Traditionnellement,
la promenade des Champs Elysées a perdu, en 1887, une partie de son
agrément ; les jardins ont cédé la place à des immeubles austères, les
bals et les cafés-chantants du second Empire ont éteint leurs globes et Mabille
a fermé ses portes. A l’entrée de l’avenue, entre la place de la Concorde et le
Rond-Point, cachés dans les dernières verdures, des cafés-concerts ont
cependant résisté aux manœuvres des spéculateurs de la troisième
République : l’Alcazar d’Eté, les Ambassadeurs et le Concert de l’Horloge
qui, en 1892, deviendra le Jardin de Paris, cet « éblouissement de chair
et de soie sous les hauts feuillages ». L’Alcazar d’Eté, qui joua un rôle
important dans la destinée du général Boulanger, est l’un des premiers
cafés-chantants créés à Paris ; on l’appela le café du Midi vers 1840,
puis le café Morel.
En
ce temps-là, on rencontrait, sous les arbres des Champs-Elysées, des marchands
d’oublies, des bateleurs, des acrobates et des chanteurs ambulants. L’un d’eux,
le gros Fleury, qui pesait, dit-on cent soixante kilo, chantait devant le café
Moret, monté sur un tonneau. A côté, se trouvait le café des Ambassadeurs,
ainsi nommé en raison du voisinage de l’hôtel Crillon où descendaient les
ambassadeurs étrangers. Le succès du gros Fleury incita le propriétaire des
Ambassadeurs à enrôler des artistes pour concurrencer son voisin. En 1843, il
fit même construire une estrade, initiative qui lança les cafés-concerts à
Paris.
Au second Empire, le café Morel, transformé par
le propriétaire d’un établissement parisien, devint l’Alcazar d’été,
rendez-vous des « gilets en cœur ». On désignait sous ce nom des
jeunes gens élégants et bruyants, qui venaient là pour plaisanter à haute voix
avec les demoiselles de la corbeille. Jusqu’en 1867, la corbeille, attraction
caractéristique du café-concert, se composait d’une demi-douzaine de
figurantes, assises sur la scène, derrière les artistes. En robe du soir, ces
demoiselles, que l’on appelait des « poseuses », s’éventaient en
papotant et donnaient parfois la réplique aux spectateurs des premiers rangs :
les plus spirituelles étaient les plus recherchées. Cette figuration était
imposée par la préfecture, afin que le nouveau genre de spectacle ne puisse pas
empiéter sur le domaine des théâtres.
De
même, il était formellement interdit aux chanteurs de porter une tenue
excentrique, le seul costume autorisé étant l’habit pour les hommes et la robe
de soirée pour les dames. Après de violentes campagnes de presse, la liberté
fut accordée aux artistes des cafés-concerts le 31 mars 1867.
Le
goût du public pour ces établissements, où l’on pouvait boire et fumer en
écoutant des romances, fit naître de nouveaux talents. Les genres s’établirent
peu à peu, les répertoires se précisèrent ; la chansonnette d’actualité
prit sa place entre la romance d’amour et la gaudriole. Les crinolines longues
ou courtes, les vélocipèdes et les comptes de M. Haussmann inspirèrent les
chansonniers. Dès 1868, les complications de la politique extérieure donnèrent
une certaine faveur aux chants patriotiques, mais c’est surtout après le
désastre de 1870 que les Français sentirent battre leur cœur au café-concert en
écoutant les chansons de la revanche. Tout un répertoire fut alors consacré à
la préparation de la prochaine dernière, exaltant le patriotisme, l’uniforme,
la patrie et la haine de l’ennemi héréditaire.
A
ces Français impatients de reprendre l’Alsace et la Lorraine, il manquait un
chef militaire, un beau guerrier portant un uniforme de gala, constellé de
décorations, qui n’aurait pas peur des parlementaires en redingote. Georges
Boulanger comprit qu’il pourrait bien être celui qu’on attendait.
Lieutenant-colonel à trente-quatre ans, il comptait cinq campagnes et six
blessures, il était commandeur de la Légion d’honneur et il rêvait de commander
la France.
