Le Roi
Henri IV ne quitte pas le Pont-Neuf : la pointe de l’Ile est
au Vert Galant ; et lui-même demeure sur le pont. Il l'a fait jeter sur la Seine, le plus beau
pont du monde en son temps, et le plus solide ; aujourd'hui encore, magnifique
dans ses assises et par les proportions. Le Roi vif, hardi, malin et sage pour
qui Paris vaut bien plus d'une messe, à sa maison à la belle étoile, d'où il
regarde le fleuve et les deux rives : son balcon, le haut socle de pierre, où
il se tient à cheval, comme à Fontaine-Française.
De là, jour et nuit, il voit passer son bon peuple : n'y
est-il pas pour faire l'ordre, comme le sergent de ville aux carrefours ?
En bon capitaine de mer, qui commande sur la dunette, il devait se tenir à
l'avant du navire, dans le sens de la route et du flot. S'il tourne le dos à
l'aval, s'il surveille l'amont, c'est qu'il ne veut pas perdre de vue le grand
peuple de Paris. Tant de hâte l'amuse ; tant de presse lui plaît. Toute cette
foule, si gaie et si sérieuse à la fois, tantôt musant comme si le plaisir de
vivre suffisait à entretenir la vie ; tantôt se ruant aux affaires ; avec une
sorte de plaisir encore ; ce soir, docile, complaisante et tranquille ; demain,
enragée, ivre de son destin, rebelle et folle : c'est la nation qui va et vient
de bord à l'autre ; le merveilleux navire qui roule et qui tangue, qui jamais
ne jette l'ancre dans le sommeil, et qui fait la route en même temps qu'il la
découvre.
Sur le Pont-Neuf, Paris est toujours le même à travers les
siècles. On s'y heurte, on s'y écrase. L'encombrement du charroi n'est pas
moindre un aujourd'hui qu'au siècle de Boileau. Les camions valent les haquets,
et les autos rappellent les carrosses.
Même à présent, le Pont-Neuf est le centre de Paris. Au Nord
et au Sud, à l'Est et à l'Ouest, le cerveau de la ville double, triple, décuple
en circonvolutions ; mais le sillon médian ne change pas, et le Pont-Neuf joint
les deux hémisphères. Mieux qu'à Avignon, au Pont-Neuf tout le monde y passe,
si l'on n'y danse
*
Rien n'est plus peuple de Paris que le gros quartier qui va
du Pont-Neuf à la rue Saint-Antoine, et de la Poste Centrale à l'Hôtel de
Ville. Par peuple, on entend toute sorte de gens, et non pas seulement les
prolétaires. Depuis des siècles, le populaire a déserté la Cité son premier
asile et sa première oeuvre. L'art, l'histoire, le trésor de Paris se sont
emparés de ce noyau illustre. Et le peuple, d'où les merveilles de la Cité sont
sorties, s'est retiré sur les rives. S'il ne vit plus dans l'Ile, ce peuple
grouille sur les quais ou la nef s'amarre, et dans le pâté compact de
Saint-Eustache. Devant la Cité, voilà donc les Halles, Rivoli, Saint-Antoine
qui jettent même la province et la campagne dans Paris. Le ventre énorme et les
viscères débordent les entrepôts et les magasins. Les paysans hantent ces
parages. Les commis, les employés, les servantes pullulent. Et la marée y porte
aussi les métiers de la mer. Le Pont-Neuf est la passerelle de tout ce
peuple-là. Le flot le tourne ou le traverse. Il est le lien de la cité Auguste
et mystérieuse avec le reste de l'immense Ville ; car il est tout de même posé
sur le bout de la langue du Vert Galant.
On la bâtit pour l'éternité. Pas un pont au monde, voilà
trois cent cinquante ans, n'a eu cette force qui fut proverbe, ses assises puissantes,
ce jet si large de la pierre sur les piliers ronds en corbeille, et ses arches
inébranlables. Tel est le prestige du Pont-Neuf, à Paris, et de son nom, qu'il
le partage à tout ce qui le touche.
