La première porte, soigneusement fermée, devin un simple
ouvrage fortifié, isolé, auquel on ajouta, à la fin du XIVe siècle,
quatre nouvelles tours. Avec ses huit tours de vingt-quatre mètres de haut, la Bastille prit alors l’aspect que
nous lui connaissons, d’après les estampes, et qu’elle conservera jusqu’à la
Révolution. Les rois de France, afin de l’utiliser, eurent la fâcheuse idée d’y
enfermer des prisonniers. Les premiers furent deux religieux qui avaient
imprudemment prétendu guérir Charles VI
de sa folie. N’ayant pu y parvenir, et pour cause, ils furent conduits à la
Bastille avant d’y être décapités pour crime de sorcellerie.
Louis XI utilisa plus méthodiquement les ressources
pénitentiaires du monument, il y fit incarcérer ses plus dangereux adversaires
politiques, comme l’évêque de Verdun et le duc de Nemours, que, pour plus de
sûreté, on enferma dans des cages de fer. Chacune des tours de ce
château-prison portait un nom différend. Il y avait la tour de la Comté – on
dirait aujourd’hui du Comté, bien que l’on dise encore la Franche-Comté ;
la tour du Trésor, ainsi désignée parce qu’elle avait reçu plusieurs fis la
garde des deniers publics, notamment sous Henri IV ; la tour de la
Liberté, où l’on enfermait les détenus jouissant d’un régime de faveur, ceux
qui avaient l’autorisation de se promener dans les cours du château , et qu’on
appelait « prisonniers de la liberté » par opposition aux
« prisonniers renfermés ».
Durant les guerres de Religion, la Bastille abrite quelques
huguenots de marque. L’un des plus illustres, Bernard Palissy, céramiste et
homme de lettres, y mourut à l’âge de quatre-vingts ans. Comme il était
hérétique, son corps fut jeté en terre non bénite, « avec les
chiens », précisa le gouverneur, sur le bastion qui, depuis Henri II,
s’avançait vers le faubourg Saint-Antoine.
Par les soins du cardinal de Richelieu, la Bastille perd
toute importance militaire pour devenir prison d’Etat, mais eu cœur du XVIIIe
siècle, elle prend un caractère exceptionnel : c’est la prison des gens
distingués. Non seulement il n’est pas infâmant de s’y voir conduit, mais
encore, on se vante volontiers d’y avoir fait un séjour. Sébastien Locatelli,
dans le récit de son voyage à Paris en 1665, fait allusion à cet honneur
insolite : C’est une faveur particulière du Roi de se voir condamné à une aussi
belle prison.
Sa Majesté accord d’ailleurs aux privilégiés qu’elle envoie
dans cette geôle de luxe le droit d’y vivre selon leurs goûts. Ils ont la
permission de faire décorer et meubler à leur fantaisie les appartements où ils
sont enfermés, et ils peuvent y amener leurs domestiques ordinaires. Le service
de la Bastille est cependant irréprochable. Renneville écrit, vers 1690, que le
chirurgien-barbier servait les prisonniers avec un équipage tout des plus
magnifiques, bassin et coquemar d’argent, savonnette parfumée, serviette à
barbe garnie de dentelles, beau bonnet.
Il était malheureusement des prisonniers sans fortune pour
qui les dépenses d’une aussi luxueuse captivité étaient trop élevées. A
ceux-là, le roi, qui pensait à tout, offrait des bourses et des pensions, dont
le supplément constituait un appréciable pécule. On a vu quelques gentilshommes
particulièrement économes réaliser ainsi de jolies fortunes par le simple fait
d’avoir été embastillés. On en a vu d’autres qui demandaient la faveur de
prolonger leur séjour en prison à seule fin d’arrondir leur petit capital,
faveur qui fut parfois accordée. Le roi fournissait en linge et en vêtement sur
mesures ceux qui ne possédaient point de garde-robe, et poussait la
complaisance jusqu’à leur faire tailler des robes de chambre ouatinées pour la
saison froide. Cet usage a malheureusement disparu de nos jours.
Le ton même des billets d’arrestation était plein d’une
exquise courtoisie : « Mon intention est que vous vous rendiez dans
mon château de la Bastille... » Personne n’aurait songé à décliner cette
royale invitation. Le nouveau prisonnier était généralement invité à déjeuner
ou à dîner par le gouverneur ainsi que les officiers de police qui
l’accompagnaient, pendant que l’on faisait préparer son logement.
Du Junca a noté dans son journal, comme un incident
quotidien, l’arrivée à la Bastille, le 26 janvier 1695, d’un colonel de
cavalerie, nommé de Courlandon. Ce colonel se présenta au gouverneur pour être
incarcéré, mais, faute d’une chambre aménagée à son intention, il fut prié
d’aller dormir dans une auberge du quartier, à l’enseigne de la Couronne, et de
vouloir bien revenir le lendemain, en fin de matinée. M. de Courlandon n’a pas manqué de
revenir sur les onze heures du matin ; ayant dîné avec M. de Besmans, le
gouverneur, il est entré dans le château l’après-midi.
Les huit tours du château royal comprenaient quatre ou cinq
étages de chambres octogonales ; celles du rez-de-chaussée, glacées et
humides, étaient réservées aux « criminels de mort », aux vauriens de
basse classe et aux prisonniers coléreux qui assommaient les gardiens. Les plus
hautes, que le soleil de l’été et les neiges de l’hiver rendaient
inconfortables, étaient rarement occupées. Seuls les logements du premier, du
second et du troisième, bien aérés et bien chauffés, étaient offerts à la
clientèle de choix. Il faut reconnaître qu’au grand siècle la Bastille est bien
fréquentée : les procès de sorcellerie, les complots, l’espionnage, les
malversations y conduisent régulièrement de hauts fonctionnaires, des
gentilshommes et des dames du monde ou de la cour. Seule ombre au tableau, il
arrive qu’on oublie de préciser au détenu les motifs et la durée de son
emprisonnement. Et ceux qui l’ont fait incarcérer les oublient parfois, eux
aussi !
