On sait que le rôle que devait jouer dans l’histoire de la
France le palais de la duchesse de Bourbon. Cette première propriétaire céda
une portion de ses terrains à l’un de ses adorateurs, le marquis Delassay, qui
fit bâtir l’hôtel où, depuis la troisième République, il est d’usage de loger
les présidents de l’Assemblée nationale. Au-dessus de la porte principale, un
groupe d’amours, qui évoque son origine, a perdu aujourd’hui toute
signification.
Louis XV, soucieux d’urbanisme, acheta le Palais-Bourbon
afin de préserver la perspective qui devait atteindre, à travers la place de la
Concorde, l’église de la Madeleine, alors en construction.
L’abbaye de Panthémont fut le théâtre de différents
événements plus mondains que religieux. C’est là que l’on amena un jour, pour
chanter l’office, une fillette d’une douzaine d’années. L’enfant étant douée
d’une beauté et d’une voix surprenantes, il ne fut question dès le lendemain
dans toute la ville que des talents de la jeune chanteuse. On la présenta à la
cour, elle fut admise dans la musique royale. C’est ainsi que commença la
carrière de Sophie Arnould,
l’inoubliable interprète de Rameau et de Gluck.
Dans une dépendance de cette même abbaye, en plein milieu du
XVIIIe siècle, on convoqua un dimanche matin Me
Grimperel, avocat au Parlement, pour procéder à l’apposition des scellés sur
les coffres, commodes et armoires de la succession du défunt duc de
Saint-Simon. Monseigneur avait des dettes... Les requérants se tenant alignés,
papiers en mains, dans la chambre mortuaire, on descendit par respect le corps
dans une salle donnant sur la cour.
Parmi les créanciers, il y avait son marchand de
chandelles : Saint-Simon écrivait la nuit. C’est à la chandelle qu’il a
écrit ses « Mémoires » : 173 cahiers, 2 854 pages de grand
format, couvertes d’une fine écriture. « L’Ambassade d’Espagne »
tient en deux portefeuilles ; les « Mémoires sur différentes
matières » en sept autres ; pour le « Mariage de Monsieur avec
Mademoiselle de Montpensier », il en faut quatorze. Ajoutons trois cents
cahiers de lettres adressées au duc par de grands personnages, et cent
soixante-deux portefeuilles divers, au total plus de trois mille « cahiers
d’écrits » et documents. Les créanciers pouvaient dormir tranquillement,
le lot était déjà estimé plus de cent mille livres.
La rue Saint-Dominique connaît, en 1750, une animation
nouvelle : les carrosses et les chaises se pressent devant l’actuel numéro
10, car c’est là que vient d’emménager la marquise du Deffand dans les anciens
appartements de Mme de Montespan. La favorite de Louis XIV avait fait bâtir, en
signe de repentir le couvent des filles de Saint-Joseph, et elle ne quitta ses
salons du premier étage que pour aller mourir de honte et de dépit à Bourbon
l’Archambault.
Aujourd’hui le bâtiment fait partie du Ministère des Armées.
La marquise du Deffand reçoit une foule de femme d’esprit,
ou prétendues telles, d’hommes de lettres, de philosophes, de diplomates, qui
viennent, selon la mode, échanger des propos littéraires, de grandes idées et
de petites méchancetés. Mme du Deffant, ancienne maîtresse du Régent et de
quelques autres gentilshommes, assagie par l’âge, est l’une des femmes les plus
médisantes et les plus spirituelles du siècle ; chacun se fait un devoir
de venir applaudir ses mots, cruels pour la plupart, car elle prend grand
plaisir à analyser la bêtise de ses contemporains, ce qui a constitué de tout
temps une occupation très absorbante.
« Je ne vois, dit-elle volontiers, que des sots et des
fripons»... Son ami Voltaire, qui n’est cependant pas doué d’une bonté
particulière, s’en montre offensé et lui demande par lettre si la
société de Paris n’a pas d’autres éléments que la médisance, la plaisanterie et
la malignité... Ne s’y fait-on pas un jeu de déchirer, dans son oisiveté, tous
ceux dont on parle ?
Elle raille tous les sujets avec la même redoutable
lucidité, la religion comme l’amour, l’économie politique comme la morale. Son
scepticisme la pousse à se méfier même de l’amitié : Je ne sors, écrit-elle, que
pour souper, et je ne soupe que chez mes connaissances les plus particulières
–je ne dis pas chez mes amis. Ah ! M. de Voltaire, y en a-t-il dans le
monde ?
Voltaire la traite d’ « adorable
indifférente » et, lorsqu’elle lui écrit que la vie lui est à charge,
qu’elle préfère le néant à tout autre état, le psychologue de Ferney lui répond
par un conseil qu’elle suivra, pour le plaisir de ses connaissances et
peut-être même de ses rares amis : ...Les douceurs de la société, de la
conversation, sont des plaisirs aussi réels que celui d’un rendez-vous dans la
jeunesse. Faites bonne chère, ayez soin de votre santé, amusez-vous quelquefois
à dicter vos idées, vous aurez ainsi deux grands plaisirs, celui de vivre avec
la meilleure société de Paris et celui de vivre avec vous –même. Je vous défie
d’imaginer rien de mieux. C’est ainsi, que, durant un demi-siècle,
cette femme qui ne croyait plus à rien, trouva le moyen de ne pas s’ennuyer.
Après avoir reçu des aristocrates cultivés dans son premier
salon de la rue de Beaune, elle ouvre ses portes de la rue Saint-Dominique aux
écrivains dont elle n’avait pas trouvé, autrefois, le commerce délicieux. Son
influence et son esprit font trembler le monde des lettres. C’est d’ailleurs
l’époque où les femmes jouent un rôle considérable dans la bonne société, elles
n’ont encore conquis aucun droit politique, mais, en fait, elles sont
souveraines. Un usage, lancé en ce temps-là, en est la preuve ; on
dit : « Madame est servie », même s’il y a parmi les invités les
plus hauts personnages.