A
force de ruse, d’ingéniosité et d’énergie, il y parviendra quinze ans plus
tard. Durand quinze ans, il saura se montrer tantôt souple et diplomate, tantôt
volontaire et cassant, changeant d’opinion suivant les circonstances. En 1878,
lorsque l’appui du duc d’Aumale lui est nécessaire pour obtenir le grade de
général, il fréquente l’évêque du diocèse, fonde la messe militaire et, tous les dimanches,
s’y rend en famille, un énorme missel sous le bras. Nommé général de brigade en
1880, Boulanger, le plus jeune général de l’armée française, se rend à Valence
pour prendre le commandement de la 14e brigade de cavalerie.
On
a souvent relaté son arrivée chez les hussards de Valence, mécontents de se
voir gouvernés par un fantassin. Afin de fêter son arrivée, le général avait
convié les officiers de la garnison à déjeuner à l’hôtel du Dauphin. Le mois de
juillet particulièrement chaud n’empêcha pax ce cavalier remarquable de
proposer à ses invités, après le café, les liqueurs et les cigares, un petit
galop autour du terrain de manœuvres. L’habitude des températures coloniales
lui permit de franchir sans peine tous les obstacles, tandis que les hussards,
congestionnés, avaient peine à le suivre. Ces messieurs, contraints d’admirer
leur général, conservèrent à son égard une réserve légèrement méprisante.
Boulanger,
ayant suivi l’évolution du gouvernement vers un idéal démocratique et
républicain, change complètement d’attitude ; il ne se montre plus à la messe
et fréquente ostensiblement les milieux de gauche. En même temps, renonçant à
son apparente fidélité conjugale, il acquiert rapidement la renommée d’un
joyeux coureur de cotillons. Mme Boulanger se contenta de prier pour le pauvre
pécheur en élevant ses eux filles. Il n’a rien caché de son inconduite et l’a
même expliquée à sa façon : Ma femme ne m’était plus rien, nous vivions côte à
côte comme deux étrangers qui ne restent l’un avec l’autre que par convention
tacite, pour les convenances, pour le monde. Dans ces conditions, il fallait
bien que je cherche ailleurs. Je me suis mis à courir, à papillonner de la
brune à la blonde, à voltiger de fleur en fleur, en m’attardant à peine à
celle-ci davantage à celle-là, et en trouvant cette autre tout à fait exquise,
mais sans qu’aucune m’enivre vraiment de son parfum.
Servantes
d’auberges, vendeuses, blanchisseuses se succédaient dans les bras du beau
général, jusqu’au jour où une jeune femme du meilleur monde s’y installa pour
toute une saison. Peu farouche, très originale, la blonde comtesse de Trêmes avait
déjà compromis sa réputation en traitant publiquement son mari de cocu et en
tirant la langue aux invités les plus respectables du château paternel.
Amoureux de cette aristocratique maîtresse, Boulanger rencontrait régulièrement
la première comtesse de sa vie dans une garçonnière dont personne, à Valence,
sauf le mari, n’ignorait l’existence. De cette liaison mondaine, il retiendra
quelques notions de savoir-vivre indispensables pour réussir à Paris. Il ne lui
restait plus qu’à étudier le rôle de la réclame dans l’ascension politique.
Un
voyage aux Etats-Unis allait lui en fournir les meilleurs exemples. En
septembre 1881, chef de la mission militaire aux fêtes du centenaire de
l’Indépendance américaine, le général Boulanger apprécia la façon de lancer un
candidat. Il remarqua l’importance des images, des portraits reproduits sur les
bagues de cigares, les enveloppes de savonnettes et les étiquettes de whisky.
Lorsqu’il
fut nommé en 1882, directeur de l’infanterie au ministère de la guerre, il
commença à faire parler dans la presse des premières réformes qui devaient le
rendre populaire, mais son heure n’était pas venue, et il se contenta d’étudier
la mécanique politique : en deux ans, il vit défiler quatre ministères
différents, soit en vingt-cinq mois, soixante-cinq ministres. Il avait compris.
