vendredi 1 novembre 2013

Marion de Lorme et Henri de Cinq-Mars


La place des Vosges, que l’on appelle en 1640, la place Royale, a été tracée sur l’emplacement de l’hôtel des Tournelles, résidence ordinaire des rois de France, de Charles VI jusqu’à Henri II qui est, bien malgré lui, responsable de la création de cette place prestigieuse.
En effet, en 1559, Gabriel de Montgomery, capitaine des gardes du roi, blessa mortellement le souverain au cours d’un tournoi, devant le château. Sa veuve, Catherine de Médicis, fort superstitieuse, prit le quartier en horreur et s’enfuit épouvantée. Elle supplia son fils de faire démolir le palais maléfique : en 1665, on exécutait l’édit de destruction de Charles IX.

Durant plusieurs années, les ruines servirent de refuge aux malandrins, truands et malveillants des environs, puis, en 1585, un nivellement sommaire permit d’y ouvrir un marché aux chevaux, marché important puisque, chaque samedi, on y négociait plus d’un millier de bêtes, dans la boue et le fumier qui répandait à travers le quartier une odeur déplaisante.

Les spéculateurs s’intéressent bientôt à ce terrain où Sully et Henri IV ont le dessein d’établir une manufacture de draps de soie, de lamés tissés d’or et d’argent, dans le goût de ceux de Milan. Le 29 mars 1605, le bon roi Henri écrit à son ministre son désir de voir édifier « une place que je veux que l’on fasse devers le logis qui se fait au marché aux chevaux  pour les manufactures ».

L’affaire des fabriques de soies d’or échoua et Sa Majesté dut renvoyer les deux cents ouvriers spécialisés qu’elle avait fait venir d’Italie ; par contre, la place fut dessinée à son goût et bâtie selon ses instructions. La construction des pavillons qui l’encadrent a donné lieu à de multiples truquages et malfaçons que Sully, spécialiste des commissions et pot-de-vin, encouragea à son profit. L’exemple venait de haut, car Henri IV, précurseur de certains entrepreneurs tristement célèbres, fit remplacer économiquement les plafonds robustes de son propre pavillon par des planchers et des lattis camouflés ; quant aux briques qui devaient être enchâssées dans la pierre, on se contenta, sur plusieurs façades, de les peindre en trompe-l’œil !

Le Béarnais, en souvenir des places à arcades de sa province natale, exigea une galerie couverte autour de la place carrée. Sa place, il la verra terminée, avec ses trente-six pavillons, mais le poignard de Ravaillac l’empêchera d’assister à l’inauguration officielle, qui n’aura lieu qu’en 1612. Les divertissements dureront trois journées entières, les 5, 6 et 7 avril, car on profitera de cette occasion pour fêter les bans de mariage de Louis XIII et d’Anne d’Autriche et ceux de l’infante de France Elisabeth et du prince d’Espagne.
Comme on n’a pas encore oublié la fin tragique du roi Henri II, aucun tournoi ne figure au programme. Les invités de marque ont droit à des estrades et la reine Margot a demandé, afin de mieux suivre les évolutions des écuyers, une sorte d’échafaudage à roulette que l’on approche ou que l’on recule, selon les besoins. Un feu d’artifice et une retraite aux flambeaux couronnent la fête donnée en présence de dix mille spectateurs.
Ainsi lancée, la place Royale ne va pas tarder à devenir le rendez-vous du beau monde, la promenade en vogue, le centre des élégances de Paris. C’est d’abord le séjour des gens de finances, puis celui des beaux esprits et des personnages célèbres : Corneille, Richelieu, Condé, Descartes, Voiture ; la galanterie suivra... comme d’habitude.
C’est là, dit-on, que les « femmes mondaines » doivent se montrer, exhiber leurs nœuds de rubans aux tendres couleurs, qui portent tous des noms symboliques : le « mignon » qui se place sur le cœur, le « favori » sur le haut de la tête, le « galant » sur la poitrine, et le « badin » que l’on laisse pendre à l’éventail. Toutes les belles dames ont le cheveu frisé sur les tempes, en boucles, qui s’appellent des « cavaliers ». Quant aux mouches, elles envahissent les plus jolis minois. Il  n’est pas d’élégance véritable sans une demi-douzaine de morceaux de velours ou de taffetas découpés et collés sur le visage. On ne se contente pas de simuler des grains de beauté, on porte aussi des croissants, des étoiles et même des silhouettes de personnages et d’animaux. Mais la classique mouche ronde qui se nomme l’ « assassine », est indispensable, si l’on en croit les vers de Tallemant des Réaux :

                        Vous auriez beau être frisée,
                        Par anneaux tombant sur le sein,
                        Sans une amoureuse « assassine »
                        Vous ne seriez pas prisée.

La position des mouches est d’une importance capitale, car chaque partie du visage correspond à un symbole. En 1654, on publie un manuel destiné aux gens de « meilleure mine », dans lequel ils pouvaient trouver les précisions sur la taille, la forme et la signification de toutes les mouches. Cet ouvrage intitulé « la Loterie d’Amour », donne la liste des sept places réservées : la « galante » se porte au milieu de la joue, l’ « effrontée », sur le nez, la « coquette », sur la lèvre, tandis que la « passionnée » ne peut se coller qu’au coin de l’œil ; tout est prévu, même la « recéleuse », qui est destinée à cacher les boutons d’acné !
Dans les manuscrits de Conrart, il existe une sorte de prospectus pour faiseuse de mouches, où se mêlent les vers et la prose :
                                   On ne les met jamais en vains.
                                   Si la mouche est mise en pratique,
                                   Tel galant qui nous fait la nique,
                                   S’il n’est aujourd’hui pris, il le sera demain,
                                   Qu’il soit indifférent ou qu’il fasse le vain,
                                   A la fin la mouche le pique...

