jeudi 16 janvier 2014

2- Le Roi et la Dauphine

Le Roi

Henri IV ne quitte pas le Pont-Neuf : la pointe de l’Ile est au Vert Galant ; et lui-même demeure sur le pont. Il  l'a fait jeter sur la Seine, le plus beau pont du monde en son temps, et le plus solide ; aujourd'hui encore, magnifique dans ses assises et par les proportions. Le Roi vif, hardi, malin et sage pour qui Paris vaut bien plus d'une messe, à sa maison à la belle étoile, d'où il regarde le fleuve et les deux rives : son balcon, le haut socle de pierre, où il se tient à cheval, comme à Fontaine-Française.
De là, jour et nuit, il voit passer son bon peuple : n'y est-il pas pour faire l'ordre, comme le sergent de ville aux carrefours ? En bon capitaine de mer, qui commande sur la dunette, il devait se tenir à l'avant du navire, dans le sens de la route et du flot. S'il tourne le dos à l'aval, s'il surveille l'amont, c'est qu'il ne veut pas perdre de vue le grand peuple de Paris. Tant de hâte l'amuse ; tant de presse lui plaît. Toute cette foule, si gaie et si sérieuse à la fois, tantôt musant comme si le plaisir de vivre suffisait à entretenir la vie ; tantôt se ruant aux affaires ; avec une sorte de plaisir encore ; ce soir, docile, complaisante et tranquille ; demain, enragée, ivre de son destin, rebelle et folle : c'est la nation qui va et vient de bord à l'autre ; le merveilleux navire qui roule et qui tangue, qui jamais ne jette l'ancre dans le sommeil, et qui fait la route en même temps qu'il la découvre.
Sur le Pont-Neuf, Paris est toujours le même à travers les siècles. On s'y heurte, on s'y écrase. L'encombrement du charroi n'est pas moindre un aujourd'hui qu'au siècle de Boileau. Les camions valent les haquets, et les autos rappellent les carrosses.
Même à présent, le Pont-Neuf est le centre de Paris. Au Nord et au Sud, à l'Est et à l'Ouest, le cerveau de la ville double, triple, décuple en circonvolutions ; mais le sillon médian ne change pas, et le Pont-Neuf joint les deux hémisphères. Mieux qu'à Avignon, au Pont-Neuf tout le monde y passe, si l'on n'y danse

*
Rien n'est plus peuple de Paris que le gros quartier qui va du Pont-Neuf à la rue Saint-Antoine, et de la Poste Centrale à l'Hôtel de Ville. Par peuple, on entend toute sorte de gens, et non pas seulement les prolétaires. Depuis des siècles, le populaire a déserté la Cité son premier asile et sa première oeuvre. L'art, l'histoire, le trésor de Paris se sont emparés de ce noyau illustre. Et le peuple, d'où les merveilles de la Cité sont sorties, s'est retiré sur les rives. S'il ne vit plus dans l'Ile, ce peuple grouille sur les quais ou la nef s'amarre, et dans le pâté compact de Saint-Eustache. Devant la Cité, voilà donc les Halles, Rivoli, Saint-Antoine qui jettent même la province et la campagne dans Paris. Le ventre énorme et les viscères débordent les entrepôts et les magasins. Les paysans hantent ces parages. Les commis, les employés, les servantes pullulent. Et la marée y porte aussi les métiers de la mer. Le Pont-Neuf est la passerelle de tout ce peuple-là. Le flot le tourne ou le traverse. Il est le lien de la cité Auguste et mystérieuse avec le reste de l'immense Ville ; car il est tout de même posé sur le bout de la langue du Vert Galant.
On la bâtit pour l'éternité. Pas un pont au monde, voilà trois cent cinquante ans, n'a eu cette force qui fut proverbe, ses assises puissantes, ce jet si large de la pierre sur les piliers ronds en corbeille, et ses arches inébranlables. Tel est le prestige du Pont-Neuf, à Paris, et de son nom, qu'il le partage à tout ce qui le touche.
La fameuse Samaritaine n'est plus la pompe qui fournit l'eau à la ville ; mais c'est toujours la maison la plus populaire de Paris ; et plus de trois siècles, en rendant ce nom évangélique inséparable du Pont-Neuf, l'ont fixé sur les lèvres de la foule.
Les images du Pont-Neuf et de la Samaritaine sont innombrables. Pas un peintre, pas une gravure, pas un dessin à la gloire de la Ville, pas une planche, d'Androuet du Cerceau à Sisley, qui ne les montrent dans le tourbillon des piétons et du charroi. Tant et si bien que Paris et le Pont-Neuf se confondent. Le Grand Roi politique, galant et populaire, peut se réjouir de son œuvre : sur le Pont-Neuf, une sorte d'immortalité vivante, qui n'a pas sa pareille et ne ressemble à aucune autre, est sa récompense.