Dès
que Jules Ferry prit le pouvoir, il récompensa Boulanger de son zèle
républicain en le nommant général de division et en lui confiant la mission
délicate d’organiser l’administration militaire de la Tunisie, récemment
conquise. En Afrique, Boulanger se fit raser la barbe, découvrant un menton
massif et brutal ; l’ensemble du visage avait gagné une expression énergique
capable, sans doute, d’impressionner les Tunisiens, mais il avait perdu une
grande part de sa séduction. Lorsque, après une démission spectaculaire, il
décida de rentrer en France, il laissa repousser cette barbe rousse et blonde
dont il savait le pouvoir auprès des femmes.
Au
ministère de la guerre, le général barbu comptait de nombreuses amitiés, on
chantait à ce propos un petit couplet satirique :
Il
était un peu sans façon
Mais
on le trouvait joli garçon
Il
fascinait même la portière
Du
Ministère…
En
janvier 1886, Campenon, ministre de la guerre sortant, avait pour lui une telle
admiration que, lorsque le Ministère Brisson eut démissionné, il fut le premier
à conseiller à Freycinet, nouveau dirigeant, d’offrir le portefeuille de la
Guerre à Boulanger. Les rêves du général se réalisaient : à quarante-huit ans,
chef suprême de l’armée, il allait pouvoir conquérir la France. Dans un pays
tourmenté par l’idée de revanche un ministre de la guerre était une
personnalité considérable, mais jamais personne n’avait atteint dans ce poste
la popularité à laquelle il allait parvenir.
Dès
son arrivée, il crée un bureau de presse, chargé d’infirmer les journaux de ses
moindres gestes et de distribuer des photographies, des images ou des brochures
de propagande. Quelques jours plus tard, les premières grandes réformes sont
annoncées : sans nouveaux crédits, au moyen d’économies réalisées dans le
budget de l’armée, le nouveau ministre est parvenu à habiller huit cent mille
hommes de la réserve territoriale. Toute la France applaudit. La gloire de
Boulanger est si éclatante qu’à la fin du mois de février il obtient
cinquante-quatre mille voix aux élections sénatoriales de Seine-et-Oise, alors
qu’il n’a pas posé sa candidature.
Chaque
matin, le bureau de presse du Ministère fait connaître aux français tout ce que
le général Boulanger a créé, transformé ou réformé la veille. Les journaux ne
parlent que de ses bienfaits : grâce à lui, les hommes de troupe mangent dans
des assiettes et couchent sur des sommiers, les caporaux et les sous-officiers
ont le droit de porter la barbe, les anciens officiers qui se rendent aux eaux
thermales touchent une indemnité…C’est à lui que l’on doit l’adoption du fusil
Lebel, le service d’aérostation militaire, les pigeons voyageurs, les guérites
peintes aux couleurs nationales, la mélinite et la loi de trois ans. Ce diable
d’homme pense à tout, il fait même installer des bains chauds pour les troupes
d’Algérie et distribuer aux officiers des képis de gala. De jour en jour, sa
renommée grandit, de plus en plus républicaine. Au mois de juin, il prend de
graves décisions, la presse de la République ayant protesté contre la fête
monarchique donnée par le comte de Paris pour le mariage de sa fille, Boulanger
pousse le conseil des ministres à déposer le fameux projet de loi donnant au
gouvernement le droit d’expulser les membres des anciennes maisons régnantes :
prétendants et héritiers seront définitivement bannis, et les princes ne
pourront pas entrer dans l’armée. Boulanger, sur l’avis de Clemenceau, parvient
à faire ajouter que les princes, même en disponibilité, seront rayés des cadres
de l’armée. On est républicain ou on ne l’est pas ! Le duc d’Aumale, qui ne
reconnaît plus le colonel bien-pensant qu’il croisait à l’église, adresse ne
protestation au nom du principe de la propriété des grades. Après discussions,
le gouvernement donne raison au général ministre, et le vainqueur
d’Abd-el-Kader est expulsé de l’armée. Ke gentilhomme exilé se vengera, en
léguant à l’Institut de France ses collections et son château de Chantilly.
Boulanger
savoure son triomphe en préparant soigneusement la fête nationale du 14
juillet, nouveauté pour les Parisiens, puisqu’elle ne figure au calendrier que
depuis 1880. Il a commandé un uniforme spécial, culotte rose et dolman bleu
turquoise, et il a fait acheter un cheval de parade, au poil noir et luisant,
qu’il nomme Tunis. Cet animal a coûté sept mille huit cents francs, ne craint
ni le tambour ni le clairon, il ne bouge même pas l’oreille quand on tire au
canon, c’est qu’il en a entendu d’autres ! Il a été, plusieurs années durant,
la monture du chef-timbalier des chevaliers gardes de Russie.
