jeudi 16 janvier 2014

8-NOTRE-DAME DE L’ACROPOLE

Si la France est une personne, Paris en est le chef ; et entre toutes les architectures, Notre-Dame est la personne même. Quant on pense à l’art ogival, au temple chrétien, à la maison de Dieu pendant près de deux mille ans, quoi qu’on fasse on compare toute église à Notre-Dame. Elle est plus que le modèle ou le chef d’œuvre ; elle est la norme.
Face au couchant, elle récite l’ode unique, le Magnificat, le cantique de la Vierge au Créateur, la Vierge Mère, fille de son fils. Mais n’oublie pas l’homme de la Cité, Grec de Paris, que cette fille du fils est l’élan même au fond de la pensée, l’amour en éternel appétit de la vie.
C’est pourquoi Notre-Dame est toujours en extase, toujours en volonté et toujours en prière. Le symbole de toutes les églises, qui les oriente toutes en Occident, le dos à Sion et la face à la mer occidentale, nulle part n’a l’éclat sublime et grave de Notre-Dame. L’instinct à  reçu sa loi. L’énergie a subi l’ordre. Notre –Dame sait.
La voici, les deux bras levés pour supplier et pour l’appel sans fin, tantôt au secours, tantôt l’ovation ; tantôt la douleur de l’adieu, quand elle agite le nuage au haut de la tour, et tantôt la joie de l’accueil, quand l’espérance comblée salue le retour. Elle lève les bras, pour que le soleil la perce et l’inonde. La rose est sa tête éblouie.
Elle est debout, comme une reine. Elle a la majesté. Elle reçoit l’hommage, même s’il ne lui est pas rendu : le ciel et la lumière jamais ne le lui refusent. La pluie pleure pour elle ; et les linges blancs de brumaire, comme les sombres robes de l’hiver sont les voiles de sa méditation. Elle est toujours là, cette vie immortelle, comme le prophète qui assure la victoire de son peuple, tant qu’il ales bras dressés dans la lumière, et qu’il prie, jet de l’âme au-dessus de la terre.

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Je suis seul dans l’ombre claire. Je parcours la nef, tantôt les regards aux voûtes, aux arcs et aux piliers ; tantôt dans les jardins des roses, et tantôt sur les profondeurs du vaisseau. Je me promène dans le navire. Ou bien je sors et je vais le tour de la carène ; je la mesure de poupe en proue, je l’attache aux câbles des contreforts, aux gâbles, aux gargouilles. Et plus je retiens le détail, plus il s’efface et le restitue à l’ensemble : il y entre pour disparaître, après l’avoir accru. Ainsi un instrument, un nouveau timbre dans l’orchestre : seule, la symphonie s’élève. Telle est la musique de cette architecture. Elle est pure, Notre-Dame, elle est grande ; elle est une et puissante ; elle est sobre jusqu’à la nudité. Elle est pareille à une tragédie de Racine, dix fois multipliée par Sophocle : c’est le même art qui l’impose au cœur et à l’esprit dans une autre nature. Le génie de l’homme importe plus que tout le reste. Ténébreuse et hantée de spectres, la forêt du Nord n’est pas le bois de pins, sur le Parnasse. Mais le même génie peut marier Notre-Dame verticale à  l’horizontal Parthénon.