Tout ce petit monde, assoiffé de préciosité, se retrouve place Royale où l’extravagance est de rigueur : l’ambassadeur du Portugal, par exemple, se fait remarquer en jetant des bas de soie aux jolies femmes, par la portière de son carrosse, et il porte, noué à son feutre, un des bas de la dame de ses pensées. On cite encore le cas d’un magistrat original qui, ne sachant qu’inventer pour attirer l’attention de celle qu’il désire ardemment, met le feu à son hôtel tout neuf... Heureusement, ce gentilhomme, aussi maladroit en amour qu’en pyromanie, ne parvient pas plus à enflammer son hôtel que le cœur de la dame. Un contrôleur des Finances, le sieur Gallet, propriétaire, lui aussi, d’un pavillon de la place Royale, s’en va le jouer dans un tripot, et il le perd chez la Blondeau, qui a pompeusement appelé son établissement « Académie de jeux ». C’est Sully qui le rachètera. Le ministre ne quittera plus le quartier. Enrichi par les commissions et les pots-de-vin, il vieillira sur la place où Tallemant des Réaux se plaît à le voir passer, en vêtements démodés : Plus de vingt-cinq ans après que tout le monde avait cessé de porter des chaînes et des enseignes de diamants, Sully en mettait tous les jours pour se parer, et se promenait en cet équipage sous les porches de la place Royale, près de son hôtel. Tous les passants s’amusaient à le regarder.

La mode passe vite dans ce rond-point de l’élégance où tout gentilhomme désireux de faire bonne figure doit se soumettre à ses caprices. D’une saison à l’autre, on voit réduire ou gonfler les chausses, allonger ou raccourcir les manteaux à franges d’or ; les chapeaux de castor à vastes ailes sont tantôt garnis de plumes de héron, tantôt de long plumages d’autruche ; jusqu’aux gants, dont les revers changent de forme et de garniture quatre à cinq fois par an !
La gamme des coloris est si étendue, si délicate qu’un raffiné, un  « muguet » comme on dit, a lancé la « chromatique », science de la concordance des couleurs d’ajustement, permettant d’éviter toute erreur dans la composition d’un ensemble. Agrippa d’Aubigné consacre un passage des « Aventures du baron de Foeneste », à l’énumération des coloris préférés en 1630 par les élégants et les coquettes. Signalons les plus subtils : »péché mortel, trépassé revenu, veuve réjouie, singe envenimé, triste amie, Espagnol malade, face grattée, bœuf enfumé, racleur de cheminée et jambon commun ».
La coquetterie pousse les dames et les demoiselles de bonne compagnie aux fantaisies les plus coûteuses, les moins pratiques et souvent les moins gracieuses. Elles portent, sans discuter, trois robes l’une sur l’autre, des collets empesés à plusieurs étages qui interdisent les mouvement de la tête, des « corps » baleinés, alourdis de tissus brodés, heureusement fort décolletés, pour découvrir les « tétons bondissants ». Enfin, victimes volontaires, elles supportent, en souriant, le poids du vertugadin.
Il faut encore ajouter à ces multiples contraintes, les entêtantes senteurs dont chacune s’imprègne sous forme d’huile, d’essences, d’onguents ou de sachets remplis de poudre odorante. Il est d’ailleurs impossible de s’en passer, si  l’on veut dissimuler les mauvaises odeurs des corps mal lavés. Il est si difficile d’être propre dans ce Paris où l’on manque d’eau ! il n’y a guère que deux cent cinquante immeubles privilégiés qui reçoivent, par canalisation, un filet d’eau pure. On ne compte dans toute la ville que vingt-neuf fontaines publiques devant lesquelles les domestiques font la queue tous les jours. Les pauvres vont puiser l’eau dans la Seine ; quant aux bourgeois et aux commerçants, ils l’achètent aux porteurs d’eau, à raison d’un denier le seau.
Il n’est donc pas question de gâcher un si précieux liquide en ablutions : on se contente d’un coup de « frottoir » et l’on se parfume. Pour quelques maniaques de l’hygiène, il reste la possibilité du bain que l’on peut aller prendre chez les barbiers-étuvistes.

Cette foule élégante et parfumée qui se presse place Royale est également tourmentée par l’élégance de l’esprit. Elle a des soucis littéraires, et l’on va vois se multiplier les sanctuaires pour gens de plume. La marquise de Rambouillet, dans la chambre bleue de son hôtel, rue Saint-Thomas du Louvre, a donné l’exemple du bel air et de la galanterie poétique, mais le langage ridiculement précieux dont rira Molière, la « fleur du bien dire », n’est pas né chez elle, on le parle plutôt chez les habitués de la « place de Coquetterie », comme la nomme l’abbé d’Aubignac.
Ces beaux messieurs et ces belles dames ont décidé, pour le plaisir de l’oreille, de supprimer quelques consonnes et de transformer quelques voyelles ; la méthode est simple : en supprimant, par exemple, de d d’admirable, on devient distingué : « c’est amirable ! » : on dit la « chouse » pour la chose, une paire de « bouttes » pour une paire de bottes, et « souleil » pour soleil. De même, la règle de la préciosité impose de prononcer é  la diphtongue oi , déplaisante et vulgaire, ce qui donne évidemment des phrases bizarre, comme celle-ci : « La vésine est en véture à la paresse » On est en droit de préférer cette ingénieuse formule à la phrase classique : « La voisine est en voiture à la paroisse. »

La conversation, en code ou en langage clair,  a pris la première place dans la vie mondaine, on se passionne pour les échanges d’idées, l’érudition et la culture. La mission initiale que s’étaient donnée les dames éprises de belles manières, de belles-lettres et de discours bien faits, était l’éducation de leurs contemporains, par réaction contre la grossièreté des mœurs. Peu à peu, cette tâche ardue a évolué : à force d’échanger des idées, on s’est mis à échanger des sentiments, les propos philosophiques ont pris le tour de badinages galants, et l’on parle surtout d’amour.
Mlle de Scudéry, dans « Le Grand Cyrus », définit le rôle social du sentiment, qui n’est pas du tout celui que l’on pourrait imaginer : L’amour n’est pas seulement, écrit cette aimable précieuse, une simple passion comme partout ailleurs, mais une passion de nécessité et de bienséance : il faut que tous les hommes soient amoureux et que toutes les dames soient aimées. Nul insensible parmi nous.

