jeudi 16 janvier 2014

7-La grande cage

Il vient de là-haut jusque sur l’escalier une rumeur de galets jacassants, un ronflement de moteur qui croasse et qui siffle, un étrange vacarme roulant et sourd. En bois, en fer, en pierre, le palais est toujours le palais, que ce soit celui des aras, des hommes ou des singes : les graves professeurs, les enfants qui bondissent, les électeurs dans les comices, les députés, dès qu’ils sont assemblés, tous ils jacotent, et tous sont des jacots de diverses couleurs. La jacoterie des jacoteries est au Palais de Justice.
Ce qu’on voit dans cette Grand Cage, si les galeries tiennent lieu de barreaux, où les gros oiseaux noirs vont et viennent de tous côtés en quête de la proie, fait rêver le passant qui contemple. A la pleine eau, la cohue est frénétique et le murmure s’enfle jusqu’à devenir assourdissant. Noirs, avec la gorge blanche du rabat, les corbeaux et les pies jacassent penchés sur le client ; et ces mouches en procès qui font leur nourriture, ces vers de terre, ces insectes sont aussi gros, aussi lourds, aussi grands que les oiseaux qui s’en nourrissent. Par un prodige sans exemple, ce sont les mouches, dans cette cage, qui poursuivent les grands oiseaux, qui s’attachent à leurs ailes, qui veulent se faire happer ; et la pie va son chemin, le bec en avant, escortée de l’insecte plaideur, l’écoutant, ou ne l’écoutant pas bourdonner, plutôt que le happant.
Si l’on s’approche et qu’on prête l’oreille, on n’entend que des chiffres, comme au marché : Galerie Marchande, la bien nommée. Dates, numéros des Chambres, argent. Et l’on s’étonne ; en général, ils parlent à voix basse, ou pour le moins sur un ton modéré ; et tous ensemble, ils font le tumulte de la houle, de la mer qui monte et qui déferle sur les rocs.

*
Le temps n’est plus du Roi Poire, du sceptre parapluie et des trognes sculptées en noir par le génie de Daumier dans la pierre lithographique. La Basoche et les Chats Fourrés étaient encore une puissante tribu, il y a cent ans. Au Palais, on vivait en famille. Les trognes à la Rabelais étaient plus bouffonnes que sinistres. Les reptiles effrayants qui sont loués dans les codes, et qui s’engraissent de la paperasse sur les morts, toute la faune qui grouille sur les affaires humaines se montrait moins aux Pas Perdus qu’elle ne tissait ses toiles dans les  rues voisines et dans les antres du commerce. C’est là qu’on les trouve à Paris chez Balzacet chez Dickens à Londres, les Fraiziers, les Tullinghorn, serpents inoubliables. Ceux de Daumier tiennent plutôt de la grande farce. Ils mangent la chair, ils gobent les yeux, et rongent l’os, après avoir digéré les habits et la menue viande, au nom du droit ; ils sucent la veuve pour sauver l’orphelin ; ils mettent l’orphelin en petits pâtés pour gaver la veuve. Mais, comme dans Molière, si redoutables qu’ils soient, ils font rire.
Quand ils se rencontrent entre deux portes, à la veille de plaider l’un contre l’autre, ils s’arrêtent si semblables en leur robe, en leur allure, en toutes leurs façons qu’on les dirait se mirant :  l’un d’eux est la glace où l’autre se reconnaît et se contemple. Et leur premier mouvement semble de retenir une violente envie de rie. Une sorte de rictus goguenard joue sur leurs lèvres rases. Leurs cheveux en touffes sortent de la toque et goguenardent aussi. Et ce haut bonnet un peu penché, en arrière, sur l’occiput, a lui-même comme un reflet de raillerie. Seul, le blanc rabat éclaire d’une tache livide ces faces glabres dans tout le noir de la robe. La plupart, les museaux de Daumier sont maigres et sarcastiques. Il ne donne dans le gros réjoui aux joues rondes et rouges, qui suce encore son cigare et qui, sortant d’un gros déjeuner d’affaire, pourlèche sur ses babines le relent des truffes et une goutte de Chambertin.