La fameuse Samaritaine n'est plus la pompe qui fournit l'eau
à la ville ; mais c'est toujours la maison la plus populaire de Paris ; et plus
de trois siècles, en rendant ce nom évangélique inséparable du Pont-Neuf, l'ont
fixé sur les lèvres de la foule.
Les images du Pont-Neuf et de la Samaritaine sont
innombrables. Pas un peintre, pas une gravure, pas un dessin à la gloire de la
Ville, pas une planche, d'Androuet du Cerceau à Sisley, qui ne les montrent
dans le tourbillon des piétons et du charroi. Tant et si bien que Paris et le
Pont-Neuf se confondent. Le Grand Roi politique, galant et populaire, peut se
réjouir de son œuvre : sur le Pont-Neuf, une sorte d'immortalité vivante, qui
n'a pas sa pareille et ne ressemble à aucune autre, est sa récompense.
La Dauphine
Ici, comme au Pont-Neuf, on est chez Henri IV. Le Grand
Galant et un grand bâtisseur aussi : il aime sa bonne ville, plus féconde, plus
riche et plus capitale chaque jour : il se plaît à l'embellir, et veut lui être
utile. Dauphine est de trois ans la cadette de Royale. Elle a été conçue dans
la fantaisie. Paysage de pierre, à son tour l'imite la pointe de l'Ile. La
place royale est restée ce qu'elle fut, et si belle qu'elle ne le cède qu'à la Concorde et non pas même,
peut-être, au grand style de Vendôme. La Dauphine mutilée, alourdie, défigurée,
a perdu de son charmant caractère. La volonté du Roi et le talent des
architectes en avaient fait à l'aube du Grand Siècle, la place la plus
originale de Paris, une scène de roman : l'attendait l'Astrée.
Je ne sache même pas qu'il en fût une autre de ce goût et de
ce plan.. À présent, elle est amputée de sa base. La manie moderne de
l'uniforme et de l'alignement l'a rendue quelque peu cul-de-jatte. Les deux
maisons, qui mènent du Pont-Neuf à la place, montrent encore de quoi elle était
faite et dans quel esprit d'allégresse élégante on l’a bâtie.
Ils ont rasé la rue de Harlay, qui devait être si
tranquille, si discrète et si sage. On a sottement rangé au cordeau la façade
morne du Palais, qui est aveugle en dépit de ces vingt ou trente fenêtres ; et
comme si cette face n'était pas encore assez vulgaire, et assez laide, on lui a
collé ce grand goitre d'escalier. Mais
quoi qu'on en pense, la Dauphine pourtant est toujours la Dauphine. Place
fermée, bien close. Elle ne dort pas, elle sommeille ; elle regarde avec
malice, de côté. Elle a son sérieux, qui pèse lourd, les jours d'hiver, quand
le ciel bas y coule des nuées noires. Elle est en forme de coin, alors, comme
la hache de la justice voisine, posés à terre entre les bras de la Seine.
Tandis que l'ordre règne et la paix, l'arme de la justice est inutile.
Dauphine, par temps clair, respire le calme et la douceur du travail honnête,
intelligent et fin. Si elle sourit à Henri Quatre, elle ne l'appelle qu'à voix
basse ; elle serre ses coiffes sur son visage et semble le cacher. La Dauphine
est un asile entre les torrents du Pont-Neuf et des deux rives. Dès qu'on y
entre, on échappe au tumulte ; le chaos recule et s'efface ; une nappe de
silence se couvre soudain le bruit. Elle est dans l'Ile même un îlot de vieille France et de sage province. Face
au présent, le passé est provincial. Elle a un air Touraine et Valois. Vers le
Nord, elle est Valois et c'est bien la Seine qui coule là derrière. Mais vers
le Sud, par un beau matin de juin, la lumière blonde fait penser par instants
que le quai donne sur un bras de la Loire.
Les ateliers en boutique se succèdent d'arcade en arcade.
Ils sont pour les métiers comme les vignes d'Italie : elles s'enlacent aux
ormeaux ; les ateliers de la Dauphine s'enlacent au pied des vieilles façades.