Ne nous méprenons pas sur les sens des mots, la vertueuse Mlle de Scudéry qui tient, rue de Beauce, dans le Marais, un salon de haute moralité, a soin de préciser : Le principal honneur de nos belles est de retenir dans l’obéissance les esclaves qu’elles sont faits, par la seule puissance de leurs charmes et non par des faveurs, de sorte que, par cette coutume, il y a presque une égale nécessité d’être amant et d’être malheureux.
Mais cette conception idéale des rapports amoureux n’est pas de son invention. Depuis 1610, Paris s’attendrit sur les épisodes innombrables d’un roman-fleuve, dont la publication devait durer dix ans, avec un succès toujours croissant : « L’Astrée » d’Honoré d’Urfé, Henri IV, cloué au lit par la goutte se fit relire bien souvent et toujours avec le même plaisir, le premier volume de la série.
Contrastant avec les joyeusetés très crues, publiées au siècle précédent, cette pastorale sentimentale, allégorique et puérile influença toute la vie littéraire et le goût du public. On verra, en effet, les romans de Madeleine de Scudéry, inspirés par « L’Astrée », s’arracher comme de simples feuilletons à chaque publication.

C’est dans son cénacle du samedi que sera mis au point un jeu nouveau. L’abbé d’Aubignac, auteur d’une « Relation de voyage au royaume de la Coquetterie », décrit cette île dont la capitale est ornée de monuments symboliques : la place des Cajoleries, le palais des Bonnes Fortunes et le temple de la Pudeur. On applaudit à ces allégories charmantes, et les hôtes de Mlle de Scudéry imaginent à leur tour un pays fantaisiste, le royaume du Tendre, dont ils dressent la carte. On y voit le fleuve d’Inclination, le lac d’Indifférence et des villages aux noms suggestifs : Grands-Serments, Billets-Doux, Petit-Louis et Jolis-Vers. On s’amusa longtemps, le samedi, dans le salon de la rue de Beauce, à voyager au pays du Tendre, on imagina des lois, des réceptions de nouveau citoyen, des fêtes royales, jusqu’au jour où Mlle de Scudéry eut la malencontreuse idée de publier dans « Clélie » cette innocente  carte du Tendre qui fut caricaturée et ridiculisée dans toutes les ruelles rivales.
La place Royale, intellectuelle et aristocratique, se devait de rendre hommage au roi de France. En septembre 1639, on inaugure en grande pompe la statue équestre de Louis XIII, sur piédestal de marbre, décoré de bas-reliefs et d’inscriptions françaises et latines. Le cardinal de Richelieu, qui a présidé à la réalisation du monument, a utilisé, par économie, sans doute, un cheval de bronze commandé autrefois par Catherine de Médicis à un élève de Michel-Ange, décédé depuis. On a remis en état ce cheval, conçu pour accueillir Henri II, afin qu’il fut digne  de recevoir Louis XIII. Mais le cavalier, signé Pierre Biard, est nettement disproportionné à sa monture. C’est en vain que le sculpteur a fait tout son possible pour amplifier la stature du roi, faible de constitution, et qu’il l’a vêtu d’une tenue de guerrier romain. Le cardinal, néanmoins satisfait de l’ensemble choisit, pour la fixer sur le piédestal, une inscription qui chante indirectement ses louanges :

Pour la glorieuse et immortelle mémoire du très grand et très invincible Louis le Juste, treizième du nom, Roi de France, et de Navarre, Armand, Cardinal et Duc de Richelieu, son principal Ministre dans tous ses illustres et généreux desseins, comblé d’honneurs et de bienfaits par un si bon Maître et si généreux Monarque, lui a fait élever cette statue pour une marque éternelle de son zèle, de sa fidélité et de sa reconnaissance.

Un an plus tard, un autre évènement passe inaperçu : une jolie femme emménage avec sa mère place Royale ; elle va faire de son salon un des hauts lieux de la capitale du Tendre. Cette jeune femme, personne de bonne éducation, dont « les baisers vont laisser dans l’histoire un bruit très doux », se nomme Marie Delon elle  est la cinquième des douze enfants de l’honorable Jean Delon, seigneur de Lorme, présidents des trésoriers de France en Champagne. Elle est née à Paris, rue Diane, aujourd’hui rue Elzévir, le 20 décembre 1614, mais c’est dans le château paternel, à Baye, aux confins de la Brie et de la Champagne, qu’elle passera  ses jeunes années.
A quinze ans, elle rêve déjà d’amour, de prince Charmant et d’indépendance. Elle s’ennuie en province, a tapisserie ne l’amuse pas, elle préfère assister aux bals campagnards plutôt qu’à la messe. A dix-huit ans, elle apprend la musique, joue du théorbe avec grâce, lorsque son père, soucieux de la bonne éducation qui conduit aux beaux mariages, lui donne un maître de calligraphie et de littérature, Alais de Beaulieu.
Ce Monsieur de Beaulieu a composé quelques élégies chrétiennes et profanes, il est aussi l’auteur d’un roman pastoral qui fait pleurer la tendre Marie. Entre deux dessins de  majuscules moulées, il l’initie aux mystères de la poésie ; il lui vante les mérites des poètes qu’il a connus, du grand Théophile de Viau et de l’un de ses bons amis, Jacques Vallée des Barreaux, conseiller au parlement de Paris, poète de talent. Il en fait tant d’éloges que Marie est prise du désir violent de voir de près cet écrivain parisien ; M de Beaulieu obtient aisément la permission d’inviter son ami des Barreaux, car M. de Lorme est flatté de recevoir un conseiller au parlement.
C’est ainsi que pénétra dans le manoir de Baye le plus grand débauché de Paris, pilier de cabaret, impie et coureur de filles. Ce brillant invité charme pourtant M. de Lorme par son intelligence et son esprit. Marie admire ce joli garçon qui apporte avec lui le « bel air » de Paris. Les premiers rendez-vous, les doux entretiens dans l’ombre de l’église du pays transforment celui que ses amis avaient surnommé l’ « illustre débauché ». Il se montre si convenable avec Marie, il l’aime d’un amour si pur qu’il en est surpris lui-même. M. de Lorme commence à envisager la possibilité de marier sa fille au jeune conseiller, mais son projet est arrêté par une terrible révélation : il vient d’apprendre la vérité sur celui dont il a  failli faire son gendre. Le soir même, professeur de calligraphie et poète-conseiller au parlement sont chassés du château malgré les larmes de Marie.
Elle demeure fidèle, plusieurs mois durant, à ce premier amour, tandis que Des Barreaux, pris à son propre piège, lui adresse de tendres élégies :
                        Mon Ange, mon Soucy, s’il est vray que mon âme
                        Sçait soupirer pour toy d’une si sainte flâme
                        Que dans le doux poison que m’ont donné tes yeux,
                        Je ne sens rien qui soit brutal ou vicieux...
                        Pourquoi faut-il, ô dieux ! qu’une injuste défense
                        De tes cruels parents, malgré ton innocence,
                        Malgré la pureté de tes feux et des miens,
                        Aille rompre les nœuds de ces sacrez liens ?