*
Aux Pas Perdu, dans la Galerie Marchande, la basoche n’a plus l’air du clan, ni même de la grande tribu. Aujourd’hui, c’est un parlement, la foire des intérêts et des foules en discorde. Une confusion énorme retentit sous ces voûtes. Est-ce un ordre ? Est-ce une cohue ? Les avocats ne se distinguent plus guère par l’uniforme : il y a des barbes et des moustaches, toute sorte de bésicles et de binocles. La mode du Palais est celle de la rue. Les gras et les maigres se croisent, les illustres et les faméliques. Le brouhaha fait l’unité. Ici, le silence est la mort. Tout ce va-et-vient noir, de long en large, demi tour à gauche, demi tour à droite, tous ces gros oiseaux aux ailes de serge, un voyageur tombé de Jupiter et de Saturne, où les proportions sont cent fois celles de la terre, il les verrait comme on distingue une goutte d’eau sur la plaque du microscope : noires, agitées en tous sens, animées d’une oscillation pendulaire, obliques et perpendiculaires, parallèles et tangentes, il croirait voir une masse de sangsues et de langues que baratte le mouvement brownien. Les plaideurs sont des langues grises et jaunes enduites de bile et de mucus, langues du mauvais estomac, du typhus et de l’ictère, ou du malheureux qui va mourir de faim.
Mélange et remuement, cette extrême confusion est aussi un chaos des sexes. pas une des avocates qui ne fasse des grâces, pour qu’on sente sa jupe de femme sous la robe d’homme. Et celles qui font l’homme sont plus ridicules et plus en scène que les autres. Elles vont à grands pas, dans une hâte qui n’a pas une minute à perdre. Elles affectent l’air grave, et n’affectent pas moins la facétie. Elles rient fort, ou serrent les lèvres, avares d’une parole si précieuse, réservée seule aux juges. En courant, elles tendent la main à un confère. Chaque geste affiche l’importance. Avec trois procès par an, elles ont la mine de plaider trois fois par jour devant le Saint-Esprit en personne. Elles offrent leurs cheveux blancs au respect de Dieu le Père, et à Vénus le feu mutin de leurs cheveux rouges. Une, aux rides mauvaises, a le front et les lèvres pleines de boutons : sa peau à l’acné de la haine. Une autre est la sémillante, une vraie frégate à l’abordage : elle tortille ses fesses comme si elle y avait serré un dossier secret.
Tous et toutes vivent pour le client qui les attend, pour celui qu’ils guettent, et chaque avocat pour tous les autres, ceux-ci crèvent d’envie, ceux-là de suffisance. En hiver, pas un souffle d’air pur ne rafraîchit cette salle en pestilence. Qui, à larges battants, ouvrira les portes ? Salle des Pas Perdus, couloirs des Perds Toute Espérance. Encore une fois, poussons la porte.
PER ME SI VA