La
revue de Longchamp, réglée comme un gigantesque ballet, avec ses quarante mille
soldats, fut un spectacle féerique. Des milliers de Parisiens, grisés de
musique militaire, étourdis par les salves de canons, eurent soudain
l’impression qu’un général rose et bleu descendait pour eux d’une image, dans
une apothéose de lumière. Le bicorne à plume sur l’oreille, le dolman constellé
de décorations, Boulanger s’avança, tout seul, précédé d’un peloton de spahis
et escorté, à trente pas, de trois cents officiers en grande tenue.
Lorsque
toutes les unités furent en place, il exécuta un numéro de cirque, galopant,
tournant, caracolant d’un groupe à l’autre pour la remise des décorations.
Ensuite, ce fut le défilé, rythmé par
vingt musiques. Tunis dansait au son de la « Marche indienne ». Boulanger et
son escorte saluèrent le président de la République, sabre au clair, tandis que
la foule émue, retenait son souffle. Et puis, brusquement, ce fut l’explosion
d’enthousiasme ; une immense clameur s’éleva dans la plaine : « Vive Boulanger
! »
Le
soir, à l’Alcazar d’Eté, Paulus, le chanteur le plus populaire des concerts
parisiens, celui que les critiques qualifiaient de « crevant » et d’ «
épastrouillant », confirma en musique le succès du général. Le chanteur n’a
jamais oublié cette soirée d’enthousiasme qu’il a raconté dans ses Mémoires :
Le 14 juillet, dans la salle comme dans les loges d’artistes, on ne causait que
de l’événement du jour : de la revue de Longchamp où avait été acclamé le
général Boulanger. Je n’ai jamais fait de politique, mais j’ai toujours guetté
l’actualité… J’avais déjà chanté avec succès une chanson de Delomel et Garnier,
« En revenant de la revue », mais, ce soir-là, pour décupler mon succès, je
changeai deux vers. Les deux vers de la chanson originale étaient :
Moi
j’faisais qu’admirer
Not’
brav’ général Négrier
Le
général Négrier, héros du Tonkin, céda la place à « Not’ brav’ général
Boulanger » pour cette soirée exceptionnelle. Ce fut un véritable triomphe, les
spectateurs debout demandèrent dix fois le même refrain. Pendant quinze ans,
Paulus, en province et à l’étranger s’entendra réclamer la chanson qu’Anatole
France appelait « la Marseillaise des mitrons et des calicots ».
Le
général ne s’arrête pas en si bon chemin : le 16 juillet, nouvelle
manifestation. Dans la soirée, à la lueur des torches tenues par des
cuirassiers, il vient inaugurer le Cercle militaire, au coin de la rue de la
Paix et de l’avenue de l’Opéra. Pour le voir et l’acclamer, les Parisiens ont
envahi les trottoirs, les balcons et les arbres, il y a des badauds jusque sur
les toits. A la sortie, la foule porte en triomphe la voiture et le général
jusqu’à l’hôtel du Louvre où il occupe avec Mme Boulanger et ses deux filles,
un grand appartement, au numéro 283.
Tous
les matins, dès sept heures et demie, l’équipage du ministre de la guerre est
avancé. Le général, qui dort peu, est déjà revenu de son galop matinal au Bois,
bien qu’il ait travaillé jusqu’à une ou deux heures du matin. Ses familiers se
demandent comment il parvient, dans son emploi du temps surchargé, à trouver
les heures qu’il consacre à la frivolité, dans sa garçonnière du 128 boulevard
Haussmann. Les femmes du monde rêvent d’aller y faire le sacrifice de leur
vertu, tandis que les midinettes se contentent d’acheter pour deux sous le
portrait et la « Biographie du général Boulanger », dernière nouveauté lancée
sur les boulevards. Cette brochure, mal imprimée et mal écrite, est une
réussite commerciale : les camelots en écoulent cent mille en trois semaines,
peut-être à cause des trouvailles de la rédaction :
Au
physique, c’est un beau garçon en même temps qu’un bel homme. Sa physionomie
respire le courage froid. L’œil bleu est vif et clair, le nez, d’un dessin très
pur, surmonte une forte moustache blonde qui vient rejoindre une barbe cachant
une bouche qui sourit rarement, si ce n’est quand le général fait place au père
de famille… L’ensemble est correct et d’une superbe allure militaire.
Ce
texte, naïvement élogieux, provoqua tant de réactions que Boulanger dut faire
publier une note officielle affirmant qu’il était complètement étranger à ces
sortes de publications, et informant la France qu’il venait, lui-même,
d’envoyer une sommation par huissier, à l’éditeur de ces brochures pour en
interdire la diffusion. M. A. Clavel, imprimeur-éditeur, 9, cité d’Hauteville,
reçut en effet la sommation par laquelle le général de division
Georges-Ernest-Jean-Marie Boulanger interdisait de mettre en vente sa
biographie et son portrait, mais, une heure plus tard, il reçut également la
visite d’un officier d’état-major qui le pria, de la part du ministre de la
guerre de « pousser la vente » ; mieux encore, Boulanger fit acheter dix mille
brochures pour distribution dans les casernes et les cantonnements. Les
almanachs succédèrent aux biographies, les portraits en noir et en couleurs aux
photographies ; quant aux chansons et romances à la gloire de Boulanger, on en
édita une telle quantité qu’un marchand de la rue du Croissant, M. Tralin,
changea l’enseigne de sa boutique et l’appela « Au général Boulanger ». On
trouvait chez lui tous les couplets vantant, sur un rythme de marche ou de
polka, les mérites du héros à la mode : « le Rêve du général Boulanger », que
récitait Mounet-Sully, « Boulanger devant la statue de Kléber », « Boulanger
maître d’école en Alsace », succès de Mlle Amiati. D’autres chansons seront
plus orientées : « A bas Bismarck et vive Boulanger », par exemple, dont les
paroles ressemblent à des menaces :
Notre
œuvre est prête et la tienne succombe,
Contre
le sort tu lutterais en vain…
Vieux
fossoyeur, creuse encore une tombe
Car
Boulanger t’y couchera demain.
Tralin
vendra aussi « le Général Revanche », chant patriotique, qui provoquera quelques réflexions désobligeantes dans la
presse allemande ; dans cet hymne glorieux, l’auteur a donné, tout à tour, la
parole à l’Alsace et à la Lorraine, aux morts de 70 et aux drapeaux. Ecoutons
la voix des drapeaux :
Ainsi qu’une
couvée, attendant sur la branche,
L’heure de
s’envoler, ô général Revanche,
Nous
attendons le jour où, sous le grand ciel bleu,
Tu mèneras
nos plis au baptême du feu !
En avant ! En
avant pour la lutte suprême !
Dans le sang
allemand donne-nous le baptême
Et, délivrant
enfin Strasbourg du joug d’airain,
De nouveau,
pour jamais, plante-nous dans le Rhin !
Le
portrait du général Boulanger ne figure pas seulement sur les couvertures des
chansonnettes, on retrouve, sur toutes les étiquettes des produits de qualité,
la barbe la plus républicaine de France ; de face ou de profil, avec képi ou
bicorne, c’est toujours lui, sur les boîtes de cirage, les pots de miel, les
paquets d’insecticide, les savonnettes, les affiches de grands magasins, les
ronds de serviettes, les bonbonnières, les mouchoirs, les tapis de table, les
manches de blaireaux, les tasses à café, les boutons de manchettes et les pipes
en tout genre. A pied ou à cheval, le général est imprimé, moulé, gravé,
sculpté, découpé, à des millions d’exemplaires ; les fabricants de liqueurs en
ont fait un flacon ; les confiseurs le représentent en chocolat, en pâte
d’amandes et en nougat ; à la foire de Montmartre, « dans toutes les boutiques,
on ne voit que des Boulanger en pain d’épice. Le général a la tête peinte en
sucre, et les décorations en angélique. Les enfants le lèchent avant de le
croquer ».
Cette
propagande abusive inquiète certains parlementaires qui redoutent qu’un seul
homme puisse faire en France l’union des citoyens. Les politiciens de droite
traînent dans la boue le général radical, mais, dans la société parisienne, il
est de bon ton d’admirer le général ; on signale comme une exception la
vicomtesse de Bonnemains qui passe ses journées à exprimer le mépris qu’elle
éprouve pour le héros national. Elle se plaît à affirmer, entre deux tasses de
thé, que ce militaire sans éducation et sans noblesse ne mérite même pas
l’engouement populaire dont il est l’objet. Elle se plaint, de salon en salon,
de retrouver son profil dans tous les étalages, propos qui irritent sa
meilleure amie, fervente admiratrice du blond général, la comtesse de
Saint-Priest. L’épouse du colonel de Saint-Priest, en garnison à Beauvais, est
une forte femme, assez jolie, très lancée dans la vie parisienne ; on s’amuse
de son appétit et de ses réparties grossières. Elle reçoit tout Paris, mail
manque à sa collection de personnalités l’irrésistible ministre de la guerre.
Chaque fois qu’elle l’a invité, il s’est excusé d’être retenu par le service.
Elle insiste trois, quatre, cinq fois, car elle tient non seulement à essayer
de le séduire, mais encore à obtenir un poste à Paris pour le colonel de
Saint-Priest.
Sa
patience et sa persévérance sont enfin récompensées, le général viendra dîner
mardi. La comtesse, qui n’ose pas, pour le premier soir, le recevoir en
tête-à-tête, invite un vieil oncle décoratif et trouve assez piquant de prier
son amie Marguerite de Bonnemains de venir s’asseoir à la gauche de son pire
ennemi. La vicomtesse a vingt-huit ans, elle est grande, majestueuse, sa gorge
et ses épaules sont parfaites, son visage est régulier et ses cheveux blonds,
relevés à la vierge lui donnent le caractère distingué et noble auquel elle
tient par-dessus tout. Marie Quinton, la propriétaire de l’hôtel des
Marronniers à Royat, qui reçut Marguerite et son amant, a tracé un portrait
admiratif de sa locataire : Son corsage, très décolleté, laissait à nu son cou,
ses épaules, ses bras. Des diamants resplendissaient de toutes parts, une
aigrette scintillait dans sa chevelure blonde d’or. Elle était féerique à voir…
Elle était empreinte d’une immense distinction, et je me suis sentie en
présence d’une grande, d’une très grande dame.
C’est
exactement ce que pensa Georges Boulanger la première fois qu’il la rencontra
chez la comtesse de Saint-Priest. Comme elle était encore en deuil de son beau
-père, le général de Bonnemains, elle portait une robe de velours noir à longue
traîne, décorée de paillette de jais. L’oncle de la maîtresse de maison,
amateur de calembours, dira que c’était une robe garnie de « boules de jais ».
Marguerite, ayant remarqué l’impression qu’elle avait produite sur l’invité de
son amie, s’amusa, par malice, à le séduire. Elle se montra coquette,
provocante et réussit fort bien ; malgré ses efforts, la comtesse de
Saint-Priest n’attira pas un seul instant, au cours du repas, l’attention du
beau garçon. Elle était si fâchée que, passant au salon, elle griffa sa rivale
au bras en lui murmurant : « C’est indigne ! Tu t’es offerte, devant moi, à ce
militaire que tu prétendais détester. »
Bismarck,
en laissant prévoir une entente franco-allemande, précipite les événements. Le
gouvernement français accepte de se séparer de Boulanger, mais, ne pouvant
chasser un homme aussi populaire, il fait tomber tout le Ministère. La crise
dure quinze jours, la France réclamant Boulanger dont le gouvernement ne veut
sous aucun prétexte. Sans Marguerite de Bonnemains, il aurait lutté, il aurait
fait appel aux amitiés multiples dont il est entouré ; son amour lui fait
souhaiter seulement un repos propice aux galants tête-à-tête. A Paris,
Marguerite enveloppe ses amours de tant de mystère que l’amant espère ardemment
un séjour à la campagne, où seuls, tous les deux, ils oublieraient le monde.