De tels chants d’amour donnent, de l’esprit aux filles ! Marie cherche et trouve des complices, invite son poète à Baye, en l’absence de l’austère M. de Lorme. Le voici caché à quelques pas du château. Elle va, en tremblant, le rejoindre. Ils échangent les premiers baisers. Maintenant, tout se déroule comme dans les mélodrames : le père noble, alerté par l’ami fidèle, revient au galop et il arrive à temps pour sauver l’honneur de sa fille. Mes réprimandes, les menaces, les punitions ne peuvent rien contre l’amour. Marie, asse de sa vertu, s’obstine. Elle imagine un second plan, plus audacieux que le premier. Cette fois ; elle aménage une cachette amoureuse pour Des Barreaux à l’intérieur du château, dans un cabinet noir où l’on entasse les bûches. Dans cette garçonnière improvisée, elle reprend la conversation interrompue. Prévenu de nouveau, M. de Lorme revient une fois de plus au galop... mais il arrive trop tard ! Après trois ans de patience, le roman d’amour de Marie de Lorme a trouvé le plus classique des dénouements. Des Barreaux, chassé du château comme un vil suborneur, peur écrire son triomphe :
                        Je suis vainqueur d’une maîtresse
                        Que seule j’estimois digne de mes soupirs,
                        Et quoy qu’elle ait monstré  l’orgueil d’en déesse,
                        J’éteins dans son beau sein le feu de mes désirs.

La colère du père noble se traduit par la séquestration de la polissonne, mais l’amour est toujours le plus fort. Marie s’échappe définitivement du château familial pour habiter à Paris avec son poète. De ces amours coupables naîtra bientôt le fruit : « un petit garçon qui se porte le mieux du monde ». Malgré sa bonne santé, remarquons en passant que ce bébé disparaîtra si bien que personne, jamais, n’en entendra plus parler.
M. de  Lorme, accablé de honte et de chagrin, préfère se laisser mourir. Il rend le dernier soupir, fort pieusement, le 13 juillet 1639, accordant enfin à sa chère Marie l’entière liberté de se mal conduire, pour la plus grande joie de Des Barreaux :
                        Es ce que les parents avaient tant défendu
                        Leur est par la fortune heureusement rendu ;
                        Un doux calme succède à la fureur des vents,
                        Et la mort d’un seul homme a sauvé deux vivants.

Fier de sa conquête, le poète la montre à ses amis, la conduit dans les « ruelles » de la place Royale, jusqu’au jour où, dans un salon, Marie fait la connaissance du favori de Louis XIII, l’élégant Cinq-Mars, dont toutes les dames de la cour admirent la fière allure et la « belle situation ». A dix-neuf ans à peine, il est grand écuyer de France, il est beau, son visage est fin, sa bouche bien dessinée, son regard velouté. Son élégance est proverbiale ; il porte avec grâce des hauts-de-chausses brodés, passementés d’or ; de volumineux canons de dentelle retombent sur ses bottes à revers, un baudrier d’or barre sa poitrine, et ses larges manchettes de dentelle sont assorties à son col en point de Venise.

Ce don Juan est l’un des fils du maréchal d’Effiat, et comme son père est à la solde du cardinal de Richelieu, Henri, marquis de Cinq-Mars, a fait, tout naturellement, une carrière rapide. Appelé à la cour alors qu’il allait fêter son treizième anniversaire, il s’est vu accorder deux ans plus tard la charge de lieutenant du roi ; à dix-huit ans, on l’envoie en mission spéciale : officiellement, il est chargé de distraire le mélancolique Louis XIII et, officieusement, de l’espionner pour le compte du cardinal. Successivement capitaine aux gardes, maître de la garde-robe et grand écuyer de France, cet ambitieux jouvenceau a rêvé, l’imprudent, de s’affranchir du joug de son protecteur. Il sollicite le titre de duc et de pair, une place au conseil et, se croyant tout permis, demande l’autorisation d’épouser un princesse.
Richelieu, qui désire un « mouchard » de qualité et non un rival éventuel, fait échouer ses projets, et se permet même de traiter Cinq-Mars de « petit insolent ». Depuis qu’il a entendu cette remarque désagréable, M. le grand écuyer, vexé, cherche sa vengeance et, de son côté, le cardinal se méfie de l’indocile. C’est que le jeune homme est devenu dangereux : le roi ne peut plus se passer de sa présence, il a même pour son nouveau favori des égards exceptionnels : on voit Sa Majesté suivre la chasse à cheval pour offrir son carrosse à Cinq-Mars, et ils sont si intimes qu’ils s’appellent « mon cher ami ».
Malgré la faveur royale, son service à la cour paraît ennuyeux à M. de Cinq-%ars, qui s’échappe en cachette du triste château de Saint-Germain pour venir respirer l’air de la place Royale.
Toute la cour parle de ce rendez-vous brillant auxquelles les ruelles de la comtesse de Saint-Géron et de Mme de Rohan donnent un caractère d’aristocratique préciosité. L’endroit est si bien fréquenté que des règlements sévères tentent d’y sélectionner les passants. L’accès des arcades est formellement interdit à tout mendiant et vagabond, pour qui les tentations seraient trop fortes, car c’est l’un des coins de Paris où l’or scintille le plus. En dépit des édits contre le gaspillage, on en voit partout, sur les porte-fraise, sur les chapeaux, les bottes, les ceintures, il y en a même sur le mors des chevaux et sur les portières des carrosses.

Les coquettes renoncent à montrer en d’autres promenades leurs robes brodées, leurs rubans, leurs dentelles et leurs bijoux. Les « mourants », ces gentilshommes chamarrés, bardés de velours et de soie, ne promène plus en d’autres allées leurs éperons d’or ni leurs chapeaux à panache. Les marchands, en des galeries de luxe, proposent des soieries, des dentelles, des éventails, des armes, des flacons d’eau de senteur. Un désir, une obsession de luxe, s’est emparé des Parisiens fortunés ; le bourgeois et l’entrepreneur enrichi se mettent comme le noble à dépenser leur argent en divertissements, en réceptions et en festins.