La marquise du Deffand a été très belle, mais en ce milieu
du siècle, ce n’est plus pour ses beaux yeux que l’on se dispute l’honneur de
s’asseoir auprès de son fameux « tonneau », ce fauteuil capitonné qui
l’abrite du mauvais air. Mlle de Lespinasse a esquissé ce portrait d’elle, vers
1755 : Les agréments de sa figure n’étaient point déparés par la sècheresse de
sa gorge et de ses mains, et les charmes de son esprit empêchaient que l’on
s’aperçût du défaut qu’elle avait de parler du nez.
Son appartement est composé de deux antichambres, de deux
salons et d’une chambre à coucher, qui ouvre sur la chapelle du couvent ;
Mme du Deffant proclame qu’elle ne croit pas en Dieu, mais, à tout hasard, elle
assiste aux offices. Elle loge, dans deux petites pièces voisines, son maître
d’hôtel et sa femme de chambre, et possède, à l’étage supérieur, un modeste
appartement qu’elle réserve à une personne qui consentirait à lui rendre
quelques services. a cinquante-six ans, ma marquise est presque aveugle, malgré
le traitement du docteur Pomme, célèbre dans Paris par son « traité des
affections vaporeuses ». Elle se décide à chercher une demoiselle de
compagnie, de bonnes manières, intelligente et dévouée. Sa belle-sœur, la
marquise Diane de Vichy, fille aînée de la comtesse d’Albon, est justement
encombrée d’une orpheline, mystérieusement placée chez elle, Julie de
Lespinasse, qui fera tout à fait l’affaire.
En réalité, cette jeune personne est la demi-sœur de la
marquise de Vichy ; elle est née en novembre 1732, à Lyon, on l’on a tenté
de cacher le secret de sa naissance. Les registres de l’état civil de Lyon
portent des indications mensongères. Julie Jeanne Eléonore y est déclarée comme
la fille légitime du sieur Claude Lespinasse, bourgeois de Lyon et de dame
Julie Navarre. Julie et Claude sont les prénoms de la comtesse d’Albon, et
Lespinasse est le nom d’une terre entrée dans sa famille au XVe siècle.
La mère n’avait pas voulu attribuer le fruit de son infidélité à son mari.
Julie doit le jour au coupable égarement de la comtesse et d’un personnage
influent, mais discret, que la rumeur publique a longtemps prétendu être
cardinal de son état. On sait aujourd’hui que le cardinal de Tencin n’était pas
responsable de cette naissance malencontreuse, mais que le père de Julie
n’était autre que le comte Gaspard de Vichy, le frère de Mme du Deffand, ce qui
explique beaucoup de choses.
La comtesse d’Albon, séparée de son époux, avait un fils
illégitime de quatre ans lorsque Julie vint au monde. Elle fit élever ensemble
les enfants nés hors mariage et les autres. A la mort de la volage comtesse,
Julie fut recueillie par sa sœur. Nourrie de Racine, de Voltaire et de La
Fontaine, elle fait, deux années durant, office de gouvernante de ses propres
neveux et nièces – qui se trouvent être également ses demi-frères et sœurs
–mais sa famille la traite de façon si humiliante qu’elle recherche un abri
plus hospitalier.
La proposition de la marquise du Deffant ne pouvait que la
séduire.
Au mois de mars 1754, Julie pénètre dans un monde nouveau,
elle approche, dans le salon de moire jaune vif de l’ancienne coquette, les
hommes les plus brillants de Paris, Voltaire, Montesquieu, Marmontel,
d’Alembert, Turgot, La Harpe... tous les intimes de Mme du Deffand. Julie n’est
pas jolie, mais son charme et son esprit emportent bientôt les suffrages des
habitués0 elle possède, dit Marmontel, « la tête la plus vive, l’âme la
plus ardente, l’imagination la plus inflammable qui aient existé depuis Sapho. »
La Harpe énumère les qualités de la jeune provinciale :
Vous
vous assortissez, Mademoiselle, à toutes les situations ; le monde vous
plaît ; vous aimez la solitude ; les agréments vous amusent, mais ils
ne vous séduisent point. Votre cœur ne se donne pas à bon marché, il vous faut
des passions fortes et c’est tout au mieux, car elles ne reviennent pas
souvent0... Il y a en vous quelque chose de piquant ; on mettrait de
l’obstination à vous tourner la tête ; mais on en serait souvent pour ses
frais... En tout cas, vous n’êtes pas une personne comme une autre ; et,
pour finir, comme Arlequin, par un coup de sangle : vous me plaisez beaucoup.
Julie de Lespinasse devait passer dix ans de sa vie chez Mme
du Deffand, période de plaisir pour un esprit vif, mais si l’on en croit le
témoignage de Marmontel, période pénible pour un corps fragile : Elle
était assujettie à une assiduité perpétuelle, auprès d’une femme aveugle et
vaporeuse ; il fallait, pour vivre avec elle, faire comme elle, du jour la
nuit, et de la nuit, le jour, veiller à côté de son lit, l’endormir en faisant
la lecture.
Mme du Deffand, en effet, avait coutume de s’éveiller à la
fin du jour et de se coucher après l’aurore. Chez elle, on ne soupait jamais
avait neuf heures du soir, on parlait jusqu’à trois ou quatre heures du matin,
et, lorsque les dernier invités étaient partis, elle faisait atteler son
carrosse pour entraîner Julie dans une longue promenade à travers la ville
endormie. On parle dans Paris de la « faiblesse herculéenne » de Mme
du Deffand, qui se vante de son noctambulisme en se disant
« noctologophile », pour expliquer plus clairement son amour des
conversations nocturnes. Ce travail, ajoute Marmontel, fut
mortel à cette fille naturellement délicate, et dont jamais sa poitrine épuisée
n’a pu se rétablir. Elle y
résistait cependant lorsqu’un incident arriva qui rompit sa chaine.
La rupture entre ces deux femmes est un événement parisien
considérable, qui alimentera les conversations pendant plusieurs mois. Julie
s’est rendue coupable d’une trahison. Elle a osé réunir, dans son logement, les
plus illustres habitués du salon de sa protectrice. Pendant le sommeil de la
marquise, Marmontel, Turgot, et même le chef des encyclopédistes, d’Alembert,
le meilleur ami de la douairière, se retrouvaient en cachette, chez Julie. Ces
innocentes conversations revêtent, dans l’esprit de Mme du Deffand, la gravité
de la conspiration.