Si claire en été, si noire en brumaire, cette Galerie a un air, une couleur, une odeur des plus singulières : on ne sait quoi de mort et de vivant à la fois, de bouffon et de sinistre. On s’y sent en danger, à l’abri de la loi : quelle farce plus lugubre, avoir peur et commencer de se croire perdu dans la maison tutélaire de la justice ? Le monstre ne se révèle pas du premier coup. Il est d’autant plus redoutable qu’on se porte à sa rencontre avec confiance. Ce lieu ne semble d’abord pas si différent d’un autre. Et pourtant il est séparé de toute la Ville : on le voit sur un socle, dès qu’on s’en avise. Les habits, les gestes, le va-et-vient, les regards surtout ne sont pas comme ailleurs ; ce monde est à part : il ne communique avec l’autre que par les intrus qu’il enveloppe et les patients qu’il happe. Grouillant de toute une foule, cette Galerie paraît l’inhumaine avenue, sans arbres et sans espoir, qui conduit à toute sorte d’amphithéâtres et de cliniques, où l’on ampute, où on dissèque, où l’on endort, on tranche, on coupe, on arrache, où toutes les misères sont mises à nu, sans couteau ni scalpel visibles, et sans cris. Un tel hôpital est le plus terrible du monde : il n’est pas fait pour les malades, mais les malades pour lui. On y pousse des gens en bonne santé ou des convalescents ; et à peine sont-ils entrés, on leur inocule des maux et des infections épouvantables ; point de lancette, un seul coup d’œil suffit, et le visiteur est pourvu de sa fièvre ou de son ulcère. Il ne vit plus, dès lors, que pour se faire soigner, et quand on lui a retranché un membre pour le guérir, on lui coupe l’autre pour le persuader qu’il revient à la santé
Grande Galerie du Palais, limbes de l’enfer. Il n’en est pas de plus étrange : tout s’u fait par la parole, à demi voix, à voix basse, en murmure ou très haut. La parole fait le mal, mortel ou non. A mesure qu’elle le conseille, l’ausculte et le soigne, elle l’empire. Les robes noires courent parmi les malades, volent, se posent et repartent : les matassins de Pourceaugnac ne son pas, à beaucoup près si hilares et si hardis. Mais il n’y a plus de quoi rire. Entre ces coulisses de pierre, règne une gaîté sinistre. L’humour du Palais est fort sombre.
On reconnaît les vieux plaideurs à leurs façons coléreuses et désolées, irritées tour à tour, écrasées et maniaques. Ils ne savent que trop ce qui les attend ; et néanmoins ils se donnent sans cesse le change. Rien n’est plus près des joueurs : la ruine leur est une preuve qu’il faut toujours perdre ; ils jouent pourtant. Et plus ils perdent, plus ils tentent de gagner. Sans y croire : mais leur passion croit pour eux.
Quant aux plaideurs novices, on voudrait en rire, ils font pitié. Ils ont tous la mine de quitter le bateau, après avoir eu le mal de mer toute la nuit. Ils sont sûrs de tenir la terre ferme ; toutefois, ils vacillent. Assignation, rendez-vous fatal avec la Justice : qu’ils attaquent ou qu’ils se défendent, ils tremblent. Même s’ils bravent, ils ne font pas bonne contenance : car tout montre qu’ils sont incertains. Leur agitation est tristement comique : ils se démènent près de leur avocat : ils voudraient être tout ensemble à ses côtés, face à lui, dans ses yeux, dans ses bras ; et souvent  l’avocat les écoute sans les entendre ; on ne lit même pas l’indifférence sur son front, mais une totale absence.
S’il attend son robin, le plaideur novice est à l’agonie : il court de tous les côtés, à droite, à gauche, de bout en bout de la galerie. Et s’il vient au Palais pour la première fois, on croirait un fou. Les moins atteints ont l’allure des ivrognes. Tous, ils cherchent, ils quêtent, à l’aveugle. Ils veulent interroger et n’osent pas. Le papier bleu à la mai,n ils s’inquiètent d’être en retard et de n’arriver pas à l’heure : ils ne savent pas encore qu’il sera temps pour eux dans six mois ou un an.
A la façon des mouches enfermées dans une chambre et des insectes dans une boîte, ils tournent en rond : ils valsent sur eux-mêmes. Affolés, ils font sur place de minces tourbillons : et la figure qu’ils décrivent est la spirale d’un interminable et ridicule tire-bouchon.
Où ? Quand ? Est-ce là ? Est-ce moi ? Que dois-je faire ? Ils se précipitent dans le couloir des Correctionnelles. Mais là, leur angoisse est au comble : plusieurs chambres : où est la leur ? Laquelle est la bonne ? Et certes, la meilleure est la pire, peut-être. Pour les achever, les Appels alternent avec la Première Instance. Et le papier bleu aux doigts, flamme de punch infernale et solide, les brûle jusqu’à la pointe du crâne. Ils ne sont pas loin de le prendre pour un mandant d’amener, ou l’ordre de leur proche exécution.

*
Or, dans le tunnel des Correctionnelles, des robes noires sont assises : face aux portes des chambres, dos aux fenêtres, elles font des ombres fatidiques : elles attendent la mouche. Une paraît, incertaine et minable, qui cherche en tournaillant le lieu de son supplice : la tête renversée, elle crie en silence au secours. Alors, d’un bond, une des ombres noires se dresse, et se présente au triste frelon. Il est pris.
Instruments misérables et perfides d’un terrible destin, ces avocats faméliques guettent le client de passage. Ils ressemblent si fort à la malheureuse qui, la nuit venue, monte la garde du stupre sur le trottoir, qu’on a honte pour eux de leur attente affamée et de leur férocité patiente.
Calme et complaisant,  il va droit au plaideur comme à un rendez-vous. Il l’interroge, il le rassure et le guide. D’un seul regard, il a bien lu que l’insecte encourt, tout au plus, cinquante francs d’amende.


-          Hé là, fait-il, Monsieur, il faut vous défendre.
-          Vous croyez ?
-          Mais oui
-          Je n’ai rien à me reprocher
-          Sans doute, sans doute. Mais ici, il n’est pas prudent d’être sans défense. Ne fût-ce que pour dire un mot, il vous faut un défenseur. Sans quoi, on ne vous écoute même pas.
-          H, Monsieur, Maître, veux-je dire, consentiriez-vous … ?
-          Pourquoi pas ? je puis me présenter et parler pour vous
-          Ha, vous me sauvez.
-          C’est notre office. Il y a quelques frais pourtant
-          Je ne m’y attendais pas
-          On doit toujours s’attendre aux frais, quand il s’agit de la justice. Sans le frais, il fait trop chaud au Palais. Ha ha !
-          Je n’ai rien sur moi
-          Cherchez bien, on a toujours quelque chose.
-          Vraiment ? vous pensez ?
-          J’en suis sûr. Combien avez-vous ? Heu, cent francs, c’est bien peu. Cherchez bien dans vos poches. Cent cinquante ? Heu voyons. Donnez toujours.