La Dauphine

Ici, comme au Pont-Neuf, on est chez Henri IV. Le Grand Galant et un grand bâtisseur aussi : il aime sa bonne ville, plus féconde, plus riche et plus capitale chaque jour : il se plaît à l'embellir, et veut lui être utile. Dauphine est de trois ans la cadette de Royale. Elle a été conçue dans la fantaisie. Paysage de pierre, à son tour l'imite la pointe de l'Ile. La place royale est restée ce qu'elle fut, et si belle qu'elle ne  le cède qu'à la Concorde et non pas même, peut-être, au grand style de Vendôme. La Dauphine mutilée, alourdie, défigurée, a perdu de son charmant caractère. La volonté du Roi et le talent des architectes en avaient fait à l'aube du Grand Siècle, la place la plus originale de Paris, une scène de roman : l'attendait l'Astrée.
Je ne sache même pas qu'il en fût une autre de ce goût et de ce plan.. À présent, elle est amputée de sa base. La manie moderne de l'uniforme et de l'alignement l'a rendue quelque peu cul-de-jatte. Les deux maisons, qui mènent du Pont-Neuf à la place, montrent encore de quoi elle était faite et dans quel esprit d'allégresse élégante on l’a bâtie.
Ils ont rasé la rue de Harlay, qui devait être si tranquille, si discrète et si sage. On a sottement rangé au cordeau la façade morne du Palais, qui est aveugle en dépit de ces vingt ou trente fenêtres ; et comme si cette face n'était pas encore assez vulgaire, et assez laide, on lui a collé ce grand goitre  d'escalier. Mais quoi qu'on en pense, la Dauphine pourtant est toujours la Dauphine. Place fermée, bien close. Elle ne dort pas, elle sommeille ; elle regarde avec malice, de côté. Elle a son sérieux, qui pèse lourd, les jours d'hiver, quand le ciel bas y coule des nuées noires. Elle est en forme de coin, alors, comme la hache de la justice voisine, posés à terre entre les bras de la Seine. Tandis que l'ordre règne et la paix, l'arme de la justice est inutile. Dauphine, par temps clair, respire le calme et la douceur du travail honnête, intelligent et fin. Si elle sourit à Henri Quatre, elle ne l'appelle qu'à voix basse ; elle serre ses coiffes sur son visage et semble le cacher. La Dauphine est un asile entre les torrents du Pont-Neuf et des deux rives. Dès qu'on y entre, on échappe au tumulte ; le chaos recule et s'efface ; une nappe de silence se couvre soudain le bruit. Elle est dans l'Ile même un îlot  de vieille France et de sage province. Face au présent, le passé est provincial. Elle a un air Touraine et Valois. Vers le Nord, elle est Valois et c'est bien la Seine qui coule là derrière. Mais vers le Sud, par un beau matin de juin, la lumière blonde fait penser par instants que le quai donne sur un bras de la Loire.