Le grand ministre de Louis XIV, Louvois, posa, par exemple,
cette question au gouverneur de la Bastille :... Je vous prie, Monsieur, de me
faire savoir qui est ce sieur de la Fontaine qui est depuis cinq ans à la
Bastille. Vous souvenez-vous pourquoi il y a été mis ?
Plusieurs évasions ayant attiré l’attention sur la médiocre
fermeture des logements, on posa, vers la fin du règne de Louis XIV, des
verrous aux portes et des barreaux aux fenêtres. Sous la Régence, toutes les
pièces fermaient à triple tour, les porte-clefs avaient un service régulier,
mais on avait laissé aux détenus le loisir de meubler leur logis provisoire,
soit en faisant apporter leur propre mobilier, soit en s’adressant au tapissier
de la Bastille. L’excellent homme louait, au mois ou à l’année, tapis, miroirs,
candélabres, fauteuils, commodes et guéridons en tout genre.
On a conservé certains inventaires des effets amenés par les
prisonniers. L’abbé Brigault, incarcéré en 1719, , pour avoir participé à la
conspiration de Cellamare, avec la duchesse du Maine et son mari, était fort
bien installé. Son mobilier comprenait cinq fauteuils, deux pièces de
tapisserie, onze tentures, huit chaises, un bureau, une petite table, trois
tableaux, deux glaces et de nombreux livres et accessoires.
Cet abbé ne fut pas la seule victime du complot espagnol, le
chevalier de Ménil, le marquis de Pompadour et quelques autres suspects furent
conduits avec lui à la Bastille, tandis que le duc et la duchesse du Maine,
quittant leur châteaux de Sceaux, se retrouvaient en forteresse.
La « nymphe » de Sceaux, Anne-Louise-Bénédicte de
Bourbon, qui avait épousé le duc du Maine, était blonde, jolie et passait pour
spirituelle. Mlle Delaunay, sa secrétaire, prétend qu’ « on n’avait
point de conversation avec elle ; elle ne se souciait pas d’être
entendue ; il lui suffisait d’être écoutée... » Elle était inégale
d’humeur, mais chacun, même son mari, évitait de la contrarier, songeant aux
bizarreries de son père, Henri-Jules de Bourbon, le fils du Grand Condé.
Henri-Jules, dont les talents étaient aussi nombreux qu’inutiles, vit en effet sa
raison s’affaiblir avec l’âge. Il se crut un moment chien de chasse et prenait
plaisir à aboyer en suivant quelque chevreuil imaginaire. A Versailles, on
avait peine à le faire taire en présence du roi. Tout ce que le prestige royal
pouvait obtenir c’est qu’Henri-Jules veuille bien ne pas faire de bruit :
il se contentait d’un mouvement muet des mâchoires... Plus tard, il se
prétendit mort et, comme tel, refusa toute nourriture. Son médecin, homme d’esprit, se garda bien de
le contredire et organisa, par amitié, des dîners auxquels il conviait de faux
défunts qui avaient bon appétit.
Anne-Louise-Bénédicte avait hérité de quelques-uns des
travers paternels et, comme on avait pris l’habitude de luis passer dès son
enfance, tous ses caprices, elle avait aménagé sa vie de façon curieuse. A
Sceaux, elle tient une véritable cour où les divertissements se succèdent sans
répit, sous le prétexte qu’elle n’éprouve pas le besoin de dormir.
Dans une fête où le Sommeil est personnifié sur scène, on
entend des vers qui le condamnent :
Quitte
nos champs délicieux
Délectable
Sommeil ; va dans de sombres lieux
Nourrir
l’oisiveté des moines.
Augmente,
si tu peux, l’embonpoint des chanoines ;
Sur
leurs sens engourdis va verser tes pavots...
La duchesse fatigue ses invités par des jeux de
qualité : poésie, musique, philosophie, danse, comédie. La cour de
Versailles se déplace en partie pour prendre part aux délassements de la cour
de Sceaux : Mme la princesse, M. le prince, Mlle d’Enghien, le duc de Nevers,
la duchesse de La Ferté... Le meneur de jeu est un poète, géomètre et
philosophe, Malézieu, surnommé Euclide. Il est assisté par le joyeux abbé
Genest, auteur tragique et esprit curieux qui mit en vers la physique de
Descartes et dirigea, en soutane, les écuries du duc de Nevers. Parmi les
habitués, Destouches, ambassadeur et poète ; Voltaire, jeune encore, et
Fontenelle, déjà vieux ; La Fare, Lamotte-Houdar, improvisant des
madrigaux, et le spirituel abbé de Chaulieu, que ses quatre-vingts ans
n’empêchent pas d’être amoureux de Mlle Delaunay, plus célèbre sous le nom de
Mme de Staal.
Cette jeune personne
est née à Paris en 1684. Elle est la fille d’un peintre, contraint à
l’exil en Anglererre pour une aventure galante, et d’une gouvernante de Mlle de
Ventadour. Elle n’a pas connu ce père, qui s’appelait Cordier, et choisit de
garder le nom de sa mère, Delaunay, qu’elle eut l’adresse de couper en deux
pour lui donner quelque noblesse. Recueillie par la supérieure du prieuré de
Saint-Louis, à Rouen, qui était aussi médisante que spirituelle, l’enfant
grandit en lisant Descartes et Malebranche, préférant la géométrie au clavecin
et la philosophie à la danse. Cette éducation en fit une singulière
« raisonneuse », capable, en toute circonstance, d’analyser ses
propres sentiments et ceux des autres.
