mardi 12 novembre 2013

Marguerite de Bonnemains et le Général Boulanger



Traditionnellement, la promenade des Champs Elysées a perdu, en 1887, une partie de son agrément ; les jardins ont cédé la place à des immeubles austères, les bals et les cafés-chantants du second Empire ont éteint leurs globes et Mabille a fermé ses portes. A l’entrée de l’avenue, entre la place de la Concorde et le Rond-Point, cachés dans les dernières verdures, des cafés-concerts ont cependant résisté aux manœuvres des spéculateurs de la troisième République : l’Alcazar d’Eté, les Ambassadeurs et le Concert de l’Horloge qui, en 1892, deviendra le Jardin de Paris, cet « éblouissement de chair et de soie sous les hauts feuillages ». L’Alcazar d’Eté, qui joua un rôle important dans la destinée du général Boulanger, est l’un des premiers cafés-chantants créés à Paris ; on l’appela le café du Midi vers 1840, puis le café Morel.
En ce temps-là, on rencontrait, sous les arbres des Champs-Elysées, des marchands d’oublies, des bateleurs, des acrobates et des chanteurs ambulants. L’un d’eux, le gros Fleury, qui pesait, dit-on cent soixante kilo, chantait devant le café Moret, monté sur un tonneau. A côté, se trouvait le café des Ambassadeurs, ainsi nommé en raison du voisinage de l’hôtel Crillon où descendaient les ambassadeurs étrangers. Le succès du gros Fleury incita le propriétaire des Ambassadeurs à enrôler des artistes pour concurrencer son voisin. En 1843, il fit même construire une estrade, initiative qui lança les cafés-concerts à Paris.
Au  second Empire, le café Morel, transformé par le propriétaire d’un établissement parisien, devint l’Alcazar d’été, rendez-vous des « gilets en cœur ». On désignait sous ce nom des jeunes gens élégants et bruyants, qui venaient là pour plaisanter à haute voix avec les demoiselles de la corbeille. Jusqu’en 1867, la corbeille, attraction caractéristique du café-concert, se composait d’une demi-douzaine de figurantes, assises sur la scène, derrière les artistes. En robe du soir, ces demoiselles, que l’on appelait des « poseuses », s’éventaient en papotant et donnaient parfois la réplique aux spectateurs des premiers rangs : les plus spirituelles étaient les plus recherchées. Cette figuration était imposée par la préfecture, afin que le nouveau genre de spectacle ne puisse pas empiéter sur le domaine des théâtres.
De même, il était formellement interdit aux chanteurs de porter une tenue excentrique, le seul costume autorisé étant l’habit pour les hommes et la robe de soirée pour les dames. Après de violentes campagnes de presse, la liberté fut accordée aux artistes des cafés-concerts le 31 mars 1867.
Le goût du public pour ces établissements, où l’on pouvait boire et fumer en écoutant des romances, fit naître de nouveaux talents. Les genres s’établirent peu à peu, les répertoires se précisèrent ; la chansonnette d’actualité prit sa place entre la romance d’amour et la gaudriole. Les crinolines longues ou courtes, les vélocipèdes et les comptes de M. Haussmann inspirèrent les chansonniers. Dès 1868, les complications de la politique extérieure donnèrent une certaine faveur aux chants patriotiques, mais c’est surtout après le désastre de 1870 que les Français sentirent battre leur cœur au café-concert en écoutant les chansons de la revanche. Tout un répertoire fut alors consacré à la préparation de la prochaine dernière, exaltant le patriotisme, l’uniforme, la patrie et la haine de l’ennemi héréditaire.
A ces Français impatients de reprendre l’Alsace et la Lorraine, il manquait un chef militaire, un beau guerrier portant un uniforme de gala, constellé de décorations, qui n’aurait pas peur des parlementaires en redingote. Georges Boulanger comprit qu’il pourrait bien être celui qu’on attendait. Lieutenant-colonel à trente-quatre ans, il comptait cinq campagnes et six blessures, il était commandeur de la Légion d’honneur et il rêvait de commander la France.