Devant l’outrage, elle déclare ne plus vouloir nourrir ce
serpent dans son sein, et elle prie ses habitués de vouloir bien choisir entre
sa compagnie et celle de la révoltée. Cette imprudente sommation provoque
l’exode de Marmontel, Turgot, d’Alembert et de bien d’autres gens d’esprit.
L’émancipée déménage ; elle va s’établir à quelques pas
du salon de Mme du Deffand, rue
Saint-Dominique, au coin de la rue de Belle-Chasse. L’appartement où se donnent
rendez-vous les amis de Julie comprend une antichambre, un immense salon où
trônent les bustes de Voltaire et d’Alembert, et une seule chambre à coucher,
tendue de damas rouge. En 1765, lorsque d’Alembert, après avoir soigné, avec un
remarquable dévouement, la petite vérole de Julie, tombe malade à son tour, il
vient, pour la commodité de son traitement, s’installer sous son toit. Comme
l’encyclopédiste quitte alors sa nourrice, la bonne Mme Rousseau, chez laquelle
il vivait depuis son enfance, on chuchote dans les salons que « l’on vient
de sevrer M. d’Alembert »...Ce déménagement laisse supposer, entre Julie
et le philosophe, une intimité dont personne ne connaît les limites exactes.
Leurs contemporains, pour la plupart,
ont imaginé le pire. L’abbé Galiani, qui fréquente tous les salons parisiens,
qui connaît et colporte tous les potins, donne la version la plus répandue dans
une lettre au marquis Tanucci, qui lui avait demandé quelques renseignements
confidentiels sur l’Alembert : Il cohabite depuis quelques années avec une
demoiselle de Lespinasse, noble dame de grand esprit et de grand talent qui n’a
voulu ni se marier ni se faire none et qui vit comme un être à part. Cette dame
est généralement aimée et estimée, et toute la meilleure compagnie de Paris va
chez elle après dîner, heure où elle est toujours au logis. Là, on cause, on
discute, on parle des nouvelles du jour et des livres nouveaux. Là seulement,
on voit d’Alembert et on l’y rencontre toujours ; il ne va point ailleurs.
A Naples, on dirait qu’ils sont mariés, ici, l’on se dispense de ces paroles
superflues, inutiles aux habitudes du pays.
Il faut croire que l’abbé n’était pas au courant des
indiscrétions qui circulaient à propos d’Alembert. Jean-Jacques Rousseau, qui
le connaît intimement, écrit, dans ses « Confessions » : Julie
de Lespinasse a fini par vivre avec lui, s’entend en tout bien et en tout
honneur, et cela ne peut s’entendre autrement. Un siècle plus tard,
Arsène Houssaye dira spirituellement que d’Alembert n’était pour Julie que
« le pain quotidien de l’amour ».
En fait, ces deux partenaires en amitié amoureuses, reçoivent ensemble
et sont reçus ensemble ; le lundi et le mercredi, ils dînent chez Mme
Geoffrin et les autres jours, de six à dix, ils accueillent leurs amis rue de
Belle-Chasse.
Tout Paris a pris parti pour Mlle de Lespinasse au moment de
sa rupture avec Mme du Deffand : le président Hénault s’est quelque peu
brouillé avec sa vieille amie ; Mme Geoffrin, ravie de déplaire à sa
rivale, a vendu trois Van Loo à Catherine de Russie afin de constituer une
pension annuelle de trois mille livres, gestes significatif, car l’influence de
Mme Geoffrin est considérable. On appelle son salon le « royaume de la rue
Saint-Honoré ». Elle y a régné plus d’un demi-siècle, faisant passer à la
postérité le nom de son mari, directeur des galeries Saint-Gobain, aimable
vieillard qui n’aimait cependant guère les intellectuels. Le riche M. Geoffrin,
de trente-cinq ans l’aîné de son épouse, avait bien tenté de résister à
l’invasion de ces beaux esprits qui dérangeaient ses habitudes, mais Mme
Geoffrin tenait à ses dîners du mercredi. Il dut céder. Toutefois, en signe de
protestation, il assista, pendant une vingtaine d’années, aux réunions les plus
brillantes de Paris organisées chez lui par sa femme, sans jamais prononcer une
parole. Il eut une fin discrète. Un habitué, qui avait quitté Paris durant
trois semaines, repris sa place chez Mme Geoffrin et, remarquant l’absence du
vieillard silencieux, dit à son hôtesse : « Où est donc, Madame, le
vieux gentilhomme que l’on voyait toujours au bout de la table ? –C’était
mon mari, Monsieur, il est mort voici trois semaines. » Et Mme Geoffrin,
dont on vante le savoir-vivre et l’élégance, poursuivit la conversation.
La seule femme admise chaque mercredi à ses dîners très animés
est Julie de Lespinasse, les autres amies de l’hôtesse, comme Mme Necker et la
duchesse de La Vallière, ne sont invitées qu’aux soupers.
Mécène et femme de goût, Mme Geoffrin collectionne peintres
et tableaux. Elle expose dans ses salons, fait travailler Hubert Robert, passe
commande à Latour, à Boucher, à Vernet, achète vingt toiles à Van Loo, et
organise des dîners d’artistes tous les lundis. Grâce à Julie de Lespinasse,
passionnée de musique, elle invite aussi des musiciens. C’est rue Saint-Honoré
que Rameau se fait entendre souvent, et que Mozart, petit prodige, joue pour la
première fois devant l’élite parisienne.
Le simple fait que cette protectrice des arts se soit
intéressée à Julie entraîne toutes ses connaissances à l’aider. La duchesse de
Luxembourg s’empresse de lui faire présent d’un mobilier, et Marmontel lui fait
obtenir, par l’intermédiaire du duc de Choiseul, une gratification annuelle du
roi, qui « la met au-dessus du besoin ». Lancé par le scandale, le
nouveau salon de la rue de Belle-Chasse n’aura aucune peine à conquérir la
célébrité. Les qualités intellectuelles de Julie et les relations de
d’Alembert, à l’Académie comme dans le monde, feront le reste.
Mlle de Lespinasse possède l’art de dire à chacun ce qui lui
convient, ce qui a toujours été un moyen infaillible de plaire ; elle est
éloquente et sait à la fois badiner et philosopher. C’est chez elle que
s’élabore l’ « Encyclopédie », et que des ministres, comme
Turgot et Malesherbes, viennent chercher l’appui d’une amitié sûre et d’avis
éclairés.