Adolescente, alors qu’elle éprouve un premier amour pour M.
de Rey, gentilhomme qu’elle a rencontré chez les d’Epinay, elle a une façon
personnelle et mathématique de constater l’évolution régressive des sentiments
de son cavalier : J’allais souvent voir Mlles d’Epinay, chez
qui M. de Rey était presque toujours. Comme elles demeuraient fort près de mon
couvent, je m’en retournais ordinairement à pied, et il ne manquait pas de me
donner la main pour me conduire jusque chez moi. Il y avait une grande place à
passer et, dans les commencements de notre connaissance, il prenait son chemin
par les côtés de cette place. Je vis alors qu’il traversait par le milieu, d’où
je jugeai que son amour était au moins diminué de la différence de la diagonale
aux deux côtés du carré.
A la mort de sa protectrice, Mlle Delaunay chercha une
situation dans une noble maison. Après avoir été distinguée, pour son savoir et
son esprit, par la duchesse de La Ferté, elle entra, grâce à quelques
recommandations, dans le corps des femmes de chambre attachées à la personne de
la duchesse du Maine.
Elle avait vingt-cinq ans, un visage ingrat et de grandes
ambitions, lorsqu’elle débuta dans cet emploi subalterne. Elle consacre un long
passage de ses « Mémoires » à ses premiers travaux :
J’entrai en fonctions ; on me donna pour partage ce qui s’appelle,
en termes de l’art, des chemises à bâtir. Je
n’avais jamais fait que les petits ouvrages dont on s’amuse dans les
couvents, et je n’entendais rien aux autres... Je passai la journée tant à
prendre les mesures qu’à exécuter cette grande entreprise, elle trouva dans le
bras ce qui devait être dans le coude. Patiente ou distraite, la
duchesse supporta ce que la responsable appelle ses
« balourdises » : La première fois que je lui donnai à boire,
je versai l’eau sur elle, au lieu de la mettre dans le verre. Le défaut de ma
vue, extrêmement basse, joint au trouble où j’étais toujours en l’approchant,
me faisait paraître dépourvue de toute compréhension pour les choses les plus
simples.
Une lettre, que Mlle Delaunay adressa à Fontenelle, fit
soudain découvrir qu’elle avait de l’esprit. Ecrit à propos de certain faux
prodige qui passionnait l’opinion, le billet fut considéré comme une sorte de
chef-d’œuvre, et l’on en fit des copies qui coururent tout Paris. Cette
réputation subite attira autour de la femme de chambre maladroite de nombreux
curieux. L’abbé de Chaulieu, malgré son âge avancé, voulut l’entretenir et lui
offrir les parures dont il la jugeait digne. Il était aveugle, mais n’avait
rien perdu des agréments de son esprit. Il composait des vers enflammés, pour
la nouvelle idole de Sceaux qu’il appelait sa bergère, son Hélène ou sa
Doris :
Launay,
qui souverainement
Possèdes
le talent de plaire
Qui
sait de tes défauts te faire un agrément...
Que
ne te dois-je point ?...
Toi
seule, ranimant par d’inconnus efforts,
D’une
machine presque usée
Les
mouvements et les ressorts,
As
fait renaître encor, dans une âme
glacée,
Les
fureurs de l’amour et mes premiers transports.
M. de Valincourt montrait plaisir à accompagner Mlle
Delaunay à la Comédie et, sans prendre le ton galant, lui témoignait un
véritable attachement. M. de Fontenelle la voyait fort souvent, et le savant
Duverney affirmait qu’elle était la femme du royaume qui connaissait le mieux
l’anatomie. Devant l’empressement de tant de gens d’esprit, la duchesse du
Maine consentit à écouter la conversation de sa femme de chambre. Charmée à son
tour, elle en fit sa conseillère en divertissements.
C’était l’époque où le roi avait accordé aux princes
légitimés des avantages très honorables ; la duchesse du Maine, voyant son
bâtard de mari atteindre un rang égal au sien, pouvait en toute insouciance
s’abandonner aux plaisirs. On prépara, pour occuper ses nuits d’insomnie, une
suite de spectacles qui devaient demeurer célèbres sous le titre général de
« Grandes Nuits ». Mlle Delaunay en fit le plan, écrivit des vers,
composa des pièces, joua des rôles, chanta. La dernière de ces fêtes fut même
signée par elle. Le sujet en était charmant : c’était l’aventure
symbolique du Bon Goût, réfugié à Sceaux, et présidant aux diverses occupations
de la duchesse ; il amenait avec lui les Grâces, les Jeux et les Ris,
prétexte à comédies et ballets.
Ces divertissements avaient pour cadre les somptueux jardins
de Sceaux, aménagés, écrit un contemporain empressé à plaire « dans une
prairie où la nature et l’art semblent avoir disputé à qui des deux aurait
l’avantage ». Cet invité enthousiaste ajoute que « la terre y est parfumée
de fleurs plus odorantes qu’ailleurs » et que « l’air qu’on y respire
dispose le cœur à la tranquillité ». Tranquillité bien illusoire,
semble-t-il...
Le testament de Louis XIV et l’arrêt de 1717 viennent gâcher
la douce existence de la cour de Sceaux. La duchesse du Maine ne peut se
résoudre à voir s’effondrer toutes ses espérances ; les princes légitimés
perdant les avantages promis, son mari étant abaissé, elle décida de rechercher
un appui auprès du roi d’Espagne. Elle rencontra d’autres mécontents prêts à
lutter pour d’autres motifs contre la politique du Régent. Le comte de Laval et
le marquis de Pompadour avaient conçu un plan compliqué qui devait,
disaient-ils ruiner en trois jours l’influence du nouveau gouvernement :
le prince de Cellamare, ambassadeur d’Espagne, interviendrait auprès de son
roi, celui-ci refuserait de signer une alliance avec la France, contraignant
ainsi le Régent à accepter certaines conditions. On espérait amener sur le
trône de France un Bourbon d’Espagne à la place de Louis XV. Le duc et la
duchesse du Maine seraient alors comblés d’honneurs, un poste était même prévu
pour Monsieur le duc : il serait ministre du roi. Ainsi présenté, le
complot ne pouvait que séduire la duchesse. Elle eut un rendez-vous clandestin
avec le prince de Cellamare, et l’on se mit aussitôt à conspirer dans les
bosquets de Sceaux. Mlle Delaunay n’écrivait plus qu’à l’encre sympathique, des
messagers inconnus venaient la nuit, en chaise à double fond, porter ou
chercher des documents secrets, M. de Malézieu et le cardinal de Polignac
rédigeaient des rapports pour le roi d’Espagne. Un messager fut arrêté et
fouillé à Poitiers. Après l’avoir soulagé de quelques documents, on le laissa
poursuivre sa route. Il put ainsi dépêcher un courrier au prince de Cellamare
qui, par sa maladresse, permit un important coup de filet. Successivement, la
police arrêta les marquis de Pompadour et de Saint-Geniès, et l’abbé Brigault
communiqua la liste de tous les agents de la conspiration.
Le chevalier de Ménil, compromis pour avoir transmis la
cassette de l’abbé Brigault, dont il ignorait le contenu, fut enfermé à la
Bastille ; tous les habitués de la cour de Sceaux furent dispersés, la
duchesse du Maine incarcéré à Dijon et le duc emprisonné en Picardie. Le 19
décembre, Mlle Delaunay est arrêtée, au petit jour, par un officier de la garde
et deux mousquetaires. Arrivée à la Bastille, elle est placée dans une chambre
non meublée : ... si dégarnie de meubles, dit-elle, qu’on alla chercher une petite
chaise de paille, deux pierres pour soutenir un fagot qu’on alluma et on
attacha promptement un petit bout de chandelle au mur pour m’éclairer.
L’infortunée entend se refermer sur elle cinq ou six
serrures et le double de verrous, mais si le Régent a donné l’ordre de se montrer
sévère envers les conspirateurs, il a recommandé que Mlle Delaunay soit traitée
avec ménagements, sans doute pour l’amener à quelque aveu spontané. Par une
coïncidence amusante, le nouveau gouverneur, installé la veille, s’appelle de
Launay, lui aussi. Il envoie à sa prisonnière quelques tomes dépareillés de
« Cléopâtre », un jeu de cartes, l’autorise à entendre la messe et
donne à sa femme de chambre la permission d’aller la retrouver.
Dans cette chambre peu confortable, elle reçoit la première
visite de M. de Maisonrouge, lieutenant du roi du château, un bon et franc
militaire, plein de vertus naturelles. Les discours et l’esprit de la
prisonnière le surprennent et le charment. Il s’accoutume à la visiter et finit
par en tomber éperdument amoureux. C’est le seul homme, écrit cette
femme intelligente, dont j’ai cru être véritablement aimée... Il était tellement occupé de
moi qu’il ne parlait d’autre chose. J’étais l’unique sujet de son entretien
avec tous les prisonniers à qui il rendait visite, et il croyait bonnement que
c’étaient eux qui ne faisaient que lui parler de moi. Le penchant de
Maisonrouge ayant été rapidement découvert, chacun s’efforce de lui être
agréable en envoyant à sa préférée des rafraîchissements, des livres amusants
ou d’autres hommages qui donnent au geôlier de fréquentes occasions de rendre
visite à celle qu’il aime.
Le chevalier de Ménil, s’ennuyant dans sa cellule, raconte à
M. de Maisonrouge un songe qu’il prétend avoir fait : il a rêvé qu’on
l’avait condamné à demeurer à perpétuité à la Bastille, mais en compagnie de
cette demoiselle Delaunay, condamnée à la même peine et dont on dit tant de
bien. Et il ajoute habilement que cette
circonstance l’a consolé d’un jugement rigoureux. Ce récit enchante le
lieutenant ; il n’y voit qu’un compliment à rapporter d’urgence à
l’intéressée. Quelques jours plus tard, il vient chercher des nouvelles du
chevalier qui a pris médecine et, au cours de la conversation, ces messieurs
discutent des attraits de la poésie. Le lieutenant, fort incapable d’écrire,
conseille à de Ménil de composer des vers pour divertir sa voisine, Mlle
Delaunay. « Et comment, dit le chevalier, ferais-je des vers. Je n’ai ni
papier, ni plume ! – Qu’à cela ne tienne, répond l’autre, voilà un crayon
et du papier. Ecrivez ! »
Il griffonne quelques rimes que Maisonrouge porte dans la
chambre d’en face, charmé de procurer à son amie un divertissement nouveau.
Afin de le rendre encore plus piquant, il lui dit : « Répondez donc
en même style... je vous donnerai ce qu’il vous faudra. »
Mlle Delaunay, trouvant le jeu plaisant, répond aux poésies
de son voisin : A ma réponse en succéda une autre le
lendemain, à laquelle on me fit encore répliquer. Maisonrouge, ne voyant rien
dans le badinage qui pût intéresser le roi ni l’Etat, et s’apercevant que j’y
prenais grand plaisir, nous exhorta de continuer, et nous en fûmes ravis. Notre poésie, tout informe qu’elle était, me
gênant un peu, j’insinuai que la prose, comme plus facile, serait plus agréable.
Le lieutenant y consentit avec la même bonté d’âme, et tous les jours, il
m’apportait une lettre ouvert et reportait ma réponse.