A force de ruse, d’ingéniosité et d’énergie, il y parviendra quinze ans plus tard. Durand quinze ans, il saura se montrer tantôt souple et diplomate, tantôt volontaire et cassant, changeant d’opinion suivant les circonstances. En 1878, lorsque l’appui du duc d’Aumale lui est nécessaire pour obtenir le grade de général, il fréquente l’évêque du diocèse, fonde  la messe militaire et, tous les dimanches, s’y rend en famille, un énorme missel sous le bras. Nommé général de brigade en 1880, Boulanger, le plus jeune général de l’armée française, se rend à Valence pour prendre le commandement de la 14e brigade de cavalerie.
On a souvent relaté son arrivée chez les hussards de Valence, mécontents de se voir gouvernés par un fantassin. Afin de fêter son arrivée, le général avait convié les officiers de la garnison à déjeuner à l’hôtel du Dauphin. Le mois de juillet particulièrement chaud n’empêcha pax ce cavalier remarquable de proposer à ses invités, après le café, les liqueurs et les cigares, un petit galop autour du terrain de manœuvres. L’habitude des températures coloniales lui permit de franchir sans peine tous les obstacles, tandis que les hussards, congestionnés, avaient peine à le suivre. Ces messieurs, contraints d’admirer leur général, conservèrent à son égard une réserve légèrement méprisante.
Boulanger, ayant suivi l’évolution du gouvernement vers un idéal démocratique et républicain, change complètement d’attitude ; il ne se montre plus à la messe et fréquente ostensiblement les milieux de gauche. En même temps, renonçant à son apparente fidélité conjugale, il acquiert rapidement la renommée d’un joyeux coureur de cotillons. Mme Boulanger se contenta de prier pour le pauvre pécheur en élevant ses eux filles. Il n’a rien caché de son inconduite et l’a même expliquée à sa façon : Ma femme ne m’était plus rien, nous vivions côte à côte comme deux étrangers qui ne restent l’un avec l’autre que par convention tacite, pour les convenances, pour le monde. Dans ces conditions, il fallait bien que je cherche ailleurs. Je me suis mis à courir, à papillonner de la brune à la blonde, à voltiger de fleur en fleur, en m’attardant à peine à celle-ci davantage à celle-là, et en trouvant cette autre tout à fait exquise, mais sans qu’aucune m’enivre vraiment de son parfum.
Servantes d’auberges, vendeuses, blanchisseuses se succédaient dans les bras du beau général, jusqu’au jour où une jeune femme du meilleur monde s’y installa pour toute une saison. Peu farouche, très originale, la blonde comtesse de Trêmes avait déjà compromis sa réputation en traitant publiquement son mari de cocu et en tirant la langue aux invités les plus respectables du château paternel. Amoureux de cette aristocratique maîtresse, Boulanger rencontrait régulièrement la première comtesse de sa vie dans une garçonnière dont personne, à Valence, sauf le mari, n’ignorait l’existence. De cette liaison mondaine, il retiendra quelques notions de savoir-vivre indispensables pour réussir à Paris. Il ne lui restait plus qu’à étudier le rôle de la réclame dans l’ascension politique.
Un voyage aux Etats-Unis allait lui en fournir les meilleurs exemples. En septembre 1881, chef de la mission militaire aux fêtes du centenaire de l’Indépendance américaine, le général Boulanger apprécia la façon de lancer un candidat. Il remarqua l’importance des images, des portraits reproduits sur les bagues de cigares, les enveloppes de savonnettes et les étiquettes de whisky.
Lorsqu’il fut nommé en 1882, directeur de l’infanterie au ministère de la guerre, il commença à faire parler dans la presse des premières réformes qui devaient le rendre populaire, mais son heure n’était pas venue, et il se contenta d’étudier la mécanique politique : en deux ans, il vit défiler quatre ministères différents, soit en vingt-cinq mois, soixante-cinq ministres. Il avait compris.
Dès que Jules Ferry prit le pouvoir, il récompensa Boulanger de son zèle républicain en le nommant général de division et en lui confiant la mission délicate d’organiser l’administration militaire de la Tunisie, récemment conquise. En Afrique, Boulanger se fit raser la barbe, découvrant un menton massif et brutal ; l’ensemble du visage avait gagné une expression énergique capable, sans doute, d’impressionner les Tunisiens, mais il avait perdu une grande part de sa séduction. Lorsque, après une démission spectaculaire, il décida de rentrer en France, il laissa repousser cette barbe rousse et blonde dont il savait le pouvoir auprès des femmes.
Au ministère de la guerre, le général barbu comptait de nombreuses amitiés, on chantait à ce propos un petit couplet satirique :
                                  
Il était un peu sans façon
                                               Mais on le trouvait joli garçon
                                               Il fascinait même la portière
                                               Du Ministère…

En janvier 1886, Campenon, ministre de la guerre sortant, avait pour lui une telle admiration que, lorsque le Ministère Brisson eut démissionné, il fut le premier à conseiller à Freycinet, nouveau dirigeant, d’offrir le portefeuille de la Guerre à Boulanger. Les rêves du général se réalisaient : à quarante-huit ans, chef suprême de l’armée, il allait pouvoir conquérir la France. Dans un pays tourmenté par l’idée de revanche un ministre de la guerre était une personnalité considérable, mais jamais personne n’avait atteint dans ce poste la popularité à laquelle il allait parvenir.
Dès son arrivée, il crée un bureau de presse, chargé d’infirmer les journaux de ses moindres gestes et de distribuer des photographies, des images ou des brochures de propagande. Quelques jours plus tard, les premières grandes réformes sont annoncées : sans nouveaux crédits, au moyen d’économies réalisées dans le budget de l’armée, le nouveau ministre est parvenu à habiller huit cent mille hommes de la réserve territoriale. Toute la France applaudit. La gloire de Boulanger est si éclatante qu’à la fin du mois de février il obtient cinquante-quatre mille voix aux élections sénatoriales de Seine-et-Oise, alors qu’il n’a pas posé sa candidature.
Chaque matin, le bureau de presse du Ministère fait connaître aux français tout ce que le général Boulanger a créé, transformé ou réformé la veille. Les journaux ne parlent que de ses bienfaits : grâce à lui, les hommes de troupe mangent dans des assiettes et couchent sur des sommiers, les caporaux et les sous-officiers ont le droit de porter la barbe, les anciens officiers qui se rendent aux eaux thermales touchent une indemnité…C’est à lui que l’on doit l’adoption du fusil Lebel, le service d’aérostation militaire, les pigeons voyageurs, les guérites peintes aux couleurs nationales, la mélinite et la loi de trois ans. Ce diable d’homme pense à tout, il fait même installer des bains chauds pour les troupes d’Algérie et distribuer aux officiers des képis de gala. De jour en jour, sa renommée grandit, de plus en plus républicaine. Au mois de juin, il prend de graves décisions, la presse de la République ayant protesté contre la fête monarchique donnée par le comte de Paris pour le mariage de sa fille, Boulanger pousse le conseil des ministres à déposer le fameux projet de loi donnant au gouvernement le droit d’expulser les membres des anciennes maisons régnantes : prétendants et héritiers seront définitivement bannis, et les princes ne pourront pas entrer dans l’armée. Boulanger, sur l’avis de Clemenceau, parvient à faire ajouter que les princes, même en disponibilité, seront rayés des cadres de l’armée. On est républicain ou on ne l’est pas ! Le duc d’Aumale, qui ne reconnaît plus le colonel bien-pensant qu’il croisait à l’église, adresse ne protestation au nom du principe de la propriété des grades. Après discussions, le gouvernement donne raison au général ministre, et le vainqueur d’Abd-el-Kader est expulsé de l’armée. Ke gentilhomme exilé se vengera, en léguant à l’Institut de France ses collections et son château de Chantilly.
Boulanger savoure son triomphe en préparant soigneusement la fête nationale du 14 juillet, nouveauté pour les Parisiens, puisqu’elle ne figure au calendrier que depuis 1880. Il a commandé un uniforme spécial, culotte rose et dolman bleu turquoise, et il a fait acheter un cheval de parade, au poil noir et luisant, qu’il nomme Tunis. Cet animal a coûté sept mille huit cents francs, ne craint ni le tambour ni le clairon, il ne bouge même pas l’oreille quand on tire au canon, c’est qu’il en a entendu d’autres ! Il a été, plusieurs années durant, la monture du chef-timbalier des chevaliers gardes de Russie.
La revue de Longchamp, réglée comme un gigantesque ballet, avec ses quarante mille soldats, fut un spectacle féerique. Des milliers de Parisiens, grisés de musique militaire, étourdis par les salves de canons, eurent soudain l’impression qu’un général rose et bleu descendait pour eux d’une image, dans une apothéose de lumière. Le bicorne à plume sur l’oreille, le dolman constellé de décorations, Boulanger s’avança, tout seul, précédé d’un peloton de spahis et escorté, à trente pas, de trois cents officiers en grande tenue.
Lorsque toutes les unités furent en place, il exécuta un numéro de cirque, galopant, tournant, caracolant d’un groupe à l’autre pour la remise des décorations. Ensuite, ce  fut le défilé, rythmé par vingt musiques. Tunis dansait au son de la « Marche indienne ». Boulanger et son escorte saluèrent le président de la République, sabre au clair, tandis que la foule émue, retenait son souffle. Et puis, brusquement, ce fut l’explosion d’enthousiasme ; une immense clameur s’éleva dans la plaine : « Vive Boulanger ! »

Le soir, à l’Alcazar d’Eté, Paulus, le chanteur le plus populaire des concerts parisiens, celui que les critiques qualifiaient de « crevant » et d’ « épastrouillant », confirma en musique le succès du général. Le chanteur n’a jamais oublié cette soirée d’enthousiasme qu’il a raconté dans ses Mémoires : Le 14 juillet, dans la salle comme dans les loges d’artistes, on ne causait que de l’événement du jour : de la revue de Longchamp où avait été acclamé le général Boulanger. Je n’ai jamais fait de politique, mais j’ai toujours guetté l’actualité… J’avais déjà chanté avec succès une chanson de Delomel et Garnier, « En revenant de la revue », mais, ce soir-là, pour décupler mon succès, je changeai deux vers. Les deux vers de la chanson originale étaient :
                                               Moi j’faisais qu’admirer
                                               Not’ brav’ général Négrier

Le général Négrier, héros du Tonkin, céda la place à « Not’ brav’ général Boulanger » pour cette soirée exceptionnelle. Ce fut un véritable triomphe, les spectateurs debout demandèrent dix fois le même refrain. Pendant quinze ans, Paulus, en province et à l’étranger s’entendra réclamer la chanson qu’Anatole France appelait « la Marseillaise des mitrons et des calicots ».
Le général ne s’arrête pas en si bon chemin : le 16 juillet, nouvelle manifestation. Dans la soirée, à la lueur des torches tenues par des cuirassiers, il vient inaugurer le Cercle militaire, au coin de la rue de la Paix et de l’avenue de l’Opéra. Pour le voir et l’acclamer, les Parisiens ont envahi les trottoirs, les balcons et les arbres, il y a des badauds jusque sur les toits. A la sortie, la foule porte en triomphe la voiture et le général jusqu’à l’hôtel du Louvre où il occupe avec Mme Boulanger et ses deux filles, un grand appartement, au numéro 283.
Tous les matins, dès sept heures et demie, l’équipage du ministre de la guerre est avancé. Le général, qui dort peu, est déjà revenu de son galop matinal au Bois, bien qu’il ait travaillé jusqu’à une ou deux heures du matin. Ses familiers se demandent comment il parvient, dans son emploi du temps surchargé, à trouver les heures qu’il consacre à la frivolité, dans sa garçonnière du 128 boulevard Haussmann. Les femmes du monde rêvent d’aller y faire le sacrifice de leur vertu, tandis que les midinettes se contentent d’acheter pour deux sous le portrait et la « Biographie du général Boulanger », dernière nouveauté lancée sur les boulevards. Cette brochure, mal imprimée et mal écrite, est une réussite commerciale : les camelots en écoulent cent mille en trois semaines, peut-être à cause des trouvailles de la rédaction :
Au physique, c’est un beau garçon en même temps qu’un bel homme. Sa physionomie respire le courage froid. L’œil bleu est vif et clair, le nez, d’un dessin très pur, surmonte une forte moustache blonde qui vient rejoindre une barbe cachant une bouche qui sourit rarement, si ce n’est quand le général fait place au père de famille… L’ensemble est correct et d’une superbe allure militaire.
Ce texte, naïvement élogieux, provoqua tant de réactions que Boulanger dut faire publier une note officielle affirmant qu’il était complètement étranger à ces sortes de publications, et informant la France qu’il venait, lui-même, d’envoyer une sommation par huissier, à l’éditeur de ces brochures pour en interdire la diffusion. M. A. Clavel, imprimeur-éditeur, 9, cité d’Hauteville, reçut en effet la sommation par laquelle le général de division Georges-Ernest-Jean-Marie Boulanger interdisait de mettre en vente sa biographie et son portrait, mais, une heure plus tard, il reçut également la visite d’un officier d’état-major qui le pria, de la part du ministre de la guerre de « pousser la vente » ; mieux encore, Boulanger fit acheter dix mille brochures pour distribution dans les casernes et les cantonnements. Les almanachs succédèrent aux biographies, les portraits en noir et en couleurs aux photographies ; quant aux chansons et romances à la gloire de Boulanger, on en édita une telle quantité qu’un marchand de la rue du Croissant, M. Tralin, changea l’enseigne de sa boutique et l’appela « Au général Boulanger ». On trouvait chez lui tous les couplets vantant, sur un rythme de marche ou de polka, les mérites du héros à la mode : « le Rêve du général Boulanger », que récitait Mounet-Sully, « Boulanger devant la statue de Kléber », « Boulanger maître d’école en Alsace », succès de Mlle Amiati. D’autres chansons seront plus orientées : « A bas Bismarck et vive Boulanger », par exemple, dont les paroles ressemblent à des menaces :
                                                           Notre œuvre est prête et la tienne succombe,
                                                           Contre le sort tu lutterais en vain…
                                                           Vieux fossoyeur, creuse encore une tombe
                                                           Car Boulanger t’y couchera demain.
Tralin vendra aussi « le Général Revanche », chant patriotique, qui provoquera  quelques réflexions désobligeantes dans la presse allemande ; dans cet hymne glorieux, l’auteur a donné, tout à tour, la parole à l’Alsace et à la Lorraine, aux morts de 70 et aux drapeaux. Ecoutons la voix des drapeaux :

                                   Ainsi qu’une couvée, attendant sur la branche,
                                   L’heure de s’envoler, ô général Revanche,
                                   Nous attendons le jour où, sous le grand ciel bleu,
                                   Tu mèneras nos plis au baptême du feu !
                                   En avant ! En avant pour la lutte suprême !
                                   Dans le sang allemand donne-nous le baptême
                                   Et, délivrant enfin Strasbourg du joug d’airain,
                                   De nouveau, pour jamais, plante-nous dans le Rhin !

Le portrait du général Boulanger ne figure pas seulement sur les couvertures des chansonnettes, on retrouve, sur toutes les étiquettes des produits de qualité, la barbe la plus républicaine de France ; de face ou de profil, avec képi ou bicorne, c’est toujours lui, sur les boîtes de cirage, les pots de miel, les paquets d’insecticide, les savonnettes, les affiches de grands magasins, les ronds de serviettes, les bonbonnières, les mouchoirs, les tapis de table, les manches de blaireaux, les tasses à café, les boutons de manchettes et les pipes en tout genre. A pied ou à cheval, le général est imprimé, moulé, gravé, sculpté, découpé, à des millions d’exemplaires ; les fabricants de liqueurs en ont fait un flacon ; les confiseurs le représentent en chocolat, en pâte d’amandes et en nougat ; à la foire de Montmartre, « dans toutes les boutiques, on ne voit que des Boulanger en pain d’épice. Le général a la tête peinte en sucre, et les décorations en angélique. Les enfants le lèchent avant de le croquer ».
Cette propagande abusive inquiète certains parlementaires qui redoutent qu’un seul homme puisse faire en France l’union des citoyens. Les politiciens de droite traînent dans la boue le général radical, mais, dans la société parisienne, il est de bon ton d’admirer le général ; on signale comme une exception la vicomtesse de Bonnemains qui passe ses journées à exprimer le mépris qu’elle éprouve pour le héros national. Elle se plaît à affirmer, entre deux tasses de thé, que ce militaire sans éducation et sans noblesse ne mérite même pas l’engouement populaire dont il est l’objet. Elle se plaint, de salon en salon, de retrouver son profil dans tous les étalages, propos qui irritent sa meilleure amie, fervente admiratrice du blond général, la comtesse de Saint-Priest. L’épouse du colonel de Saint-Priest, en garnison à Beauvais, est une forte femme, assez jolie, très lancée dans la vie parisienne ; on s’amuse de son appétit et de ses réparties grossières. Elle reçoit tout Paris, mail manque à sa collection de personnalités l’irrésistible ministre de la guerre. Chaque fois qu’elle l’a invité, il s’est excusé d’être retenu par le service. Elle insiste trois, quatre, cinq fois, car elle tient non seulement à essayer de le séduire, mais encore à obtenir un poste à Paris pour le colonel de Saint-Priest.
Sa patience et sa persévérance sont enfin récompensées, le général viendra dîner mardi. La comtesse, qui n’ose pas, pour le premier soir, le recevoir en tête-à-tête, invite un vieil oncle décoratif et trouve assez piquant de prier son amie Marguerite de Bonnemains de venir s’asseoir à la gauche de son pire ennemi. La vicomtesse a vingt-huit ans, elle est grande, majestueuse, sa gorge et ses épaules sont parfaites, son visage est régulier et ses cheveux blonds, relevés à la vierge lui donnent le caractère distingué et noble auquel elle tient par-dessus tout. Marie Quinton, la propriétaire de l’hôtel des Marronniers à Royat, qui reçut Marguerite et son amant, a tracé un portrait admiratif de sa locataire : Son corsage, très décolleté, laissait à nu son cou, ses épaules, ses bras. Des diamants resplendissaient de toutes parts, une aigrette scintillait dans sa chevelure blonde d’or. Elle était féerique à voir… Elle était empreinte d’une immense distinction, et je me suis sentie en présence d’une grande, d’une très grande dame.
C’est exactement ce que pensa Georges Boulanger la première fois qu’il la rencontra chez la comtesse de Saint-Priest. Comme elle était encore en deuil de son beau -père, le général de Bonnemains, elle portait une robe de velours noir à longue traîne, décorée de paillette de jais. L’oncle de la maîtresse de maison, amateur de calembours, dira que c’était une robe garnie de « boules de jais ». Marguerite, ayant remarqué l’impression qu’elle avait produite sur l’invité de son amie, s’amusa, par malice, à le séduire. Elle se montra coquette, provocante et réussit fort bien ; malgré ses efforts, la comtesse de Saint-Priest n’attira pas un seul instant, au cours du repas, l’attention du beau garçon. Elle était si fâchée que, passant au salon, elle griffa sa rivale au bras en lui murmurant : « C’est indigne ! Tu t’es offerte, devant moi, à ce militaire que tu prétendais détester. »
Bismarck, en laissant prévoir une entente franco-allemande, précipite les événements. Le gouvernement français accepte de se séparer de Boulanger, mais, ne pouvant chasser un homme aussi populaire, il fait tomber tout le Ministère. La crise dure quinze jours, la France réclamant Boulanger dont le gouvernement ne veut sous aucun prétexte. Sans Marguerite de Bonnemains, il aurait lutté, il aurait fait appel aux amitiés multiples dont il est entouré ; son amour lui fait souhaiter seulement un repos propice aux galants tête-à-tête. A Paris, Marguerite enveloppe ses amours de tant de mystère que l’amant espère ardemment un séjour à la campagne, où seuls, tous les deux, ils oublieraient le monde.
Boulanger n’est plus ministre, mais il ne peut aimer en paix. Dans les rues, les manifestants se battent pour lui, on chante des refrains de plus en plus séditieux. Sur le chemin du bois de Boulogne, lorsqu’il va galoper le matin, des milliers de Parisiens crient « Vive Boulanger ! » Le général demeure dangereux. Pour éloigner de la capitale, à l’approche du 14 juillet, ce militaire encombrant, le gouvernement l’appelle au commandement du 13e corps d’armée, à Clermont-Ferrand. Un mot d’ordre circule dans la ville en fièvre : « Pas d’exil pour Boulanger ! » Le 8 juillet, la gare de Lyon est prise d’assaut par une foule en délire, les quais sont envahis, la locomotive est constellée d’images du « brav’ général ». La police doit intervenir.
A Clermont-Ferrand, Boulanger observe le silence, partageant son temps entre les tournées d’inspection et l’amour. Marguerite l’attend dans l’hôtel discret de Marguerite Quinton, à Royat. Elle porte des robes de haute couture, mauves ou jaunes, des bijoux, des aigrettes, comme à Paris. Lorsqu’elle est rêveuse, Georges l’attire sur sa poitrine, la serre dans ses bras et lui chuchote cette confidence, sans doute sincère : « Il y a dix mois que je rêvais de ce tête-à-tête ! » Et lorsque c’est lui qui fait allusion aux événements politiques, Marguerite lui prend la main tendrement : « Georges, je vous défends d’y penser encore, je ne veux pas que vous pensiez à autre chose qu’à notre amour. » L’opération d’envoûtement réussira. Après une semaine de bonheur, la vicomtesse, appelée par une obligation mondaine, regagne Paris. Boulanger, prostré, attend son retour, incapable d’autre chose que d’attendre. Un télégramme lui ayant annoncé que le cher retour était retardé d’une demi-journée, il brise une chaise et jette les morceaux en l’air en hurlant : »Marguerite ! » à tous les échos. Il se frappe la tête contre la porte et, la nuit venue, couché sur ses robes, il embrasse et caresse les tissus qui ont conservé son parfum. Tandis que la passion tourmente cet ancien homme d’action, la France lui offre des bulletins de vote : soixante-sept mille huit cent soixante-quatorze suffrages à un inéligible, voilà de quoi faire trembler le parlement.
L’affaire Wilson, concernant le gendre du président de la République qui vendait des décorations, fait éclater un scandale dans lequel on cherche à compromettre Boulanger. Celui-ci répond aux calomnies par un télégramme insolent au ministre de la guerre qui lui inflige trente jours d’arrêt de rigueur. Le général « fera le mur » pour aller embrasser Marguerite, dont il ne peut plus se passer et dont la santé l’inquiète. Le président du Conseil profite de cet acte d’indiscipline pour prononcer une mise à la retraite de Boulanger. Sa popularité va croissant ; les images, les tracts, les brochures, les chansons se multiplient. En avril 1888, il est élu député de la Dordogne et député du Nord par cent soixante-douze mille voix. On crie : « Vive le général de France ! » et même « Vive l’Empereur ! » C’est le moment qu’attendait la vicomtesse de Bonnemains pour conseiller à son Georges bien-aimé de se rapprocher des hommes de droite. Entre les deux départements qui l’on élu, il a choisi le Nord. Le 4 juin, il entre au Palais-Bourbon et réclame la révision de la Constitution. Le boulangisme devient une doctrine politique. La duchesse d’Uzès, ardente patriote, le commandite en mettant trois millions à la disposition du comte de Paris pour « être placés » sur la carte Boulanger. L’amant de la vicomtesse de Bonnemains est à la solde des monarchistes. Après avoir été élu dans trois départements, il pose sa candidature à un siège vacant à Paris. Les élections sont fixées au 27 janvier 1889. Rien ne peut détourner les Parisiens de la campagne électorale qui se déroule aux accents de « C’est Boulanger qu’il nous faut,ô,ô,ô » une scie de l’Eldorado

Même les préparatifs de l’exposition de Eiffel. Le général Boulanger semble  avoir fait l’union nationale. Aux Champs Elysées, les jeunes gens de l’aristocratie arborent le même œillet rouge, emblème du boulangisme, que les ouvriers des faubourgs.
Le soir du 29 janvier 1889, Boulanger, l’œillet au revers de l’habit, attend les résultats au restaurant Durand. Auprès de lui, Marguerite de Bonnemains écoute monter les clameurs d’enthousiasme et pleure en songeant à ce triomphe qui va lui enlever son amant. On apporte enfin les résultats définitifs ; Boulanger est élu par deux cent quarante-cinq mille deux cent trente-six voix. Les chiffres ont électrisé la foule ; dans la rue, on n’entend qu’un seul cri : « A l’Elysée ! ». Au palais de l’Elysée, Sadi Carnot, valises bouclées, attend le signal de la fuite. Or, à la minute précise où le « brav’général » allait peut-être partir vers le pouvoir, Marguerite eut une quinte de toux : Georges lui prit la main, regarda ses yeux pleins de larmes et renonça à  son triomphe politique.
On connait la suite : le tendre exil à deux, les séjours à Londres, puis à Jersey que Marguerite, épuisée par la tuberculose, voulut quitter pour aller vivre à Bruxelles. Le général, toujours amoureux, emmena en Belgique une agonisante. Les amants s’étaient installés, en mai 1891, dans les faubourgs de Bruxelles, rue Montayet, où, malgré les soins attentifs et la tendresse de Georges, Marguerite s’éteignit, le 16 juillet, la main dans la  main de son grand amour. Désespéré, il écrivit à une vieille amie : Elle n’est plus, cette créature adorable qui m’a donné les seules années de bonheur que j’ai connues dans ma vie…Elle est partie, me laissant seul, tout seul… Sa famille voulait avoir son corps, j’ai refusé et je le garde, je le garderai envers et contre tous. Ma seule consolation est d’aller tous les après-midi au cimetière la voir et causer avec elle…
Lorsqu’on eut terminé le tombeau qu’il avait fait construire pour elle, Georges décida de mourir ; il fixa lui-même son suicide à la date du 30 septembre. La veille, il rédigea deux testaments, l’un politique et l’autre sentimental qui est une sorte de message très doux, très tendre pour celle qu’il va rejoindre : Je me tuerai demain, ne pouvant plus supporter l’existence sans celle qui a été ma seule joie, le seul bonheur de toute ma vie. Pendant deux mois et demi j’ai lutté ; aujourd’hui, je suis à bout, je n’ai pas grand espoir de la revoir, mais qui sait ?
… Je désire être inhumé, ceci est ma volonté formelle, dans le caveau que j’ai fait construire au cimetière d’Ixelles, pour ma chère Marguerite. Mon corps devra être placé dans la case du milieu, juste au-dessus d’elle… Je demande que l’on place dans mon cercueil, semblable autant que possible à celui de mon aimée Marguerite, son portrait et la mèche de ses cheveux que j’aurai sur moi… Sur la pierre tombale, au-dessous de l’inscription de ma chère Marguerite, avec les mêmes caractères et la même disposition d’écriture, on devra écrire ces mêmes mots :
                                   Georges, 29 avril 1837 – 30 septembre 1891
                                   Ai-je bien pu vivre deux mois et demi sans toi ?

Ayant ensuite écrit un message pour sa mère, le général établit la liste de ceux à qui il conviendra d’adresser cet avis laconique : « Le Général vient de se tuer. »
Il se coucha, se leva de bonne heure et se rendit au cimetière vers onze heures ; il déposa une gerbe de roses rouges sur la tombe sa chère Marguerite, échangea quelques banalités avec un de ses amis qui le quitta ; celui-ci, quelques instant plus tard, entendit une détonation, revint sur ses pas et découvrit le général Boulanger sur la tombe de sa chère Marguerite, les tempes trouées, uni à Marguerite de Bonnemains pour l’éternité.

Depuis octobre 1891, très régulièrement, des admirateurs de ce militaire, qui sacrifia le pouvoir à l’amour, viennent déposer des roses rouges sur la tombe des amants.

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