Boulanger
n’est plus ministre, mais il ne peut aimer en paix. Dans les rues, les
manifestants se battent pour lui, on chante des refrains de plus en plus
séditieux. Sur le chemin du bois de Boulogne, lorsqu’il va galoper le matin,
des milliers de Parisiens crient « Vive Boulanger ! » Le général
demeure dangereux. Pour éloigner de la capitale, à l’approche du 14 juillet, ce
militaire encombrant, le gouvernement l’appelle au commandement du 13e
corps d’armée, à Clermont-Ferrand. Un mot d’ordre circule dans la ville en
fièvre : « Pas d’exil pour Boulanger ! » Le 8 juillet,
la gare de Lyon est prise d’assaut par une foule en délire, les quais sont
envahis, la locomotive est constellée d’images du « brav’ général ».
La police doit intervenir.
A
Clermont-Ferrand, Boulanger observe le silence, partageant son temps entre les
tournées d’inspection et l’amour. Marguerite l’attend dans l’hôtel discret de
Marguerite Quinton, à Royat. Elle porte des robes de haute couture, mauves ou
jaunes, des bijoux, des aigrettes, comme à Paris. Lorsqu’elle est rêveuse,
Georges l’attire sur sa poitrine, la serre dans ses bras et lui chuchote cette
confidence, sans doute sincère : « Il y a dix mois que je rêvais de
ce tête-à-tête ! » Et lorsque c’est lui qui fait allusion aux
événements politiques, Marguerite lui prend la main tendrement : « Georges,
je vous défends d’y penser encore, je ne veux pas que vous pensiez à autre
chose qu’à notre amour. » L’opération d’envoûtement réussira. Après une
semaine de bonheur, la vicomtesse, appelée par une obligation mondaine, regagne
Paris. Boulanger, prostré, attend son retour, incapable d’autre chose que
d’attendre. Un télégramme lui ayant annoncé que le cher retour était retardé
d’une demi-journée, il brise une chaise et jette les morceaux en l’air en
hurlant : »Marguerite ! » à tous les échos. Il se frappe la
tête contre la porte et, la nuit venue, couché sur ses robes, il embrasse et
caresse les tissus qui ont conservé son parfum. Tandis que la passion tourmente
cet ancien homme d’action, la France lui offre des bulletins de vote :
soixante-sept mille huit cent soixante-quatorze suffrages à un inéligible,
voilà de quoi faire trembler le parlement.
L’affaire
Wilson, concernant le gendre du président de la République qui vendait des
décorations, fait éclater un scandale dans lequel on cherche à compromettre
Boulanger. Celui-ci répond aux calomnies par un télégramme insolent au ministre
de la guerre qui lui inflige trente jours d’arrêt de rigueur. Le général
« fera le mur » pour aller embrasser Marguerite, dont il ne peut plus
se passer et dont la santé l’inquiète. Le président du Conseil profite de cet
acte d’indiscipline pour prononcer une mise à la retraite de Boulanger. Sa
popularité va croissant ; les images, les tracts, les brochures, les
chansons se multiplient. En avril 1888, il est élu député de la Dordogne et
député du Nord par cent soixante-douze mille voix. On
crie : « Vive le général de France ! » et même
« Vive l’Empereur ! » C’est le moment qu’attendait la vicomtesse
de Bonnemains pour conseiller à son Georges bien-aimé de se rapprocher des
hommes de droite. Entre les deux départements qui l’on élu, il a choisi le
Nord. Le 4 juin, il entre au Palais-Bourbon et réclame la révision de la
Constitution. Le boulangisme devient une doctrine politique. La duchesse
d’Uzès, ardente patriote, le commandite en mettant trois millions à la
disposition du comte de Paris pour « être placés » sur la carte
Boulanger. L’amant de la vicomtesse de Bonnemains est à la solde des
monarchistes. Après avoir été élu dans trois départements, il pose sa
candidature à un siège vacant à Paris. Les élections sont fixées au 27 janvier
1889. Rien ne peut détourner les Parisiens de la campagne électorale qui se
déroule aux accents de « C’est Boulanger qu’il nous faut,ô,ô,ô » une
scie de l’Eldorado
Même
les préparatifs de l’exposition de Eiffel. Le général Boulanger semble avoir fait l’union nationale. Aux Champs
Elysées, les jeunes gens de l’aristocratie arborent le même œillet rouge,
emblème du boulangisme, que les ouvriers des faubourgs.
