Le quai de l’Horloge a, d’abord été le Quai des Morfondus.
Il y avait bien de quoi. Le brouillard colle aux os en brumaire. Sur l’autre
rive de la Seine, la Grève se profile avec tous ses gibets, son pilori, ses
bûchers, ses établis de bourreau, la roue, le billot, la hart et les cordes,
toute la boucherie humaine. Puis, les Morfondus se sont noyés dans la brume du
fleuve. Le temps est venu du Quai des Lunettes. Enfin, l’optique mène au
pendule. Dans la tour d’angle, une horloge compte les heures depuis six cents
ans. La place Dauphine et le Palais s’inscrivent alors entre le Quai des
Orfèvres, où Henry Quatre installa les
changeurs et les manieurs d’or, et le Quai des Lunettes où s’ouvrirent les
boutiques des opticiens, des sages artisans qui mesurent le temps et les
distances, faiseurs de montres et de cadrans. Les plus illustres horlogers ont
vécu dans ces maisons au front paisible, les Bréguet, qui sont tous inventeurs
et physiciens ; et le fameux père des chronomètres, qu’on appelait
l’Ingénieur Chevalier.
Sur le quai, face au nord et à la bise d’hiver, il fait très
froid, et un froid humide qui n’a pas d’&gal à Paris. En revanche, il y
règne un jour d’atelier, une clarté étale et droite mieux faite qu’une autre
pour les métiers délicats. L’horloge a son humour : « Au Tirer de
Vers de Vase », c’est l’enseigne engageante d’un magasin où l’on offre aux
pêcheurs, patients et pacifiques, tous les engins désirés pour la chasse au
poisson. Dans une maison voisine, des poissons bien plus gros sont à l’étal, sans
compter les petits : une grande plaque de marbre noir annonce aux passants
La Gazette des Tribunaux. La vaste bâtisse prend toute la
profondeur de l’îlot, avec ses deux façades, l’une sur le quai, l’autre sur le
place. Elle a de qui s’en vanter : cette inscription vaut bien la pierre
gravée sur la porte d’un innombrable cimetière : Ci le plus immense
charnier de la terre, mille ans de crimes, de procès, d’exécutions et d’arrêts,
quel tombeau de l’honneur, de l’affection et de toute espérance.
Tout le quartier appartient à la mesure. Quartier de l’heure
et du temps, où la grande fiction de la durée et celle de l’espace cherchent à
se confondre. Mesure du temps dans le ciel et à la mer : l’astronomie et
la science nautique ont, pendant trois cents ans, trouvé ici leurs guides. Sur
ce quai, les métreurs de l’espace et du temps ont livré les lunettes célestes
et les horloges marines à La Condamine, à Clairault, à La Pérouse et
Bougainville. Moi-même, jadis, je vins dans une de ces calmes et graves boutiques
prendre un sextant, avec mon frère et le bon amiral Gourdon.
D’un certain biais, presque tous les progrès de la science
pourraient aboutir à ces vieilles maisons, si les physiciens et les géomètres
finissaient par entendre le philosophe qui leur révèle que le temps de la
physique n’est pas celui de l’esprit.
Le quai des Lunettes ne le cède pas aux savant d’Iéna si
Paris s’en mêle.
Aux horloges à eau succèdent les horloges électriques. On
mesure les onde des mouvements sismiques comme les battements du cœur. Et l’on
aune aussi les enjambées du vent. J’aime ces artisans incomparables de la
précision. Un Euclide dort toujours au
fond du rêveur, en Occident, et avec lui, il s’éveille.
Ici est né l’échappement libre, le balancier compensateur et
le spiral isochrone. Partout où la pensée épouse le temps, la spirale
intervient et donne un contour à l’ombre.
Il faut que la force motrice, toujours égale, se distribue
avec une parfaite régularité ; ou, du moins, qu’elle recherche assidûment
la perfection. Loi pleine de majesté, génie des chronomètres. L’heure n’est
plus un vain mot dans ces parages du soleil converti au balancier. Longuement
surveillée à terre, dans son avance ou son retard, la montre arrive à bord, pas
du navire et son oreille. En cet ordre, presque tout s’est fait sur cette levée
de la Seine, jusqu’à Lord Kelvin ; la science de l’heure et du compas est
toute de Paris ou de Londres.
Pour l’instrument qui règle la route, on l’appelle un
compas, en effet : mot admirable qui compte les pas de la pensée dans
l’espace à bord, la courbe le suit ; et les compas ont un chapelain qui
est l’officier des montres. Mais quoi ? Tous les mots sont beaux ou
vénérables, qui nomment ces outils de la certitude, plus propres à l’homme que
tous autres : l’alidade à lunettes, qui repère les angles ; les
octants, les sextants, l’astrolabe de mer, qui n’est pas une méduse, et les
armillaires à la façon d’Hipparque
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