Les ateliers en boutique se succèdent d'arcade en arcade. Ils sont pour les métiers comme les vignes d'Italie : elles s'enlacent aux ormeaux ; les ateliers de la Dauphine s'enlacent au pied des vieilles façades. Les artisans d'élite sont établis sur ce préau depuis des ans et des ans : on compose, on imprime, on travaille au livre, et aux instruments d'optique. Les maisons, même celle de l'un et l'autre quai, gardent un peu l'inflexion et le dessin de la place : plus d'une à l'intérieur, suit des lignes obliques. Les corridors, étroits et courbes, sont coupés de marches non prévues : on monte, on descend ; on glisse sur les degrés lisses et polis. Des coins obscurs alternent avec des jours brusques et très étranges. Une lumière verte rêve en biseau sur les parois. Des cellules se dissimulent peut-être dans les gros murs et des caches bizarres dans les refends.
Je me rappelle une antique demeure où j'ai connu un bon grand-père horloger, l'oeil penché sur les roues dentées et les échappements, tout pareil, avec ses longs cheveux blancs sur des joues d'ivoire maigres, à un savant alchimiste en quête de la philosophale et du grand élixir.
Et un vieillard de ses amis ne vivait, en effet, que pour la sagesse des sciences occultes, tireur d'horoscopes, lecteur de Paracelse, versé dans le grimoire, et cherchant depuis un demi-siècle les secrets de Nicolas Flamel avec la poudre de projection.
La Dauphine

Ici, comme au Pont-Neuf, on est chez Henri IV. Le Grand Galant et un grand bâtisseur aussi : il aime sa bonne ville, plus féconde, plus riche et plus capitale chaque jour : il se plaît à l'embellir, et veut lui être utile. Dauphine est de trois ans la cadette de Royale. Elle a été conçue dans la fantaisie. Paysage de pierre, à son tour l'imite la pointe de l'Ile. La place royale est restée ce qu'elle fut, et si belle qu'elle ne  le cède qu'à la Concorde et non pas même, peut-être, au grand style de Vendôme. La Dauphine mutilée, alourdie, défigurée, a perdu de son charmant caractère. La volonté du Roi et le talent des architectes en avaient fait à l'aube du Grand Siècle, la place la plus originale de Paris, une scène de roman : l'attendait l'Astrée.
Je ne sache même pas qu'il en fût une autre de ce goût et de ce plan.. À présent, elle est amputée de sa base. La manie moderne de l'uniforme et de l'alignement l'a rendue quelque peu cul-de-jatte. Les deux maisons, qui mènent du Pont-Neuf à la place, montrent encore de quoi elle était faite et dans quel esprit d'allégresse élégante on l’a bâtie.
Ils ont rasé la rue de Harlay, qui devait être si tranquille, si discrète et si sage. On a sottement rangé au cordeau la façade morne du Palais, qui est aveugle en dépit de ces vingt ou trente fenêtres ; et comme si cette face n'était pas encore assez vulgaire, et assez laide, on lui a collé ce grand goitre  d'escalier. Mais quoi qu'on en pense, la Dauphine pourtant est toujours la Dauphine. Place fermée, bien close. Elle ne dort pas, elle sommeille ; elle regarde avec malice, de côté. Elle a son sérieux, qui pèse lourd, les jours d'hiver, quand le ciel bas y coule des nuées noires. Elle est en forme de coin, alors, comme la hache de la justice voisine, posés à terre entre les bras de la Seine. Tandis que l'ordre règne et la paix, l'arme de la justice est inutile. Dauphine, par temps clair, respire le calme et la douceur du travail honnête, intelligent et fin. Si elle sourit à Henri Quatre, elle ne l'appelle qu'à voix basse ; elle serre ses coiffes sur son visage et semble le cacher. La Dauphine est un asile entre les torrents du Pont-Neuf et des deux rives. Dès qu'on y entre, on échappe au tumulte ; le chaos recule et s'efface ; une nappe de silence se couvre soudain le bruit. Elle est dans l'Ile même un îlot  de vieille France et de sage province. Face au présent, le passé est provincial. Elle a un air Touraine et Valois. Vers le Nord, elle est Valois et c'est bien la Seine qui coule là derrière. Mais vers le Sud, par un beau matin de juin, la lumière blonde fait penser par instants que le quai donne sur un bras de la Loire.