Les repas, finement préparés prennent place dans la vie mondaine car le goût de la bonne chère se répand en même temps que l’usage, tout nouveau, de la fourchette. Les tables sont savamment décorées, surchargées de surtouts, de pyramides, mais on n’y pose ni verres ni flacons ; lorsqu’un invité désire boire, il fait un signe plus ou moins discret au valet chargé de lui apporter un verre de vin, qu’il est convenable de boire d’un seul trait. Pour le dîner de midi comme pour le souper de sept heures, les hommes gardent leur manteau sur l’épaule, leur épée au côté et leur chapeau sur la tête, ce qui est incommode, car la bienséance exige qu’ils se découvrent chaque fois que la maîtresse de maison leur tend un plat, au risque de tremper leur panache dans la sauce !
Un raffinement en amène un autre, les onguents et les fards, le rouge, le noir et le blanc reparaissent aussi violents et criards qu’aux plus beaux jours de Catherine de Médicis. On se farde outrageusement les joues, les lèvres et les yeux, et l’on se blanchit au pinceau la gorge, le front et les bras. Certaines coquettes, afin de paraître plus pâles, couchent dans des draps écrus, d’autres mangent des citrons pour blanchir leur teint.

Marion de Lorme fait exception, elle conserve, son teint de jeune fille sans autre artifice que des compresses d’eau froide, et l’on raconte que dès que le bout de son nez rougit légèrement, elle se tient quelques heures les pieds dans l’eau chaude. La séduction naturelle de la nouvelle idole attire dans son salon de nombreux fidèles qui viennent à ses pieds « brûler l’encens ». Le marquis de Cinq-Mars n’est pas le moins empressé, il lui fait une cour assidue, et seule une vertu surhumaine permettrait de lui résister longtemps. Marion, qui n’est plus amoureuse de son poète, lutte courageusement pendant quelques jours... puis succombe enfin. Des Barreaux doit s’effacer. Le prince des débauchés souffre sincèrement de cette rupture ; les échos de sa douleur se répandent de salon en alcôve : il brûle officiellement les mèches de cheveux de sa belle, ses billets tendre, et il chante sur une lyre désespérée :

                        J’aymay de deux beaux yeux la lumière si pure,
                        Ces beaux yeux n’eurent pas à dédain mon désir,
                        Un temps je fus heureux, elle devint parjure :
                        Que me reste-t-il  plus à faire qu’à mourir ?

Il ne meurt cependant pas et s’efforce d’oublier son infortune dans le désordre. Il joue, il ivrogne, écrit Tallemant, mange si salement qu’on l’a vu cracher dans un plat, afin qu’on lui laissât manger tout seul ce qu’il y avait... Il est plus libertin que jamais.

Marion, occupée de son nouvel amour, ne s’inquiète pas de la déchéance de son premier amoureux. Elle fréquente, en compagnie du favori royal, tant de salons, de ruelles et de spectacles, qu’on la surnomme « Mme la Grande ».

Louis XII, jaloux, proteste vainement contre les dépenses, le faste et la liaison de son meilleur ami : Cinq –Mars exige sa liberté. Le roi se fâche, le favori sort en claquant la porte. Et c’est sa Majesté qui, sur le conseil de Richelieu, consent à pardonner l’incident. Le 26 novembre 1639, les deux amis réconciliés, adressent au cardinal-ministre ce certificat de garantie : Nous, ci-dessous signés, certifions à qui il appartient estre très contents et satisfaits l’un de l’autre et n’avoir jamais esté en si parfaite intelligence que nous sommes à présent. En foi de quoi nous avons signé le présent certificat. Fait à Saint-Germain, le 26 novembre 1639.
                                                           Signé : Louis, Effiat de Cinq-Mars.

Les distractions de Sa Majesté ne sont pas toujours du goût de l’audacieux marquis. Louis XIII aime la chasse, courre le cerf, le loup, le sanglier ; il élève des chiens de toutes tailles et de toutes races ; à Bourg-la-Reine, il entretient une fauconnerie ; mais lorsque ce monarque sportif doit demeurer enfermé, il s’ennuie profondément. Mauvais joueur, il a renoncé au jeu, la lecture ne l’intéresse pas, il se contente de regarder les images des livres, si elles représentent des chiens, des fauves ou des scènes de batailles. Parfois, il habille un singe apprivoisé, ou bien, durant une journée entière, il démonte et remonte des armes à feu dont il possède la plus remarquable collection du royaume.

L’artisanat lui fait parfois passer un bon moment, il lime, il forge, il tourne ; ce bricoleur royal ne manque pas d’habileté. Il peint, joue du luth et compose des chansons. Il rase mieux qu’un barbier et parfois s’exerce sur les joues des gentilshommes qui se trouvent à portée de son rasoir. Il jardine et récolte lui-même des légumes qu’il vend au financier Montauron, un coquin à qui Corneille, pour quelques écus, a fait hommage de « Cinna ».
D’autres jours, il s’enferme dans les cuisines, préparant d’interminables confitures, des tartes aux pommes, des beignets ou du lait d’amandes. Lorsqu’il  a terminé ces jeux culinaires, il se retire dans une sorte de laboratoire où il distille des parfums. De temps à autre, il s’occupe des affaires du royaume et reçoit quelques-uns des courtisans qui l’attendent, désespérément, dans l’antichambre.
La compagnie de ce souverain maniaque n’amuse plus du tout Cinq-Mars. Il réclame avec une insolence croissante son droit de vivre. Il dit au roi qu’il n’entend pas se séparer de Marion, qu’il l’aime et qu’il a décidé de l’épouser. M. le grand écuyer de France se contentera toutefois d’un mariage secret.

Poussées par des motifs différents, trois personnes  vont, par tous les moyens, s’opposer à cette union : Mme d’Effiat pour défendre l’honneur de la famille, le cardinal de Richelieu afin de ne pas laisser échapper un protégé qui lui est utile et le roi parce qu’il est dévoré de jalousie.
Quoiqu’aient prétendu certains chroniqueurs, le mariage n’eut pas lieu. Tallemant des Réaux donne la meilleure version de cette ténébreuse affaire : Mme d’Effiat eut peur qu’il n’épousât cette fille et eut des défenses du Parlement. Il a fait enrager sa mère quelque temps, car elle était avare, et lui, par dépit, changeait d’habits quatre par jour et allait voir Marion autant de fois. Cinq-Mars se fâchera même avec sa mère : Mme d’Effiat lui ayant fait si grand affront que de croire qu’il voulait épouser Marion de Lorme et d’avoir eu des défenses au Parlement, il sortit de chez elle et alla loger avec Ruvigny, vers la Couture Sainte-Catherine. Presque toutes les nuits, il allait donner la sérénade à Marion.