Le dîner et le souper, qui tiennent alors tant de place dans
les relations littéraires, n’entrent nullement dans la bonne renommée des
réceptions de Julie. Chez elle, il n’y a pas de dîner le vendredi, comme chez
les Necker, pas de menus étudiés comme chez Mme du Deffand, de soupers fins
comme chez les Choiseul, amis du roi et de la Pompadour ; pas de lundis ni
de mercredis gastronomiques comme ceux de Mme Geoffrin ; on ne goûte chez
Julie que les plaisirs de la conversation. Il faut croire qu’ils sont grands
puisqu’une société choisie sera toujours assidue dans son salon, de 1764 à
1776. La maîtresse de maison connaît l’italien, l’espagnol et l’anglais, ce qui
désespère ses rivales, car elle peut charmer les personnalités étrangères de
passage à Paris : David Hume, l’illustre philosophe, vient de préférence
s’asseoir chez elle ; Caraccioli, le spirituel ambassadeur du roi de
Naples lui réserve ses meilleures réparties ; l’abbé Galiani, brillant
animateur des mercredis du « royaume » de Mme Geoffrin, ne néglige
jamais son salon.
Dans sa « Correspondance littéraire », Grimm donne
la raison de ces sympathies : Elle savait réunir les gens d’esprit les
plus différents, parfois même les opposer, sans qu’elle y parût prendre la
moindre peine ; d’un mot jeté adroitement, elle soutenait la conversation,
la ranimait et la variait à son gré... La conversation générale n’y languissait
jamais, et, sans rien exiger, on y faisait des apartés quand on le jugeait à
propos.
Il a écrit, à propos des succès de cette femme, ni belle ni
riche, une louange curieusement tournée : Quand on a tant d’esprit et de
mérite, on peut se passer de beauté et de fortune, ce qui, en ce temps
où l’esprit prime tout, est un joli compliment. Peu à peu on s’habitue à
considérer comme un titre de consécration d’être admis chez Mlle de Lespinasse.
Entièrement dévouée à la société qu’elle reçoit, elle renonce au spectacle, ne
va jamais à la campagne et, s’il lui arrive de faire une exception à cette règle,
c’est un événement dont tout Paris est instruit à l’avance.
Il y a chez elle de fréquentes lectures ; Bernardin de
Saint-Pierre y lit pour la première fois son « Voyage à l’île de
France », La Harpe son « Barnevelt » et Roucher y déclame ses
« Mois ». Mme du Deffand, de plus en plus irritée, trace dans une de
ses lettres, l’emploi du temps d’une soirée chez sa concurrente, en novembre
1773 : Notre ambassadeur (Caraccioli)
soupa hier chez moi avec sa divinité (Mme de Beauveau) ; il avait passé
son après-dîner chez la demoiselle Lespinasse ; il était enivré de tous
les beaux ouvrages dont il avait entendu la lecture ; c’était un éloge
d’un nommé Fontaine, par M. de Condorcet. C’était des traductions de Théocrite,
par M. de Chabanon, des contes, des fables, par je ne sais qui ; tout cela était plus beau que tout ce qui a jamais
été écrit. Et puis des éloges d’Helvétius, une admiration extrême de l’esprit
et des talents de ce siècle ; enfin, de quoi se boucher les oreilles. Tous
jugements faux et du plus mauvais goût... Faux ou de mauvais goût, les
jugements de la compagnie de la demoiselle Lespinasse ont un certain poids, c’est
dans son bureau de philosophie que l’on fait des académiciens.
Le rôle qu’elle joue dans les luttes académiques et son
activité intellectuelle n’empêche pas l’amie des encyclopédistes de songer au
bonheur d’aimer et d’être aimée. Deux passions vont dévaster les huit dernières
années de sa vie : l’une pour le marquis de Mora, fils de l’ambassadeur
d’Espagne à la cour de France, l’autre pour le comte de Guibert, colonel de la
légion corse, héros littéraire d’un moment.
En 1768, le marquis de Mora, jeune, ardent, passionné de
philosophie, fait un pèlerinage à Ferney. Il est recommandé à Voltaire par
d’Alembert qui vante « la solidité, la justesse et les forces de son
esprit, la variété et l’étendue de ses connaissances... son âme si pure, si
noble et si douce ».
Voltaire, ravi de cette visite, écrit à un ami que c’est un
jeune homme d’un rare mérite. Mlle de Lespinasse a la même opinion. Elle vient
d’atteindre ses trente-six ans, M. de Mora est plus jeune qu’elle de douze ans,
mais il éprouve soudain pour ce bel esprit une vivre passion, qui peut
s’expliquer par le goût de ce monde pré-romantique pour l’exaltation du cœur.
Chacun s’échauffe en lisant « la Nouvelle
Héloïse » et s’efforce d’éprouver des sentiments aussi délirants que les
héros du « Paysan Perverti » de Restif de la Bretonne. Il est
indispensable de se laisser dominer par sa sensibilité ; celle de M. de
Mora est très grande, celle de Julie l’est plus encore, si l’on en croit les
lettres que le jeune ambassadeur lui envoie de Madrid : Votre
âme a été chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent être
nées sous les glaces de la Laponie !
L’infortuné d’Alembert, amoureux transi, s’en va, dès le
matin, quérir au bureau de la grand-poste les lettres venues d’Espagne pour les
apporter, dès son réveil, à celle qui le tyrannise. L’intrigue ne dure qu’un
moment, cet amour trop ardent et une mauvaise maladie de poitrine font dépérir
le jeune diplomate à un point tel que sa famille se hâte de le rappeler.
Il quitte Paris le 7 août 1772 ; il ne devait plus
revoir Julie.
Après deux années passées au soleil d’Espagne, M. de Mora,
se croyant guéri, reprend le chemin de la France, brûlant de l’impatience de
retrouver sa bien-aimée. Hélas ! Elle en aime un autre. Il n’aura pas à
lui pardonner : il ne parvient pas au terme du voyage et s’éteint à
Bordeaux, épuisé de chagrin et d’amour, un vendredi du mois de mai 1774.
La nouvelle de cette mort plonge la coupable dans un chagrin
profond, car son infidélité dure déjà depuis quelques mois.