Le long séjour qu’elle a fait au couvent a donné à la jeune
femme une grande sagesse. Si, à la Bastille, elle écrit régulièrement au
chevalier de Ménil, si, dès la première rencontre, elle le trouve très
séduisant, elle demeure toujours raisonneuse et raisonnable et, dans ses
« Mémoires », elle précise qu’elle ne se laissera aller à son
sentiment tendre que lorsque ce gentilhomme l’aura assurée, le menteur, de ses
intentions matrimoniales. Elle admet l’amour, elle en apprécie la griserie,
mais elle exige que la raison connaisse les raisons du cœur. Elle repousse
toute passion désordonnée. Elle éteint les flammes trop vives et parvient à
conserver, dans chacune de ses admirables lettres, une dignité, une retenue,
une modération qui surprennent. Je suis plus heureuse que vous, mon cher
voisin. Le désir de la liberté ne me tourmente point. Non que je le prise moins
que vous le faites. Mais je prétends, ne vous effrayez pas du paradoxe, que
bien loin de l’avoir perdue, c’est ici que j’ai trouvé la véritable :
celle qui ne dépend pas d’une porte ouverte ou fermée, mais de
l’affranchissement que le monde et tout ce qu’il contient exerce sur nous.
Goûtons le plaisir de tromper le sort qui nous persécute, en faisant notre bien
du mal qu’il nous a préparé.
Bientôt ce passe-temps littéraire prend la forme d’une
correspondance amoureuse. Chacun, à travers les lignes des billets et les
commentaires du messager, s’efforce de deviner le caractère et le visage de son
correspondant. Mlle Delaunay ne tient pas tellement à se montrer au chevalier
qu’elle sait fort beau garçon, car elle ne se trouve pas jolie. Il suffit de
lire le portrait sans retouches qu’elle a tracé d’elle-même à l’intention de
Mme du Deffand : Delaunay
est de moyenne taille, maigre, sèche et désagréable. Son caractère et
son esprit sont comme sa figure, il n’y a rien de travers, mais aucun agrément.
L’insistance du chevalier, la complaisance du lieutenant ont
finalement raison de la captive : Maisonrouge nous montra l’un à l’autre, en
nous plaçant chacun sur le pas de la porte. Nous demeurâmes assez interdits...
Nous ne dîmes rien, telle était la convention, et un moment après nous
disparûmes.
Les lettres qui suivent immédiatement cette entrevue son
marquées par l’embarras de chacun. Le plaisir de l’inconnu est épuisé. Le
chevalier de Ménil espérant trouver une nouvelle ressource dans un entretien
avec sa voisine, supplie le lieutenant de lui accorder une faveur plus grande.
Il réussit à lui arracher la permission de faire, en sa compagnie, une visite à
Mlle Delaunay. La conversation se traîne, les deux intéressés semblent n’avoir
rien à se dire, et le lieutenant reconduit hâtivement le prisonnier déçu.il
continue à écrire, mais le jeu a perdu la grâce du mystère et Mlle Delaunay
suspend ses billets sous prétexte d’une pieuse retraite.
Le lieutenant de Maisonrouge, de plus en plus amoureux et de
plus en plus complaisant, accepte, après les fêtes de Pâques, de ramener à
l’heure du thé le chevalier chez la demoiselle. Après un échange de banalités aimables, le prisonnier
se retire en laissant tomber un billet roulé en boule, message énigmatique que
seuls comprennent les amoureux : Le sage législateur qui reconnaît avoir
établi une loi trop dure doit en avouer la modification. Le sujet soumis attend
cet aveu, avant que de se permettre la moindre transgression. Savoir si cette
loi demeurera éteinte pour toujours ou si ce ne sera que pour un temps. en ce
dernier cas, la tranquillité du peuple ne souffre point de suspension.
Mlle Delaunay, à cette discrète allusion à son silence,
répond :
« Parlez, on vous écoute. » Ménil n’hésite plus,
il ouvre sa porte avec adresse et, comme la clef demeurait toujours sur la
serrure de sa voisine, pénètre chez elle à l’heure où le lieutenant est allé
dîner.
Crainte, inquiétude, joie... Le chevalier prétend qu’il
adore Mlle Delaunay. Dans un lieu où, parvenus à se voir, des jeunes gens ne
savent pas s’ils se reverront, ils disent en une heure ce que, hors de là, ils
n’eussent pas dit peut-être dans le cours d’une année. La raisonnable
prisonnière a tout écouté, mais le lendemain, la vertu reprenant ses droits,
elle écrit à cet audacieux qu’après de tels
aveux, il ne saurait plus être question, entre eux, de billets ni d’entretiens.
Ménil n’accepte pas si facilement de se voir privé de distractions. Il revient
chez elle ; elle le prie de renoncer à toute relation, et il se retire
avec l’apparence d’une extrême douleur. Une lettre larmoyante vient confirmer
ce sentiment nouveau.
Mlle Delaunay, imprudente, se laisse apitoyer et accepte un
dernier rendez-vous : Je le reçus d’un air assez triste et un peu
embarrassé. « Vous avez pu croire, dit-il, tant que je n’ai fait que vous
débiter des fariboles, que je ne
songeais qu’à charmer l’ennui de ma solitude. Il est pourtant vrai que dès lors
je pensais former avec vous une liaison qui pût devenir plus intime. »
La respectueuse déclaration du chevalier se terminant par
une demande en mariage, la jeune femme entrevoit un bonheur sans obstacles. Les
lettres des amoureux ne passent plus par les mains du lieutenant et, sans
toutefois offenser la vertu ni la raison, on voit Mlle Delaunay s’abandonner à
l’amour : Je parlais à quelqu’un à qui je me regardais comme déjà unie par les
plus sacrés liens, n’attendant pour rendre cet engagement indissoluble et
authentique que la fin de notre captivité.
Sa correspondance devient très tendre : Vos
m’avez bien aimée aujourd’hui, et je suis fort contente de ma chère âme...