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Le portail de la Vierge est le plus beau sans doute. Des deux scènes sculptées, qui en sont la parure, le couronnement de la Mère par son Fils est la plus touchante et la plus achevée. Ils sont assis l’un près de l’autre. Ils se contemplent, dans le fond de leur cœur. La gravité de Jésus est tendresse ; la tendresse de la Vierge est gravité. Il la bénit, et elle l’adore. Un ange pose sur sa tête la couronne que son fils lui décerne. Deux autres anges à genoux tiennent des cierges ; le ciel aussi a ses enfants de chœur. Rien de plus chaste,rien de plus grave. La mère tourne vers son fils un candide visage : elle le regarde et le vénère en joignant les mains. Elle est soumise avec ravissement : sa soumission est celle de l’herbe à la lumière. Quelle sublime révélation de la maternité : elle a créé son créateur, et lui doit tout. Jésus est d’une beauté sereine, qui est soustraite au temps : il honore la Vierge et la protège d’une bénédiction infinie. Il lui offre un sceptre qui est une fleur. Le soleil couchant dore cette entrevue céleste.
Dans les voussures, les rois de France et de Juda, les reines, les anges, les saints et les prophètes forment la cour du roi des rois. Comme ils sont tous heureux, eussent-ils même leur tête à la main ; comme ils sont calmes ; quel bonheur sérieux est le leur ! Ils ont assez bien accompli leur journée, pour jouir du moment céleste, l’instant qui dure à jamais.
On ne peut pas dire de cette vierge qu’elle est des plus belles. Leurs gestes à tous les deux, sont un peu gauches, un peu lourds ; l’attitude même est sans grâce ; sous les plis des deux robes, les  jambes écartées manquent d’élégance, comme les épaules hautes  et roides sont sans charme. Mais le sentiment est si fort, qu’il transfigure la ligne : il crée la beauté. Il est une sculpture qui fait naître l’âme de la forme. Dans la statuaire de Notre-Dame, la beauté de la forme est un reflet de la vie intérieure, une apparition de l’âme délivrée.
Pierre de Montereau, Jean de Chelles et les autres architectes de génie n’auraient pas édifié le chef-d’œuvre, si l’admirable évêque de Paris, Maurice de Sully n’avait rêvé d’élever une merveilleuse cathédrale à Notre-Dame. Maurice, fils de paysans, né à Sully sur la Loire a conçu l’édifice et l’a fait sortir de terre. Il en a poussé les travaux avec un zèle magnifique et une énergie infatigable. En moins de quinze ans, le chœur est achevé et la nef en moins de trente, à la mort de l’évêque. Dès les premiers tems, l’abbé du Mont Saint-Michel, Robert de Thorigny, pouvait écrire : «  Si l’on achève cet édifice, nul autre ne pourra lui  être comparé. »
Maurice de Sully a voulu ces proportions grandioses d’une si juste mesure : en toutes ses parties, Notre-Dame est le triomphe de l’équilibre. Le calme sublime, la sérénité souveraine de Notre-Dame, la joie au terme de la douleur, le Te Deum à la fin des épreuves, cette majesté pure, cette autorité et cette possession de soi, cette simplicité puissante étaient dans son esprit. Il est la foi toute vive ; il n’a rien de politique ; il ne vit que pour l’œuvre qu’au nom des rois et des reines de France il entend dédier à la Reine des Cieux.
Ce grand homme d’action est un grand mystique. Il est le rêveur qui a conté la légende charmante de l’oiseau. Il y avait un jeune moine qui, un soir, fut ravi en extase par le chant d’un oiseau, doux musicien caché dans la chapelle des arbres. C’était au tems d’avril. Or tel fut l’essor de cette gorge ailée, et tel le ravissement du moinillon en son cœur, qu’il a été en extase pendant trois cents ans, oui, mes frères, trois cents ans, oui mes sœurs. Et, quand il revint à lui, il fit un grand soupir ; et le chant, qui battait encore de l’aile, aussitôt le porta dans le lieu même du ramage : en paradis. Car l’oiseau qui avait ravi le bon petit moine était l’oiseau de paradis.
Je cherche ce rossignol béni dans les floraisons de la cathédrale. Toute la nature de la France, entre Seine et Loire, n’a-t-elle pas été invitée à parer l’église : aux piliers, aux chapiteaux, dans les moulures, partout le rosier et les roses, le lierre et la  renoncule, le persil, la tige du cresson, le chou, les salades, la feuille de l’orme et du platane, l’œillet, le lys et la marguerite.
L’oiseau  est parti.