Les artisans d'élite sont établis sur ce préau depuis des ans et des ans : on
compose, on imprime, on travaille au livre, et aux instruments d'optique. Les
maisons, même celle de l'un et l'autre quai, gardent un peu l'inflexion et le
dessin de la place : plus d'une à l'intérieur, suit des lignes obliques. Les
corridors, étroits et courbes, sont coupés de marches non prévues : on monte,
on descend ; on glisse sur les degrés lisses et polis. Des coins obscurs
alternent avec des jours brusques et très étranges. Une lumière verte rêve en
biseau sur les parois. Des cellules se dissimulent peut-être dans les gros murs
et des caches bizarres dans les refends.
Je me rappelle une antique demeure où j'ai connu un bon
grand-père horloger, l'oeil penché sur les roues dentées et les échappements,
tout pareil, avec ses longs cheveux blancs sur des joues d'ivoire maigres, à un
savant alchimiste en quête de la philosophale et du grand élixir.
Et un vieillard de ses amis ne vivait, en effet, que pour la
sagesse des sciences occultes, tireur d'horoscopes, lecteur de Paracelse, versé
dans le grimoire, et cherchant depuis un demi-siècle les secrets de Nicolas
Flamel avec la poudre de projection.
La Dauphine
Ici, comme au Pont-Neuf, on est chez Henri IV. Le Grand
Galant et un grand bâtisseur aussi : il aime sa bonne ville, plus féconde, plus
riche et plus capitale chaque jour : il se plaît à l'embellir, et veut lui être
utile. Dauphine est de trois ans la cadette de Royale. Elle a été conçue dans
la fantaisie. Paysage de pierre, à son tour l'imite la pointe de l'Ile. La
place royale est restée ce qu'elle fut, et si belle qu'elle ne le cède qu'à la Concorde et non pas même,
peut-être, au grand style de Vendôme. La Dauphine mutilée, alourdie, défigurée,
a perdu de son charmant caractère. La volonté du Roi et le talent des
architectes en avaient fait à l'aube du Grand Siècle, la place la plus
originale de Paris, une scène de roman : l'attendait l'Astrée.
Je ne sache même pas qu'il en fût une autre de ce goût et de
ce plan.. À présent, elle est amputée de sa base. La manie moderne de
l'uniforme et de l'alignement l'a rendue quelque peu cul-de-jatte. Les deux
maisons, qui mènent du Pont-Neuf à la place, montrent encore de quoi elle était
faite et dans quel esprit d'allégresse élégante on l’a bâtie.
Ils ont rasé la rue de Harlay, qui devait être si
tranquille, si discrète et si sage. On a sottement rangé au cordeau la façade
morne du Palais, qui est aveugle en dépit de ces vingt ou trente fenêtres ; et
comme si cette face n'était pas encore assez vulgaire, et assez laide, on lui a
collé ce grand goitre d'escalier. Mais
quoi qu'on en pense, la Dauphine pourtant est toujours la Dauphine. Place
fermée, bien close. Elle ne dort pas, elle sommeille ; elle regarde avec
malice, de côté. Elle a son sérieux, qui pèse lourd, les jours d'hiver, quand
le ciel bas y coule des nuées noires. Elle est en forme de coin, alors, comme
la hache de la justice voisine, posés à terre entre les bras de la Seine.
Tandis que l'ordre règne et la paix, l'arme de la justice est inutile.
Dauphine, par temps clair, respire le calme et la douceur du travail honnête,
intelligent et fin. Si elle sourit à Henri Quatre, elle ne l'appelle qu'à voix
basse ; elle serre ses coiffes sur son visage et semble le cacher. La Dauphine
est un asile entre les torrents du Pont-Neuf et des deux rives. Dès qu'on y
entre, on échappe au tumulte ; le chaos recule et s'efface ; une nappe de
silence se couvre soudain le bruit. Elle est dans l'Ile même un îlot de vieille France et de sage province. Face
au présent, le passé est provincial. Elle a un air Touraine et Valois. Vers le
Nord, elle est Valois et c'est bien la Seine qui coule là derrière. Mais vers
le Sud, par un beau matin de juin, la lumière blonde fait penser par instants
que le quai donne sur un bras de la Loire.
Les ateliers en boutique se succèdent d'arcade en arcade.
Ils sont pour les métiers comme les vignes d'Italie : elles s'enlacent aux
ormeaux ; les ateliers de la Dauphine s'enlacent au pied des vieilles façades.
Les artisans d'élite sont établis sur ce préau depuis des ans et des ans : on
compose, on imprime, on travaille au livre, et aux instruments d'optique. Les
maisons, même celle de l'un et l'autre quai, gardent un peu l'inflexion et le
dessin de la place : plus d'une à l'intérieur, suit des lignes obliques. Les
corridors, étroits et courbes, sont coupés de marches non prévues : on monte,
on descend ; on glisse sur les degrés lisses et polis. Des coins obscurs
alternent avec des jours brusques et très étranges. Une lumière verte rêve en
biseau sur les parois. Des cellules se dissimulent peut-être dans les gros murs
et des caches bizarres dans les refends.
Je me rappelle une antique demeure où j'ai connu un bon
grand-père horloger, l'œil penché sur les roues dentées et les échappements,
tout pareil, avec ses longs cheveux blancs sur des joues d'ivoire maigres, à un
savant alchimiste en quête de la philosophale et du grand élixir.
Et un vieillard de ses amis ne vivait, en effet, que pour la
sagesse des sciences occultes, tireur d'horoscopes, lecteur de Paracelse, versé
dans le grimoire, et cherchant depuis un demi-siècle les secrets de Nicolas
Flamel avec la poudre de projection.
Au milieu de la place, les arbres font un petit bois violet
et roux, l'hiver ; et un charmant bocage de bourgeons et d'oiseau, à la
Pentecôte. Qu'on aimerait, alors, entendre une sérénade de Mozart sous les
marronniers. La place Dauphine, en son clos retiré, ne serait-elle pas à
souhait pour les concerts et la musique ?
La maison qui fait l'angle, au quai de l'horloge, sous Louis
le bien-aimé, était celle du graveur Phlipon, le père de la fameuse Mme Roland.
Elle y est née, et moins de quarante ans plus tard, on vint l'y prendre pour la
mettre en prison et la porter de la, en charrette, à l'échafaud. Pour une
bavarde, quel châtiment d'avoir trop parlé. Combien il eût mieux valu pour
elle, sur le conseil du bon Rabelais, rester la femme muette. Les Muses de la
Révolution finissent toujours mal. La guillotine n'est pas toujours le pis.
C'est plutôt quand elles pérorent jusque dans la tombe, leur nez pendant sur
leur bouche, leurs rides pavées de fards, leurs cheveux hérissés vers Apollon
qui les fuit, et qu'elles inondent de leur éloquence le peuple qui ne les
écoute pas et les cède à la nuit. Il reste les vieux singes dans les cages de
la renommée, qui leur font des grâces et qui leur envoient des baisers verts et
moisis. Pauvre Manon Phlipon, elle a la tignasse échevelée du tribun ; elle
ressemble à un vieux jeune homme. Comme on va lui couper la tête, elle harangue
encore la postérité : « Liberté, Liberté, fait-t-elle, que de crimes on commet
en ton nom. » Et ce cri même est un emprunt à l'antique, où c’est la vertu
qu'on apostrophe. Voilà pour apprendre aux femmes à faire de la politique, à
lire Plutarque et chatouiller la Révolution.
Plus chère encore aux artistes la Dauphine, s'ils savaient
qu'au temps de Pompadour et de Louis XVI, elle fut tout à eux. Le XXe siècle
n'a rien inventé : quand les peintres exposent leurs chefs-d'oeuvre en plein
vent, à Montmartre, ou à Montparnasse, et qu'ils mettent au soleil leurs
meilleures croûtes à griller, ils imitent la mode de leurs anciens, quelque
deux cents ans plus tôt. Sur la place Dauphine, au printemps s'ouvrait chaque
année « l'Exposition de la jeunesse » : elle portait sans mentir ce beau nom.
Les artistes à leurs débuts montraient là ce qu'il pouvait faire ; et c'est à
l'ombre des marronniers en fleur de la Dauphine, que Lancret a découvert
Chardin. Plaise au ciel, qu'un autre Chardin se révèle à Montparnasse, sinon ce
soir, après demain.
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