Qu’elle soit toujours de même, je ne lui en demande pas davantage. Je crois
qu’elle est satisfaite de son côté, mais qu’elle ne doute jamais, qu’elle ne
s’inquiète plus, ou elle m’offensera véritablement. Il faut que nous soyons
bien ingénieux à nous tourmenter pour faire naître les peines entre nous. Car,
encore si nous les allions chercher dans ce qui nous environne, ou dans ce qui
nous poursuit, il n’y aurait rien à
dire. Mais que nous nous plaignions de nous, étant si véritablement et
si tendrement attachés l’un à l’autre, c’est une folie que je crois sans
exemple. Jamais plus ces extravagances-là, ni de votre part ni de la mienne. Il
ne tient qu’à nous, du moins pour le
présent, d’être les plus heureuses gens qui soient au monde. Ne mettons pas
nous-même des obstacles à notre bonheur, après avoir vaincu ceux qui l’on
traversé. Bonsoir. Que je serais fâchée si je
ne vous donnais point d’autre lettre aujourd’hui.
Le 20 juillet, elle a pu rencontrer quelques instants son
bien-aimé chevalier. Oh ! qu’on se trouve bien de se voir un pauvre
moment.
Encore n’aurait-il pas été si court, si nous avions pu n’avoir pas tant
de peur. Tel qu’il a été, je l’ai trouvé charmant. Il m’a paru que ma chère âme
en était également charmée, que je lui sais bon gré de ne plus disputer à sa
fidèle compagne l’avantage d’aimer aussi bien qu’elle. Véritablement, je crois
qu’un juge équitable ne peut rien prononcer en faveur de l’une au préjudice de
l’autre. Cette parfaite égalité doit établir entre nous une paix bien douce et
inaltérable. Que je la sens bien maintenant dans mon cœur. Je sens même de la
joie. Jamais il n’y eut rien de mieux assorti que nos deux âmes. Aussi suis-je
persuadée que leur union est une de ces choses parfaites que la nature se plaît
à montrer en différents genres, de temps en temps, pour faire voir de quoi elle
est capable et réparer la honte que lui attire une infinité de ses ouvrages.
D’autres fois, ses lettres s’élèvent jusqu’à la dissertation
philosophique, ce qui ne doit pas donner autant d’amusement au frivole
chevalier.
... Je ne pouvais, dites-vous, me passer de vous voir, dans les
premiers temps. Donc, j’aimais mieux. C’est votre conclusion. Elle ne vaut rien
et, pour vous en convaincre, tâchez de comprendre ou de vous souvenir quels désordres
les premiers mouvements d’une passion
qu’on n’a point éprouvée jettent dans l’âme, et jugez si, au milieu de ce
trouble, elle peut entendre la voix de la raison, qui peu à peu se fait
reconnaître dans les sentiments aussi forts, mais moins tumultueux, qui lui
laissent passage. Mais bien loin que cette espèce de calme soit au détriment de
l’amour, ce n’est que dans cette situation qu’il commence à prendre une
véritable consistance, et à devenir un attachement solide et inébranlable... Ce
n’est donc que lorsque les sentiments commencent à s’accorder avec la raison
qu’ils deviennent sûrs et estimables, et c’est le point où nous en sommes...
Après vous avoir parlé raison et vous avoir dit ce que je pense, qu’il me soit
permis aussi de dire ce que je sens d’extrême. Le désir de vous voir, quoique
vous en doutiez. Oui, jamais je n’ai souhaité plus ardemment de vous être
intimement unie. Jamais je ne me figurais plus de charme dans cette étroite
union. Enfin, jamais je ne fus plus à vous que j’y suis et ne vous désirais
plus à moi que je fais. J’espère vous réciter ces protestations à vous-même ce
soir.
Mlle Delaunay entend l’amour à sa façon personnelle. Elle ne
l’accepte que dompté, apprivoisé par la décence, la bonne éducation et les
principes bourgeois. Mais le jour où le règlement de la Bastille la prive du
plaisir de rencontrer son beau chevalier, elle retrouve les accents de toutes
les amoureuses : ...Que nous nous aimions bien, et quelle
félicité doit produire un attachement si tendre, quand le sort ne se mêle pas
de la traverser. Mais quelles douleurs aussi ne cause-t-il pas quand une
cruelle violence sépare ce qui tend à une union si intime. Il est vrai que l’on
ne peut séparer des âmes bien unies. Le destin, même plus puissant que les
dieux, n’y peut rien. Mais ce n’est pas assez, l’amour veut tout !
En attendant les jours heureux où rien ne pourra plus
séparer son âme de celle du bien-aimé, elle songe à meubler son logement de
captive : Je crus que c’était assez d’avoir passé un hiver dans une grande
chambre sans tapisserie ; le second approchait. M. de Maisonrouge demanda
aux gens d’affaires de M. le duc du Maine des meubles convenables pour mon
logement. Ils en prêtèrent. Et c’est dans cette chambre bien décorée
que la prisonnière attend, impatiente, les billets de son fiancé et qu’elle
écoute les galanteries du lieutenant de Maisonrouge, jusqu’au matin de janvier
1720, où le marquis de Pompadour et le chevalier de Ménil retrouvent, en même
temps leur liberté.
C’est une immense déception pour la trop confiante
amoureuse... La joie d’abandonner la prison surmonte visiblement chez le
chevalier la peine qu’il a de l’y laisser. Il est médiocrement touché par leur
séparation, et elle sait qu’il n’en aurait pas été de même si elle était sortie
la première : cette différence de
sentiments la fait souffrir. Je restai dans cette espèce d’immobilité où
l’âme, trop pleine de sentiments, demeure sans action...
Elle n’aura guère l’occasion de montrer sa tristesse car,
après un dîner avec le marquis de Saint-Geniès et le lieutenant de Maisonrouge,
elle reçoit l’ordre de ne plus sortir de
sa chambre. Le même compliment est adressé à Saint-Geniès, et le pauvre
lieutenant, très affligé de cette disgrâce, informe ses prisonniers préférés
que l’élargissement de certains captifs
est accompagné d’un renouvellement de captivité pour les autres : Le
lieutenant du roi, me voyant dépourvue de toute compagnie et dans un état
triste à tous égards, reprit son ancienne assiduité auprès de moi. Il me dit,
deux jours après la sortie du chevalier de Ménil, qu’il avait reçu un billet de
lui rempli de sentiment pour moi. Il voulut me le montrer et ne put le
retrouver. Je le connaissais trop bien pour y soupçonner quelque finesse. Le
lendemain, j’en reçus un qui m’était directement adressé, dont je fus peu
contente.