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Saint Marcel est un étrange et saisissant patron, qui veille au milieu de la porte de Sainte-Anne. Je le vois, tel qu’il est, d’original, à Cluny. L’évêque, apôtre de Paris, foule aux pieds le dragon de l’enfer, et lui enfonce dans la gueule la pointe de sa crosse. Statue du pouvoir que la sainteté confère, ce saint est l’ascète décharné. Il est long, étroit et mince comme une lance ; il en a le calme inflexible. Sa tête un peu baissée regarde le démon, et sa bouche lui dit, sans crier, les mots qu’il faut pour qu’il rentre sous terre. Sa main gauche tient la crosse de l’évêque, plus haute que lui : elle n’entre pas dans le monstre à la façon d’une arme, mais comme un style qui écrit une condamnation sans appel ; et il suffit d’un signe : une croix sans doute. Et de la droite, l’index levé, il bénit. Celle qui fait le miracle, dont le saint même n’est que l’ouvrier docile.
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Comme il est naturel, à Notre-Dame, la Vierge règne partout. Qu’elle est charmante sur la porte du cloître : elle se dresse sur le trumeau pareille à un lys unique. Elle est longue, elle est seule ; elle a juste assez de corps pour être ici ; elle n’est pas faite pour marcher sur la terre, ni pour prendre son vol. elle est reine et pure, au-dessus de son peuple, comme les reines de Chartres, mais plus haut qu’elles. En retrait, derrière ce long fuseau de femme, l’histoire du pauvre moine Théophile conte sa bonté tutélaire et sa gloire. Elle est l’espoir et le printemps du paradis, face au nord, qui souffle la bise, le vent de la mort et de la misère.
En aucun autre lieu au monde, la vocation n’est mieux inscrite ni mieux incarnée à la forme. Notre-Dame, au cœur de la Ville, fait de ce sexe un lumineux cerveau. Non pas seulement tout Paris mène à Notre-Dame, mais toute a France. L’ombilic de toutes les routes est au milieu du parvis. Tantôt rapide et tantôt lente, tantôt en méandres, tantôt droite, toute la France s’incline vers Paris, comme les vallons qui descendent de la Montagne Sainte-Geneviève et de Belleville, du Montparnasse et du Montmartre.
Notre-Dame est-elle la plus belle des cathédrales ? Non, sans doute ; ni la plus grande, no la plus lancée dans le ciel, ni la plus folle en son élan ; ni la plus enivrée de sa hauteur, ni la plus profonde en toute sorte de retours sur soi-même. Notre-Dame est la plus parfaite. Quand on tourne autour de l’église, rien ne touche bientôt que sa perfection. Le chevet est d’une puissance et d’une grâce égale. Et tantôt l’élégance l’emporte, quand les contreforts de l’abside ont la couleur de la rose thé ou du blé mur au matin vermeil ; tantôt le soir, la grandeur, quand ce gaillard d’arrière assure la nef sur des ancres infaillibles. Les ornements s’effacent. Les chimères s’envolent ; les stryges se dissipent. On ne s’arrête plus aux sculptures, une à une. Les chefs-d’œuvre de la statuaire la plus sensible ne retiennent pas plus les yeux que les figures les plus impérieuses et les formes les plus graves. On n’admire plus la flèche pour elle-même, si haute et si hardie qu’elle soit, toute épine du printemps, toute libre. Ni les tours ni les porches, rien ne prétend à une vie égoïste. Toute la beauté est au poème seul, et toute la puissance.

Si le classique est un ordre que la raison impose au sentiment, un calcul que la pensée élabore pour conférer à la passion le divin privilège de la durée, Notre-Dame est la plus classique des églises. Et certes, elle est l’image même de la France en génie : par la mesure et le choix, la soumission de toutes les parties à l’ensemble, le goût qui dissimule les excès et défend qu’ils s’affichent, par la sublime pudeur d’une grandeur qui préfère le sourire à l’éclat de la puissance ;  par l’harmonie enfin et le triomphe de la couleur à l’intérieur du vaisseau, je dirai de Notre-Dame qu’elle fut conçue et fut créée comme la plus belle et la plus vaste des tragédies. Dans Notre-Dame, l’art chrétien a son Athalie.

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