si rosement
blanche, était toute tachetée de rouge violacé et un commencement d’enflure
tuméfiait les joues en sueur. A ma
douleur très réelle et, comme toute très réelle douleur morale ou physique,
très chaste, se mêlait, dois-je l’avouer, une manière de vilain
désappointement :... Alors ! Voilà mon mariage remis aux calendes
grecques ! C’était bien la peine de tant s’abstenir, de tant jeûner...
j’étais, à part moi-même, comme quelqu’un à qui, excusez l’expression on aurait
promis plus de beurre que de pain, et à qui il ne reviendrait ni pain ni
beurre...
Dès les premiers jours de la convalescence, on décida que la
cérémonie serait remise à la première quinzaine de juillet ; mais, la
dernière semaine de juin, survint un nouveau contretemps. L’épidémie de petite
vérole avait cette fois attaqué Mme Mauté. Verlaine ne se fâcha pas ; il
éprouvait pour sa future belle-mère une véritable vénération : J’aimais
beaucoup Mme Mauté, et je le lui ai toujours témoigné. C’était une âme
charmante, musicienne excellente et de goût exquis... intelligente et dévouée à
qui elle aimait.
Comprenant la déception de Paul, elle eut le tact de
persuader son mari qu’il devait demeurer à son chevet, tandis que les fiancés
resteraient, enfin seuls, dans le salon rococo.
Les entrevues devinrent « de plus en plus passionnées
ou plutôt passionnantes ». Un soir, Verlaine avoue qu’il osa un baiser, le
premier, sur les lèvres de Mathilde : Au lieu du baiser sur le front habituel
depuis quelques soirées, mes lèvres allèrent, oh ! sans plus de
préméditation que cela, sur ses lèvres qui, dans leur candeur suprême, me
rendirent joyeusement mon baiser, comme furtif. Deux jours plus tard,
l’innocente Mathilde parla de layette, de langes, de berceau et de noms de
baptême à choisir d’urgence. Verlaine écoutait, surpris et charmé : Elle
me dit, en forme de conclusion formelle : « ... car nous aurons
un enfant ! » A quoi je répondis, en toute naïveté presque déjà
conjugale : « J’espère bien que oui et même plusieurs ! –
Il n’y a pas de peut-être, dit-elle, imperturbable, nous en aurons un pour
sûr. » Et comme je demeurai stupide, elle finit
par : « J’ai demandé hier à maman comment on faisait les
enfants, et elle m’a répondu que c’était quand on baisait un homme sur la
bouche. Tu vois bien que... » Et moi, dès lors, devant cette innocence que
je savais incontestable, et dont la fraîcheur m’est restée toujours dans l’âme,
de saisir la balle au bond... et désormais, convaincus tous deux qu’il n’y
avait plus à y revenir, nous nous embrassâmes à pleines lèvres.
Mathilde, de son côté, a tenu à préciser : Dans
ce monde du faubourg Saint-Germain où j’ai été élevée, les femmes sont parfois
légères, mais l’innocence des jeunes filles est toujours respectée. Le
mariage doit avoir lieu dans un mois, le 11 août.
Cependant, chaque matin, les journaux publient des nouvelles
alarmantes. La garde mobile fait l’exercice au camp de Châlons, avec des
bâtons, en attendant la distribution des armes. On s’aperçoit, trop tard, que
le maréchal Le Bœuf, ministre de la Guerre, avait eu tort de répondre au
Sénat : « Nous sommes cinq fois prêts. » Les libraires
retirent de leurs étalages les affiches qu’ils avaient posées : « Ici
dictionnaire français-allemand à l’usage
des Français à Berlin ». Le 6 août, au milieu d’une joie délirante, Paris
pavoise pour fêter la victoire de l’armée de Mac-Mahon : on annonce
vingt-cinq mille prisonniers prussiens ; des chanteurs de l’Opéra,
reconnus par la foule, doivent chanter « la Marseillaise » dans la
rue. Hélas ! Une heure plus tard, la bonne nouvelle est démentie, il faut
descendre les drapeaux.
Le 9 août, Verlaine reçoit une lettre de Leconte de Lisle
qui vient de lire l’exemplaire, fraîchement imprimé, de « La bonne
Chanson » : Vos vers sont charmants, ils respirent le
repos heureux de l’esprit et la plénitude tranquille du cœur... Voici que la
pauvre poésie est bien malade, et pour longtemps ; nous sommes ici dans
une inquiétude effroyable des événements. Si la bataille qui doit se livrer à
l’entrée des Vosges est perdue, les Prussiens seront à Paris dans huit jours.
Tout le pays où nous sommes est consterné ; on ne rencontre sur les
chemins que des gens qui pleurent à chaudes larmes. Quel désastre ! Quelle
misère ! A bientôt mon ami, si toutefois vous n’êtes pas envoyé à la
frontière.
A la pensée de ce fâcheux contretemps, Verlaine se
révolte : La peste du Corps législatif et de la garde mobile et la guerre et du
roi de Prusse et de l’Empereur et du prince de Honenzollern, qui m’ont tout
l’air de menacer, cette fois d’une manière légale, mon bonheur si proche !
Le fiancé est tellement exaspéré que Mathilde lui conseille quelques
jours de repos, avec Charles de Sivry et sa jeune sœur dans un manoir normand.
Cette halte aux champs calme en partie l’inquiétude du garde mobile éventuel,
mais elle n’a guère d’effet sur l’impatience du futur époux. Il écrit à
Mathilde plusieurs lettres par jour et compose des pièces de vers qui ne
figureront pas dans « la Bonne Chanson », recueil réservé aux chastes
aveux :
Vienne l’instant, ô l’Innocente,
Où sous mes mains, livres enfin,
Tombera l’armure impuissante
De la robe et du linge fin.
Mais il semble qu’il y ait encore loin de la coupe aux
lèvres. Les nouvelles de la guerre mal commencée sont tragiques : on
annonce dans la presse la triple défaite et la retraite, en bon ordre, de l’armée
du Rhin. Dans son journal, le fiancé ne lit qu’un seul texte : « Tous
les hommes non mariés, des classes 1884 et 1845, ne faisant pas partie du
contingent, sont appelés sous les drapeaux. » le poète, affolé à la pensée
d’être mobilisé comme célibataire, la veille de ses noces, court à Montmartre
et, dans le salon des Mauté, tombe en sanglotant aux pieds de Mathilde : J’entrai
dans la plus grande exaltation, et de fut après d’infinies lamentations
réciproques, que, tombant à genoux... je finis pas oser lui faire comprendre qu’il
serait cruel, inhumain à elle, et préjudiciable à tous deux, au cas où, le
lendemain on nous refuserait aux termes du décret impérial, de prononcer la
formule d’union tant attendue, de ne pas m’accorder, avant le départ, tout ce que
je lui demanderais... Elle me promit tout ce que je voulus.
Cependant, malgré le décret impérial, Paul Verlaine, après
quatorze mois de bonne conduite, épousait enfin, le 11 août 1870, Mathilde
Mauté de Fleurville. La bénédiction nuptiale fut donnée à l’église Notre-Dame
de Clignancourt devant une assistance peu nombreuse. La jeune épousée n’était
pas assez émue pour ne pas noter l’absence de quelques dames du faubourg
Saint-Germain, absence qui la tourmenta toute sa vie. A cinquante-quatre ans,
devenue Mme Delporte, elle donnera l’explication de cet incident : A
cause de la saison avancée et aussi de la guerre, il y eut très peu de monde. Toutes
nos amies quittaient Paris après le Grand Prix. Mmes de Beurges, de Bouelle, de
Saint-Joseph, de Comminges m’offrirent de jolis bijoux, mais n’assistèrent pas
à mon mariage.
Le marié ne s’attarde pas à ces considérations mondaines, il
résume en quelques mots cette journée capitale : Et fouette cocher ! Pour le
déjeuner dînatoire rue Nicolet, le thé et le piano jusqu’à dix heures... et la
nuit nuptiale !
Cette nuit, dont il avait rêvé jusqu’à l’obsession, il en
gardera un souvenir attendrissant : La nuit nuptiale ? Elle fut tout ce que
je m’en étais promis, j’ose dire tout ce que nous nous en promettions, elle et
moi, car il y eut dans ces divines heures autant de délicatesse de ma part et
de pudeur de la sienne que de passion réelle, ardente, des deux côtés. Elle fut,
cette nuit, sans pair dans ma vie, et, j’en réponds, dans la sienne, dans toute
la sienne.
Après une semaine passée rue Nicolet, les époux s’installent
dans l’appartement riant et clair leur bonheur tout neuf. Mathilde s’amuse de
tout et Paul, amoureux, oublie que l’armée du Rhin est bloquée dans Metz. Matin
et soir, il vient prendre ses repas auprès de son épouse de seize ans qui joue
à la dame : Oh ! Ces gentils petits dîners... Quels moments joyeux ! Ils
ressemblaient à des dînettes, avec la vaisselle neuve, l’argenterie brillante,
le linge blanc, brodé à notre chiffre. Après le déjeuner, nous prenions le café
sur le balcon, avec ce beau panorama sous les yeux ; puis on envoyait la
petite bonne chercher du tabac ou autre chose, pour pouvoir s’embrasser à l’aise.
Les distractions ne manquent pas au jeune ménage ;
après des promenades en voiture découverte dans un Paris enfiévré, Mathilde
exécute quelques acrobaties sur le tapis de la chambre rose et grise : Je
pouvais me plier en cercle à la façon de l’homme serpent, la pointe de mes
pieds allant rejoindre ma tête en arrière... Je m’étendais sur le tapis, à plat
ventre, et j’enlevais avec mes pieds le ruban de mes cheveux et les épingles
qui les retenaient ; puis, prenant dans mes doigts de pied le démêloir, je
le passais dans mes cheveux, à la grande joie de Paul, ravi de ces tours de
saltimbanque.
Ces jeux insouciants se poursuivent jusqu’au matin du 4
septembre. Jules Favre a noté que ce jour-là, le soleil se levait, splendide et
doux, lorsque les Parisiens furent réveillés en sursaut par les cris des
marchands de journaux : « Napoléon III...prisonnier... dernières
nouvelles ! » Aussitôt, de tous les faubourgs, des groupes se
précipitent et se retrouvent, comme par enchantement devant le Palais-Bourbon,
hurlant, protestant, injuriant l’Empire en brandissant les journaux qui
relataient la catastrophe de Sedan. La foule, de plus en plus menaçante,
envahit la salle, réclamant une république. Des orateurs tentent sottement d’arrêter
le vacarme au nom du respect dû, disent-ils, à l’Assemblée ; la révolution
semble prête à éclater, lorsque Gambetta improvise à la tribune une déclaration
qui réconforte tout le monde : Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie ont
à jamais cessé de régner sur la France ! Cette république, née du
désastre, enthousiasma les Parisiens. Verlaine et sa femme sautèrent de joie :
C’était
mal de ne pas voir la France dans le désastre de l’Empire, mais la seule
république, cette république revenant... Ma femme, tout à moi... partageait ma
joie impie.
Dans la rue, on riait, on s’embrassait, on chantait « la
Marseillaise ». Le 5 septembre, des escouades d’ouvriers tracent sur tous
les monuments publics les mots auxquels les Français croient toujours :
Liberté, Egalité, Fraternité. Paris se transforme en camp retranché. Le 7, les
mobiles, épuisés par les marches interminables, arrivent dans la capitale. Une ceinture
de flammes entoure la ville, on incendie tous les bois, on construit des
fortins. Les Parisiens conservent leur bonne humeur ; les camelots, qui
vendaient des brochures impériales, vendent des pamphlets contre Napoléon III ;
on affiche des caricatures d’Eugénie, de Badinguet et d’Oreillard. Le17
septembre, les Français repoussent quelques hussards prussiens à Maisons-Alfort.
Le siège approche. Dans le jardin du Luxembourg, on établit des parcs à
bestiaux. Le 19, le réseau télégraphique est coupé, Paris est isolé du reste de
la France. Il ne reste qu’un moyen de communication : le ballon. Le 7
octobre, Gambetta monte dans la nacelle de l’ « Armand-Barbès »,
gonflé à Montmartre, place Saint-Pierre. Le tribun s’est fait faire, pour cette
expédition, des bottes fourrées. La famille Mauté assiste au départ en agitant
des mouchoirs.
L’angoisse, peu à peu, s’empare des Parisiens ;
personne ne reçoit plus de nouvelles ; les deuils se succèdent, on compte
à Paris plus de trois mille décès pendant la première quinzaine d’octobre ;
il faut nourrir, dans les cantines municipales, près de cinq cent mille
indigents. Dès la fin du mois d’octobre, les vivres commencent à manquer. Le 24,
l’administration du jardin d’Acclimatation est contraite, faute de nourriture,
de mettre en vente trois zèbres, un buffle et six yacks. L’hiver rigoureux
aggrave la situation ; la hausse des prix est inquiétante. On vend des
chats 20 francs pièce, des moineaux 1 franc 50, des rats 2 et 3 francs et des
chiens à des prix variant selon la grosseur. Le 30 décembre, on débute dans
plusieurs boucheries les meilleurs morceaux de Castor et Pollux, les éléphants
du jardin d’Acclimatation, abattus par la troupe.
Les obus tombent sur Paris. Les Mauté, craignant le
bombardement de Montmartre, s’installent boulevard Saint-Germain, en face du
square Cluny. C’est là que Paul et mathilde reçoivent leurs amis, Valade,
Villiers de l’Isle-Adam, Cros. Chacun apporte ses provisions ; Villiers
découvre un jour un hareng saur qui inspire à Charles Cros sa fameuse ballade. Pour
le dîner du jour de l’an, Mathilde et sa mère composent un menu soigné :
pot-au-feu de cheval, civet de chat, gigot de chien. Les poètes se consolent en
chantant la gloire de la France. François Coppée remporte un succès avec la « Lettre
d’un mobile breton », et Verlaine compose quelques sonnets patriotiques. Il
se prend au jeu et, bientôt, se fait inscrire au 160e bataillon de
la garde nationale. Les factions dans le vent glacé, les pieds dans la neige,
tous les deux jours, tempèrent bientôt son enthousiasme. Il craint par-dessus
tout la bronchite, les rhumatismes et les maux de dents. Regrettant le bonnet
de coton qu’il porte depuis plus de dix ans, il bourre ses oreilles d’ouate et
s’entoure de cache-nez, mais le froid persiste, et il voit pour se réchauffer. La
fatale habitude retrouvée, rien ne va plus exister, ni les joies du foyer ni l’amour
de Mathilde.
Il rentre chez lui tout aussi ivre qu’autrefois lorsqu’il s’endormait,
le chapeau sur la tête, chez sa bonne mère. Un soir, après un dîner de cheval
et de champignons trop grillés, il donne à sa petite épouse, tout à lui, sa
première gifle. Les scènes désormais se succèdent, coupées de larmes, de
supplications et de promesses de ne plus jamais boire... jamais.
Les événements politiques troublent, moins que ceux de son
ménage, cette période de sa vie qu’il a appelée son « enfer intermittent ».
Avec la Commune, qu’il applaudit, il est
nommé chef du bureau de presse à l’Hôtel de Ville. Dans le « Journal »
des Goncourt (tome IV), une petite note précise que le séjour du poète dans ce
bureau a évité la destruction de Notre-Dame : »Verlaine nous confesse
qu’il a dû combattre et empêcher une proposition qui voulait se produire :
une proposition demandant la destruction de Notre-Dame de Paris ! »
Malgré ce beau geste, le chef de bureau de presse préfère s’éloigner lorsque
les troupes versaillaises entrent à Paris. Il emmène Mathilde, qui attend un
enfant, dans le village du Pas-de-Calais d’où, deux années plus tôt, il avait
demandé sa main. Le calme semble revenu, et le couple reparaît à Paris,
tendrement enlacé, au début de l’automne.
M. Mauté offre au jeune ménage de venir habiter le second
étage de la maison de Montmartre : « Mon mari parut enchanté de cette
combinaison qui le laissait libre et nous faisait plus riches qu’avant. »
L’arrivée d’Arthur Rimbaud, l’adolescent génial, rue
Nicolet, allait mettre le point final aux amours de « la Bonne Chanson » :
C’était,
dit Mathilde, un grand et solide garçon, à la figure rougeaude, un paysan.
Verlaine a vingt-huit ans, l’ « enfant aux semelles de vent » n’en
a que dix-sept. On ne saura jamais lequel entraîna l’autre vers le dérèglement,
mais Mathilde remarqua l’admiration de son mari pour le petit paysan. Un soir,
ayant appris qu’il volait es livres à l’étalage des libraires, elle dit à Paul :
« Cela prouve que ton ami est peu délicat. » Aussitôt, il la tira du
lit et la jeta par terre, se souciant fort peu de l’enfant qu’elle attendait. Le
30 octobre 1871, cet enfant vint au monde, en bonne santé, et Verlaine parut
heureux, il s’abstint de boire durant trois jours. Le quatrième, il rattrapa le
temps perdu et rendra, ivre mort chez les Mauté, à trois heures du matin. Il avait
assisté, en compagnie de Rimbaud, à la première représentation de « l’Abandonnée »
de François Coppée, au Théâtre-Français, puis il avait été boire en compagnie de
son nouvel ami. La scène de retour fut dramatique : Il cirait en me montrant ; « La
voilà, l’abandonnée ! C’est dégoutant le succès de Coppée. Ma femme et mes
enfants, ce sont mes otages et je vais les tuer ! » L’idée fixe de
Verlaine était de mettre le feu à une armoire dans laquelle mon père mettait
ses munitions de chasse. Il espérait faire sauter la maison... et moi avec.
Peu à peu, Verlaine déserta le foyer, prétextant pour s’absenter
les séances de pose chez Fantin-Latour pour « le Coin de table »,
avec Jean Aicard, Valade, Pelletan et quelques autres poètes. Il y avait aussi,
pour le malheur de Mathilde, Arthur Rimbaud. Les coups et les blessures
suivaient régulièrement les retours tardifs de Verlaine. En janvier 1872, il
alla jusqu’à tenter d’étrangler Mathilde qui lui avait reproché de la laisser
seule : Paul m’avait renversée sur le lit, et, à genoux sur ma poitrine, me
serrait le cou de toutes ses forces. Je ne pouvais plus respirer lorsque mon
père entra et d’une brusque secousse empoigna son gendre et le remis sur ses
pieds.
Après une tentative de réconciliation, puis après avoir
menacé sa femme tant aimée avec un couteau. Le dimanche 7 juillet, Mathilde
était souffrante, il sortit pour aller chercher un médecin. Il rencontra
Rimbaud, et les deux amis partirent ensemble. De Bruxelles, Verlaine écrivit un
billet à Mathilde : Ma pauvre Mathilde, n’aie pas de chagrin, ne
pleure pas, je fais un mauvais rêve, je reviendrai un jour.
Elle tenta un dernier effort, se rendit à Bruxelles avec sa
mère, et Paul, une dernière fois, retrouva les baisers de la lune de miel :
O quels baisers, quels
enlacements fous !
J’en riais moi-même à travers nos
pleurs.
Il consentit à prendre le train pour Paris, mais à
Quiévrain, pendant la visite de la douane, il s’esquiva et repartit pour
Bruxelles. Le lendemain l’innocente adorée recevait une lettre de son poète :
Misérable
fée Carotte, princesse Souris, punaise... vous m’avez fait tout, vous avez
peut-être tué le cœur de mon ami ! Je rejoins Rimbaud, s’il veut encore de
moi après cette trahison que vous m’avez fait faire.
A la rentrée des tribunaux, Mathilde Verlaine présenta une
requête exposant ses griefs. Divorcée, elle se remaria en 1886. Verlaine, qui
avait tellement rêvé d’un foyer bourgeois, se contenta de logements meublés et
passa mille quatre cent dix jours dans les hôpitaux parisiens. Il mourut, le 8
janvier 1895, sur le carrelage d’une chambre misérable, comme un vagabond.
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