Elle aime le comte de Guibert qui, lui aussi, a dix ans de
moins qu’elle. La gloire vient de sourire, pour deux raisons, à ce militaire.
Il a gagné, à la guerre de Corse, le grade de colonel et la croix de
Saint-Louis, et il a conquis la célébrité en publiant un ouvrage de philosophie
et d’art de guerre intitulé « Essai sur la tactique ».
« M. de Guibert, dit un contemporain, est fort bien de
figure et de taille » ; un autre ajoute qu’il est « violent de
caractère et impétueux d’esprit ». Tel qu’il est, il plaît beaucoup aux
femmes ; dans un cercle où l’on ne manque pas d’esprit, on entend agiter
pendant toute une soirée ce problème : lequel est plus à désirer d’être la
mère, la sœur ou la maîtresse de M. de Guibert ?...
Pour Julie de Lespinasse, la question ne se pose pas. Elle
sera désormais partagée entre le violent amour qu’elle ne peut vaincre et les
remords cuisants qu’elle ne parvient pas à éloigner de son cœur. Elle va vivre,
déchirée entre le souvenir adoré de M. de Mora, qui ne la quitte jamais et la
passion qu’elle éprouve pour M. De Guibert.
Dans l’extraordinaire correspondance qu’elle lui adresse,
elle explique son trouble, elle étudie son propre cas, mais l’intéressé,
surpris et flatté par cet orage qu’il a involontairement déchaîné, répond aux
billets brûlants de Julie par une indifférence polie. Elle lui avoue son amour
dès 1773, mais elle ne situe qu’en février 1774 l’abandon total qu’elle fait de
son âme et de son cœur à ce séduisant colonel : C’est le 10 février de l’année
dernière que je fus enivrée d’un poison dont l’effet dure encore, dans cet
instant même il attire la circulation de mon sang ; le porte à mon cœur
avec plus de violence ; il y ramène des regrets déchirants. Hélas ! Par
quelle fatalité faut-il que le sentiment du plaisir le plus vif et le plus doux
soit lié au malheur le plus accablant ?...
Le 15 septembre 1774, elle lui adresse une sorte d’examen de
conscience : Mes souvenirs, mes regrets mêmes me sont plus chers, plus intimes et
plus sacrés que le sentiment violent que j’ai pour vous et que le désir que
j’avais de vous le voir partager. Je me suis recueillie ; je suis rentrée
dans moi-même ; je me suis jugée, et vous aussi : mais je n’ai
prononcé que contre moi ; j’ai vu que je prétendais à l’impossible, à être
aimée de vous... J’ai été persuadée que vous pouviez m’aimer et cette
persuasion si folle, si vaine, m’a entraînée dans l’abîme...
Poussant fort loin l’acte de contrition, Julie rédige, à la
fin de sa lettre, un message pour l’au-delà ; elle s’adresse, cette fois,
entre guillemets, à M. de Mora : O mon ami ! si dans le séjour des morts
vous pouvez m’entendre, soyez sensible à ma douleur, à mon repentir. J’ai été
coupable, je vous ai offensé ; mais mon désespoir n’a-t-il pas expié mon
crime ? Je vous ai perdu ; je vis, oui, je vis ; n’est-ce donc
pas être assez punie ?
M. de Guibert répond à ces affres de repentir par une lettre
modérée ; il parle de Turgot, des nouvelles dispositions à l’égard des
domaines aliénés, de l’avenir de ses neveux. Julie poursuit son étrange
correspondance, mêlant les informations ; les cris déchirants, les
recettes et les confessions :
23
septembre 1774
Mon ami, je vous fais victime, je vous écris jusqu’à vous accabler.
C’est la seule occupation qui me fasse croire que je suis encore en vie, et,
quoique je pense que d’être tout à fait morte soit le meilleur état, cependant,
en souffrant, je trouve de la douceur à me tourner vers vous. Si vous ne
m’entendez pas, vous m’écouterez du moins, vous me répondrez ; car il est
bien triste de n’avoir point de lettre de vous...
26
septembre
Ah ! Mon ami, plaignez-moi ! Ayez pitié de moi ! Vous
seul dans la nature pouvez faire pénétrer quelques sentiments de douceur et de
consolation dans une âme mortellement blessée... Depuis que je ne vous vois
plus, je suis égarée, mon âme ne connaît plus que les excès... Mon ami,
remettez-moi dans la bonne route. Soyez mon guide, si vous voulez que je vive.
Ne m’abandonnez pas. Je n’ose plus vous dire : je vous aime ; je n’en
sais plus rien. Jugez-moi dans le trouble où je vis. Je ne sais si c’est vous
ou la mort que j’implore : j’ai besoin d’être secourue, d’être délivrée du
malheur qui me tue.
Le même jour, dans la soirée, le facteur n’ayant rien porté
à Julie, elle ajoute quelques lignes à sa lettre : ... Mon
ami, je suis bien malheureuse : ou bien vous êtes malade, ou vous êtes
bien cruel de me laisser dans cette inquiétude.
Quatre jours plus tard, le facteur n’a encore apporté aucun
billet : Mon ami, vous m’avez empêché de
mourir et vous me tuez en me laissant dans une inquiétude qui bouleverse mon
âme... Je ne respire pas depuis mercredi. Je vous vois malade ; j’ai une
secrète terreur qui m’effraie...
M. de Guibert se porte
fort bien, il le fait savoir à sa correspondante.
Les lettres se croisent à une cadence irrégulière. Le comte
demeure glacé et précis. Il ne tient, en aucune façon, à se voir attribuer la responsabilité
du délire de sa victime qui s’offense d’un tel détachement : Quoi !
Vous croyez que c’est moi seule qui me suis précipitée dans l’abîme ? Je
ne puis donc vous imputer ni mes fautes, ni mon malheur !... enfin,
pourquoi me déchirez-vous et me consolez-vous tout à la fois ? Pourquoi ce
mélange funeste de plaisir et de douleur, de baume et de poison ?