Le chevalier de Ménil écrira plusieurs lettres fort évasives
à celle qui avait été sa fiancée : Presque toutes ses lettres me maintinrent
dans cet état d’incertitude et de trouble que je lui cachai autant qu’il me fut
possible dans mes réponses.
Après cinq mois passés au milieu de toutes les incommodités
qu’elle avait ignorées jusqu’alors, elle reçoit enfin la lettre de cachet qui
la fait sortir de la Bastille. C’est le lieutenant de Maisonrouge qui la lui
remet : « Vous voilà libre... et je vous perds »
Dans cet instant, Mlle Delaunay n’oublie pas d’analyser ses
sentiments qui sont, dit-elle, « suspendus par la force presque égale d’un
sentiment contraire » : Je regrettais un ami capable d’un sentiment
que je ne voyais que trop être unique. Je souhaitais de revoir le chevalier de
Ménil et d’éclaircir mes soupçons. Enfin, je désirais de me retrouver auprès de
madame la duchesse du Maine, et j’étais effrayée des fatigues et des peines où
j’allais retomber.
Bien des déceptions l’attendaient : le vieil abbé de
Chaulieu lui prête son carrosse, mais il est si malade que la libération de sa
« bergère » ne paraît pas le toucher.
Il devait mourir trois semaines plus tard.
Elle arrive à Sceau sur le soir, pendant la promenade de la
duchesse du Maine, et va à sa rencontre dans le jardin. La duchesse,
l’apercevant, fait arrêter sa calèche et lui dit : « Ah ! voilà
Mlle Delaunay... Je suis bien aise de vous revoir. » Elle l’embrasse
distraitement et poursuit son chemin.
C’est tout l’accueil que lui réservait celle pour qui elle avait été
embastillée.
Le lendemain, elle reçoit une lettre du seul ami sincère
qu’elle a rencontré, le lieutenant de Maisonrouge : Je flotte entre la joie et la
tristesse, écrit le malheureux, vous savez avec quelle passion j’ai
souhaité votre liberté. Elle vous est enfin rendue, à la bonne heure ! Je
l’aurais achetée de la mienne propre. Mais enfin, qu’il m’en a déjà coûté, et
que je prévois qu’il m’en coûtera !... Je vous aimerai toujours avec toute
la tendresse de mon cœur. Je prendrai toute ma vie infiniment de part à ce qui
vous arrivera d’heureux.
Cette déclaration touchante n’atteint pas Mlle Delaunay qui
n’a alors en tête qu’une pensée : revoir son chevalier. Hélas ! Elle
le retrouve à Paris où il lui montre un air si embarrassé qu’elle voit
confirmées toutes ses inquiétudes : Il me parla du mauvais état de ses
affaires... Il me dit qu’il était bien éloigné de renoncer à ses anciens
projets, mais qu’il les fallait suspendre pour voir le cours que prendraient
ses affaires.
Elle lui fixe un rendez-vous pour le lendemain, mais elle s’y
retrouvera seule : J’attendis sans fin le chevalier de Ménil,
qui ne vint point. C’est principalement l’impression de cette cruelle soirée
qui effaça de ma mémoire ce qui l’avait précédée et ce qui la suivit. Je n’ai
passé aucun temps de ma vie que je puisse comparer à celui-là. Je vis l’infidélité de Ménil avérée ; je
vis qu’il se dispensait même de toute mesure d’honnêteté et de bienséance avec
moi ; et, ce qui mit le comble à mon désespoir, c’est que je vis que, tout
perfide qu’il était, je ne pouvais me détacher de lui... Je passai la nuit dans
une agitation qu’aucun instant de sommeil ne calma. Dès la pointe du
jour, elle écrit à l’insolent chevalier qui, pour toute excuse, prétendra s’être
trompé de date.
L’attitude de Mlle Delaunay en prison et son refus de
communiquer les noms et les rôles des conspirateurs lui valent d’être fêtée :
Bien
des gens que je ne connaissais pas voulurent me connaître, et j’aurais joui de
beaucoup d’agréments si le malheureux poison dont mon âme était imbibée ne l’avait
rendue impénétrable à toute satisfaction.
M. Dacier, veuf, riche et célèbre, considérant que seule
Mlle Delaunay pourrait remplacer son illustre épouse, la demande en mariage. L’affaire
est intéressante : 25 000 écus, un logement au Louvre et une partie
des pensions. Il ne manque que le consentement de la duchesse du Maine. Celle-ci
refuse, disant que la compagnie de la jeune fille lui est nécessaire, et Mlle
Delaunay se réfugie derrière ce prétexte, car elle aime toujours son volage
compagnon de captivité : Tout indignée que j’étais contre lui, les
sentiments que j’avais eus pour lui, cachés au fond de mon cœur, y agissaient
encore sourdement et contrebalançaient mes plus grands intérêts.
Contre toute logique, elle ne désespère pas du retour de la « chère
âme » et elle lui adresse une lettre ferme, cinglante mais si adroite, si
mesurée qu’on la peut considérer comme un chef d’œuvre du genre :
Vous n’êtes pas le même, vous ne tenez plus à moi... Toutes mes
démarches tendent à vous en séparer. Que n’en convenez-vous de bonne foi ?
