Certains historiens de Paris situent le décor des amours
d’Héloïse et d’Abélard dans la maison qui porte aujourd’hui le numéro 10 de la
rue Chanoinesse ; d’autre part, une inscription et deux sculptures datées
de 1849, ont placé au numéro 9 du quai au Fleurs la plus célèbre aventure du
Moyen Age. On peut accorder tout le monde en admettant que la demeure du
chanoine Fulbert recouvrait, avec son jardin, dans l’enclos du cloître
Notre-Dame, l’ensemble des deux emplacements.
Ce chanoine de Notre-Dame habitait avec sa jeune nièce,
Héloïse, dont la noble famille était apparentée aux Montmorency. C’était une
demoiselle vertueuse et de grand savoir qui faisait l’honneur des siens.
Pierre Abélard, né aux environs de Nantes, en 1079, était
d’une famille de petite noblesse qui le destinait au métier des armes, mais il
préféra les études et devint l’un des plus illustres professeurs de philosophie
de France. Sa réputation de travailleur incita ses disciples à faire dériver
son nom d’Abélard du substantif « abeille ».
Le meilleur document où l’on puisse découvrir la vérité sur
sa vie et ses amours, c’est lui-même qui
l’a rédigé. Cette autobiographie est un surprenant témoignage qu’il a intitulé,
à juste titre « Historia Calamitatum ». Une telle confession peut
surprendre le lecteur par son réalisme et son cynisme. Il convient donc de
rappeler que ce grand maître de la dialectique, avant de devenir le seul
intellectuel indépendant de son siècle, avait fait partie des groupes de clercs
anticonformistes, que l’on appelait les goliards.
Vagabonds scolaires, érudits anarchistes, ces jeunes gens se
permettaient de critiquer avec violence les représentants tout-puissants de
l’ordre social : le pape, les évêques, les moines, les nobles, les
militaires. Ils avaient l’audace de protester par leur libertinage, celui de
l’esprit comme celui des mœurs, contre les règles morales les mieux établies.
Ils chantaient le vin, le jeu et les filles et leurs poésies constituaient,
pour la plupart, des apologies du péché :
Plus
avides de volupté que de salut éternel
L’âme morte,
je ne me soucie que de la chair.
Utopistes et révolutionnaires, ils tentaient même de
bouleverser les traditions, ces bases de l’injustice sociale, en proclamant
qu’il convient de refuser à la noblesse, le privilège de la naissance au profit
d’une aristocratie nouvelle, celle de l’esprit et du mérite :
Le noble est celui que la vertu a ennobli ;
Le dégénéré est celui qui n’a été enrichi par aucune
vertu...
La noblesse de l’homme, c’est la promotion des humbles.
Aux chevaliers, spécialistes du fait d’armes, les goliards
ne cachaient pas leur mépris ; estimant l’intellectuel supérieur au
guerrier, les combats de l’esprit plus difficiles que ceux des armes, ils
chantaient les victoires amoureuses remportées par les clercs.
« La Chanson de Phyllis et de Flore » met en
présence deux demoiselles qui parviennent, après expérience, à se mettre
d’accord sur ce point essentiel :
Conformément
à la science
Conformément
aux usages
Le clerc se
révèle à l’amour
Plus apte que le chevalier
Le professeur Abélard
n’oubliera jamais le temps où il était l’un des meilleurs poètes goliards de
Paris, et où sur la montagne Sainte-Geneviève, tous les écoliers reprenaient en
chœur ses chansons audacieuses.
Selon la principale règle des goliards, Abélard se refuse
à prendre les armes : renonçant à l’éclat de la gloire militaire,
à ma part d’héritage, à mes privilèges de droit d’aînesse, j’abandonnais
définitivement la cour de Mars pour me retirer dans le sein de Minerve.
Préférant entre tous les enseignements de la philosophie la dialectique et son
arsenal, j’échangeai les armes de guerre contre celle de la logique et
sacrifiai les triomphes des batailles aux assauts de la discussion.
A Paris, où la dialectique est à la mode, Abélard séjourne à
l’école de Guillaume de Champaux, qui fut le premier à enseigner cette
discipline. Mais l’élève se révèle si habile à réfuter les idées du maître
qu’il peut songer à réaliser son rêve de jeunesse ; être professeur. C’est
Melun, résidence royale, que le nouveau chef d’école choisit pour théâtre de
son action : Dès mes premières
leçons, ma réputation de dialecticien prit une extension telle que la renommée
de mes condisciples, celle de Guillaume lui-même, peu à peu resserrée, en fut comme
étouffée.
Ce triomphe provoque la colère et le ressentiment de
Guillaume le Jaloux, qui fait hypocritement occuper la chaire parisienne de son
rival pendant qu’il enseigne à Melun. De retour à Paris, Abélard, privé de
chaire et d’école, va « établir son camps hors de la ville, sur la
montagne Sainte-Geneviève ». Cette colline, inspirée mais rustique, où les
paysans de Paris cultivent les champs et les vignobles, où les troupeaux se
promènent en liberté, attire les étudiants de toute l’Europe : on y lutte
contre la sainte ignorance et contre l’enseignement traditionnel. A Paris,
« foyer de lumière », les écoliers passionnés d’étude ont le choix
entre les cours de caractère officiel, donnés à l’école cathédrale de la Cité
et les leçons libres, que les professeurs donnent chez eux ou dans les écoles
de la rive gauche. Bien que la renommée de ce centre intellectuel soit très
étendue, quelques penseurs austères prétendent déjà que la philosophie peut
conduire à la débauche dans une ville qui ressemble beaucoup à l’antique
Babylone ; pour ceux-là, Paris n’est que l’antichambre de l’enfer : Fuyez, s’écrie saint Bernard, fuyez du milieu de Babylone et sauvez vos âmes. Tous, envolez-vous
ensemble vers les cités du refuge, où vous vivrez dans la grâce, attendant l’avenir
avec confiance tout en vous repentant de vos fautes passées.
Pierre de Celles ne se contente pas d’attaque la vie
parisienne et ses dangers, il critique l’enseignement indépendant de la rive
gauche. Il oppose aux théories d’Aristote et à la science d’Hippocrate, la
philosophie chrétienne, celle qui ne s’apprend pas... Il préfère à la culture
gréco-arabe un mysticisme ignorant et économique : Paris ! Comme tu sais à la fois ravir les âmes et les
décevoir ! Chez toi, les filets des vices, les pièges du mal et les
flèches de l’enfer perdent les cœurs innocents... Alors qu’il est, au
contraire, une école heureuse, celle où le Christ enseigne à nos cœurs la
parole de la sagesse, où, sans travail ni cours, nous apprenons la méthode de
la vie éternelle... On n’y achète pas de livre, on n’y paie pas de professeur
d’écriture.
Bologne, avec ses grandes écoles et ses docteurs éminents,
tente en vain de concurrencer l’enseignement parisien. La France conservera son
prestige. Le séjour à Paris, même s’il mène à l’enfer, est infiniment agréable
aussi les étudiants y accourent-ils en foule.
Tous sont séduits pas Abélard, le professeur qui enseigne la
joie e vivre. On se rue littéralement à ses cours, un public toujours croissant
écoute ses moindres controverses, dans la meilleure école d’Europe, à l’ombre
de la cathédrale romane de la Cité à peine terminée, entourée d’églises et de
chapelles, l’école du cloître Notre –Dame. Il a plus de trois milles disciples.
Dans tout le monde chrétien, on vante les ressources de son esprit, les charmes
de sa conversation et les mérites de sa vertu.
A trente-huit ans, ce technicien de la logique, épris de
spiritualité, ignore encore les plaisirs amoureux : il alu Ovide et il a
chanté, en bon goliard, les femmes et le jeu, mais à a « toujours vécu
dans la plus grande continence». Brusquement, on va voir ce professeur
irréprochable, grisé par le succès, renoncer à toute règle morale : Me croyant le seul philosophe au monde, ne
redoutant plus aucune attaque... je commençai à lâcher la bride à mes passions.
Et plus j’avançais dans la voie de la philosophie et la théologie, plus je
m’éloignais, par l’impureté de ma vie, des philosophes et des saints... ceux
qui ont dû leur grandeur surtout à leur chasteté.
Par un raffinement de l’esprit et des sens, Abélard,
délaissant les commerces faciles, ne choisit ni une partenaire de noble
naissance, ni une amoureuse de bonne bourgeoisie, il courtise la seule femme
digne de lui : Héloïse, dont la science est si grande que son nom est
connu dans tout le royaume. La nièce de son collègue, le chanoine Fulbert, a
dix-sept ans et elle est belle :
Elle n’était pas la dernière par la beauté, mais elle était la première par son
immense savoir. La voyant ainsi parée de toutes les séductions, je pensais à entrer en relation avec elle.
En réalité, il ne subsiste aucune preuve des
« séductions » d’Héloïse ; ses charmes physiques, évoqués à la
fin du XVIIIe siècle pour
expliquer la conduite d’Abélard, ont été idéalisés par les écrivains de 1830. Lorsque les débordements
de la sensibilité romantique, mêlés au goût du style médiéval, remirent à la mode les amants célèbres du
cloître Notre-Dame, un éditeur offrit, en 1840, à ses lecteurs, une image troublante de la nièce du
chanoine : Héloïse était grande et
sa taille, admirablement arrondie, se dressait, vigoureuse et droite comme le
palmier, souple comme le roseau qui plie coquettement sous les baisers de la
brise ; ses grands yeux ressemblaient à l’eau paisible d’un lac qui
reflète un ciel bleu, des sourcils noirs, délicieusement arqués, en relançaient
la douceur mélancolique en lui prêtant une expression de force tout à fait
méridionale...
Or, le seul portrait de la jeune fille dont pouvait
s’inspirer le rédacteur de cette notice était sculpté sur le tombeau d’Héloïse
et d’Abélard, édifié dans le musée des Monuments Français, pendant la
Révolution, sous la direction d’Alexandre Lenoir. Ce monument fut transporté, en 1817, au cimetière du
Père-Lachaise.
Lenoir, archéologue consciencieux, n’ayant lui-même retrouvé
aucun document, fit exécuter les têtes des amants légendaires selon une méthode
qu’il expose dans un ouvrage publié en 1825 : On n’a pu se procurer des statues ou des bustes authentiques d’Héloïse
et d’Abélard. Les têtes des deux statues que l’on voit ici ont été sculptées
par un artiste moderne sur le squelette de la tête de chacun des personnages.
Le témoignage de M. Lenoir permet d’affirmer que la jeune
fille était, comme Abélard, d’une « grande stature et de belles
proportions ». Ayant soigneusement observé leurs restes précieux, il
écrit, en 1795 : La tête
d’Héloïse est de belle proportion, son front, d’une forme coulante, bien
arrondie et en harmonie avec les autres parties de la face, exprime encore la
beauté parfaite. Cette tête, qui était si bien organisée, à été moulée sous mes
yeux pour l’exécution du buste d’Héloïse.
C’est encore M. Lenoir qui note les manœuvres de certains
collectionneurs audacieux : Tel est
l’empire impérissable de la vertu qu’il a été offert plusieurs fois des sommes
énormes, jusqu’à cent mille écus, pour avoir une seule dent d’Héloïse. Je n’ai
pas besoin de dire que ce sont des Anglais qui ont fait de pareilles
offres !
Que la beauté d’Héloïse ait été parfaite ou non, il est
certain qu’Abélard, tourmenté par l’amour, entreprit scientifiquement sa
conquête. Il dresse un plan d’attaque détaillé, supputant ses chances de
réussite : Je savais pouvoir
triompher aisément, mon nom était si célèbre alors, les grâces de la jeunesse
et la perfection des formes me donnaient sur les autres hommes une supériorité
si peu douteuse que je pouvais offrir indistinctement mon hommage à n’importe
quelle femme sans craindre le moindre refus, chacune étant honorée de mon
amour. Il étudie, en logicien, les moyens les plus pratiques de se
rapprocher de sa chaste victime : J’entrai
en rapport avec son oncle par l’intermédiaire de quelques-uns de ses
amis ; ils l’engagèrent à me donner un logement dans sa maison, très
voisine de mon école, moyennant une pension dont il fixerait le prix lui-même.
Cette demeure où le chanoine Fulbert vit pieusement avec sa
nièce est située à l’intérieur d’un enclos, le cloître Notre-Dame, où les
bruits de la ville ne parviennent jamais. Il n’y a pas d’atelier, pas de
taverne, pas d’échoppe, parmi les trente maisons, encadrées de jardins,
que le chapitre réserve aux chanoines.
C’est dans ce décor plein de dignité que le célèbre Abélard, trompant la
confiance du chanoine, va connaître un amour immortel.
Naïf ou cupide, le bon Fulbert accepte avec enthousiasme
d’offrir le gîte et le couvert au grand professeur, en échange des leçons de
belles-lettres et de philosophie qu’il donnera à sa nièce. Il autorise Abélard
à la châtier chaque fois qu’il la trouvera en faute ! Scrupuleusement, le
séducteur prend des notes : J’admirais
sa naïveté... me la donner, non seulement à instruire, mais à contraindre, à
châtier, était-ce autre chose que d’offrir toute licence à mes désirs et me
fournir, fût-ce contre mon gré, l’occasion de la fléchir par les menaces et les
coups, si les caresses étaient impuissantes ?
Cette dernière réflexion prouve que le maître incontesté de
l’école du cloître Notre-Dame n’avait pas une très belle mentalité. Ce
précurseur du « Disciple » de Paul Bourget suit, avec intérêt, les
progrès des sentiments amoureux chez son élève : Nous fûmes d’abord réunis par le même toit, puis par le cœur. Sous
prétexte d’étudier, nous étions tout entiers à l’amour ; ces mystérieux
entretiens que l’amour appelait de ses vœux, les leçons nous en ménageaient
l’occasion... Les livres étaient ouverts, mais il se prononçait, dans les
leçons, plus d’amour que de philosophie, plus de baisers que
d’explications ; mes mains revenaient plus souvent à son sein qu’à nos
livres, l’amour se réfléchissait dans nos yeux plus souvent que la lecture ne
les dirigeait sur les textes.
Pour mieux éloigner
les soupçons, j’allais parfois jusqu’à la frapper ; coups donnés par
l’amour, non par la colère... Par la tendresse, non par la haine, et plus doux
que tous les baumes.
La nièce du chanoine ne tarde pas à prendre goût à ces
leçons particulières : Dans notre ardeur, nous avons traversé toutes les
phases de l’amour ; tout ce que la passion peut inventer de raffinements, nous l’avons épuisé. Plus
ces joies étaient nouvelles pour nous, plus nous les prolongions avec
délice : nous ne pouvions plus nous en lasser.
Abélard renonce bientôt au rôle d’observateur. La passion
envahit le corps et l’âme du professeur qui néglige de plus en plus ses élèves.
Fatigué par les nuits blanches, il ne donne plus ses cours qu’avec indifférence
et, s’il a quelque liberté d’esprit pour composer une pièce de vers, c’est
l’amour qu’il prend pour sujet. Ce changement de comportement ne pouvait pas
passer inaperçu: Une chose aussi
visible ne devait échapper qu’à celui dont l’honneur y était particulièrement
intéressé, je veux dire l’oncle d’Héloïse. On avait essayé de lui donner des
inquiétudes, il n’y pouvait ajouter foi, d’abord à cause de l’affection sans
bornes qu’il éprouvait pour sa nièce, ensuite à cause de ma réputation de
chasteté. On ne croit pas facilement à l’infamie de ceux qu’on aime, et dans un
cœur rempli de tendresse profonde, il n’y a pas de place pour la souillure du
soupçon.
Dans le quartier, on chuchote que le locataire du chanoine
Fulbert n’est peut-être pas aussi sérieux qu’on le prétend : on dit que
l’amour se lit dans les regards d’Héloïse. L’oncle continue à croire à la vertu
des hommes. Il n’aura la certitude de ses malheurs que lorsqu’il surprendra les
coupables, tendrement enlacés : Quel
déchirement pour l’oncle à cette découverte ! Quelle douleur pour les
amants, contraints de se séparer ! Quelle honte et quelle confusion pour
moi ! De quel cœur brisé je déplorais le chagrin de la pauvre enfant...
Chacun de nous gémissait, non sur notre propre sort, mais sur le sort de
l’autre !
Le chanoine est contraint de chasser son locataire ;
mais la séparation des corps resserre l’étreinte des cœurs, et Abélard revient
clandestinement, la nuit tombée, dans la chambre d’Héloïse, malgré la peur du
scandale. Le sentiment de la honte nous
devenait d’autant plus indifférent que la jouissance de la possession était
plus douce.
Les précautions du chanoine et les rondes des patrouilles
n’empêchent pas que ces amours interdites se poursuivent jusqu’aux derniers
mois de l’année. Le scandale éclate en décembre : Il nous arriva alors ce que la mythologie raconte de Mars et de Vénus,
surpris ensemble. Héloïse sentit qu’elle allait être mère, elle me l’annonça
avec des transports d’allégresse, me consultant sur ce qu’elle devait faire.
L’audacieux Abélard enlève Héloïse et l’emmène, vêtue en
religieuse, chez sa sœur Denise, à Clisson, où elle mettra au monde un garçon à
qui l’on donne deux prénoms, Pierre, celui de son père et Astralabe, qui veut
dire astre brillant, parce que c’est un bébé d’une beauté exceptionnelle.
(Astralabe est devenu Astrolabe, ce qui n’est pas plus joli, mais prend un
autre sens).
Abélard revient seul à Paris où la douleur du chanoine
Fulbert est le sujet de toutes les conversations. Par compassion ou par
diplomatie, il lui rend visite. Il lui promet toutes les réparations possible
et lui offre d’épouser celle qu’il a séduite, à la condition, toutefois, que ce
mariage soit tenu secret « afin, précise-t-il, de ne pas nuire à sa
réputation »... Fulbert engage sa parole et embrasse son gendre
clandestin. Tout va enfin rentrer dans l’ordre bourgeois.
Hélas, la grandeur d’âme d’Héloïse l’incite à refuser
d’épouser le père de son enfant afin de ne pas nuire à son avenir. Elle demandait quelle gloire elle pourrait
tirer d’un mariage qui ruinerait ma gloire et la dégraderait autant que moi...
Quel préjudice un tel mariage porterait à l’Eglise ! Quelles larmes il
coûterait à la philosophie ! Comme il serait inconvenant et déplorable de
voir un homme créé par la nature pour le monde entier, asservi à une femme et
courbé sous un joug honteux !
Héloïse, à l’appui de sa théorie personnelle, fournit
quelques citations choisies. Elle parle de saint Jérôme et de Cicéron qui ont
prétendu que l'on ’e peut donner à la fois ses soins à une femme et à la
philosophie. Les hommes de génie ne doivent pas être encombrés d’une famille...
Quel esprit, écrit-elle, habitué aux méditations de la philosophie
et des choses sacrées, endurerait les cris des enfants, les bavardages et les
chants des nourrices et le tumulte des serviteurs ?
Elle ajoute enfin, avec la hardiesse admirable d’un esprit
libre de tout préjugé, qu’elle préfère le titre d’amante à celui d’épouse, car
elle tient à garder Abélard par le charme de la tendresse et non par celle des
chaînes du mariage : Quoique le nom
d’épouse soit jugé plus sain et plus fort, un autre aurait toujours été plus
doux à mon cœur : celui de votre concubine ou de votre fille de joie...
Espérant que plus je me ferai humble et petite, plus je m’élèverai en grâce et
en faveur auprès de vous, et que, bornée à ce rôle, j’entraverai moins vos
glorieuses destinées.
Abélard réussit à lui faire accepter la solution du mariage
très secret, capable de satisfaire tous les amours-propres : A l’aube, en présence de l’oncle d’Héloïse
et de quelques amis, nous reçûmes la bénédiction nuptiale, puis nous nous
retirâmes chacun de notre côté. Désormais, nous ne nous rencontrâmes plus qu’à
de rares intervalles, afin de tenir mieux cachée notre union.
Nouvelle complication : Fulbert et ses amis, soucieux
avant tout de la dignité rétablie, divulguent la nouvelle du
mariage. Héloïse, fidèle à son
serment, proteste contre cette information et affirme officiellement n’avoir
pas épousé Abélard. L’oncle, exaspéré, n’hésite pas à maltraiter et à insulter
la petite sotte. Devant cette attitude, Abélard enlève Héloïse une seconde fois et l’envoie
chez les nonnes d’Argenteuil qui l’ont élevée. Il lui demande de prendre, à
l’exception du voile, les habits de la religion. Peut-être va-t-il ainsi goûter
enfin quelque repos ? Pas du tout. Fulbert et ses amis considèrent qu’il
s’est joué d’eux, qu’il s’est débarrassé d’une maîtresse encombrante en la
jetant dans un couvent.
Des collègues jaloux prétendent même que le professeur de
théologie, ne pouvant oublier les délices du péché, se met à fréquenter les
filles et qu’il hante ce Val d’Amour où les ribaudes sont nombreuses, à côté du
cloître Notre-Dame, sur l’emplacement actuel du marché aux fleurs. Il succombe
tant et si bien à la tentation qu’il y laisse tout son argent. « C’est à
peine, écrit son ami Foulques de Deuil, s’il lui reste quelques hardes. »
Une telle conduite mérite le châtiment du ciel. Estimant
sans doute que le ciel tarde trop, le chanoine Fulbert organise lui-même la
punition, dont Abélard a rédigé le compte-rendu : Une nuit, pendant que j’étais endormi chez moi dans une chambre
retirée, mon serviteur, qui avait été acheté à prix d’or par mes ennemis,
ouvrit la porte de ma demeure à des bandits, conduits par Fulbert. S’étant
précipités sur moi, ils me firent subir la plus barbare et la plus honteuse des
vengeances. Vengeance si infâme que le monde en apprit la nouvelle avec grande
stupéfaction : le fer sépara de moi les parties de mon corps avec
lesquelles j’avais commis la faute dont ils se plaignaient et ils prirent la
fuite.
Accablé de honte, de douleur, peut-être de remords, Abélard
va, sans y être entraîné par la vocation, chercher la paix dans l’ombre d’un
cloître, mais, ses malheurs n’ayant point abattu sa fierté, il exige qu’Héloïse
prenne avant lui l’habit sacré.
Une fois de plus, cette femme fait preuve d’une
exceptionnelle grandeur d’âme. Comme on tentait, dans sa famille de la
soustraire au joug de la règle monastique, comme chacun s’apitoyait sur son
sort, elle s’écrie : O noble époux,
si peu fait pour un tel hymen... Criminelle que je suis, devais-je t’épouser
pour être la cause de ton malheur ? Reçois en expiation ce châtiment
au-devant duquel je veux aller. En prononçant ces paroles, elle marche vers
l’autel où elle reçoit le voile béni. Si elle accepte de sacrifier toutes ses
espérances, de perdre sa jeunesse, c’est seulement pour donner à son amant le
témoignage de son immense amour.
A son tour, Abélard consent à revêtir l’habit religieux à
l’abbaye de Saint-Denis. Sa vie de recueillement sera de courte durée. Ses
disciples le supplient de reprendre ses cours. Il fera désormais pour l’amour
de Dieu ce qu’il a fait pour l’amour de la gloire. Les succès de ses
controverses, de ses théories et de ses leçons lui valent de nouvelles
inimitiés. On le poursuit de prieuré en abbaye. Un concile condamne ses
ouvrages au bûcher. On le fait passer pour hérétique, et son traité de la
Trinité Divine provoque un grand scandale. On enferme l’auteur dans un couvent,
il s’en évade et va chercher l’oubli non loin de Nogent-sur-Seine, sur une
parcelle de terrain offerte par une âme charitable.
Le solitaire construit avec des roseaux et des branches un
bien modeste oratoire où il trouve la paix, jusqu’au jour où ses disciples
ayant découvert sa cachette, viennent par centaines s’installer près de lui,
dans des huttes ou des tentes. Ils s’unissent pour lui construire un oratoire
solide, en pierre, qu’il a l’imprudence de baptiser Le Paraclet. C’est ainsi
que l’auteur du quatrième évangile appelle le Saint-Esprit. En donnant ce nom à
son oratoire, Abélard souligne l’injustice des persécutions que lui avait
attirées son livre sur la Sainte-Trinité. Ses ennemis parlent de provocation,
et les attaques contre l’hérétique redoublent de violence. Abélard doit fuit.
Il se réfugie en Bretagne, à l’abbaye de Saint-Gildas-de-Ruys, dont les moines,
n’appréciant pas ses qualités morales, tentent, très simplement, de
l’empoisonner.
Désespéré par l’injustice des hommes, Abélard attend un
secours de le Providence... lorsqu’une nouvelle lui parvient : Héloïse et
sa communauté sont chassées d’Argenteuil. Il leur offre l’oratoire du Paraclet
et, pour la première fois depuis leur drame, les amants se retrouvent face à
face. La piété d’Héloïse, abbesse exemplaire, la sagesse du maître, donnent à
leurs entrevues la plus grande dignité. Abélard, qui sincèrement travaille pour
le bien de ses sœurs en Jésus-Christ, leur fait de fréquentes visites. Mes ses
détracteurs infatigables insinuent qu’il se rapproche de la femme qu’il a
aimée. L’état où je suis, répond
Abélard, repousse tellement l’idée de
turpitudes de ce genre, que c’est l’usage de tous ceux qui font garder des
femmes d’employer des eunuques. Ce raisonnement ne désarme pas ses ennemis
qui le font attaquer par des bandits de grand chemin.
C’est à cette période de sa misérable vie qu’il décide de
rédiger et de répandre l’histoire de ses malheurs. Lorsque Héloïse en lit une
copie, son émotion est si grande qu’elle écrit à son mari la première des
lettres qui vont immortaliser leur amour.
Des moines du XIVe siècle ont patiemment recopié
ces textes où sont étroitement mêlés l’amour divin et les passions profanes. Le
manuscrit le plus ancien que l’on ait conservé est celui de la bibliothèque de
Troyes, mais il en existe un autre, infiniment plus précieux : la copie
sur parchemin que Pétrarque emmenait toujours avec lui ; il l’a annotée,
comparant ses propres angoisses devant le péché à celle des amants du cloître
Notre Dame.
Aux cris déchirants de l’amour impossible lancés par
Héloïse, à ses confessions brûlantes, Abélard répond à la façon d’un directeur
de conscience ; il conseille à la rebelle de se tourner vers Dieu, tandis
qu’elle s’obstine, au risque de se perdre pour l’éternité, à dire la vérité, à
proclamer qu’elle n’est pas entrée en religion pour l’amour du Ciel, mais pour
celui d’un homme.
Pour la première fois, Héloïse donne à la femme le rôle
d’une esclave volontaire. L’amour courtois s’efface, la femme renonce à sa
couronne de reine des cœurs. Dès l’en-tête de son premier message à Abélard,
Héloïse définit cette humble situation qui influencera toute la littérature. A son maître, ou plutôt à son père ; à
son époux, ou plutôt son frère ; sa
servante, ou plutôt sa fille ; son épouse ou plutôt sa sœur ; à
Abélard, Héloïse.
La servante commence par exprimer la peine qu’elle a
ressentie en lisant son douloureux récit : Je doute que personne puise lire ou entendre sans pleurer le récit de
telles épreuves. Pour moi, il a renouvelé mes douleurs avec d’autant plus de
violence que le détail en était plus exact et plus expressif ; que
dis-je ? Il les a augmentées en me montrant vos périls toujours
croissants.
Changeant de ton, elle passe à la plainte de la maîtresse
abandonnée malgré son sacrifice :
Dites-moi seulement,
si vous le pouvez, pourquoi depuis notre commune entrée en religion, que vous
avez résolue sans me consulter, vous m’avez tellement délaissée, tellement
oubliée, qu’il ne m’a été donnée d’obtenir ni votre présence, ni votre parole,
pour retremper mon courage, ni même une lettre pour me consoler de votre
éloignement ? Dites-le-moi, je vous en prie, si vous pouvez...
... Si votre présence
m’est dérobée, des paroles tendres peuvent me rendre, du moins, la douceur de
votre image. Les mots ne vous manquent pas. Puis-je espérer vous trouver
libéral dans les choses, quand je vous vois avare de mots ?... Jusqu’à
présent, j’avais cru mériter de vous beaucoup d’égards, ayant tout fait pour
vous, et ne persévérant dans la retr aite
que pour vous obéir car ce n’est pas la vocation, c’est un ordre de votre
bouche, c’est votre volonté seule, qui a jeté ma jeunesse quand les austérités
de la profession monastique. C’est donc en vain que je me suis sacrifiée, si
vous ne m’en tenez aucun compte, dieu ne m’en récompensera pas car je n’ai rien
fait pour l’amour de lui. Lorsque vous êtes allé à Dieu, je vous ai suivi, que
dis-je, je vous ai précédé ; lorsque vous m’avez ensevelie la première
dans l’habit et dans les vœux sacrés, comme si vous étiez préoccupé du souvenir
de la femme de Loth qui regarda derrière elle, vous m’avez enchaîné à Dieu
avant vous-même.
Cette défiance, la
seule que vous m’ayez jamais témoignée, me pénétra, je l’avoue de douleur et de
honte. Moi qui, sans hésiter, Dieu le sait, vous aurais suivi ou précédé jusque
dans les gouffres ardents des enfers, si tel eût été votre bon plaisir, car mon
cœur n’était plus avec moi, mais avec vous. Et si, aujourd’hui plus que jamais,
il n’est pas avec vous ; il n’est nulle part, puisqu’il ne peut exister
sans vous. Faites donc qu’il soit bien avec vous, je vous en supplie, et il
sera bien avec vous si vous consentez à le plaindre, si vous lui rendez amour
pour amour, peu pour beaucoup, des mots pour des choses. Plût à Dieu, mon
bien-aimé, que vous fussiez moins sûr de ma tendresse, avec un peu moins d’assurance,
vous seriez plus inquiet.
Plus je vous ai donné
de sécurité, plus j’ai encouru votre négligence. Rappelez-vous, de grâce, ce
que j’ai fait, et songez à ce que vous me devez. Aux heures enchantées de nos
transports amoureux, on a pi se demander si je suivais l’impulsion de mon cœur
ou l’instinct du plaisir. Maintenant on
peut voir à quels sentiments j’ai obéi dès le début. J’ai frappé mes sens
d’interdit pour condescendre à votre volonté. Je n’ai rien conservé de
moi-même, rien que le droit de me faire toute à vous. Quelle injustice, de
votre part, si vous accordez de moins en moins à qui mérite de plus en plus, si
vous refusez toute reconnaissance quand on vous demande une chose si
facile ! Est-ce dont trop ? Au nom de celui auquel vous vous êtes
consacré, en nom de Dieu même, je vous conjure de me rendre votre présence,
autant qu’il vous est possible, c’est-à-dire par la vertu consolatrice de
quelques lettres. Ainsi ranimée, je vaquerai au moins avec plus de ferveur au
service divin. Autrefois, lorsque vous vouliez m’entraîner dans les voluptés du
monde, vous me visitiez sans cesse par vos lettres et chaque jour, vos chansons
mettaient sur toutes les lèvres le nom de « votre Héloïse » ;
toutes les places, toutes les maisons retentissaient de mon nom. Cette
éloquence, qui me provoquait jadis à l’amour et au plaisir, ne saurait-elle se
donner aujourd’hui le saint emploi de me porter vers le ciel ? Encore une
fois, je vous en supplie, souvenez-vous de ce que vous devez, considérez ce que
je demande, et je termine par un mot cette longue lettre :
Adieu,
mon tout.
Abélard répond enfin à cet appel désespéré par un message
prudent où il n’est fait allusion qu’à un seul amour, l’amour de Dieu. Abélard
a bien changé !
Si, depuis que nous
avons quitté le siècle pour Dieu, je ne vous ai pas adressé un mot de
consolation ou d’exhortation, ce n’est point à ma négligence qu’il faut en
attribuer la cause, mais à votre sagesse dans laquelle j’ai toujours eu une
absolue confiance. Je n’ai point cru qu’aucun de ces secours fût nécessaire à
celle à qui Dieu a départi tous les dons de sa grâce, à celle qui, par ses
paroles, par ses exemples, est capable d’elle-même d’éclairer les esprits
troublés, de soutenir les cœurs faibles, de réchauffer ceux qui s’attiédissent.
C’est ce que vous saviez faire il y a déjà longtemps, alors que vous n’étiez
encore que prieure obéissant à une abbesse. Aujourd’hui, dès le moment que vous
veillez sur vos filles avec autant de zèle que jadis sur vos sœurs, c’est assez
pour m’autoriser à penser qu’instructions ou exhortations de ma part ne peuvent
être que superflues.
A celle qui a tout sacrifié pour lui, il ne demande plus que
des prières : Aujourd’hui que je
suis loin de vous, l’assistance de vos prières m’est d’autant plus nécessaire
que je suis en proie aux angoisses d’un plus grand péril. Je vous supplie de me
prouver votre charité pour l’absent est sincère, en ajoutant à la fin de chaque
heure canoniale :... Suit le texte de prières et oraisons. Enfin, il supplie
Héloïse de faire transférer son corps au Paraclet, si ses ennemis triomphants
lui donnaient la mort.
Dans sa seconde lettre, après quelques lignes consacrées au
chagrin que lui apporterait la disparition de son bien-aimé, Héloïse sans tenir
aucun compte de ses sages, trop sages conseils, fait à Abélard l’aveu de ses
pensées coupables et, sans nulle crainte de se damner, confesse qu’elle a
souvent offensé le Ciel par le souvenir adoré de sa faute :
... Hélas, ces
voluptés de l’amour que nous avons goûtés ensemble m’ont été si douces que je
ne puis me défendre d’en aimer le souvenir, ni les bannir de ma mémoire ;
elles enveloppent mes pas, s’imposent à mes regards avec les désirs qu’elles
réveillent, et font pénétrer dans mes veines émues tous les feux du regret.
L’éternel mirage plane encore avec toutes ses illusions sur mes nuits
frémissantes. Pendant la solennité même du divin sacrifice, au moment où la
prière doit être si pure, ah ! j’en ai honte, les licencieux tableaux de
nos plaisirs captivent tellement mon cœur misérable que je suis plus occupée de
ces turpitudes que de la sainte oraison. Je pleure, non par les fautes que j’ai
commises, mais celles que je ne commets plus. Et non seulement ce que nous
avons fait, mais les heures, les lieux témoins de nos délires ; chaque
circonstance est victorieusement gravée dans mon souvenir avec votre image...
Tout recommence. Je retombe dans nos délires, et ce passé qui me ressaisit et
m’habite, même dans le sommeil, je ne m’en repose point. Des mouvements de mon
corps, des paroles qui m’échappent, viennent souvent trahir le dérèglement de
mes pensées.
Cette abbesse de vingt ans avoue qu’elle a usurpé sa
réputation de vertu et de religion :
On vante ma chasteté.
C’est qu’on ne voit pas que je suis hypocrite. On prend la pureté de la chair
pour de la vertu, comme si la vertu était l’affaire du corps et non celle de
l’âme. Je suis glorifiée sur la terre, mais je n’ai aucun mérite devant Dieu,
qui sonde les cœurs et les reins et qui voit clair dans nos ténèbres. On loue
ma religion, dans un temps où la religion n’est plus qu’hypocrisie, où, pour
être comblée de louanges, il suffit de ne point heurter les préjugés des
hommes.
... Dieu le sait,
jusqu’à présent, c’est vous plutôt que lui que j’ai toujours redouté d’offenser.
C’est à vous, bien plus qu’à lui que j’ai toujours redouté d’offenser. C’est à
vous, bien plus qu’) lui, que j’ai le désir de plaire. C’est une de vos
paroles, et non pas la vocation divine, qui m’a fait prendre le voile.
Si tout cela est perdu
pour moi, pour moi qui ne dois en recevoir ailleurs aucune récompense, voyez
comme ma vie est misérable entre toutes. Sans doute, ma dissimulation vous a
trompé comme elle a trompé les autres ; vous avez, vous aussi, attribué à
un sentiment de piété ce qui, chez moi, n’était qu’hypocrisie. Et voilà
pourquoi vous vous recommandez à mes prières, pourquoi vous réclamez de moi ce
que j’attends de vous.
Etonnante confession où le blasphème se confond avec les
serments d’amour ! A ces évocations du péché, à ces propos amers dictés
par une cruelle lucidité, le « chevalier de la dialectique » oppose
une justification du châtiment divin qui prouve la miraculeuse transformation
de son âme :
... Je voudrais
démontrer que ce qui nous est arrivé est aussi juste qu’utile... Pendant votre
retraite à Argenteuil, au couvent des religieuses, je vins secrètement vous
rendre visite, et vous vous rappelez à quels excès la passion me porta sur vous
dans un coin même du réfectoire, faute d’un autre endroit où nous puissions
nous isoler. Vous savez que notre impudicité ne fut même pas arrêtée par le
respect d’un lieu consacré à la Vierge. Fussions-nous innocents de tout autre
crime, celui-là ne méritait-il pas le plus terrible des châtiments.
Rappellerai-je maintenant nous anciennes souillures et les honteux désordres
qui ont précédé notre mariage, l’indigne trahison enfin dont je me suis rendu
coupable envers votre oncle, moi, son hôte et son commensal, en vous séduisant
avec autant d’impudence ? Qui pourrait en juger autrement, de la part de
celui que j’avais, le premier, trahi si outrageusement. Pensez-vous qu’une
blessure, une souffrance d’un instant ait pu suffire à la punition d’aussi
grands crimes ? Que dis-je ? de tels péchés méritaient-ils une telle
grâce ?
... Vous savez aussi qu’au
moment de votre grossesse, quand je vous ai emmenée dans mon pays, vous avez
revêtu l’habit sacré et que par cet irrévérencieux déguisement, vous avez
outragé la profession à laquelle vous appartenez aujourd’hui ? Voyez
maintenant si la grâce divine a eu raison de vous pousser malgré vous dans
l’état monastique dont vous n’avez pas craint de vous jouer ? Elle a voulu que l’habit
que vous avez profané servit à expier la profanation que la vérité fût le
remède du travestissement et en réparât la fraude sacrilège.
... Vous savez à
quelles turpitudes les emportements de ma passion avaient voué nos corps. ni le
respect de la décence, ni le respect de Dieu, même dans les jours de la Passion
de Notre-Seigneur et des plus grandes solennités, ne pouvaient m’arracher du
bourbier où je roulais. Vous refusiez, vous résistiez de toutes vos forces,
vous m’adressiez des remontrances ; et quand la faiblesse de votre sexe
eût dû vous protéger, j’usais de menaces et de violences pour forcer votre
consentement : je brûlais pour vous d’une telle ardeur que, pour ces
voluptés dont le nom seul me fait rougir, j’oubliais tout, Dieu et
moi-même ; la clémence divine pouvait-elle me sauver autrement qu’en
m’interdisant à jamais ces voluptés ?
Dieu s’est donc montré
plein de justice et de clémence en permettant l’indigne trahison de votre
oncle...
Ayant ainsi démontré
la miséricorde de Dieu, Abélard trace les seuls mots capable d’apaiser
le trouble d’Héloïse : le texte d’une prière pour demander au Seigneur de
les unir pour l’éternité : Achevez
aujourd’hui miséricordieusement ce que vous avez miséricordieusement commencé.
Ceux que vous avez séparés l’un de l’autre pour un jour dans ce monde,
unissez-les à vous pour l’éternité dans le ciel.
Ni la conduite d’Abélard ni l’élévation de sa pensée
n’empêchent ses ennemis de voir en lui le plus coupable des pécheurs. Saint
Benoît, champion de la croisade, se dresse en justicier, il ne lui pardonne pas
de l’avoir traité de « faux apôtre », et après avoir fait condamner
par le pape tous les textes d’Abélard, il obtient son excommunication. Le grand
humaniste, épuisé, ne rencontre quelque manifestation chrétienne qu’à Cluny, où
Pierre le Vénérable parviendra à le réconcilier avec saint Benoît et à faire
lever son excommunication.
Pierre Abélard mourut le 11 avril 1142 (63 ans), au couvent
de Saint-Marcel, sur les bords de la Saône, où l’abbé de Cluny l’avait envoyé
prendre du repos. Son corps, à la demande d’Héloïse, fut transporté au
Paraclet ; elle ne se contenta pas de le faire inhumer à la meilleure
place, devant le maître-autel, elle demanda à Pierre le Vénérable l’absolution,
sur parchemin scellé, de celui qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer. L’abbé de
Cluny lui adressa le document : « Moi, Pierre, abbé de Cluny, qui ai reçu Pierre Abélard comme moine de
Cluny et qui ai cédé son corps, secrètement transporté à Héloïse, abbesse, et
au religieuses du Paraclet ; par l’autorité de Dieu tout-puissant et de
tous les saints, je l’absous, d’office, de tous ses péchés. »
Héloïse survécut vingt-deux années à Abélard, et lorsqu’en
1164 elle rendit son dernier soupir, on déposa son corps près du sien, comme
elle en avait exprimé le vœu. La légende prétend que « celui qui, bien des
jours avant elle, avait cessé de vivre, éleva les bras pour la recevoir et les
ferma en la tenant embrassée. »
Un siècle plus tard, Jean de Meung s’intéressa aux amours
d’Héloïse et d’Abélard ; pour la première fois, il traduisit leurs lettre
en français et, lorsqu’il composa la seconde partie du « Romand de la
Rose », il rendit à Héloïse un poétique hommage :
Ele
meismes le raconte
E
escrit, e n’en pas honte
A son ami, que
tant aimait
Que pere e
seigneur le clamait
Le XVIIIe siècle, qui s’attendrit sur les « Lettre de
la Religieuse portugaise », remet à la mode la correspondance d’Héloïse.
Bussy-Rabutin avait déjà présenté les lettres à Abélard ; on publie en
Hollande la biographie des amants mise au goût du jour. En 1699, un éditeur
lance sur le marché un recueil des lettres « galantes et amoureuses »
d’Héloïse, d’Abélard et de la Religieuse portugaise. Jean-Jacques Rousseau
choisit pour titre d’un roman sentimental : « Julie ou la
Nouvelle Héloïse ». D’ Alembert
écrit à Rousseau ces quelques lignes : Quand vous dite que les femmes « ne savent ni écrire ni sentir l’amour
même », il faut que vous n’ayez jamais lu les lettres d’Héloïse, ou que
vous les ayez lues dans quelque poète qui les aura gâtées...
Diderot ne cache pas son admiration pour cette femme qui
préfère à toutes les félicités l’amour d’un
philosophe. Seule, la grincheuse Mme du Deffand souhaite, écrivant à
Horace Walpole, ne pas ressembler à l’héroïne dont elle déteste les lettres :
Soyez Abeilard, si vous voulez, mais ne
comptez pas que je sois jamais Héloïse. Est-ce que je vous ai jamais dit l’antipathie
que j’ai pour ces lettres-là ? J’ai été persécutée de toutes les
traductions qu’on en a faites et qu’on me forçait d’entendre ; ce mélange,
ou plutôt ce galimatias de dévotion, de métaphysique, de physique, me
paraissait faux exagéré, dégoutant... (2 janvier 1776)
Dès 1802, Chateaubriand attire l’attention de toute un
génération sur la voix d’Héloïse dont il vante la puissance dans le livre III
du « Génie du Christianisme » : Héloïse aime, Héloïse brûle ; mais là s’élèvent des murs glacés ;
là tout s’éteint sous des murs insensibles ; la des flammes éternelles ou
des récompenses sans fin attendent sa chute ou son triomphe. Il n’y a point d’accommodement
à espérer ; la créature et le Créateur ne peuvent habiter ensemble dans la
même âme...
Pour les romantiques, amateurs de troubadours et de croisées
à ogives, Héloïse, « sainte de l’amour », est l’objet d’un véritable culte.
Le tombeau des amants, symbole des amours malheureuses, élevé au cimetière du
Père-Lachaise, dans le style néo-gothique, devient, en 1830, un lieu de
pèlerinage.
Flaubert proteste contre cette popularité qui transforme la
noble figure d’Héloïse en un idéal niais et fade pour fillettes sentimentales :
O créatures, ô pécores romantiques qui,
le dimanche, couvrez d’immortelles son mausolée coquet, on ne vous demande pas
d’étudier la théologie, le grec ni l’hébreu dont elle tenait école, mais tâchez
de gonfler vos petits cœurs et d’élargir vos courts esprits pour admirer son intelligence
et dans son sacrifice tout cet immense amour.
Aujourd’hui encore, le monument du Père-Lachaise est fleuri,
été comme hiver, par des amoureux qui,
pour associer les battements de leur cœur à ceux des amants du Paraclet, se
permettent de graver dans la pierre du tombeau leurs prénoms enlacés. Des graffiti
comme « Emile à sa petite Renée pour la vie » ou bien « Maurice
à Juju » prouvent au passant que le souvenir d’Héloïse et d’Abélard est
toujours présent au cœur de ceux qui s’aiment.
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