Le
soir du 29 janvier 1889, Boulanger, l’œillet au revers de l’habit, attend les
résultats au restaurant Durand. Auprès de lui, Marguerite de Bonnemains écoute
monter les clameurs d’enthousiasme et pleure en songeant à ce triomphe qui va
lui enlever son amant. On apporte enfin les résultats définitifs ; Boulanger
est élu par deux cent quarante-cinq mille deux cent trente-six voix. Les
chiffres ont électrisé la foule ; dans la rue, on n’entend qu’un seul cri : « A
l’Elysée ! ». Au palais de l’Elysée, Sadi Carnot, valises bouclées, attend le
signal de la fuite. Or, à la minute précise où le « brav’général » allait
peut-être partir vers le pouvoir, Marguerite eut une quinte de toux : Georges
lui prit la main, regarda ses yeux pleins de larmes et renonça à son triomphe politique.
On
connait la suite : le tendre exil à deux, les séjours à Londres, puis à Jersey
que Marguerite, épuisée par la tuberculose, voulut quitter pour aller vivre à
Bruxelles. Le général, toujours amoureux, emmena en Belgique une agonisante.
Les amants s’étaient installés, en mai 1891, dans les faubourgs de Bruxelles,
rue Montayet, où, malgré les soins attentifs et la tendresse de Georges,
Marguerite s’éteignit, le 16 juillet, la main dans la main de son grand amour. Désespéré, il
écrivit à une vieille amie : Elle n’est plus, cette créature adorable qui m’a
donné les seules années de bonheur que j’ai connues dans ma vie…Elle est
partie, me laissant seul, tout seul… Sa famille voulait avoir son corps, j’ai
refusé et je le garde, je le garderai envers et contre tous. Ma seule
consolation est d’aller tous les après-midi au cimetière la voir et causer avec
elle…
Lorsqu’on
eut terminé le tombeau qu’il avait fait construire pour elle, Georges décida de
mourir ; il fixa lui-même son suicide à la date du 30 septembre. La veille, il
rédigea deux testaments, l’un politique et l’autre sentimental qui est une
sorte de message très doux, très tendre pour celle qu’il va rejoindre : Je me
tuerai demain, ne pouvant plus supporter l’existence sans celle qui a été ma seule
joie, le seul bonheur de toute ma vie. Pendant deux mois et demi j’ai lutté ;
aujourd’hui, je suis à bout, je n’ai pas grand espoir de la revoir, mais qui
sait ?
…
Je désire être inhumé, ceci est ma volonté formelle, dans le caveau que j’ai
fait construire au cimetière d’Ixelles, pour ma chère Marguerite. Mon corps
devra être placé dans la case du milieu, juste au-dessus d’elle… Je demande que
l’on place dans mon cercueil, semblable autant que possible à celui de mon
aimée Marguerite, son portrait et la mèche de ses cheveux que j’aurai sur moi…
Sur la pierre tombale, au-dessous de l’inscription de ma chère Marguerite, avec
les mêmes caractères et la même disposition d’écriture, on devra écrire ces
mêmes mots :
Georges, 29
avril 1837 – 30 septembre 1891
Ai-je bien pu
vivre deux mois et demi sans toi ?
Ayant
ensuite écrit un message pour sa mère, le général établit la liste de ceux à
qui il conviendra d’adresser cet avis laconique : « Le Général vient de se
tuer. »
Il
se coucha, se leva de bonne heure et se rendit au cimetière vers onze heures ;
il déposa une gerbe de roses rouges sur la tombe sa chère Marguerite, échangea
quelques banalités avec un de ses amis qui le quitta ; celui-ci, quelques
instant plus tard, entendit une détonation, revint sur ses pas et découvrit le
général Boulanger sur la tombe de sa chère Marguerite, les tempes trouées, uni
à Marguerite de Bonnemains pour l’éternité.
Depuis
octobre 1891, très régulièrement, des admirateurs de ce militaire, qui sacrifia
le pouvoir à l’amour, viennent déposer des roses rouges sur la tombe des
amants.
Les histoires d'amours finissent mal....en général!!!
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