jeudi 16 janvier 2014

5- HORLOGE

Le quai de l’Horloge a, d’abord été le Quai des Morfondus. Il y avait bien de quoi. Le brouillard colle aux os en brumaire. Sur l’autre rive de la Seine, la Grève se profile avec tous ses gibets, son pilori, ses bûchers, ses établis de bourreau, la roue, le billot, la hart et les cordes, toute la boucherie humaine. Puis, les Morfondus se sont noyés dans la brume du fleuve. Le temps est venu du Quai des Lunettes. Enfin, l’optique mène au pendule. Dans la tour d’angle, une horloge compte les heures depuis six cents ans. La place Dauphine et le Palais s’inscrivent alors entre le Quai des Orfèvres, où Henry Quatre installa  les changeurs et les manieurs d’or, et le Quai des Lunettes où s’ouvrirent les boutiques des opticiens, des sages artisans qui mesurent le temps et les distances, faiseurs de montres et de cadrans. Les plus illustres horlogers ont vécu dans ces maisons au front paisible, les Bréguet, qui sont tous inventeurs et physiciens ; et le fameux père des chronomètres, qu’on appelait l’Ingénieur Chevalier.
Sur le quai, face au nord et à la bise d’hiver, il fait très froid, et un froid humide qui n’a pas d’&gal à Paris. En revanche, il y règne un jour d’atelier, une clarté étale et droite mieux faite qu’une autre pour les métiers délicats. L’horloge a son humour : « Au Tirer de Vers de Vase », c’est l’enseigne engageante d’un magasin où l’on offre aux pêcheurs, patients et pacifiques, tous les engins désirés pour la chasse au poisson. Dans une maison voisine, des poissons bien plus gros sont à l’étal, sans compter les petits : une grande plaque de marbre noir annonce aux passants La Gazette des Tribunaux. La vaste bâtisse prend toute la profondeur de l’îlot, avec ses deux façades, l’une sur le quai, l’autre sur le place. Elle a de qui s’en vanter : cette inscription vaut bien la pierre gravée sur la porte d’un innombrable cimetière : Ci le plus immense charnier de la terre, mille ans de crimes, de procès, d’exécutions et d’arrêts, quel tombeau de l’honneur, de l’affection et de toute espérance.

Tout le quartier appartient à la mesure. Quartier de l’heure et du temps, où la grande fiction de la durée et celle de l’espace cherchent à se confondre. Mesure du temps dans le ciel et à la mer : l’astronomie et la science nautique ont, pendant trois cents ans, trouvé ici leurs guides. Sur ce quai, les métreurs de l’espace et du temps ont livré les lunettes célestes et les horloges marines à La Condamine, à Clairault, à La Pérouse et Bougainville. Moi-même, jadis, je vins dans une de ces calmes et graves boutiques prendre un sextant, avec mon frère et le bon amiral Gourdon.
D’un certain biais, presque tous les progrès de la science pourraient aboutir à ces vieilles maisons, si les physiciens et les géomètres finissaient par entendre le philosophe qui leur révèle que le temps de la physique n’est pas celui de l’esprit.
Le quai des Lunettes ne le cède pas aux savant d’Iéna si Paris s’en mêle.
Aux horloges à eau succèdent les horloges électriques. On mesure les onde des mouvements sismiques comme les battements du cœur. Et l’on aune aussi les enjambées du vent. J’aime ces artisans incomparables de la précision.  Un Euclide dort toujours au fond du rêveur, en Occident, et avec lui, il s’éveille.
Ici est né l’échappement libre, le balancier compensateur et le spiral isochrone. Partout où la pensée épouse le temps, la spirale intervient et donne un contour à l’ombre.
Il faut que la force motrice, toujours égale, se distribue avec une parfaite régularité ; ou, du moins, qu’elle recherche assidûment la perfection. Loi pleine de majesté, génie des chronomètres. L’heure n’est plus un vain mot dans ces parages du soleil converti au balancier. Longuement surveillée à terre, dans son avance ou son retard, la montre arrive à bord, pas du navire et son oreille. En cet ordre, presque tout s’est fait sur cette levée de la Seine, jusqu’à Lord Kelvin ; la science de l’heure et du compas est toute de Paris ou de Londres.

Pour l’instrument qui règle la route, on l’appelle un compas, en effet : mot admirable qui compte les pas de la pensée dans l’espace à bord, la courbe le suit ; et les compas ont un chapelain qui est l’officier des montres. Mais quoi ? Tous les mots sont beaux ou vénérables, qui nomment ces outils de la certitude, plus propres à l’homme que tous autres : l’alidade à lunettes, qui repère les angles ; les octants, les sextants, l’astrolabe de mer, qui n’est pas une méduse, et les armillaires à la façon d’Hipparque

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