Croyez-bous que je veuille vous retenir malgré vous ? Ne vous ai-je pas
toujours dit que, quelque engagement que vous puissiez prendre avec moi, vous
en seriez toujours le maître ? Et que je ne voudrais jamais rien devoir qu’à
vos propres sentiments ? Mais s’ils sont de l’espèce commune, variables,
sujets au changement, je perdrai moins que je ne croyais en vous perdant. Ah !
si votre confiance ne s’est pas trouvée à l’épreuve, après quelques mois d’absence,
que n’aurais-je point à craindre, dans le cours de ma vie, de tant d’autres
choses plus propres à diminuer un tendre attachement. Je vous avoue qu’une
pareille expérience serait bien capable de m’éloigner du dessein de la passer avec
vous. Je veux pourtant connaître plus nettement la disposition de votre âme. Autrefois,
je savais comment m’en assurer, mais cette règle tant vantée entre nous s’est
enfin trouvée fausse ; je serais bien loin de compte si je m’avisais de
juger encore vos sentiments sur les miens. Quoi qu’il en soit, je ne puis
supporter l’incertitude où je suis. Il faut que je vous voie... ne préparez pas
ce que vous aurez à me dire car ce ne sont pas vos discours que je veux
entendre. Je veux voir le fond de votre cœur. S’il est véritablement changé au
point que je me le persuade, je vous demande seulement d’en convenir de bonne
foi. Je m’en affligerai sans aigreur, car enfin, est-on maître de ses
sentiments ? Mais la seconde trahison serait sans excuse. Je n’exige donc
de vous qu’une entière sincérité sur vos dispositions présentes, moyennant quoi
je vous pardonne d’avance tout le mal qui m’en pourra venir. Mais si vous
songez tant soit peu à dissimuler sur rien avec moi, je ferai en sorte que ce
ne soit pas impunément. Non que je médite aucune sorte de vengeance contre
vous, mais si vous avez fait cas de mon estime, je pourrai vous punir par un
éternel mépris. J’ose dire qu’alors il vous serait si justement dû que vous n’auriez
aucun droit de vous en plaindre. Fasse le ciel que je ne sois pas contrainte de
changer mes sentiments en une forme qui leur est si contraire. Adieu. Je vous souhaite autant de
satisfaction que j’ai de peine. Je ne puis vous souhaiter autant de
satisfaction que j’ai de peine. Je ne puis vous souhaiter un bonheur plus
complet.
D’autres lettres, de plus en plus rares, reflèteront pendant
deux années la déception de Mlle Delaunay, jusqu’au dernier billet daté de
janvier 1722 : J’ai trouvé votre réponse suffisamment claire pour savoir à quoi m’en
tenir. Je m’en contente et vous promets que vous ne serez plus importuné de mes
questions ni de rien de ma part qui puisse troubler ce parfait bonheur dont
vous jouissez. Je souhaite que les réflexions que vous pourriez faire sur l’irrégularité
de votre procédé n’y apportent aucune altération.
Elle avait conquis, par son embastillement, tant d’éclat et
de renommée, que plusieurs prétendants se présentèrent. Un homme de bien lui
offrit, par pure estime, de partager sa fortune avec elle. Mais les affaires de
ce gentilhomme étaient si embrouillées qu’elle ne put se résoudre « d’entrer
dans ce labyrinthe où l’on ne voyait pas d’issue ». Un homme de finance,
venu de sa province, s’imagina qu’une personne aussi favorisée par une princesse
pourrait lui apporter une puissante protection ; il lui offrit une
commission sur toutes les affaires qu’elle lui ferait réaliser. Mlle Delaunay
répondit qu’elle n’avait aucun crédit et aucune volonté de le vendre si elle en
avait eu. Sa franchise et sa probité firent changer les desseins du financier,
qui tint soudaine à l’épouser. Malgré son insistance et sa fortune, elle
refusa. Un autre désirait une femme jeune encore, mais raisonnable, pour lui
tenir compagnie. Un gentilhomme voulut l’entraîner dans un château perdu en la
couvrant d’or. Aucun parti ne l’intéressait plus. Elle se décida enfin pour un
mariage de raison avec le baron de Staal.
Ce lieutenant aux gardes suisses possédait une maison de
campagne et quelques terres de culture dans un paysage « qui rappelait la
simplicité de l’âge d’or », à Gennevilliers. Il y élevait des vaches, et c’est
ce qui attira Mlle Delaunay : Je prenais alors du lait, et rien ne me
parut plus satisfaisant que d’avoir des vaches sous la main. Elle a conservé son acuité de jugement et ne
se trompe guère sur son prétendant : Il a une certaine politesse non étudiée qui
part du cœur...Son âme, exempte de toutes passions, va vers le bien par une
pente naturelle... Il a plus de justesse que d’abondance d’esprit. En réalité, il était sot, et, Mlle Delaunay
avait de l’esprit pour deux ; à la fin du récit qu’elle fait de sa
première visite à M. de Staal, on ne peut s’empêcher de la voir sourire entre
les lignes : Quand je fus montée en carrosse, il mit à mes pieds un petit agneau, le
plus gras de son troupeau, qu’il me pria d’emmener avec moi. Cette galanterie
pastorale me sembla parfaitement assortie à tout le reste.
L’enthousiasme tombé, elle essaya de revenir sur sa parole. C’était
trop tard. Le duc de Maine avait déjà nommé le baron de Staal commandant de sa
compagnie. La duchesse du Maine donna de beaux habits à la mariée que l’on
conduisit à l’autel, après avoir passé un contrat par lequel la pension
accordée depuis sa prison lui était assurée.
La baronne de Staal, qui s’ennuyait au logis, fréquenta Mme
du Deffand et écrivit ses « Mémoires » qui remportèrent un grand
succès. Grimm affirme, dans sa « Correspondance », qu’il ne connaît pas de prose plus agréable que celle de Mme
de Staal, celle de Voltaire mise à part. les « Mémoires » furent
publiés en 1755, cinq ans après la mort de l’auteur, alors que le baron vivait
encore, plus stupide que jamais. Il termina sa vie avec le grade de maréchal de
camp.
La seule victime véritable de l’idylle de la Bastille fut l’infortuné
lieutenant de Maisonrouge qui s’éteignit de chagrin et de langueur.
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