Louis XIII boude tristement, de plus en plus jaloux. Au début de l’année 1640, une nouvelle brouille éclate et, comme d’habitude Sa Majesté adresse une réclamation à Richelieu. Cette curieuse correspondance, publiée autrefois par Marie Dormoy, nous montre un roi de France rageur et troublé au point d’en perdre toute dignité :
... Je suis bien marri de vous importuner sur les mauvaises humeurs de M. le Grand... Je luy ay dit : M. le Cardinal me mande que vous luy avez témoigné une grande envie de me complaire en toutes choses et cependant vous ne le faites pas sur un chapitre... qui est vostre paresse ; il m’a répondu que pour ce chapitre-là il ne pouvait changer... Ce discours m’a fâché, je luy ay dit : Un homme de votre condition, qui doit songer à se rendre digne de commander les armées et qui m’avez tesmoigné avoir ce dessein la paresse y est du tout contraire...
J’ay repris ensuite le discours sur la paresse luy disant que ce vice rendoit un homme incapable de toutes bonnes choses et qu’il n’estoit bon qu’à ceux du Marais où il avoit été nourry, qui estoient adonnés au plaisir et que s’il vouloit une telle vie qu’il faloit qu’il y retournast : il m’a respondu arrogamment qu’il estoit tout prest ; je luy ay respondu : si ne n’estois plus sage que vous, je sais ce que j’aurois à vous respondre là-dessus. Ensuite de cela, je lui ay dit que m’ayant les obligations qu’il m’a, il ne devoit pas me parler de la façon : il m’a respondu son discours ordinaire, qu’il n’avoit que faire de mon bien et seroit aussi content d’estre Cinq-Mars que M le Grand et que pour changer sa façon de vivre, il ne pouvoit vivre autrement. Et ensuite, il est venu toujours me picotant, et moy luy, jusque dans la cour du château, où je luy dit qu’étant en l’humeur où il estoit il me feroit plaisir de ne point me voir. Om en témoigna qu’il le feroit volontiers. Je ne l’ay point revu depuis...

Les interventions diplomatiques du cardinal ramènent la paix entre les amis qui se disputent de nouveau le lendemain. Discussions, bouderies, accommodements se succèdent. Parfois le souverain fait quelque présent à l’insolent Cinq-Mars. Il lui offre, par exemple, le comté de Dammartin, mais il s’en réserve toutefois l’usufruit et la réversibilité à la couronne, si son meilleur ami venait à disparaître sans descendance mêle. Cette disposition permettra à l’amant de Marion de faire ce mot : Je suis l’héritier du roi... et il est le mien !

Sans plus se soucier des reproches dont on l’accable à la cour, il mène l’existence de son choix, partageant ses jours et ses nuits entre Marion de Lorme et ses amis du Marais jusqu’au printemps de cette année 1640.
Ses réjouissances sont interrompues par la guerre, qui offre des passe-temps moins frivoles aux habitués de la place de Coquetterie. Cinq-Mars va se couvrir de gloire, son cheval est tué sous lui pendant le siège d’Arras, ce qui lui vaut l’honneur d’être cité dans la gazette de Théophraste Renaudot. Le cardinal, mécontent s’empresse de faire publier une note précisant que l’information concernant le fait d’armes de M. le Brand n’est pas officielle... Me roi, attendri, se désole. Plusieurs témoins affirment que le « bon Sire » verse des larmes lorsqu’il ne reçoit aucun message de son cher militaire.
Petits-maîtres et libertins reviennent de campagne avec les rousseurs de l’automne. La place retrouve son élégante agitation, Cinq-Mars retrouve Marion de Lorme qui est en grande beauté ; les amoureux goûtent leur bonheur interrompu tandis que le roi s’emporte : Je n’ay point dormy toute cette nuit de rage et aye  un peu d’émotion, écrit-il au cardinal. Je ne puis plus supporter ses hauteurs car elles sont venues à trop haut point.
Afin de se venger des « hauteurs » du favori, il poursuit Marion, en ordonnant qu’on la fasse sortir de Paris chaque fois que la cour s’y trouverait. Ce caprice est exécuté si régulièrement que chaque déplacement de Marion permet aux Parisiens de connaître à l’avance les dates d’arrivées de leur souverain. En novembre 1640, Henry Arnault écrit à un ami : Le bruit court que Marion de Lorme a reçu un petit ordre de sortir de Paris. Si cela étoit vray, ce seroit encore une preuve que le Roy y viendroit.

La situation est compliquée, mais, peu à peu, les sentiments de chacun des intéressés s’affirment : le roi, écœuré par les prétentions et l’inconduite du plus ingrat des favoris, l’abandonne à la haine du cardinal ; le cardinal, inquiet des exigences croissantes du jeune homme, ne songe qu’à le perdre ; Cinq-Mars, grisé par ses succès, pense sérieusement à prendre la place de Richelieu après l’avoir fait assassiner. C’est pourquoi il se joint aux conspirateurs qui préparent, dans l’ombre de Gaston d’Orléans, frère du roi, un accord secret avec l’Espagne ; il ne recule pas devant le crime de haute trahison et signe le traité. L’affaire est faite, l’heure de la vengeance approche lorsqu’au mois de mars 1642 Cinq-Mars quitte Marion pour suivre le roi à Perpignan. Il ne la reverra jamais. Les hommes des services secrets de Richelieu ont découvert le complot, ils en apportent à Perpignan une preuve indiscutable : la copie du traité ! Cinq-Mars est arrêté en juin, à deux cents lieues de la place Royale où Marion pleure... Elle se garde bien d’intervenir car elle se sait surveillée. Une autre amoureuse du beau conspirateur, Marie-Louise de Gonzague, tente vainement de le faire évader, après avoir récupéré les lettres tendres qui auraient pu la compromettre. Personne ne peut sauver Cinq-Mars ni son ami de Thou, qui vont ensemble subir leur destin. Richelieu fait hâter le jugement. Le procès, qui se déroule à Lyon, se termine par la condamnation à mort. Le 12 septembre, à l’âge de vingt-deux ans, le grand écuyer de France aura la tête tranchée, place des Terreaux à Lyon.
Louis XIII apprit une semaine plus tard l’exécution de son « cher ami » ; il était alors dans les cuisines, occupé à faire cuire des confitures. Il se tourna vers les gentilshommes qui admiraient son tour de main et dit simplement : L’âme de Cinq-Mars étoit aussy noire que le cul de ce poislon.