Robe devant, veston derrière, ils entrent dans la Chambre. En voilà un de plus dans la souricière. Nul ne sort d’ici, qui s’y risque une fois. Nul ne s’en tire, s’il ne fuit. Et mieux vaut pour lui qu’il y laisse une patte que d’en défendre quatre.

*
Cependant, entre les ombres assises, le long du couloir, tout d’un coup retentit un aboi épouvantable. Les murs en renvoient l’écho de toutes parts. Une des robes noires avoie ainsi, de temps en temps, sur ce ton d’atroce trompette chinoise. Il ne sait pas lui-même pour quoi ni comment il forme des sons si rauques dans sa gorge avocate. C’est une sorte de petit vieux, aux joues grises, marquées de plaques violettes. L’horreur de sa vie lui sort de la poitrine en clameurs confuses, comme un soufflet expire, comme une vessie crève sous le talon d’un passant.
Près de lui, un autre avocat marron fait avec son nez de hideuses grimaces à son menton. Il siffle en respirant ; l’asthme de ce brèche-dents ne cède pas à l’assaut des boules de gomme : il les enfonce avec rage, l’une après l’autre, sur sa langue bleue d’ara.
Il en est un encore, qui doit avoir une haleine terrible : il n’ouvre pas la bouche sans un recul d’effroi. Quelles lignes du Code se carient donc entre ses chicots ? Homme d’âge, fort, lourd, rouge, il crache à tout instant ; et de ses narines asphyxiées par le souffle sous-jacent, il fait un double accent circonflexe d’une laideur inouïe.
Ombres noires au guet, ombres de toutes couleurs qui passez, n’allez pas plus avant ; n’entrez pas ici. Car c’est ici le lieu où l’on perd toute espérance.

*
Et cependant, comme y a toujours des magistrats sérieux et calmes, aux yeux vivants, au regard attentif et loyal, qui font penser aux sages médecins de l’hôpital social, on voit des avocats au visage fin et triste, aux traits aigus, à la bouche humaine, simple et bonne. Un demi-rire corrige parfois l’expression un peu déçue de leur figure. Ils ne s’étalent pas. On sent que ce peuple en tumulte respecte les rares héros de l’esprit juridique. Une certaine réserve les distingue.
On gagerait qu’ils ont la parole sobre et une égale mesure dans la défense et dans l’attaque. J’en ai suivi un du regard : bien des mains se sont tendues vers lui, qu’il n’a pas refusées, mais qu’à peine s’il a prises. Et il m’a parut toucher le point juste de cette tragi-comédie : son ait était celui d’une intelligence où la compassion se défend du mépris.

*

Sur quoi, rien n’est si facile que de tourner en dérision la justice et son vaste appareil ; rien n’est si plat ni d’une indignation plus banale. La justice est un besoin de l’homme ; et les juges sont hommes comme les criminels ; hommes, les plaideurs ; hommes les avocats. Or, l’homme est social et ne peut pas ne pas l’être. Mais il ne l’est pas à la faon du termite ou de l’abeille. Chaque unité humaine compte pour elle-même et s’assure de compter pour toutes les autres. Elles ne sont pas sacrifiées toutes ensemble, de toute éternité et dès avant la naissance, à la termitière ni à la ruche. La justice tend à l’équité. La justice est de la cité ; l’équité est de l’individu. Le Palais est le temple où elles se rencontrent et se confrontent. Et si l’une est bien souvent la victime de l’autre, tous les hommes emportent la faute et, tous, quels qu’ils soient, en cherchent l’excuse, dès que chacun fait un retour sur lui-même. Ceux qui invectivent si sottement contre la justice humaine ne l’invoquent pas moins que les autres : il en est d’eux tout ainsi que du gaillard en bonne santé se moquant de la médecine : au premier malaise, il fait venir le médecin. Il n’y aurait pas de médecins, s’il n’y avait pas de malades. Il n’y aurait pas de juges ni d’avocats, s’il n’y avait pas des hommes et des procès. Du juge comme du médecin, on exige la santé : on ne guérit pas d’être homme. Le Palis est l’hôpital général des moeurs. La grandeur de l’homme se mesure aussi à ses faiblesses, à ce qu’elles révèlent de l’idée qu’il peut se faire de lui-même et de la vie ; l’ascension est humaine, et non pas le bonheur d’atteindre le sommet. Moins le Palais, la justice de l’homme serait celle de la nature : là, point de juge, n d’avocat, ni loi de jurisprudence, ni textes ni basoche : la force seule, et l’appétit ; la proie dévorée et la violence qui dévore ; les crocs dans la gorge, les griffes dans le sang et la dent nue. Et tout ce qui n’est pas bourreau est victime.

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