Les ateliers en boutique se succèdent d'arcade en arcade. Ils sont pour les métiers comme les vignes d'Italie : elles s'enlacent aux ormeaux ; les ateliers de la Dauphine s'enlacent au pied des vieilles façades. Les artisans d'élite sont établis sur ce préau depuis des ans et des ans : on compose, on imprime, on travaille au livre, et aux instruments d'optique. Les maisons, même celle de l'un et l'autre quai, gardent un peu l'inflexion et le dessin de la place : plus d'une à l'intérieur, suit des lignes obliques. Les corridors, étroits et courbes, sont coupés de marches non prévues : on monte, on descend ; on glisse sur les degrés lisses et polis. Des coins obscurs alternent avec des jours brusques et très étranges. Une lumière verte rêve en biseau sur les parois. Des cellules se dissimulent peut-être dans les gros murs et des caches bizarres dans les refends.
Je me rappelle une antique demeure où j'ai connu un bon grand-père horloger, l'œil penché sur les roues dentées et les échappements, tout pareil, avec ses longs cheveux blancs sur des joues d'ivoire maigres, à un savant alchimiste en quête de la philosophale et du grand élixir.
Et un vieillard de ses amis ne vivait, en effet, que pour la sagesse des sciences occultes, tireur d'horoscopes, lecteur de Paracelse, versé dans le grimoire, et cherchant depuis un demi-siècle les secrets de Nicolas Flamel avec la poudre de projection.
Au milieu de la place, les arbres font un petit bois violet et roux, l'hiver ; et un charmant bocage de bourgeons et d'oiseau, à la Pentecôte. Qu'on aimerait, alors, entendre une sérénade de Mozart sous les marronniers. La place Dauphine, en son clos retiré, ne serait-elle pas à souhait pour les concerts et la musique ?
La maison qui fait l'angle, au quai de l'horloge, sous Louis le bien-aimé, était celle du graveur Phlipon, le père de la fameuse Mme Roland. Elle y est née, et moins de quarante ans plus tard, on vint l'y prendre pour la mettre en prison et la porter de la, en charrette, à l'échafaud. Pour une bavarde, quel châtiment d'avoir trop parlé. Combien il eût mieux valu pour elle, sur le conseil du bon Rabelais, rester la femme muette. Les Muses de la Révolution finissent toujours mal. La guillotine n'est pas toujours le pis. C'est plutôt quand elles pérorent jusque dans la tombe, leur nez pendant sur leur bouche, leurs rides pavées de fards, leurs cheveux hérissés vers Apollon qui les fuit, et qu'elles inondent de leur éloquence le peuple qui ne les écoute pas et les cède à la nuit. Il reste les vieux singes dans les cages de la renommée, qui leur font des grâces et qui leur envoient des baisers verts et moisis. Pauvre Manon Phlipon, elle a la tignasse échevelée du tribun ; elle ressemble à un vieux jeune homme. Comme on va lui couper la tête, elle harangue encore la postérité : « Liberté, Liberté, fait-t-elle, que de crimes on commet en ton nom. » Et ce cri même est un emprunt à l'antique, où c’est la vertu qu'on apostrophe. Voilà pour apprendre aux femmes à faire de la politique, à lire Plutarque et chatouiller la Révolution.

Plus chère encore aux artistes la Dauphine, s'ils savaient qu'au temps de Pompadour et de Louis XVI, elle fut tout à eux. Le XXe siècle n'a rien inventé : quand les peintres exposent leurs chefs-d'oeuvre en plein vent, à Montmartre, ou à Montparnasse, et qu'ils mettent au soleil leurs meilleures croûtes à griller, ils imitent la mode de leurs anciens, quelque deux cents ans plus tôt. Sur la place Dauphine, au printemps s'ouvrait chaque année « l'Exposition de la jeunesse » : elle portait sans mentir ce beau nom. Les artistes à leurs débuts montraient là ce qu'il pouvait faire ; et c'est à l'ombre des marronniers en fleur de la Dauphine, que Lancret a découvert Chardin. Plaise au ciel, qu'un autre Chardin se révèle à Montparnasse, sinon ce soir, après demain.

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