Marie-Louise de Gonzague, inconsolable, attendra cinq années avant d’épouser, par procuration, Vladislas VII, roi de Pologne.
Marion de Lorme, au contraire, ne perd pas son temps en larmes inutiles. La mort de Richelieu, survenue en cette même année 1642, a rendu à Paris le goût des plaisirs. Les récits de son aventure avec le grand écuyer, la jalousie du roi, ont fait d’elle une reine de la place galante. Sa ruelle est un rendez-vous très parisien. Elle y accueille des gens de lettres, des diplomates, des transfuges de l’hôtel de Rambouillet, elle s’amuse des badinages de l’esprit, des galanteries de la conversation mais se montre plus friande de riches présents que de brillants madrigaux.
Le premier remplaçant connu de feu M le Grand est un aimable libertin, le marquis de Rouville, coureur de jupons, beau-frère de Bussy-Rabutin, qui possède l’avantage d’être riche, joli garçon et spirituel. Il paraît toujours « fort magnifique en habits », sa générosité proverbiale en fait un amoureux parfait pour la coquette Marion qui ne porte jamais ses gants plus de trois heures.... La richesse de Rouville est si connue à Paris que les coupe-bourses guettent son carrosse pour l’attaquer, ce qui distrait ce marquis courageux et batailleur, entraîné au combat par les campagnes qu’il fait « hors et dans le royaume ».
Un autre militaire, poète celui-là, Arnauld de Coberville, habitué de la ruelle de la marquise de Rambouillet, prend sa succession dans le cœur et les faveurs de la volage Marion.
On aperçoit également chez elle un don Juan professionnel, le comte de Miossens, qui, sur l’invitation de la belle, vient la visiter en voisin. Simple caprice, car il a la vilaine coutume de faire régler ses factures de tailleurs par ses amies, et Marion a beaucoup trop de frais pour s’encombrer d’un tel amoureux.

Parmi tous les galants qui passeront dans sa vie, un seul apportera à Mlle de Lorme une passion véritable, Gaspard IV de Coligny, bien connu pour son protestantisme héréditaire et son goût des plaisirs. Ses amours avec Marion commencèrent d’une façon pittoresque. Il s’était rendu chez elle avec la ferme intention de s’amuser, en compagnie d’un joyeux compère, mais n’avait pas prévu l’accueil de la célèbre coquette : elle exige avant d’écouter la moindre proposition que les deux soupirants aillent changer de religion ; »Revenez me voir quand vous serez bon catholiques ! »
L’histoire fit le tour des salons et inspira un pamphlet dont, seuls, les trois premiers vers sont publiables :
                        De vos amants, divine Marion,
                        Ne vous mêlez de la religion,
                        Qu’ils soient papistes ou qu’ils soient huguenots...

Par jeu ou par amour, Coligny et son compagnon se laissent enseigner le catéchisme. Ils acceptent de se confesser chez un abbé complaisant, et ce n’est que lorsque Marion tient la preuve qu’ils ont abjuré le protestantisme qu’elle donne suite aux propos galants de Gaspard de Coligny. Durant quelques mois, il parvient à effacer le souvenir de Cinq-Mars. Il avait gagné un cœur mais perdu une famille... Son père, le maréchal de Châtillon, lui coupa les vivres et sa mère passa le reste de ses jours à maudire l’hérésie de Gaspard.
Lorsqu’il quitte l’alcôve de Marion pour celle de sa voisine, Ninon de Lenclos, il est remplacé par le duc de Brissac, gentilhomme qui a l’esprit de faire oublier son âge par sa générosité, ce qui lui vaut quelques ennuis. On lit, en effet, dans un billet du duc de Rohan au prince de Condé : ... J’ai appris hier que Madame de Brissac s’est séparée d’avec son mari, pour les dépenses qu’il fait avec Marion.
Si Marion est exigeante, c’est qu’elle aime à dépenser l’argent. Elle a la passion des bijoux, des gants parfumés, des éventails, des aumônières. Elle aime à  s’entourer d’objets d’art, de velours précieux, de satins et de dentelles. Parmi ses prétendants, elle choisira désormais les plus riches. Le surintendant des Finances, d’Emery, fera tout à fait son affaire. Cet habile spéculateur, protégé par Mazarin, avait réalisé une fortune scandaleuse en confondant son argent de poche avec celui du Trésor public. Sa renommée de banqueroutier et de coquin était si répandue qu’il avait préféré changer d’identité et cacher son véritable nom de famille, Particelli, mais les pamphlétaires  se souvenaient de ce gros pourceau qu’on nomme Particelle.
Marion de Lorme ne s’inquiète jamais de l’origine de la fortune. M. d’Emery règle, sans broncher, toutes les factures, c’est l’essentiel. Chez Martial, le parfumeur à la mode, où elle se fournit de gants, d’éventails, de pommades et de parfums, on le voit payer pour une seule année un relevé de cinquante mille écus. Les prodigalités d’un surintendant des Finances attirent toujours l’attention, de puissantes amitiés retardent souvent sa disgrâce, et la justice triomphe quelquefois de l’intrigue. Ce fut le cas de Particelli.
Il avait laissé tant de pourboires au valet de Marion que celui-ci put s’acheter une charge de greffier au Conseil. Ayant quitté la belle, il fréquenta la ruelle voisine de Mme de Guéméné ; plus poète que galant homme, il prétendait n’y avoir pas été conduit par l’amour, mais par le désir de contempler encore les briques roses et les ardoises bleues de la place Royale.
Après le départ de ce généreux commanditaire, Marion participe à la ruine du fils d’un président à la chambre de la Cour des Comptes et continue à régner par sa beauté sur le quartier du Marais. Elle assiste aux fêtes les plus élégantes, et, malgré la présence des plus nombre dames, c’est elle que citent les chroniqueurs :
                                   La salle était bien éclairée
                                   Et de rares beautés parée
                                   Et sur toutes cette beauté
                                   Par qui tout cœur est enchanté
                                   La belle Marion de Lorme,
                                   En fauteuil, non sur une forme
                                   Foulait aux pieds nombre d’amants,
                                   Dont elle cause les tourments...

