jeudi 16 janvier 2014

3 - LE PALAIS

Ruche d'enfer

Un monde, c'est le Palais : celui de la Comédie Humaine, et elle porte sur la tragédie du destin. L'enfer tient presque toute la place. On sait de tout temps que l'enfer ricane ; et il raisonne à perte de vue. L'enfer est bouffon, comme il est talmudiste et théologien. Il est plein d'atroces farces. Dans les sanglots et les risées, elles se jouent du haut en bas de l'édifice, entre les juges et les accusés, les avocats et la police, les coupables, les innocents, les criminels et les victimes. Des tâches en étage, à la même pièce se recommence. Les trente chambres de la Justice filtrent l'énorme confusion des Pas Perdus et de la Galerie Marchande. Les délits et le bilan de la misère, la menue monnaie de l'infamie roulent leur flot de dégoût et une puanteur grotesque dans les porcheries de la Correctionnelle. On a l'air de dormir dans les chambres : sans gestes et sans bruit, on y remue les millions et les millions, toutes les sortes d'intérêts, toutes les fureurs de la haine conjugale, toutes les trahisons de la famille, toutes les guerres sournoises de la vie privée : au-dessus de ce parquet, les cauteleuses vipères de l'intrigue dardent tous les poisons des inimitiés. Le Palais est le temple de la propriété. Et la propriété est la force égoïste, qui se croit éternelle, et qui se transmet de père en fils pour durer. Le sang hérite. Et le sang hérite dans le sang. La propriété veut la vie : elle a donc toujours raison. Et le Palais la lui assure. Il faut faire la paix et l'imposer à l'avide vermine. Aux Assises  la violence nue, les actes de la haine qui ne se contient plus, qui parle par le couteau et le feu. Les Appels, déserts et graves, jugent  les juges ; et la Cassation ne connaît plus rien, dans un air à la fois plus pur et plus rare, que la pierre impassible des textes, comme si le dernier effort de la justice dût être de comprendre l'oeuvre de l'homme plutôt que l'homme lui-même, lequel est incompréhensible en ses passions : chaque homme passionné étant une espèce, et qui serait soustrait à la loi par l'exacte équité s'il était possible que la loi fut individuelle.
Qu'est-ce enfin que le Palais ? L'Hôpital Général des âmes en proie aux fièvres et aux ulcères de l'argent. Et souvent, les médecins ne sont pas les moins malades.

*
Au Palais, l’enfer de la faute t la purgation se confondent. Le domaine de l’Enfer est si vaste qu’on ne voit pas où il finit ; et la part du Purgatoire est réduite à rien, ou presque. Mais le Paradis demeure : la Sainte Chapelle. Vide pourtant, le ciel y est encore, si les hôtes du ciel n’y sont plus, ni les pécheurs rachetés, ni les saints qui les rachètent, ni les élus.
Tout enfer a ses cercles. Le plus cruel est le plus souterrain. Le long de la Seine, sur l’horizon le plus froid, les tours se succèdent : l’Horloge Qui compte l’angoisse et les heures du condamné ; et certes, on peut dire qu’elle bat le pouls de tous les hommes ; la tour de César, où le Saint-Roi avait son cabinet, où il tenait conseil et donnait la signature ; la tour d’Argent, où l’on gardait le trésor royal, nid de violences, antre où l’avarice a couvé des abus innombrables ; et Bon Bec ou la Bavarde, la sinistre au nm railleur, la tour des supplices, le repaire des bourreaux, avec les chambres de torture : là, le plus muet bavarde, en effet, on sait lui rendre la parole : il répond à la question, et tu y répondrais, plaisant qui parles des tourments avec la mine d’en rire. On lui rompt les membres, on l’écartèle, on le dépèce à point pour qu’il vive encore et qu’il puisse parler. La torture est le ballet de la souffrance, réglé au cours des âges par la stupide cruauté : ces brutes veulent des aveux : ils les enfoncent en aguilles déchirantes dans la gorge du malheureux ; puis, ils les arrachent, et ces idiots se félicitent de les avoir obtenus ; ou même ils s’en étonnent, tant ils ont l’esprit de finesse ; on lui desserre les dents à coups de croc ; et s’il n’en compte pas assez, on lui coupe la langue. Il lui reste les cris. Les maîtres en cet art font durer le plaisir, et l’on danse toutes les figures selon les règles. O homme, combien tu as souffert, ô misérable, mon frère.
Halte à l’oasis

Nul endroit au monde où l’homme abuse plus de l’espérance qu’au Palais : elle est son mal et son remède. Même quand elle meurt, il la retient encore. Il en cherche une dernière semence dans le labour dévasté de son désespoir. S’il savait, il lèverait la tête : dans la Cour du Mai, ses yeux verraient le doigt le plus aigu, onglé d’or qui montre le ciel. Il entendrait le cri de ce clocher, qui appelle le salut et qui l’assure, la flèche de la Sainte-Chapelle, qui a promis jadis la consolation aux suppliciés, la guérison aux torturés et à ceux qui vont mourir la vie éternelle. On est ici chez saint Louis. Ce saint est le plus roi entre les rois, étant le plus juste. Le roi, en France, n’est pas la force qui peut, comme le roi du Nord, King ou Koenig. C’est le fort qui règle. Il fait et dit le droit. Et il ne fait pas le droit en vertu d’une puissance arbitraire : l’onction sainte de Reims lui en a conféré le privilège : il guérit ainsi les écrouelles de la Cité. En France, le palais du Roi est le Palais de la justice.
A la Sainte-Chapelle, l’encens de la  charité parfume la serre céleste où pousse le chêne de Vincennes. Cette châsse miraculeuse est un brasier de lumière. Je l’aime surtout par un temps de brume, quand un faible rayon l’allume, qui en fait soudain frémir et brûler la vie intérieure. Ce temps-là est aussi le temps de Paris. En est-il de mieux fait pour la méditation ? a Paris, comme au plus lointain fourré d’une forêt des Indes, il est des lieux où l’âme profonde s’enferme dans son propre monde, où elle vit avec ses rêves, où rien du tumulte extérieur et de la vaine action ne la peut pénétrer.
Saint Louis embarque dans cette nef pour la Croisade. Il ne veut pas conquérir l’Egypte ni la Palestine ni les royaumes de Saladin. Seule, la justice le pousse ; il saigne dans son cœur de laisser le tombeau de son Dieu, aux mains des Infidèles, et la Jérusalem de Jésus au pouvoir sacrilège de l’injure et du blasphème. Il ne s’est point fait gloire, mais délice d’amour, il a versé les plus longues larmes, le jour où il a reçu le don de l’ !empereur d’Orient, les insignes reliques de l’Hostie : la couronne d’épines, l’éponge au vinaigre, la lance meurtrière du flanc. Ion le réclame, pour délivrer l’éternelle victime. Jérusalem est le Paris de Jésus, au sentiment de saint Louis.

Conciergerie


Sous les tours, au plus bas, au niveau de la Seine, le dernier cercle de l’Enfer ouvre ses couloirs dans les ténèbres : la Conciergerie. Pas un nom n’est plus funeste ni plus funèbre. La Grève était plus infernale, étalant sous le ciel si doux et si lointain les horreurs de toutes les souffrances et de tous les supplices. Mais la Grève n’est plus, et le souvenir même s’en dissipe.
Toute parole, toute forme, tout regard sont à jamais inscrits dans l’air qui nous entoure. Nous ne les voyons pas, faute d’un œil qui peut capter les ondes invisibles. Mais tout est là, depuis que le monde est monde. Un clin de clairvoyance, et les visions, le spectres, les réminiscences et les revenants sont avec nous. Toute l’histoire de Paris et de la royauté vit ainsi dans le Palais de Justice. Et la Conciergerie est le charnier de cette prodigieuse chronique ; hélas, quel lieu de douleur. L’angoisse et la mort sont les guichetiers de cette porte. Ils ne la quittent pas, pour être toujours prêts à recevoir le désespoir. Dès la cour, on entre dans le deuil. On est saisi par le chagrin ; et de toutes parts, les ombres se dressent.
D’ici, toutes les charrettes sont parties qui mènent à la roue, à la hart, à l’écartèlement, au bûcher, à la guillotine. Chaque anneau de cette chaîne lugubre semble forger celui qui le suit.
Que ce soient les Templiers ou les Juifs, les ministres en disgrâce ou les hérétiques, Etienne Dolet ou Enguerrand de Marigny, les régicides ou les Rois, Ravaillac ou Marie-Antoinette, qui entre ici est perdu. Tout n’est que condamnés à mort dans ce préau sinistre. Et ceux qui ne le sont pas encore doivent l’être. A la Conciergerie on est déjà au tombeau. Une sorte de communion affreuse associe tous les malheureux ; la reine infortunée expie l’épouvantable supplice que Damiens a subi pour un coup de canif dans la redingote du roi ; et ceux qui ont jeté la Reine à Samson expient le crime de l’avoir condamnée.
Cette cour est d’une placidité noire et muette, d’une torpeur effroyable. On ne se fait pas à l’idée que tant de cris, d’imprécations et de sanglots n’aient pas un écho perpétuel entre ces grilles et ces murailles. Elle est telle, dit-on qu’il y a cent quarante ans, aux massacres de septembre. C’est un enclos louche et morne. Au rez-de-chaussée, les fenêtre plein-ceintre tendent leurs arcs sur des tunnels d’ombre. Partout, des barres et des barreaux. Au milieu de la cour, dans un carré de verdure triste, un petit arbre maigre et grêle meurt sans cesse et remeurt d’être captif, lui aussi.

Passé le seuil, des voûtes admirables. Si l’on poursuit dans la pénombre, au-delà des portes et des guichets, s’ouvrent des galeries et des salles parmi les plus belles de l’Occident. La salle des Gens d’armes est digne du palais des Papes à Avignon. La salle des Gardes a l’harmonie de la plus sombre majesté. Travées doubles, piliers énormes, puissance trapue ; et tous les piliers sont différents. Sur le profil des arcs erre le sourire de l’élégance la plus étrange dans cette gravité cruelle et cette rudesse impitoyable. Toute cette beauté est ensevelie ; et par là même elle est déchue. Un ignoble usage avilit la grandeur ; avec elle, le palais rentre sous terre. Dans ces hypogées, on rêve d’innocence et de lumière. Chaque pas consterne le rêveur éveillé. Une forêt de grilles, de trappes, de herses et de ratières. Des clous, des fers et des rivets. Les murs sont étouffants : ils étranglent le jour. Les couloirs sont en forme de menottes ; et les voûtes en entonnoirs pour la question. Le soupirail retient l’haleine expirante de la geôle. Ces petites portes ferment les cachots : reines, femmes innocentes ou Brinvilliers, princes et pauvres gueux, combien ont passé par là pour aller à l’échafaud. Et même les coins d’ombre, où glisse parfois un poisson d’or, un trait de la lumière sans péché, ont un air d’in-pace et de fosse. Les judas coulent un regard noir dans toutes ces mailles de fer. L’humidité est suspendue des larmes et du sang qui, pendant des siècles, ont coulé dans ce ténébreux silence ; et tout ce dédale souterrain ne fait qu’une énorme camisole en fer et un carcan de pierre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire