lundi 18 novembre 2013

Mathilde Mauté et Paul Verlaine

La rue Nicolet s’ouvre au flanc de la Butte Montmartre, auprès de la rue du Mont-Cenis et de la rue Saint-Vincent. En 1869, le village de Montmartre est officiellement rattaché à la capitale depuis neuf ans, mais il a conservé son aspect campagnard, et les moulins à vent continuent à tourner dans le dix-huitième arrondissement. Ces moulins, qui ont fait vivre plusieurs générations de meuniers, sont depuis longtemps l’emblème du quartier.  Sous Louis XVI, cent ans avant l’ouverture du Moulin Rouge de Toulouse-Lautrec, la porcelaine de Clignancourt avait pour marque de fabrique un petit moulin à vent.
Comme aux plus beaux jours de l’époque romantique, les Parisiens continuent à monter à Montmartre, en été, pour danser sous les charmilles et boire dans les guinguettes un vin aigrelet dont on vante les vertus diurétiques : c’est alors le début du « Gay Paris ». les travaux d’Haussmann n’ont pas défiguré les rues du vieux village bordées de maisonnettes basses à toits de chaume, mais le percement de nouvelles avenues dans la capitale, en détruisant de nombreux hôtel entourés de parcs, a poussé vers Montmartre des bourgeois amateurs de verdure et des artistes épris de silence.
En 1860, un ancien notaire de province, M. Mauté de Fleurville, croyant que l’air de la Butte serait salutaire à ses enfants, a acheté, au numéro 14 de la Nicolet, un hôtel particulier entre cour et jardin, avec deux pavillons formant écurie et remise. C’est au rez-de-chaussée de cette maison, dans un salon encombré de bibelots que Verlaine connaîtra le plus bel amour de sa vie.
M. Mauté de Fleurville, dont la particule ne figure pas à l’état civil, s’estime assez heureux d’avoir épousé la veuve du marquis de Sivry, jolie femme, mondaine, élégante, ancienne élève de Chopin, qui lui a donné deux charmantes fillettes, élevées avec leur demi-frère, Charles de Sivry.
M. et Mme Mauté ont les mêmes goûts, ils aiment la bonne société, les plaisirs de la conversation et les meubles anciens. C’est pourquoi ils se sont liés d’amitié avec leur voisin, collectionneur avisé, baron d’Empire et maire de Montmartre, M. de Trétaigne.
En compagnie de la belle-fille du baron, Mme Mauté s’occupe des pauvres, des crèches et de toutes les œuvres de charité du quartier, sans oublier le pain bénit. La vie est agréable rue Nicolet. Une fois par semaine, M. de Trétaigne offre à ses voisins sa loge du Théâtre-Montmartre, où l’on applaudit les drames de Sardou et de Dumas. Mathilde, l’aînée des demoiselles Mauté, suit les cours de M. Lévy-Alvarès, les mieux fréquentés de Paris, puisqu’elle y étudie la littérature et l’aquarelle en compagnie d’Agnès de Chabot, d’Osine de Beurges, de Félicie de Gontau et de quelques autres héritières échappée du Gotha. Ses vacances, empreintes d’autant d’aristocratie que ses études, se déroulent dans des châteaux  où l’on ne rencontre que le duc de Rohan, la marquise de La Ferronays et le comte de Rességuier.


Charles de Sivry est l’animateur de toutes les fêtes familiales et mondaines ; il joue aussi bien du piano que du violon ou du violoncelle, compose des opérettes, des galops et des polkas, et il interprète avec la même virtuosité Offenbach ou Wagner. Il sort beaucoup, fréquente tous les jeunes poètes du Parnase qu’il retrouve dans le salon illustre des dames de Callias, Nina et sa mère. Charles Cros, Anatole France, François Coppée et Paul Verlaine viennent y réciter leurs premières poésies. Charles y entraîne sa mère qui joue des valses de Chopin, et Mathilde qui chante en rougissant. « Avec les sabot dondaine... » Elle a quatorze ans, n’en paraît guère plus de douze, et Verlaine ne la regarde même pas. Elle devait le revoir dans un rôle imprévu. Mme Mauté avait fait, chez le baron de Trétaigne, la connaissance de Mme Bertaux, statuaire, qui donnait de grandes fêtes musicales et littéraires dans son atelier de la rue Gabrielle. Le soir où Mathilde accompagna sa mère, il y avait au programme une courte opérette d’Edmond Lepelletier, avec musique de Charles de Sivry, se terminant par une chanson dont le titre surprit les spectateurs : Le Rhinocéros en mal d’enfant, ou le Naturaliste dans l’embarra » Le chanteur, hirsute et farouche, fit une entrée très applaudie. Il portait un macfarlane fauve, un cache-nez à carreaux, et il était coiffé d’un chapeau de très haute forme. On lui trouva des dons comiques extraordinaires, et un critique déclara qu’il tenait à la fois du clown et du croque-mort : c’était Paul Verlaine, qui détaillait d’une voix de basse mêlée de montées en fausset, une étonnante romance, dont voici le premier, et prometteur, couplet :



Un jour, au Jardin des plantes,
Un jeune rhinocéros,
Trou la bahoula, trou la bahoula,
Un jeune rhinocéros
Poussait des plaintes touchantes
En avalant un vieil os.
Le gardien disait : « Sans doute,
Son os s’est trompé de route ! »
Mais un célèbre savant,
Ayant saisi sa lancette,
Reconnut que la pauvre bête
Se trouvait en mal d’enfant...

Mathilde portait, ce soir-là, une crinoline de mousseline blanche avec une large ceinture rose ; elle admirait François Coppée qui, de profil, ressemblait à Bonaparte, mais son frère oublia de la présenter au poète. Quant à Verlaine, il ne remarqua même pas sa présence. Elle apprit par son frère que Paul était un poète de grand talent, qui vivait avec sa mère, veuve d’officier, et qu’il était très doux. Elle demanda à lire ses poèmes ; Charles lui prêta les « Poèmes saturniens » et « les Fêtes galantes ».
Publiés en 1866, aux frais d’une cousine de Verlaine, les « Poèmes saturniens » avaient valu à leur auteur quelques éloges encourageants. « Vos poèmes, avait écrit Villiers de l’Isle-Adam, vous attireront indubitablement la haine et les injures des imbéciles qui ne louent que leurs semblables, non de parti pris, ce qui supposerait en eux une réflexion quelconque, mais grâce au flair purement animal dont ils sont affligés. Vos poèmes sont d’un vrai poète. »
Théodore de Banville lui adressa, lui aussi, ses compliments : « J’ai relu dix fois de suite vos poèmes, et mon impression est toujours bonne et toujours meilleure... Vous tiendrez parmi les poètes contemporains une des places les plus solides et les meilleures. »
Enfin, Sainte-Beuve, le critique des critiques, félicita le jeune parnassien : « Vous avez, comme paysagiste, des croquis et des effets de nuit tout à fait piquants. Comme tous ceux qui sont dignes de mâcher le laurier, vous visez à faire ce qui n’a pas été fait... »
La grande nouveauté des « Poèmes saturniens », c’est que l’auteur n’y raconte pas sa vie. Tandis que Baudelaire avait fait de multiples allusions à ses maîtresses et à ses voyages, Verlaine imaginait  des émotions qu’il n’avait pas ressenties et des amours qu’il n’avait pas connues. Il a composé ses premières poésies au lycée et dans les cafés de la rue Soufflot, entre deux cours de droit romain, pendant les années les plus heureuses de sa vie. Sa souffrance est inventée, sa mélancolie n’a pas de cause précise, et il ne sait pourquoi, « sans amour et sans haine, son cœur a tant de peine » :

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone.

Conservée dans les papiers d’Edmond Lepelletier, une pièce datée de juillet 1861 et intitulées « Fadaises », prouve qu’à dix-sept ans, Verlaine avait déjà l’inspiration triste :

Si vous vouliez, madame et bien-aimée,
Si tu voulais, sous la verte ramée
Nous en aller, bras dessus, bras dessous,
Dieu ! Quels baisers ! Et quels propos de fous !
Mais non, toujours vous vous montrez revêche,
Et cependant je brûle et me dessèche,
Et le désir me talonne et me mord,
Car je vous aime, ô madame la Mort !


Sur un autre ton, « Les Fêtes galantes » ont été composées, pour la plupart, au bureau de l’Hôtel de Ville, où Verlaine est employé depuis 1864 comme expéditionnaire. Le travail peut absorbant qu’on lui a confié consiste à mandater les curés de la ville de Paris et de la banlieue, ce qui ne demande guère plus de trois heures par semaine. Le fonctionnaire poète a organisé méthodiquement son emploi du temps. il arrive au bureau le matin vers dix heures, signe la feuille de présence et lit les gazettes, ensuite il s’occupe de ses poésies jusqu’à midi. A midi, il sort, en prenant soin de laisser au portemanteau son chapeau qu’il viendra chercher en fin d’après-midi. De longues heures se passent au café du Gaz, rue de Rivoli, où il boit, en compagnie de ses collègues en administration et en poésie : Léon Valade, Albert Mérat et quelques autres qui consacrent, comme lui, une partie de leurs heures de bureau à la littérature. Des écrivains, venus de l’extérieur, s’attardent avec eux, discutant de la nécessité de la rime riche ou des mérites de vers blanc.
Verlaine, satisfait de son salaire, mille huit cents francs par an, ne songe pas à travailler davantage pour devenir commis, pas plus qu’il ne cherche à rendre lucrative sa production littéraire. Il collabore au « Hanneton », journal satirique, comme ses camarades fonctionnaires, Valade, Mérat ou François Coppée, employé au Ministère de la Guerre, pour le plaisir de voir imprimée sa signature.
Au début de l’année 1869, son second volume de vers passe inaperçu : « les fêtes galantes », frondes de marquis et de marquises, qui commentent Watteau et Lancret, lui ont été inspirées par les  chefs-d’œuvre exposés au Louvre, dans la galerie Lacaze, récemment ouverte au public. Mais ces recherches subtiles n’empêchent pas le parnassien de goûter les farces  grossières et les plaisanteries burlesques : il applaudit un vaudeville intitulé « Beautrouillard » et veut écrire une opérette-bouffe, dans le genre de celle d’Hervé ou d’Offenbach. Il est entendu que Charles de Sivry en écrira la musique. C’est cette affaire qui l’amène, un après-midi de juin, chez les Mauté de Fleurville. Charles reçoit son ami dans sa chambre, car il a l’habitude de se lever dans l’après-midi et de se coucher dans la matinée. Les jeunes gens bavardaient, lorsque s’ouvre la porte, une jeune fille passe la tête et fait mine de se retirer :
-          Tu peux rester avec nous, dit Charles. Monsieur est un poète. C’est Verlaine... Tu sais bien ?
-          Oui... j’aime beaucoup les poètes, Monsieur ! Mon frère m’a souvent parlé de vous et même m’a fait lire de vos vers qui sont peut-être trop forts pour moi, mais qui me plaisent tout de même bien...


Verlaine, ce jour-là, n’a pas vu Mathilde bien longtemps, mais il a été sensible au charme de la jeune fille : Petite, mince, avec une promesse d’embonpoint. Cheveux châtains sur une tête mignonne en tout point. Face très douce, pâlotte, rondelette... Des yeux gris, la prunelle sans ruse...
Il quitte son ami et va l’attendre dans un café voisin : après ce rafraîchissement tout fleurant d’innocence et de simplicité, je ratiocinai tout en m’acheminant sans but, vraiment, tandis que ma bête se dirigeait vers l’affreux breuvage vert. Mais ce soir-là, exceptionnellement, en songeant à la jeune fille, « dans la gloire rose de sa mystérieuse candeur », Verlaine ne boit pas d’absinthe.
Quelques jours plus tard, il accompagna sa mère chez un oncle, qui habitait un village près d’Arras. Dans le calme et la paix des champs, il ne tarde pas à s’ennuyer. Les plaisirs de la ville ne s’oublient pas si vite. La fantaisie le prit d’aller à Arras où les cafés et les estaminets sont innombrables. Résultat : une cuite qui vint s’achever dans une maison de femmes et s’y éteindre dans des flots de volupté à tant l’heure.
C’est tout ce que Verlaine, à vingt-cinq ans, considérait comme les délices de l’amour : Les femmes de la catégorie à laquelle pouvaient juste prétendre et ma foncière timidité et mon très modeste porte-monnaie m’enivraient, croiriez-vous cela ?... Je m’imagine qu’une reine, qu’une impératrice, ou tout bonnement une femme mariée, une femme honnête, suivant le mot courant, ce serait offerte à moi, je l’eusse priée de me laisser tranquille.

Renonçant à ses théories, et sans réfléchir, il adressa à Charles de Sivry une lettre peut protocolaire, mais sérieuse, pour lui demander la main de sa sœur Mathilde.
Cette extravagante décision d’épouser une fillette à peine entrevue, ne peut s’expliquer que par les complexes du poète. Il souffre de sa laideur, laideur grotesque que l’âge seul rendra supportable. Jeune, il ressemble à un « orang-outang échappé du Jardin des plantes ». Il cache sa peine sous des railleries, se moque lui-même de son « gueusard de physique » et dessine, en marge de ses lettres, d’atroce caricatures où il souligne la largeur de son front, la proéminence de ses pommettes et l’écrasement de son nez. Jamais ses amis ne l’ont vu donner le bras à une femme, personne ne lui a connu de maîtresse. Sa rencontre avec Mathilde est un événement capital, car c’est la première fois qu’une fille jeune et jolie le regarde sans une expression ironique ou effrayée.
Curieux poète, qui n’a chanté jusqu’à présent que des amours imaginaires, qui n’a ressenti ni l’émoi du premier rendez-vous ni le déchirement de la rupture. A vingt-cinq ans, il ignore encore l’amour gratuit : Cet état de choses, si l’on peut nommer un tel désordre habituel un état... durait donc depuis quatre longues années consécutives lorsque m’apparut, dans cette petite chambre du second étage du petit hôtel de la rue Nicolet, celle qui devait être ma femme.
L’amabilité de la demoiselle, sa douceur, pitoyable peut-être, ont si bien effacé les souvenirs cruels que Verlaine s’est transfiguré.
Lorsque Mathilde rédigera ses terribles « Mémoires », qu’elle signera, pour des raisons d’ordre commercial, Mme ex-Verlaine, elle insistera sur cette miraculeuse transformation : J’avais remarqué un changement complet dans sa physionomie pendant qu’il me parlait. Son visage semblait comme éclairé par une joie intérieure, son regard habituellement luisant et noir, était devenu câlin et doux en me regardant, sa bouche souriante : il paraissait à la fois ému et heureux. Il cessa d’être laid, et je pensais à ce joli conte de fée, « la Belle et la Bête », où l’amour transforme la bête en prince Charmant.

Verlaine, alcoolique et débauché, par timidité, découvre à la fois la possibilité d’être aimé et l’espoir d’une vie normale, avec femme, enfants et foyer. Il s’attache à cette chance unique : Je songeai à faire une fin... la bonne fin, trêve et terme aux excès, boisson, femmes ; commencement de la sagesse, non... pas tant que cela ! De la modération en vue d’un possible et probable bonheur, ou du moins calme conjugal.
C’est pourquoi il a rédigé à la hâte sa demande en mariage, sans tenir compte des règles de bienséance. Charles de Sivry, bon camarade, se charge de transmettre à Mathilde et à sa mère cette déclaration dont il explique la soudaineté par la grande sensibilité et la nature affectueuse de Paul. Il vante également les talents du poète et la situation du fonctionnaire. M. Mauté de Fleurville reste insensible à ce plaidoyer : Tous les trois, nous entrâmes dans la chambre de mon père pour lui montrer l’étonnante missive. Il dit nettement que c’était folie que de parler mariage à mon âge, que je venais d’avoir quinze ans et que, ni avec Verlaine ni avec un autre, il ne me marierait avant dix-neuf ou vingt ans.


Charles de Sivry, traduisant cette réponse, écrit au prétendant qu’il y a lieu d’espérer. Verlaine, qui redoutait un refus catégorique, est si heureux qu’il compose aussitôt la première des pièces amoureuses, réunies sous le titre de « la Bonne Chanson », quelques jours avant son mariage :

... Le songeur aime ce paysage
Dont la claire douceur a soudain caressé
Son rêve de bonheur adorable, et bercé
Le souvenir charmant de cette jeune fille,
Blanche apparition qui chante et qui scintille...

La seconde poésie écrite pour Mathilde, Verlaine la remet à Charles, venu confirmer son espérance dans ce village du Nord où, le dimanche, il joue à l’orgue à l’église. Ni les fidèles ni le curé ne reconnaissent, joués au ralenti, les airs d’Offenbach. Dans ces vers tendres, le poète n’est pas sûr de se faire aimer, il implore seulement sa muse de quinze ans, clémente jusqu’à l’amitié...

Jusqu’à l’amour, qui sait ? Peut-être,
A l’égard d’un poète épris,
Qui mendierait sous sa fenêtre, l’audacieux, un digne prix
De sa chanson bonne ou mauvaise !

Mathilde, surprise d’avoir, à son âge, provoqué un tel drame intérieur, reçoit d’autres messages dont toute la famille apprécie les qualités poétiques :

En robe grise et verte avec des ruches,
Un jour de juin que j’étais soucieux,
Elle apparut souriante à mes yeux
Qui l’admiraient sans redouter d’embûches.

... Aussi soudain fus-je, après le semblant
D’une révolte aussitôt étouffée,
Au plein pouvoir de la petite fée,
Que depuis lors je supplie en tremblant.

Sensible à ces vers simples et suaves, la « petite fée », en vacances en Normandie, demande à sa maman l’autorisation d’adresser ses remerciements au bon M. Verlaine. Dans sa correspondance, elle ne dépasse pas tout d’abord le ton d’une enfant bien élevée qui a reçu un sac de bonbons, puis entraînée peu à peu par les aveux et les serments de son partenaire, elle se montre plus tendre, à peine...
Emerveillé, Paul admire tout ce qui vient d’elle, les pâtés, les « adorables erreurs d’orthographe », jusqu’aux « jolies fautes de français ». De plus en plus amoureux, il déchiffre, lit, relit les lettres puériles dans son bureau de l’Hôtel de Ville, oubliant d’expédier les mandats des ecclésiastiques de banlieue pour composer des réponses poétiques et enflammées. Personne ne le reconnaît ; il est souriant, soigne sa tenue et arrive à l’heure au bureau. Au café du Gaz, il refuse la moindre goutte d’alcool, et sa mère est bien heureuse de ne plus sentir, en l’embrassant, l’odeur d’absinthe qui ne le quittait jamais. Il lui arrive même de l’accompagner chez des amis du quartier où l’on fait, en prenant du thé et des petits fours d’interminables parties de bésigue à un sou les mille points. Si Verlaine a courageusement rompu avec ses mauvaises habitudes, c’est qu’il se prépare au retour de la famille Mauté. Désespérément accroché à l’idée d’un mariage régénérateur, il prend de belles résolutions :

Je veux, guidé par vous, beaux yeux aux flammes douces,
Par toi conduit, ô main où tremblera ma main,
Marcher droit, que ce soit par les sentiers de mousse,
Ou de rocs et cailloux encombrent le chemin ;
Oui, je veux marcher droit et calme dans la vie...

Plus tard, ce dernier vers servira de légende à un dessin cruel de Cazals qui représente le poète, de dos, titubant un café.
Le bienheureux jour tant espéré, le jour du revoir, arrive enfin. L’entrevue avait été fixée dans la soirée, après le dîner. Verlaine, en attendant l’exquise minute, apporte un soin particulier à sa toilette : Que de fois dut ma pauvre mère, toute souriante, troublée un peu de mes expansions, faire et refaire le nœud de ma cravate, brosser et rebrosser redingote et pardessus, lisser et relisser le haut de forme.

Sobre, propre, presque élégant, le poète arrive avant l’heure rue Nicolet, dans un salon « tout étroit, tout intime, touffu, trop meublé, en quelque sorte rococo », avec un lustre mignard qui pend d’un plafond d’indienne, présentant, écrit-il une fâcheuse ressemblance avec les salons des mauvais lieux qu’il avait fréquenté, mais « heureusement sauvé par une fenêtre des plus larges qui lui restituait un caractère honnête et familial qu’il fallait pour bien faire ici ».
Dans ce décor, Verlaine, timide et rougissant, cherche à séduire les parents de Mathilde : Mme Mauté descendit bientôt, m’encourageant d’une poignée de main vraiment cordiale. Elle fut suivie de son mari,  avec qui un salut quasi cérémonieux fut échangé. De vagues propos s’engagèrent. Avait-on fait un bon voyage ? Où en étaient les céréales là-bas ? Et ainsi de suite, quand entra la demoiselle... Elle s’assit, après que je lui eux doucement serré ou plutôt pressé les fins doigts de sa main droite, dans le cercle que nous formions aux environs d’une grande table-guéridon chargée d’album et de vase de la Chine aux fleurs qui sentaient de meilleurs... Ravissante sensation, prologue délicat, comme surnaturel, aux suprêmes rapprochements. Elle me parla, je lui répondis, le tout banal...


Après une heure de conversation stupide, l’amoureux se retira, absolument conquis. Il revint le lendemain, amenant avec lui sa mère, en robe de soie noire. En sortant, la bonne Mme Verlaine crut convenable d’inviter M. Mauté à venir chez elle pour « causer affaires ». L’ancien notaire s’en fut donc aux Batignolles et en revint fort déçu : quatre pièces tristes au troisième étage, des meubles Louis-Philippe, sans bibelots ni fleurs, un salon désert avec, pour seul ornement, le portrait peint à l’huile de M. Verlaine père, en uniforme de capitaine.
« C’est un logement de gens ruinés, estima l’ancien notaire, on y sent la pauvreté, fière et décente, mais pauvreté quand même ! »
Méfiant, il fit savoir à Mme Verlaine que si Paul s’obstinait à  vouloir épouser sa fille, ce serait sans dot. A quoi la mère du poète répondit qu’il s’agissait d’amour et non de gros sous, que son fils gagnait bien sa vie à l’Hôtel de Ville et qu’il possédait, d’ailleurs, un capital de vingt-mille francs ; elle ajouta qu’elle lui donnerait quarante mille francs de dot. M. Mauté, qui ne possédait pas une fortune considérable et qui devait songer à la dot de sa seconde fille, trouva, après réflexion, que le petit Verlaine n’était pas un si mauvais parti et qu’il avait même un bel avenir à la préfecture de la Seine.
Paul fut autorisé à se rendre chaque jour une Nicolet, et il fut décidé que le mariage aurait lieu deux années plus tard. Le temps des amours vertueuses passait lentement au gré du fiancé, privé d’absinthe et de filles, qui rimait au bureau les pièces de « la Bonne Chanson ». Parfois, chez sa mère, il organisait des soirées de musique et de littérature. Charles de Sivry et Emmanuel Chabrier improvisaient sur le vieux piano du salon, sous l’œil du capitaine, Villiers de l’Isle-Adam lisait un conte, et Verlaine, pour le plaisir de Mathilde, disait des vers qu’il lui dédiait : Là, entouré de ses amis, mon fiancé brillait, avait de l’esprit, récitait des vers. Dans ce milieu sympathique, il était aimé et apprécié, et j’étais fière de lui. Le soir, à la veillée, la jeune fille faisait des projets d’ameublement. Dans sa candeur, elle déclara qu’elle désirait deux lits, l’un de palissandre, sévère et de bon goût, pour Paul, et l’autre, plus coquet, plus féminin, pour elle, avec des capitons roses ou bleus. La seule chose que je retenais de tout cet exquis bafouillage, dit Verlaine, c’est que, dans notre ménage, il y aurait deux lits...
Au printemps de 1870, le fiancé, « impatient des mois, furieux des semaines », insista pour que la date du mariage fût avancée. Ses rêves se précisaient :

Le foyer, la lueur étroite de la lampe ;
La rêverie avec le doigt contre la tempe
Et les yeux se perdant parmi les yeux aimés...
La fatigue charmante et l’attente adorée
De l’ombre nuptiale et de la douce nuit...

A quoi bon attendre ? Mme Mauté intervint, Mathilde et Paul supplièrent, M. Mauté accepta finalement de fixer la cérémonie au mois de juin :

Donc ce sera par un clair jour d’été,
Le grand soleil, complice de ma joie,
Fera, parmi le satin et la soie,
Plus belle encor, votre chère beauté


Tous les jours, Paul traversait Montmartre pour venir presser la petite main de Mathilde et chaque dimanche, après une journée où l’on refaisait les mêmes projets bêtement tendres, il dînait, en famille, sous la suspension de M. Mauté. Quelquefois, on se rendait aux concepts Pasdeloup, mais bientôt il fut décidé d’un commun accord que les dimanches seraient consacrés à la recherche du nid nuptial. Il y avait alors l’embarras du choix. Mathilde décida que le ménage habiterait à proximité de l’hôtel de Ville, au coin de la rue du Cardinal-Lemoine et du quai de la Tournelle, un grand appartement dont les fenêtres donnaient sur la Seine.
Ainsi qu’elle l’avait souhaité, on s’installa deux chambres : la sienne fut tapissée de tentures de perse rose à bouquets gris et meublée de canapés, bergères et bibliothèque Louis XV, laqués blancs à filets roses ; celle de Verlaine, qui devait servir de chambre d’ami, était garnie d’un bureau, d’une bibliothèque et d’une commode en marqueterie, le tout ancien et authentique, affirme Mathilde. Dans le salon, un grand piano à queue et un cabinet hollandais, avec intérieur en ivoire... Ce luxe n’intéressait nullement Verlaine, au contraire, et sa fiancée remarque qu’ « il lui plaisait d’avoir l’air pauvre, d’être mal habillé, mal logé, et de se donner des airs peuple et paysan ».
L’appartement livré aux peintres et aux tapissiers, M. Mauté s’occupe activement du contrat de mariage, rédigé en bonne et due forme bourgeoise. Verlaine, après avoir attendu le jour de son mariage pendant près d’une année, se réjouissait d’en voir la date fixée au 29 juin, lorsqu’un événement imprévisible vit retarder la réalisation de son rêve. Un soir, qu’il arrivait rue Nicolet, tout joyeux après avoir fait à la mairie et à l’église les dernières démarches pour la publication des bans, il apprit par la servante que mademoiselle avait la petite vérole : La jolie face si mignonne, si rosement blanche, était toute tachetée de rouge violacé et un commencement d’enflure tuméfiait les joues en sueur.  A ma douleur très réelle et, comme toute très réelle douleur morale ou physique, très chaste, se mêlait, dois-je l’avouer, une manière de vilain désappointement :... Alors ! Voilà mon mariage remis aux calendes grecques ! C’était bien la peine de tant s’abstenir, de tant jeûner... j’étais, à part moi-même, comme quelqu’un à qui, excusez l’expression on aurait promis plus de beurre que de pain, et à qui il ne reviendrait ni pain ni beurre...

Dès les premiers jours de la convalescence, on décida que la cérémonie serait remise à la première quinzaine de juillet ; mais, la dernière semaine de juin, survint un nouveau contretemps. L’épidémie de petite vérole avait cette fois attaqué Mme Mauté. Verlaine ne se fâcha pas ; il éprouvait pour sa future belle-mère une véritable vénération : J’aimais beaucoup Mme Mauté, et je le lui ai toujours témoigné. C’était une âme charmante, musicienne excellente et de goût exquis... intelligente et dévouée à qui elle aimait.

Comprenant la déception de Paul, elle eut le tact de persuader son mari qu’il devait demeurer à son chevet, tandis que les fiancés resteraient, enfin seuls, dans le salon rococo.
Les entrevues devinrent « de plus en plus passionnées ou plutôt passionnantes ». Un soir, Verlaine avoue qu’il osa un baiser, le premier, sur les lèvres de Mathilde : Au lieu du baiser sur le front habituel depuis quelques soirées, mes lèvres allèrent, oh ! sans plus de préméditation que cela, sur ses lèvres qui, dans leur candeur suprême, me rendirent joyeusement mon baiser, comme furtif. Deux jours plus tard, l’innocente Mathilde parla de layette, de langes, de berceau et de noms de baptême à choisir d’urgence. Verlaine écoutait, surpris et charmé : Elle me dit, en forme de conclusion formelle : « ... car nous aurons un enfant ! » A quoi je répondis, en toute naïveté presque déjà conjugale : « J’espère bien que oui et même plusieurs ! – Il n’y a pas de peut-être, dit-elle, imperturbable, nous en aurons un pour sûr. » Et comme je demeurai stupide, elle finit par : « J’ai demandé hier à maman comment on faisait les enfants, et elle m’a répondu que c’était quand on baisait un homme sur la bouche. Tu vois bien que... » Et moi, dès lors, devant cette innocence que je savais incontestable, et dont la fraîcheur m’est restée toujours dans l’âme, de saisir la balle au bond... et désormais, convaincus tous deux qu’il n’y avait plus à y revenir, nous nous embrassâmes à pleines lèvres.
Mathilde, de son côté, a tenu à préciser : Dans ce monde du faubourg Saint-Germain où j’ai été élevée, les femmes sont parfois légères, mais l’innocence des jeunes filles est toujours respectée. Le mariage doit avoir lieu dans un mois, le 11 août.
Cependant, chaque matin, les journaux publient des nouvelles alarmantes. La garde mobile fait l’exercice au camp de Châlons, avec des bâtons, en attendant la distribution des armes. On s’aperçoit, trop tard, que le maréchal Le Bœuf, ministre de la Guerre, avait eu tort de répondre au Sénat : «  Nous sommes cinq fois prêts. » Les libraires retirent de leurs étalages les affiches qu’ils avaient posées : « Ici dictionnaire  français-allemand à l’usage des Français à Berlin ». Le 6 août, au milieu d’une joie délirante, Paris pavoise pour fêter la victoire de l’armée de Mac-Mahon : on annonce vingt-cinq mille prisonniers prussiens ; des chanteurs de l’Opéra, reconnus par la foule, doivent chanter « la Marseillaise » dans la rue. Hélas ! Une heure plus tard, la bonne nouvelle est démentie, il faut descendre les drapeaux.
Le 9 août, Verlaine reçoit une lettre de Leconte de Lisle qui vient de lire l’exemplaire, fraîchement imprimé, de « La bonne Chanson » : Vos vers sont charmants, ils respirent le repos heureux de l’esprit et la plénitude tranquille du cœur... Voici que la pauvre poésie est bien malade, et pour longtemps ; nous sommes ici dans une inquiétude effroyable des événements. Si la bataille qui doit se livrer à l’entrée des Vosges est perdue, les Prussiens seront à Paris dans huit jours. Tout le pays où nous sommes est consterné ; on ne rencontre sur les chemins que des gens qui pleurent à chaudes larmes. Quel désastre ! Quelle misère ! A bientôt mon ami, si toutefois vous n’êtes pas envoyé à la frontière.


A la pensée de ce fâcheux contretemps, Verlaine se révolte : La peste du Corps législatif et de la garde mobile et la guerre et du roi de Prusse et de l’Empereur et du prince de Honenzollern, qui m’ont tout l’air de menacer, cette fois d’une manière légale, mon bonheur si proche ! Le fiancé est tellement exaspéré que Mathilde lui conseille quelques jours de repos, avec Charles de Sivry et sa jeune sœur dans un manoir normand. Cette halte aux champs calme en partie l’inquiétude du garde mobile éventuel, mais elle n’a guère d’effet sur l’impatience du futur époux. Il écrit à Mathilde plusieurs lettres par jour et compose des pièces de vers qui ne figureront pas dans « la Bonne Chanson », recueil réservé aux chastes aveux :
Vienne l’instant, ô l’Innocente,
Où sous mes mains, livres enfin,
Tombera l’armure impuissante
De la robe et du linge fin.

Mais il semble qu’il y ait encore loin de la coupe aux lèvres. Les nouvelles de la guerre mal commencée sont tragiques : on annonce dans la presse la triple défaite et la retraite, en bon ordre, de l’armée du Rhin. Dans son journal, le fiancé ne lit qu’un seul texte : « Tous les hommes non mariés, des classes 1884 et 1845, ne faisant pas partie du contingent, sont appelés sous les drapeaux. » le poète, affolé à la pensée d’être mobilisé comme célibataire, la veille de ses noces, court à Montmartre et, dans le salon des Mauté, tombe en sanglotant aux pieds de Mathilde : J’entrai dans la plus grande exaltation, et de fut après d’infinies lamentations réciproques, que, tombant à genoux... je finis pas oser lui faire comprendre qu’il serait cruel, inhumain à elle, et préjudiciable à tous deux, au cas où, le lendemain on nous refuserait aux termes du décret impérial, de prononcer la formule d’union tant attendue, de ne pas m’accorder, avant le départ, tout ce que je lui demanderais... Elle me promit tout ce que je voulus.

Cependant, malgré le décret impérial, Paul Verlaine, après quatorze mois de bonne conduite, épousait enfin, le 11 août 1870, Mathilde Mauté de Fleurville. La bénédiction nuptiale fut donnée à l’église Notre-Dame de Clignancourt devant une assistance peu nombreuse. La jeune épousée n’était pas assez émue pour ne pas noter l’absence de quelques dames du faubourg Saint-Germain, absence qui la tourmenta toute sa vie. A cinquante-quatre ans, devenue Mme Delporte, elle donnera l’explication de cet incident : A cause de la saison avancée et aussi de la guerre, il y eut très peu de monde. Toutes nos amies quittaient Paris après le Grand Prix. Mmes de Beurges, de Bouelle, de Saint-Joseph, de Comminges m’offrirent de jolis bijoux, mais n’assistèrent pas à mon mariage.

Le marié ne s’attarde pas à ces considérations mondaines, il résume en quelques mots cette journée capitale : Et fouette cocher ! Pour le déjeuner dînatoire rue Nicolet, le thé et le piano jusqu’à dix heures... et la nuit nuptiale !

Cette nuit, dont il avait rêvé jusqu’à l’obsession, il en gardera un souvenir attendrissant : La nuit nuptiale ? Elle fut tout ce que je m’en étais promis, j’ose dire tout ce que nous nous en promettions, elle et moi, car il y eut dans ces divines heures autant de délicatesse de ma part et de pudeur de la sienne que de passion réelle, ardente, des deux côtés. Elle fut, cette nuit, sans pair dans ma vie, et, j’en réponds, dans la sienne, dans toute la sienne.


Après une semaine passée rue Nicolet, les époux s’installent dans l’appartement riant et clair leur bonheur tout neuf. Mathilde s’amuse de tout et Paul, amoureux, oublie que l’armée du Rhin est bloquée dans Metz. Matin et soir, il vient prendre ses repas auprès de son épouse de seize ans qui joue à la dame : Oh ! Ces gentils petits dîners... Quels moments joyeux ! Ils ressemblaient à des dînettes, avec la vaisselle neuve, l’argenterie brillante, le linge blanc, brodé à notre chiffre. Après le déjeuner, nous prenions le café sur le balcon, avec ce beau panorama sous les yeux ; puis on envoyait la petite bonne chercher du tabac ou autre chose, pour pouvoir s’embrasser à l’aise.
Les distractions ne manquent pas au jeune ménage ; après des promenades en voiture découverte dans un Paris enfiévré, Mathilde exécute quelques acrobaties sur le tapis de la chambre rose et grise : Je pouvais me plier en cercle à la façon de l’homme serpent, la pointe de mes pieds allant rejoindre ma tête en arrière... Je m’étendais sur le tapis, à plat ventre, et j’enlevais avec mes pieds le ruban de mes cheveux et les épingles qui les retenaient ; puis, prenant dans mes doigts de pied le démêloir, je le passais dans mes cheveux, à la grande joie de Paul, ravi de ces tours de saltimbanque.
Ces jeux insouciants se poursuivent jusqu’au matin du 4 septembre. Jules Favre a noté que ce jour-là, le soleil se levait, splendide et doux, lorsque les Parisiens furent réveillés en sursaut par les cris des marchands de journaux : « Napoléon III...prisonnier... dernières nouvelles ! » Aussitôt, de tous les faubourgs, des groupes se précipitent et se retrouvent, comme par enchantement devant le Palais-Bourbon, hurlant, protestant, injuriant l’Empire en brandissant les journaux qui relataient la catastrophe de Sedan. La foule, de plus en plus menaçante, envahit la salle, réclamant une république. Des orateurs tentent sottement d’arrêter le vacarme au nom du respect dû, disent-ils, à l’Assemblée ; la révolution semble prête à éclater, lorsque Gambetta improvise à la tribune une déclaration qui réconforte tout le monde : Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie ont à jamais cessé de régner sur la France ! Cette république, née du désastre, enthousiasma les Parisiens. Verlaine et sa femme sautèrent de joie : C’était mal de ne pas voir la France dans le désastre de l’Empire, mais la seule république, cette république revenant... Ma femme, tout à moi... partageait ma joie impie.

Dans la rue, on riait, on s’embrassait, on chantait « la Marseillaise ». Le 5 septembre, des escouades d’ouvriers tracent sur tous les monuments publics les mots auxquels les Français croient toujours : Liberté, Egalité, Fraternité. Paris se transforme en camp retranché. Le 7, les mobiles, épuisés par les marches interminables, arrivent dans la capitale. Une ceinture de flammes entoure la ville, on incendie tous les bois, on construit des fortins. Les Parisiens conservent leur bonne humeur ; les camelots, qui vendaient des brochures impériales, vendent des pamphlets contre Napoléon III ; on affiche des caricatures d’Eugénie, de Badinguet et d’Oreillard. Le17 septembre, les Français repoussent quelques hussards prussiens à Maisons-Alfort. Le siège approche. Dans le jardin du Luxembourg, on établit des parcs à bestiaux. Le 19, le réseau télégraphique est coupé, Paris est isolé du reste de la France. Il ne reste qu’un moyen de communication : le ballon. Le 7 octobre, Gambetta monte dans la nacelle de l’ « Armand-Barbès », gonflé à Montmartre, place Saint-Pierre. Le tribun s’est fait faire, pour cette expédition, des bottes fourrées. La famille Mauté assiste au départ en agitant des mouchoirs.
L’angoisse, peu à peu, s’empare des Parisiens ; personne ne reçoit plus de nouvelles ; les deuils se succèdent, on compte à Paris plus de trois mille décès pendant la première quinzaine d’octobre ; il faut nourrir, dans les cantines municipales, près de cinq cent mille indigents. Dès la fin du mois d’octobre, les vivres commencent à manquer. Le 24, l’administration du jardin d’Acclimatation est contraite, faute de nourriture, de mettre en vente trois zèbres, un buffle et six yacks. L’hiver rigoureux aggrave la situation ; la hausse des prix est inquiétante. On vend des chats 20 francs pièce, des moineaux 1 franc 50, des rats 2 et 3 francs et des chiens à des prix variant selon la grosseur. Le 30 décembre, on débute dans plusieurs boucheries les meilleurs morceaux de Castor et Pollux, les éléphants du jardin d’Acclimatation, abattus par la troupe.


Les obus tombent sur Paris. Les Mauté, craignant le bombardement de Montmartre, s’installent boulevard Saint-Germain, en face du square Cluny. C’est là que Paul et mathilde reçoivent leurs amis, Valade, Villiers de l’Isle-Adam, Cros. Chacun apporte ses provisions ; Villiers découvre un jour un hareng saur qui inspire à Charles Cros sa fameuse ballade. Pour le dîner du jour de l’an, Mathilde et sa mère composent un menu soigné : pot-au-feu de cheval, civet de chat, gigot de chien. Les poètes se consolent en chantant la gloire de la France. François Coppée remporte un succès avec la « Lettre d’un mobile breton », et Verlaine compose quelques sonnets patriotiques. Il se prend au jeu et, bientôt, se fait inscrire au 160e bataillon de la garde nationale. Les factions dans le vent glacé, les pieds dans la neige, tous les deux jours, tempèrent bientôt son enthousiasme. Il craint par-dessus tout la bronchite, les rhumatismes et les maux de dents. Regrettant le bonnet de coton qu’il porte depuis plus de dix ans, il bourre ses oreilles d’ouate et s’entoure de cache-nez, mais le froid persiste, et il voit pour se réchauffer. La fatale habitude retrouvée, rien ne va plus exister, ni les joies du foyer ni l’amour de Mathilde.
Il rentre chez lui tout aussi ivre qu’autrefois lorsqu’il s’endormait, le chapeau sur la tête, chez sa bonne mère. Un soir, après un dîner de cheval et de champignons trop grillés, il donne à sa petite épouse, tout à lui, sa première gifle. Les scènes désormais se succèdent, coupées de larmes, de supplications et de promesses de ne plus jamais boire... jamais.
Les événements politiques troublent, moins que ceux de son ménage, cette période de sa vie qu’il a appelée son « enfer intermittent ».  Avec la Commune, qu’il applaudit, il est nommé chef du bureau de presse à l’Hôtel de Ville. Dans le « Journal » des Goncourt (tome IV), une petite note précise que le séjour du poète dans ce bureau a évité la destruction de Notre-Dame : »Verlaine nous confesse qu’il a dû combattre et empêcher une proposition qui voulait se produire : une proposition demandant la destruction de Notre-Dame de Paris ! » Malgré ce beau geste, le chef de bureau de presse préfère s’éloigner lorsque les troupes versaillaises entrent à Paris. Il emmène Mathilde, qui attend un enfant, dans le village du Pas-de-Calais d’où, deux années plus tôt, il avait demandé sa main. Le calme semble revenu, et le couple reparaît à Paris, tendrement enlacé, au début de l’automne.
M. Mauté offre au jeune ménage de venir habiter le second étage de la maison de Montmartre : « Mon mari parut enchanté de cette combinaison qui le laissait libre et nous faisait plus riches qu’avant. »
L’arrivée d’Arthur Rimbaud, l’adolescent génial, rue Nicolet, allait mettre le point final aux amours de « la Bonne Chanson » : C’était, dit Mathilde, un grand et solide garçon, à la figure rougeaude, un paysan. Verlaine a vingt-huit ans, l’ « enfant aux semelles de vent » n’en a que dix-sept. On ne saura jamais lequel entraîna l’autre vers le dérèglement, mais Mathilde remarqua l’admiration de son mari pour le petit paysan. Un soir, ayant appris qu’il volait es livres à l’étalage des libraires, elle dit à Paul : « Cela prouve que ton ami est peu délicat. » Aussitôt, il la tira du lit et la jeta par terre, se souciant fort peu de l’enfant qu’elle attendait. Le 30 octobre 1871, cet enfant vint au monde, en bonne santé, et Verlaine parut heureux, il s’abstint de boire durant trois jours. Le quatrième, il rattrapa le temps perdu et rendra, ivre mort chez les Mauté, à trois heures du matin. Il avait assisté, en compagnie de Rimbaud, à la première représentation de « l’Abandonnée » de François Coppée, au Théâtre-Français, puis il avait été boire en compagnie de son nouvel ami. La scène de retour fut dramatique : Il cirait en me montrant ; « La voilà, l’abandonnée ! C’est dégoutant le succès de Coppée. Ma femme et mes enfants, ce sont mes otages et je vais les tuer ! » L’idée fixe de Verlaine était de mettre le feu à une armoire dans laquelle mon père mettait ses munitions de chasse. Il espérait faire sauter la maison... et moi avec.

Peu à peu, Verlaine déserta le foyer, prétextant pour s’absenter les séances de pose chez Fantin-Latour pour « le Coin de table », avec Jean Aicard, Valade, Pelletan et quelques autres poètes. Il y avait aussi, pour le malheur de Mathilde, Arthur Rimbaud. Les coups et les blessures suivaient régulièrement les retours tardifs de Verlaine. En janvier 1872, il alla jusqu’à tenter d’étrangler Mathilde qui lui avait reproché de la laisser seule : Paul m’avait renversée sur le lit, et, à genoux sur ma poitrine, me serrait le cou de toutes ses forces. Je ne pouvais plus respirer lorsque mon père entra et d’une brusque secousse empoigna son gendre et le remis sur ses pieds.
Après une tentative de réconciliation, puis après avoir menacé sa femme tant aimée avec un couteau. Le dimanche 7 juillet, Mathilde était souffrante, il sortit pour aller chercher un médecin. Il rencontra Rimbaud, et les deux amis partirent ensemble. De Bruxelles, Verlaine écrivit un billet à Mathilde : Ma pauvre Mathilde, n’aie pas de chagrin, ne pleure pas, je fais un mauvais rêve, je reviendrai un jour.

Elle tenta un dernier effort, se rendit à Bruxelles avec sa mère, et Paul, une dernière fois, retrouva les baisers de la lune de miel :

O quels baisers, quels enlacements fous !
J’en riais moi-même à travers nos pleurs.


Il consentit à prendre le train pour Paris, mais à Quiévrain, pendant la visite de la douane, il s’esquiva et repartit pour Bruxelles. Le lendemain l’innocente adorée recevait une lettre de son poète : Misérable fée Carotte, princesse Souris, punaise... vous m’avez fait tout, vous avez peut-être tué le cœur de mon ami ! Je rejoins Rimbaud, s’il veut encore de moi après cette trahison que vous m’avez fait faire.

A la rentrée des tribunaux, Mathilde Verlaine présenta une requête exposant ses griefs. Divorcée, elle se remaria en 1886. Verlaine, qui avait tellement rêvé d’un foyer bourgeois, se contenta de logements meublés et passa mille quatre cent dix jours dans les hôpitaux parisiens. Il mourut, le 8 janvier 1895, sur le carrelage d’une chambre misérable, comme un vagabond.

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