Julie cherche l’oubli, elle se rend au théâtre et découvre
l’action thérapeutique d’ »Orphée » : Mon ami, je sors d’Orphée ;
il a amolli, il a calmé mon âme. J’ai répandu des larmes, mais elles étaient
sans amertume : ma douleur était douce, mes regrets étaient mêlés de votre
souvenir ; ma pensée s’y arrêtait sans remords. Je pleurais ce que j’ai
perdu, et je vous aimais : mon cœur suffisait à tout...
Bientôt les dîners chez Mme Geoffrin, les conversations
brillantes ne l’intéressent plus, elle n’attend que la poste.
Hélas ! En novembre 1774, M. de Guibert, après quelques
amabilités, se montre de nouveau tel qu’il est : ... Vous me faites mal, et c’est une
grande malédiction pour vous et pour moi que le sentiment qui m’anime. Vous
aviez raison de me dire que vous n’aviez pas besoin d’être aimé comme je sais
aimer... On n’a pas ouvert une fois ma porte aujourd’hui, que je n’aie eu un
battement de cœur : il y a eu des instants où j’ai craint d’entendre votre
nom, et puis j’ai été désolée de ne pas l’avoir entendu. Tant de
contradictions, tant de mouvements contraires sont vrais et s’expliquent par
ces trois mots : je vous aime.
Lorsque M. de Guibert est à Paris, ses visites
n’interrompent pas la correspondance. Les billets de la mal-aimée sont remplis
des impressions laissées par les moindres gestes, les moindres mots de son
visiteur.
Sa santé est mauvaise, la fièvre la tient éveillée. Elle ne
dort presque jamais, surtout lorsqu’elle a attendu vainement cet ami, qui ne
lui apporte que des tourments. En 1775, il est venu lui annoncer son mariage
prochain : Je ne sais quel affreux plaisir vous trouvez à porter le trouble dans
mon âme : jamais vous ne cherchez à me rassurer... Oh mon Dieu ! Que
j’ai mal à l’âme ! Que je souhaite passionnément d’être délivrée, il
n’importe par quel moyen, de la disposition où je suis ! J’attends, je
désire votre mariage. Je suis comme les malades condamnés à une opération :
ils voient leur guérison, et ils oublient le moyen violent qui doit la leur
procurer. Mon ami, délivrez-moi du malheur de vous aimer...
Dans la soirée du 1er juin, M. de Guibert, qui
vient d’épouser Mlle de Courcelles, note ses pensées dans son journal : jour
de mon mariage, commencement d’une vie nouvelle, frémissement involontaire
pendant la cérémonie ; c’était ma liberté, ma vie entière que j’engageais.
Jamais tant de sentiments et de réflexions n’ont fatigué mon âme. Oh !
Quel abîme, quel labyrinthe que le cœur de l’homme ! Je me perds dans tous
les mouvements du mien ; mais tout me promet le bonheur ; j’épouse
une femme jeune, jolie, douce, sensible, qui m’aime, que je sens faite pour
être aimée, que j’aime déjà...
Le 1er juillet, il reçoit un message alarmant :
Julie a voulu mourir :... J’ai passé huit jours dans les convulsions du
désespoir : j’ai cru mourir. Je voulais mourir et cela me paraissait plus
aisé que de renoncer à vous aimer.
Je me suis interdit les plaintes et les reproches ; il
me semblait qu’il y aurait eu de la bassesse à partir de mon malheur à celui
qui le faisait volontairement. Votre pitié m’aurait humiliée, et votre
insensibilité aurait révolté mon âme, en un mot, pour conserver quelque mesure,
il fallait garder le silence et vous attendre... Je croyais que, dans cette
circonstance, vous me deviez quelques soins, et, sans vous supposer beaucoup de
tendresse, je croyais devoir compter sur ce que l’honnêteté et mon malheur vous
prescrivaient. J’attendais donc ; et au bout de plus de dix jours
d’absence, je reçus du château de Courcelles un billet qui est un chef-d’œuvre
de froideur et de dureté.
J’en fus indignée, j’en conçus de l’horreur pour vous, j’en
eus bientôt pour moi, lorsque je vins à considérer que c’était pour vous
(pardonnez-le-moi) oui, que c’était pour vous, que je voyais si cruel, que
j’avais pu me rendre si coupable envers ce qu’il y a jamais eu de plus digne
d’être aimé.
Je m’abhorrais ; la vie ne me paraissait plus
supportable, j’étais déchirée par la haine et par le remords ; et, dans
mon désespoir, j’arrêtai avec moi-même le jour, le moment où je me délivrerais
du poids qui m’accablait.
... Je me promis de ne plus ouvrir vos lettres ; je ne
voulais plus m’occuper que de ce que j’avais aimé ; mes derniers jours
devaient être employés à adorer ce que j’ai perdu : et, en effet, je ne
fus plus poursuivie par votre pensée. Cependant, s’il m’arrivait d’avoir
quelques instants de sommeil, je me réveillais avec effroi par le son de ces
horribles mots : « Vivez, vivez, je ne suis pas digne du mal que
je vous fais ! »
Vous avez eu la cruauté de me retenir à la vie et de
m’attacher à vous. Sans doute que c’était pour me rendre la mort plus
nécessaire.
Ah ! Que vous me paraissiez cruel !
Pendant que l’infortunée ressasse le chagrin de son abandon,
le jeune marié rejoint son régiment à Libourne, où les reproches de Julie le
poursuivent. Devant le drame, il conserve une attitude prudente. Il se hâte de
confirmer qu’il n’a pas recherché l’amour de Julie et ne lui a prodigué aucun
encouragement.
Je restai confondue, lui répond-elle, en lisant que vous n’aviez que
l’apparence d’être coupable envers moi, et que mon malheur fondait votre
indulgence, et c’est vous qui prononcez ces mots, et c’est moi que votre
injustice fait mourir de douleur !... Rien ne vous avertit donc que c’est
vous qui avez rendu mon malheur
irrévocable ?
Ah ! Vous n’avez point assez d’esprit pour concevoir tout ce qu’on
souffre en aimant sérieusement un homme qui ne mériterait d’être aimé que par
les femmes dont il flatterait la vanité, sans occuper jamais l’âme...
Devant ce texte, M. de Guibert n’oublie pas l’influence
exercée sur l’Académie par celle qui l’aime tant... et lui adresse n ouvrage
qu’il vient de terminer : « Eloge du maréchal de Catinat ».
Elle le juge bon et se rattache, à regret, à la vie pour tenter de lui assurer
les suffrages de l’Académie. Elle écrira quelques jours plus tard : Mon
Dieu ! J’étais guérie sans ce maudit éloge de Catinat, Je n’aurais plus
rien lu de vous, et, du moins, dans ce silence profond, j’aurais eu la force de
guérir ou de mourir.
En octobre 1775, les « convulsions de la passion »
lui font écrire des billets qui l’épuisent : Je ne veux pas, mon ami, que dans
le peu de jours qui me restent à vivre vous puissiez en passer un sans vous
souvenir que vous êtes aimé à la folie par la plus malheureuse de toutes les
créatures.
Ce sont les derniers efforts d’une vie brisée par le remord,
la jalousie et la maladie. Julie se montre enfin douce et tendre avec le fidèle
d’Alembert. Elle lui avoue même que de tous les sentiments qu’elle a inspirés,
le sien est le seul qui ne l’ait pas fait souffrir.
L’abus d’opium, qui donne à la phtisique quelques heures de
sommeil et d’oubli, allait hâter sa fin. Le médecin qui la soigne répète à chaque consultation que « son
pouls et sa respiration annoncent une douleur active », et il s’en va
toujours en disant : » Nous n’avons pas de remède pour l’âme »
A la fin de l’année 1775, malgré sa grande faiblesse, elle
écrit encore à M. de Guibert de longues lettres où se succèdent l’égarement de
l’amour et le délire de la maladie : Mes amis me croient affectée par mes maux.
Les excellentes gens ! Ils ne savent pas tout ce que je souffre ;
mais je ne mérite pas d’être plainte, même par vous, car, jugez l’état de ma
folie, je sens que je vous aime par-delà les forces de mon âme et de mon corps.
Je sens que je meurs de n’avoir point de communication avec vous. Cette
privation est de tous les supplices le plus cruel pour moi. Je compte les
jours, les heures, les minutes ; ma tête s’égare sans cesse : car je
veux l’impossible, je veux avoir de vos nouvelles les jours où le courrier
n’arrive point : enfin, que vous dirais-je ? Je vous aime à la
folie...
Avec les premiers jours de l’année 1776, sa santé décline
encore ; elle éprouve des difficultés à écrire, elle doit éviter les
visites : Je ne pouvais ni lire, ni écrire, ni dicter à huit heures quand j’ai
reçu votre billet. J’étais dans une crise de toux et de douleur qui ne m’ont
permis qu’une heure après d’ouvrir votre lettre. Ce matin mes douleurs sont
venues à un tel point que j’ai menacé d’inflammation.
...Ne venez pas demain, ma porte sera fermée jusqu’à quatre heures sans
exception. Je ne suis plus maîtresse de mes maux, ils ont pris possession de
moi, et je leur cède.
N’allez point croire que je n’aie point envie de vous voir, mais je
meurs de regret à la manière triste dont vous passez la soirée auprès de moi,
tandis que vous êtes entouré chez vous de tous les gens de plaisir. Point de
sacrifice, mon ami : les malades repoussent les efforts : il leur
faut si peu !
M. de Guibert consent à s’attendrir, il tente enfin de
ranimer par ses visites cette âme qu’il voit succomber. Mon ami, vous m’avez vue bien
faible, bien malheureuse. Ordinairement, votre présence suspend mes maux et
détourne mes larmes. Aujourd’hui je ne sais lequel, de mon âme ou de mon corps,
me faisait le plus de mal.
...Je n’ai pas, en vérité, la force de tenir ma plume. Ah ! Je
suis arrivée à ce terme de la vie, où il est presque aussi douloureux de mourir
que de vivre. Je crains trop la douleur, les maux de mon âme ont épuisé toutes
mes forces...
Pour l’agonisante, le colonel trouve, dans son cœur glacé,
des mots de consolation et de tendresse, sincères, mais tardifs. Quelques jours
avant de mourir, c’est encore un cri d’amour, le dernier, qu’elle jette vers
lui.
Quatre heures, 1776.
Vous êtes trop bon, trop aimable, mon ami. Vous voudriez ranimer,
soutenir une âme qui succombe sous le poids et la durée de la douleur. Je sens
tout le prix de votre sentiment, mais je ne le mérite plus. Il a été un temps
où être aimée de vous ne m’aurait rien laissé à désirer. Hélas ! Peut-être
cela eût-il éteint mes regrets, ou du moins en aurait adouci l’amertume ;
j’aurais voulu vivre. Aujourd’hui, je ne
veux plus que mourir. Il n’y a point de dédommagement, point d’adoucissement à
la perte que j’ai faite : il n’y fallait pas survivre. Voilà mon ami, le
seul sentiment d’amertume que je trouve dans mon âme contre vous.
Je voudrais bien savoir votre sort. Je voudrais bien que vous fussiez
heureux. J’ai reçu votre lettre à une heure ; j’avais une fièvre ardente.
Je ne puis vous exprimer ce qu’il m’a fallu de peine et de temps pour la
lire : je ne voulais pas différer jusqu’aujourd’hui, et cela me donnait presque
le délire. J’attends de vos nouvelles ce soir. Adieu, mon ami, si jamais je
revenais à la vie, j’aimerais encore l’employer à vous aimer ; mais il n’y
a plus de temps...
Julie est dans une « disposition physique
détestable », on lui fait absorber de la ciguë, elle se trouve vingt fois
par jour prise de défaillance. Elle comprend, plus que jamais, la parole de
Fontenelle : « Une grande difficulté d’être »...
Le jeudi 23 mai 1776, à six heures du matin, elle parvient à
écrire un ultime message pour d’Alembert : ... Je veux être enterrée avec la
bague que j’ai au doigt ; faites remettre tous ces paquets à leur adresse.
Adieu, mon ami, pour jamais...
La Harpe a fait le récit de la fin de cette amoureuse dont
les lettres font pressentir les accents font pressentir les accents frémissants
du romantisme :
Dans les derniers temps de sa vie, elle ne voyait plus que ses amis
intimes ; ils étaient tous dans sa chambre la nuit de sa mort, et tous
pleuraient. Elle passa les trois derniers jours dans un affaissement qui lui
permettait à peine quelques paroles. On la fit revenir un peu avec des
cordiaux, on la souleva : « Est-ce que je vis encore ? »
dit-elle, ce furent ses derniers mots.
Lorsque Mme du Deffand apprend la mort de sa rivale, elle
s’écrie : « Si elle était morte quinze ans plus tôt, je n’aurais
pas perdu d’Alembert... »
M. de Guibert, lui, découvre soudain les immenses qualités
de la défunte, il font en larmes et rédige son éloge qu’il intitule
« Eloge d’Eliza ». Il donne à Julie ce pseudonyme en souvenir d’Eliza
Draper, l’amie que Sterne avait perdue et qu’il pleura longtemps. Sterne étant
l’un des auteurs préférés de la chère disparue, M. de Guibert trouva naturel de
lui donner ce nom.
L’éloge ne fut pas publié par lui, mais par sa veuve, en
1806, à la suite des pages consacrées au maréchal de Catinat et au chancelier
de l’Hospital. Dans l’avertissement, on lit ces lignes que l’infortunée a
inspirées :
« L’Eloge d’Eliza » fut le tribut payé par le génie à
l’amitié, à la vertu, aux sentiments, et même aux grâces de l’esprit. L’auteur
a imprimé à cette production, ce ton de mélancolie douce que l’on trouve dans
Young, lorsqu’il décrit la mort de Narissa... Un jour sans doute, on publiera
les lettres de Mlle de Lespinasse, et ce recueil intéressant, dont
l’ « Eloge d’Eliza » n’est en quelque sorte que la préface, sera
encore plus précieux et plus désiré du public, après avoir vu le portrait
fidèle qu’en a tracé Guibert, pour la rappeler aux amis des lettres et des
bienfaisantes vertus...
Après l’indifférence obstinée que le colonel comte de
Guibert a opposé à l’ardeur de Julie vivante, il est curieux de lire quelques
passages enthousiastes de son éloge de Julie morte :
Eliza n’est plus ! Qui éclairera mon jugement, qui échauffera mon
imagination, qui m’enflammera pour la gloire ? Qui remplacera pour moi le
sentiment profond qu’elle m’inspirait ? Que ferai-je de mon âme et de ma
vie ? O mon cœur, rappelle à ma pensée ce que fut Eliza ! Je veux la
célébrer, et pour la célébrer il ne faut que la peindre.
Je veux qu’après moi, quelqu’âme sensible, en lisant cette complainte
funèbre, regrette de ne l’avoir pas connue, et s’attendrisse sur le malheur que
j’eus de lui survivre...
Mais le comte de Guibert, emporté par son inspiration, ne se
laisse pas aveugler par le souvenir de l’amour que lui vouait Julie :
Elle n’était rien moins que belle, et ses traits avaient encore été
défigurés par la petite vérole ; mais sa laideur n’avait rien de
repoussant au premier coup d’œil ; au second, on s’y accoutumait, et dès
qu’elle parlait, on l’avait oubliée. Elle était grande et bien faite0 je ne
l’ai connue qu’à l’âge de trente-huit ans, et sa taille était encore noble et
pleine de grâce, mais ce qu’elle possédait, ce qui la distinguait par-dessus
tout, c’était ce premier charme sans lequel la beauté n’est qu’une froide
perfection...
Enfin, cet homme qui tourmenta, pendant de longs mois, la
trop tendre Julie, lance un appel à ceux qui l’on connue. Il voudrait presque
créer une association des amis de Mlle Lespinasse :
O vous tous, qui fûtes ses amis, et que je crois par là avoir le droit
d’appeler les miens, adressons tous à ses mânes la même invocation. Au nom
d’Eliza, soyons amis, soyons chers les uns aux autres ; faisons, en
présence de sa mémoire le bien que nous eussions voulu faire devant elle ;
que du haut du ciel, où son âme est sans doute remontée, elle le voie et y
applaudisse ; que les hommes disent alors, en nous
distinguant : « Il fut l’ami d’Eliza », et que cet éloge
soit gravé sur nos tombeaux...
D’Alembert, désigné, pour son malheur, comme exécuteur
testamentaire de Mlle de Lespinasse, a réparti les souvenirs de son amie :
son perroquet, ses bibelots, ses manuscrits... Lorsqu’il a terminé cette
douloureuse mission, il pleure sur sa solitude et sa déception, car il a découvert,
un peu tard, que Mlle de Lespinasse ne l’aimait plus depuis longtemps
Le 22 juillet 1776, il rédige une quinzaine de pages qu’il
intitule « Aux mânes de Mademoiselle de Lespinasse » et, dans
lesquelles il laisse paraître sa peine et son ressentiment :
O vous qui ne pouvez plus m’entendre, vous que j’ai si tendrement et si
constamment aimée, vous dont j’ai cru être aimé quelques moments, vous que j’ai
préférée à tout, vous qui m’auriez tenu lieu de tout si vous l’aviez
voulu ; hélas : s’il peut vous rester encore quelque sentiment dans
le séjour de la mort après lequel vous avez tant soupiré, et qui bientôt sera
le mien, voyez mon malheur et mes larmes, la solitude de mon âme, le vide
affreux que vous avez fait, et l’abandon cruel où vous me laissez !
Cruelle et malheureuse amie, il me semble qu’en me chargeant de
l’exécution de vos dernières volontés, vous ayez encore voulu ajouter à ma
peine...
En effet, dans les papiers que d’Alembert fut chargé de
trier, se trouvaient les « Mémoires » dans lesquels Julie raconte sa
liaison avec M. de Mora, que, bien entendu, l’amoureux encyclopédique était le
dernier à ignorer :
Pourquoi, s’écrie-t-il, ne m’avez-vous pas ordonné de brûler, sans
l’ouvrir, ce manuscrit funeste, qui m’a appris que, depuis huit ans au moins, je
n’étais plus le premier objet de votre cœur... Vous me faites éprouver, ma
chère Julie, que le plus grand malheur, n’est pas ce pleurer ce qu’on aimait,
mais de pleurer ce qui ne vous aimait plus...
Il ne survécut que sept années à celle qui avait été son
unique raison de vivre.
Quant à M. de Guibert, il succédera, à l’Académie française,
à Thomas, en 1785. On assure qu’il parla avec une émotion mal contenue du
charme de Mlle de Lespinasse et de son talent.
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