jeudi 16 janvier 2014

9- Vide et mystère




DU PETIT PONT AU PONT SAINT LOUIS

Quand vient le soir, autour de Notre-Dame, la Cité se vide. la vie humaine se retire, toute la folle vie qui porte le masque de la durée et Qui mime l’illusion du bonheur. Au jardin de l’Archevêque, les nourrices bouclent les poupons dans les petites voitures, et rentrent sous la couverture le petit bras en aileron qui veut saisir un rayon encore. Les mères rassemblent les jouets ; les balles roulent dans les sacs, à dormir jusqu’à demain ; les petites filles nouent  en écheveau les cordes à sauter, et elles sautillent en même temps qu’elles nattent ; on ramasse les pelles et les seaux, les outils des terrassiers puérils ; et les femmes poussent devant elles les enfants, toujours en retard, qu’elles ramènent au bercail.
Vers le pont Saint-Louis et vers le Parvis, deux courants opposés se forment : les familles de la rive droite et celles de la rive gauche. Quelques petits chiens courent en serre-file, ça et là. Quelques vieux secouent une pipe tiède et la logent dans leur  poche. De pauvres gueux, têtes basses cherchent on ne sait quoi dans les cailloux et ramassent les journaux qui traînent. On s’appelle, on se presse ; des femmes aux visages las commandent des enfants qui rient. L’heure répand des cendres.
Devant Notre-Dame, circule un flot puissant ; il coule vers Saint-Michel, il ne reflue pas sur l’autre rive. Le jour ajuste ses voiles plus étroitement, et serre la cornette le long des tours. Les saints du porche se dorent une dernière fois ; peu à peu le sang vermeil quitte leurs fronts tranquilles, leur nez si honnête et leurs bonnes barbes qui entourent les bouches sans malice.
Notre-Dame va rester seule avec le ciel, pour la nuit. Rien n’est plus désert que ce noyau de la Ville, quand le soleil a pris passage pour l’Océan. Le cœur sublime de Paris s’est tari de tout son sang. Une lueur suprême au dedans reste suspendue à la rose. Charlemagne s’enfonce dans la tour ; les draps de l’asphalte gagnent son front têtu : il va dormir jusqu’à l’aube sous les ponts. Charlemagne est le clochard de bronze : il n’a de maison natale ni en France ni en Allemagne, ni dans Aix la Chapelle ni même à Paris.
Pour veiller ici, entre les bras de la Seine, il n’y a plus que l’Hôtel-Dieu. O forteresse de douleurs, citadelle de souffrances ; ils vivent, dans ce carré de pierres dures, pour la torture et l’agonie. Il n’est pas de nuit, là derrière ces murs, om quelque homme ne meure, où quelque pauvre femme ne soupire, que la sueur de la tombe inonde.
Nul n’a jamais connu ce désert plus que moi. J’ai mené l’amour sur les ponts de pierre, qui amarrent l’Ile aux deux rives. Les ponts de fer sont pour tout le monde ; les ponts de pierre sont pour les amoureux : ils sont de la même substance que les os. Je n’ai pas moins connu la nuit désespérée de la nef sans marins et sans capitaine. Elle est faite d’un éternel abandon et d’un mortel silence. Pourquoi Notre-Dame n’est-elle pas toujours ouverte, toute la nuit, du crépuscule à l’aurore ? Il faudrait que la supplication y fût éternelle comme le délaissement, dans quelques buissons de lumières, de loin en loin, sur le sein, sur le foie, aux pieds de la Vierge, sur son cœur


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