Elle s’entoure de poètes, à condition qu’ils soient joyeux, et Scarron évoquera plus tard ces jours heureux où il n’était pas encore un « magasin de douleurs » et où il accompagnait chez Marion l’abbé de Retz, devenu cardinal de la Fronde :

                                   ... c’était le temps que je marchais,
                                   Quand je portais chapeaux de belle forme,
                                   Comme on en voit chez Marion de Lorme...

Insouciante, elle écoute les facéties du sage philosophe Saint-Evremond qui lui donne le goût des « Essais » de Montaigne. Mais avec les troubles de la Fronde, les galants se font plus rares. Le tourbillon des plaisirs de la Régences est bien fini ! Le peuple a si faim, on se bat dans les rues, on poursuit les financiers... les amis de la courtisane ont d’autres soucis que les badinages.
Elle a la sagesse d’accepter l’amour tranquille du gouverneur de Lorraine, La Ferté-Senneterre lorsque par une extraordinaire coïncidence, cette jolie femme, qui a été comblée de présents par un surintendant des Finances, sera ruinée par un autre surintendant des Finances, le vertueux, le tyrannique maréchal de la Meilleraye. Etonné par les prodigalités de son prédécesseur d’Emery, il a entrepris de rechercher dans les archives les preuves de son indélicatesse. Lorsqu’il découvre que Marion de Lorme a reçu des sommes considérables, il exige le paiement d’impôts arriérés. On ne connait pas les raisons profondes de l’acharnement que mettra ce fonctionnaire à ruiner la courtisane. Lui avait-elle refusé une faveur ? Etait-il simplement dévoré de morale ? Quoi qu’il en soit, les conséquences de ses poursuites furent pénibles et « tous les charmes de Marion ne la mirent pas à couvert ». Les habitués de la place Royale protestèrent en vain contre la cruauté de la Meilleraye, firent circuler des pamphlets :

                                   Amants, prenez les armes
                                   On chasse Marion
                                   Faites de beaux vacarmes
                                   Pour votre affection.
                                   Hé quoi ! sous les moustaches
                                   De tant d’amants bravaches
                                   Le sieur de la Meilleraye
                                   La réduit au Marias !

Poursuivie par les agents du fisc, Marion vend une partie de son mobilier, de ses bijoux et de sa garde-robe, et elle va s’installer avec sa mère, sa sœur et son demi-frère, fils d’un premier lit de M. de Lorme, dans une maison modeste de la rue Thorigny. Dans la demeure familiale, Marion s’est réservé une vaste chambre, une garde-robe et un petit cabinet. Autour de son lit, couvert de damas rouge à bouffettes d’argent, on compte, d’après l’inventaire des notaires Rillard et Gognier, dix chaises, cinq sièges pliants, deux fauteuils, trois pliants, une chaise à bras, une chaise de repos, soit un ensemble de vingt-deux sièges.
S’il n’y a plus dans cet inventaire, aucun des bibelots qui encombraient les salons de la place Royale, les deux notaires ont scrupuleusement noté les bas de soie, les mules, les souliers brodés d’or, les chemises en toile de Hollande garnies de dentelle de Gênes, les coiffes, les chemisettes, les masques de velours pour la comédie et les soixante-cinq paires de gants au chiffre de la belle. Des bijoux qui s’entassaient autrefois dans les cassettes, il ne subsistait plus qu’une paire de boucles d’oreilles.

Dans la chambre rouge de la rue Thorigny, elle reçoit ses derniers amants : Amelot, premier président de la cour des aides, vient y oublier ses infortunes conjugales. Hélas ! L’ancienne reine de la place Royale joue de malchance. A trente-sept ans, voici qu’elle va être mère. Sa détresse momentanée lui interdit d’augmenter le nombre de bouches à nourrir. Elle préfère prendre une médecine.

Un apothicaire complaisant conseille une bonne dose d’antimoine. La dose devait être trop forte, une fièvre violente s’empare d’elle. Les saignées n’arrangent rien, la maladie va vite, Marion a tout juste le temps de confesser ses péchés au curé de Saint-Gervais. Chaque fois qu’elle retrouve dans sa mémoire une nouvelle faute, elle fait mander le prêtre qui met deux jours à tout entendre.  Elle se confessa dix fois dans la maladie dont elle est morte, écrit Tallemant des Réaux, quoy qu’elle n’ayt esté malade que deux ou trois jours : elle avait toujours quelque chose de nouveau à dire.

Le 30 juin 1650 elle rend le dernier soupir, après l’absolution. Sa mère et sa sœur l’habillent d’une robe blanche et, d’une main sans malice, posent sur son front la couronne d’oranger des demoiselles vertueuses. Sur le lit, qui en a vu bien d’autres, elles disposent des fleurs blanches. Cette innocence d’apparat fait sourire –ou ricaner –les visiteurs. Dans le journal quotidien de Dubuisson-Aubenay, on lit à la date du 30 juin 1650 : Mort de la demoiselle Marion de Lorme, sur les six heures du soir, après avoir été saignée, son sang toujours fort beau ; elle est morte fort chrétiennement. Elle a été remise sur un lit de parade, parée et vue de tout le monde le lendemain, comme si c’eût été une princesse. Elle avait une couronne de fleurs d’orangers sur la tête et était peu ou point changée de visage. Sur la fin du jour, qu’elle eut été de cette sorte exposée, la populace s’indigna... à cause de sa réputation.
Le curé doit se déranger lui-même pour demander le respect.

Le 2 juillet, la cérémonie funèbre eut lieu, sans incident, dans l’église paroissiale de Saint-Gervais. Loret apprit la nouvelle, le lendemain, à toute la cour, par sa gazette rimée :

                                   La pauvre Marion de Lorme
                                   De si rare et plaisante forme
                                   A laissé ravir au tombeau

                                   Son corps si charmant et si beau...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire