dimanche 17 novembre 2013

Aimée D’Alton et Alfred de Musset


Pour abriter,  en 1837, ses amours avec Aimée d’Alton, Alfred de Musset, une des « lions » du boulevard, recherche un quartier discret. Il choisit la rue Tronchet, si éloignée du centre des élégances que, depuis douze ans, des entresols tout neufs y sont encore à louer.
Le boulevard de la Madeleine, bordé d’hôtels cossus et tristes, décourage les promeneurs, et les cavaliers évitent sa chaussée défoncée. Sur la place provinciale, l’église de la Madeleine, commencée sous le règne de Louis XV, est toujours inachevée derrière ses palissades, tandis que, du côté de la Ville-l’Evêque, les financiers, qui ont acheté à bas prix les parcs et les jardins, attendent patiemment l’amateur. Honoré de Balzac, passionné de la spéculation sur les terrains de la Madeleine, imagine la ruine de l’un de ses héros, le crédule César Birotteau, dans cette dangereuse aventure. Personne ne croit à l’expansion de Paris vers l’ouest, alors que l’on se dispute, aux alentours de la Salpêtrière, le mètre carré de terrain à bâtir.
Seuls, deux commerçants se sont déjà installés derrière l’église, une même spécialité leur assure d’ailleurs une clientèle toujours renouvelée. Au n° 10 de la place, on a vu s’ouvrir, en 1833, un magasin d’articles de deuil : « A la Madeleine », et bientôt un établissement concurrent, au coin de la rue Troncher : « A la Religieuse ». On ne s’arrête pas devant les étalages de ces deux boutiquiers, on leur préfère les vitrines d’un magasin de « hautes nouveautés », au coin du boulevard et de la rue Duphot, dont le propriétaire, M. Gallois-Gignoux, a su choisir une enseigne qui amuse les passants : « Aux trois Quartiers ».
C’est le titre d’une comédie de Picart et Mazères, qui avait remporté, en 1827, un immense succès au Théâtre-Français. Ce  vaudeville médiocre raconte  les aventures d’un parvenu qui courtise trois jeunes femmes logées dans trois quartiers différents : la fille d’un négociant du quartier Saint-Denis, la sœur d’un banquier de la chaussée d’Antin et la nièce d’une marquise du faubourg Saint-Germain. Lorsque la pièce sera oubliée, le propriétaire des « Trois Quartiers » songera à faire décorer ses affiches, ses prospectus, ses catalogues, de vues perspectives des Tuileries, de la Madeleine et des Champs-Elysées.
A l’origine de ce grand magasin, il y a une histoire d’amour. Lorsqu’en 1827, M. Gallois déclara sa flamme à Mlle Gignoux et l’épousa, cette jeune personne lui apporta en dot un stock d’étoffes d’une valeur de vingt-sept mille cinq cents francs. C’est ainsi qu’une dot, mise en rayons et en vitrines, parvint à animer un boulevard parisien...
L’exemple de M. Gallois sera suivi : glaciers, selliers, marchands de frivolités s’installent autour de la Madeleine ou dans la rue Royale ; un fleuriste y fera fortune en lançant la mode des fleurs à longues tiges.
Sous ce règne de Louis-Philippe, le quartier commence à vivre, les plus jolies filles de Paris quittent Notre-Dame-de-Lorette pour s’y établir et, bientôt, lorsque l’on voudra désigner ces demoiselles, on ne dira plus les « Lorettes » mais les « Madeleines ». C’est sans doute pour leur plaisir que l’on trace, à l’ombre de l’église, les allées parfumées du marché aux Fleurs. Il suffit de quelques bouquets alignés pour amener là, dès le matin, une foule de personnes charmantes, en déshabillé, qui dissimulent sous le cachemire leurs cheveux en papillotes.
Cette année de 1837 est fertile en distractions ; les Parisiens se bousculent à la porte du café de la Renaissance où, pour un franc par personne, un impresario ingénieux exhibe Mlle Nina Lassave, dont le seul mérite est d’avoir été la maîtresse de Fieschi, ce régicide maladroit qui avait fait éclater une « machine infernale » sur le chemin de Louis-Philippe, en se blessant lui-même, le 28 juillet 1835. Un an après son exécution, le nom seul de Fieschi suffit encore à remplir la salle.
Le 26 août, un évènement plus sérieux attire l’attention du public : on inaugure, avec musique et salves d’artillerie, le premier chemin de fer ouvert à Paris.
Selon quelques hautes personnalités, ce train qui va de Paris à Saint-Germain, n’est qu’un jouet sans avenir. M. Thiers, grande figure politique, déclare que ce mode de locomotion ne remplacera jamais, pour les longues distances, la bonne vieille diligence. Les wagons du Paris-Saint-Germain sont peu confortables, la gare est trop étroite, le voyage est fatigant, mais les Parisiens, qui adorent les nouveautés, vont excursionner pour soixante-quinze centimes,  au pied de la côte du Pecq. On prend aux guichets d’une gare provisoire qui a été établie, après de longues discussions, place de l’Europe. Parmi les emplacements étudiés, celui que l’on avait primitivement retenu était la place de la Madeleine. Le projet, qui faillit se réaliser, consistait à terminer l’église pour en faire la « gare centrale des chemins de fer parisiens ». Cette utilisation imprévue de l’édifice ne manquait pas de défenseurs, car elle aurait provoqué la hausse des terrains du voisinage, tant  attendue par les financiers.
Mais personne ne croit encore à l’avenir du boulevard de la Madeleine ; l’élite des Parisiens, cette élite qui donne le ton, a décrété que la seule portion élégante du boulevard, moralement interdite aux médiocres, s’étend de la chaussée d’Antin au passage de l’Opéra. Un homme de quelque valeur ne doit, d’après le code du dandysme, dépasser en aucun cas les Variétés, et ce serait un signe de mauvais goût d’aller flâner au-delà du café Anglais. Certains puristes vont jusqu’à prétendre qu’un vrai gentleman ne doit fréquenter que le trottoir de gauche en venant de la Madeleine et, dans les clubs,  on cite le mot d’Alfred de Musset : « Après les Variétés, ce sont les Grandes Indes. »
Les « lions », les « gants jaunes » ou, selon le nouveau vocabulaire, les « fashionables », ne consentent à traverser le désert interdit de la Madeleine qu’au trot  de leur coursier, et ils seraient honteux d’y arrêter leur tilbury ou leur « landow ». On y passe, simplement, au retour d’une expédition au bois de Boulogne ou bien, en revenant, par la rue Tronchet, du tir aux Pigeons installé dans les jardins du Nouveau Tivoli, entre Clichy et Blanche, « à l’instar de la Red House de Battersea, près de Londres ».
Depuis huit ans que l’anglomanie tourmente la jeunesse dorée de Paris, jamais le vent de Hyde Park n’a soufflé avec autant de violence sur le boulevard. Le Français « high life » n’a pas le droit d’ignorer le nom des meilleurs chevaux de Newmarket, car Didot a publié le « French Stud-Book ». La première « Société des amateurs de courses » a cédé la place à la « Société d’encouragement pour l’amélioration et le perfectionnement des races de chevaux en France », sous la présidence de Lord Seymour. Eugène Sue achète ses chevaux en Angleterre ; M. de Normandie, un des meilleurs cavaliers de Paris, affecte un accent britannique, assorti à ses cheveux roux ; le duc d’Orléans importe à Chantilly de « petits hommes jaunes et amaigris » que l’on appelle « jokeis ». On ne parle plus que de « handicap » et de « starter », on  se promène avec un « little stick », et Alfred de Musset porte des redingotes couleur « fumée de Londres ».
Le rêve de tous les hommes élégants qui fréquentent régulièrement le perron de Tortoni et les salons du café de Paris, c’est de faire partie d’un nouveau cercle de sportsmen ; le Jockey Club.
En décembre 1836, pour loger ses deux cents membres, le Jockey s’installe à grands frais au coin du boulevard et de la rue Grange –Batelière. Tout Paris s’étonnera longtemps de la facture des travaux, les journalistes ne cachent pas leur émoi : « Cent cinquante mille francs ont été jetés aux tapissiers, doreurs, argentiers et autres,  pour orner et décorer dignement le temple !... Dans les salons, les meubles en velours rouge feraient les délices de dix préfectures ! »
Ce club fastueux, qui n’admet alors que deux hommes de lettres, Romieu et Eugène Sue, repousse la candidature d’Alfred de Musset, malgré l’insistance de ses amis, le major Fraser, Belgiojoso et d’Alton-Shée. L’auteur de « La Ballade à la Lune » n’a pas assez d’argent. Dans le cercle réservé à la fortune, tout se règle par des paris, comme à Londres. On parie sur la vitesse des chevaux, sur  la santé de ses amis et sur la vertu de leurs épouses. Chaque pari est enregistré dans un livre dont toutes les pages sont soigneusement paraphées, contrôlées et contresignées. Alphonse Daudet parlera, dans « Les Rois en exil », de ce cahier où sont consignées avec le plus grand sérieux les extravagantes gageures de ces messieurs « qui oublient, avec le farniente du cigare, leur intérieur et leurs devoirs de familles »...
Parmi les fashionables à cravate montante qui se pressent autour de la pelouse de Chantilly, on retrouve tous les habitués du café de Paris ; le docteur Véron, le spirituel Roger de Beauvoir, qui ne quitte jamais sa canne en corne de rhinocéros, Mosselman, célèbre pour l’intérêt qu’il porte à Mme Sabatier, la Présidente ; Nestor Roqueplan, Félix Arvers, l’homme du sonnet, le comte d’Alton-Shée et quelques autres joyeux viveurs qui confondent le jour et la nuit.
Infatigable, merveilleusement britannique, Alfred de Musset promène parmi leurs rires une mélancolie méprisante.
A vingt-sept ans, il est célèbre, il est séduisant et sûr de lui, Sainte-Beuve remarque qu’ « il s’avance, le talon sonnant et l’œil au ciel, comme assuré de sa conquête et tout plein de l’orgueil de la vie ». Sa myopie donne à son regard une fixité qui passe souvent pour une forme d’insolence du meilleur goût. C’est un garçon fort élégant, qui sait porter le « tuyau de poêle », ce chapeau de très haute forme, incliné sur l’oreille, et choisit des pantalons aux couleurs tendres, bois de rose, lilas ou bleu de ciel, pour accompagner ses bottes vernies à bout carré et ses habits à la taille pincée.
On se demande à quelle heure il écrit, car on le voit partout, au café de Paris, aux courses, chez Tortoni, au café Anglais où Balzac a fait dîner Rastignac, au jeu où il perd trop d’argent... Il escorte des demoiselles de petite vertu et de grande renommée : Louise Guipure ou Pauline Fleury ; il soupe avec des célébrités du chahut, comme cette Marie Sergent, que l’on surnomme la Reine Pomaré.
Mais on le rencontre aussi dans quelques salons littéraires où l’on dit grand bien de ses œuvres ; il vient de publier « la Confession d’un enfant du siècle », « Il ne faut jurer de rien » et « La Nuit d’août ». Les dames de la meilleure société, derrière leurs éventails, admirent sa silhouette d’officier de cavalerie, ses cheveux blonds, ses mains blanches et fines et ses attitudes nonchalantes et désabusées.
C’est le parfait héros romantique, victime de l’Amour avec un A majuscule. Depuis que Georges Sand l’a abandonné à Venise pour le stupide docteur Pagello, il promène, comme un emblème, son cœur meurtri. Il a tenté, vaguement, d’oublier sa mésaventure dans les bras d’une grisette dont on ne connaît que le prénom, Louise, et qui lui inspire « Mimi Pinson ». Par habitude ou par jeu, il courtise ensuite Caroline Jaubert, dont le salon est l’un des plus amusants de Paris. Les amours d’Alfred et de Caroline, brisés par une scène de jalousie, ne durent que deux semaines, mais celle qu’il appelle « sa bonne marraine » demeurera sa meilleure confidente.
C’est dans ce salon qu’il remarque la charmante Aimée d’Alton, fille d’un baron d’Empire et cousine de Caroline, qui est jolie, spirituelle, blonde et sentimentale.
Elle est aussi cultivée, éprise de poésie et, par un heureux hasard, les œuvres d’Alfred de Musset font partie de ses livres de chevet. Alfred, qui prétend tomber amoureux comme on s’enrhume, ne tarde pas à lui faire la cour.
L’aventure commence par de simples badinages ; un soir que l’on s’est attardé au coin du feu chez Caroline, Aimée d’Alton couvre ses longs cheveux blonds d’un capuchon blanc. Le poète lui dit qu’elle ressemble à un « moinillon » et, dès le lendemain, lui fait parvenir quelques vers roses et blancs, fondant comme des bonbons :

Hélas ! petit  moinillon rose,
Mon cœur est pour vous lettre close.
Hélas ! petit moinillon blanc,
Il pourrait vous dire pourtant...
Mais sur ce... Je fais une pose...
Hélas ! Petit moinillon rose !

Il n’en faut pas plus pour que la jeune fille s’intéresse au sort du beau jeune homme. Elle décide de sauver le poète qui perd son temps et son argent dans les cercles. En réponse à ses vers, elle lui adresse une plume dans un étui en bois de santal. Après cette discrète invitation au travail, elle lui offre une bourse qu’elle a brodée elle-même. A l’intérieur du cadeau, elle glisse un billet qu’elle ne signe pas : Quel accueil vous fera-t-on, ma chère petite bourse ? Direz-vous tout le plaisir qu’on a eu à vous faire ? Le billet donne, en prime, un sage conseil : Quand tu partiras de chez toi, charge-moi d’une pièce d’or, c’est assez pour un jour.
Comme Musset est superstitieux, il ne va pas au cercle ce soir-là. Il a deviné le nom de la brodeuse à qui il envoie un message d’amour, aux termes habilement mesurés : Recevez cette lettre comme j’ai reçu votre envoi, avec étonnement peut-être, mais dites-vous que c’est un cœur vrai que vous avez fait battre... Après ce début discret, il poursuit, montant le ton jusqu’à l’aveu : Un mot bien dur de vous me ferait plus de mal que le reste ne m’a fait de bien, car je connais maintenant, et je vous aime, et ni vous ni moi n’y pouvons rien !
Aimée, qui a besoin de réfléchir, se rend à Châlons-sur-Marne,  où elle s’attarde, peut-être pour le plaisir de voir se prolonger une correspondance aussi bien commencée. De lettre en lettre, d’audace en audace, on en arrive à envisager un rendez-vous ; peu à peu, l’idée se confirme et, enfin, Musset devient pressant : Si vous aimiez, vous viendriez.
Avant de se décider à fixer la date d’une rencontre à laquelle elle aspire elle aussi, Aimée expédie à l’impatient un papier sur lequel elle a déposé un baiser : ce cher petit billet, comme il l’embrasse, comme il le lèche. Ille mangerait, écrit-il, s’il était permis de faire disparaître en l’avalant, une chose si précieuse...
Le dandy semble sincère ; conquis par la spontanéité de sa correspondante, il prétend n’avoir jamais aimé aussi tendrement. Aimée se laisse convaincre, promet de rentrer à Paris au mois de mai et accepte de se rendre chez Alfred : Qu’ai-je fait pour être si heureux ? répond le poète le plus mélancolique de Paris. Ah ! que tu as raison de venir avec les fleurs, avec la verdure, avec la saison du soleil !... Appelle-moi fou si tu veux... il me semble qu’à ton premier baiser, il va m’éclore une fleur dans le cœur.
Toutefois, Aimée redoute l’avenir, elle connaît la réputation de son amoureux qui, afin de la rassurer, lui oppose un argument décisif :... Vous osez parler de chagrins, vous osez concevoir, écrit Musset presque offensé, quelque inquiétude. Dieu ne ment pas, ma rose blanche, et il mentirait si nous n’étions pas heureux !... C’est avec la simplicité des anges que vous êtes venue à moi !
Enfin, tous les obstacles sont franchis, Aimée sera le samedi 22 mai, dans les bras d’Alfred
Hélas ! Dans l’appartement de la rue de Grenelle, le séducteur n’habite pas seul, il faudra prendre de multiples précautions pour ne pas éveiller la famille Musset, la maman, Paul, le frère et les domestiques. Il est entendu qu’Aimée arrivera très tôt le matin, avant sept heures. Elle viendra en fiacre, Alfred descendra dans la cour et la guidera clandestinement jusqu’à sa chambre. Tous les détails sont réglés. Dans ses billets, le poète imagine l’émoi de l’entrevue : O bel ange ! Quel jour ! Quelles pensées ! Tes lettres me rendront fou ! Adieu ! Adieu ! Mille baisers sur tes lèvres, sur ton corps, sur ton cœur !
Le 22, Aimée se lève à six heures moins le quart, se coiffe, se parfume, s’habille à la hâte et arrive en fiacre, comme convenu, rue de Grenelle.
Musset fera le récit de ce premier rendez-vous dans « le Fils du Titien » ; tandis que Béatrice prendra le visage et la voix de la douce Aimée, lui-même se donnera les traits de Pippo. Elle lui dit en secouant la tête avec une tristesse pleine de grâce : « Vous ne m’aimez pas, vous n’aurez pour moi qu’un caprice... mais je vous aime et je veux d’abord me mettre à genoux devant vous. »
En venant offrir à Musset, poète volage, son cœur et tout son amour, Aimée a conçu un noble dessein : elle veut l’arracher à sa vie de désordre, lui inspirer une grande œuvre, lui rendre le goût du travail qu’il a perdu : Elle espérait que l’amour revivrait la divine étincelle !
Charmé, conquis, touché, le poète se met à l’ouvrage et, le 15 juin 1837, il publie « Le Caprice » dans la « Revue des Deux Mondes ». Aimée est heureuse et triomphante, car elle y retrouve l’anecdote de la petite bourse qu’elle a brodée pour Alfred.
Il est heureux, lui aussi, en découvrant un bonheur inconnu ; il se prend à rêver d’une vie bien organisée, d’un amour sans tourment. Comme les rendez-vous de la rue de Grenelle sont de plus en plus troublés et difficiles, entre la famille Musset et les domestiques, il décide de louer, dans une des rues nouvelles du quartier de la Madeleine, « un petit entresol de deux pièces très propres, dans une maison bourgeoise... c’est tout neuf, personne n’y a logé ».
Dans ce nid d’amour, installé au numéro 9 de la rue Tronchet, Alfred et Aimée se retrouvent régulièrement durant quelques semaines, mais bientôt, ce bonheur calme, monotone, ennuie le poète. Un soir de septembre, il confie à Aimée qu’il vient de connaître une grande tristesse.
Cette grande tristesse, il va la traduire dans sa « Nuit d’octobre », dont les souffrances d’Italie et le souvenir de Georges Sand forment la trame essentielle. Aimée d’Alton, qui a tant souhaité le retour de la « divine étincelle », est déçue, car elle n’a droit dans le chef-d’œuvre qu’à un seul petit vers :
Par les yeux bleus de ma maîtresse...

C’est l’œil noir de George qui accapare tous les hommages. Devant « la blessure prête encore à se rouvrir », Aimée la douce devient jalouse, elle fait des scènes, qu’elle regrette ; elle tente de les faire oublier par des cadeaux. Le 1er janvier 1838, en souvenir de la première bourse, elle en offre une seconde à Alfred et elle lui met une bague au doigt.
Elle a gagné : son poète travaille. Mais il travaille tellement qu’il n’a plus guère de temps pour la rencontrer ! Le directeur de la « Revue des Deux Mondes » attend sa copie. Aimée attend ses baisers... comme il ne parvient à  satisfaire ni l’un ni l’autre, il leur écrit. Aimée reçoit des messages désolés et désolants : Alfred est retenu, Alfred termine un article, une nouvelle, un acte... Alfred termine un article, une nouvelle, un acte... Alfred ne peut pas venir « là-bas ».
Aimée pleure, supplie et le retrouve enfin, irritable et désespéré.
Hélas, le 9 mars, il lui avoue qu’il en peut plus payer le loyer de leur nid d’amour. Il faut renoncer aux rendez-vous de la rue Troncher, il a des dettes, il doit écrire, écrie n’importe quoi pour gagner un peu d’argent : « Autant être marchand de chandelles ! » s’écrie-t-il en tapant du pied. Il est tellement découragé qu’il en oublie de parler d’amour ; cette foi, Aimée tremble, devinant le prétexte d’une rupture. Elle lui propose, dans son affolement, de l’aider. Il refuse, et il ajoute, en homme d’honneur : « Si j’acceptais ce que tu me proposes, je t’épouserais. » Mais en même temps, il s’empresse de préciser qu’il ne peut envisager cette solution pour des raisons de famille, de position et d’avenir.
Privés d’entresol, les amants se rencontrent de moins en moins. Alfred donne à Aimée de vagues rendez-vous dans les salons qu’il fréquente, chez Caroline Jaubert ou chez la princesse Belgiojoso. D’autres fois, il la fait attendre dans un fiacre, derrière l’église de la Madeleine, car in ne consent plus à la recevoir rue de Grenelle : « C’est absurde », prétend-il, oubliant le temps où il la suppliait de venir le retrouver à l’aube pour ne pas éveiller la maisonnée.
Il continue cependant à lui adresser des messages aimables et même des lettres tendres. Le 3 mai, il l’invite à une « débauche » dont elle a fait le projet : Ainsi, puisque ma rose blanche en a eu l’idée, nous nous en tiendrons à la petite débauche que nous tâcherons de faire la plus grande possible... et nous verrons si je deviens amoureux ; j’en ai diablement peur ! Ce serait terriblement dangereux, après un an de mariage, n’est-il pas vrai ? Tu es le meilleur cœur, la plus mauvaise tête, la plus belle fille et la plus divine amie que je connaisse.
Le 15, « Le Fils du Titien » publié dans la « Revue des Deux Mondes » apporte enfin un peu de joie à Aimée. Elle lit et relit la nouvelle. Aucun doute n’est possible, tout Paris la reconnaît dans le personnage de Béatrice Donato, et retrouve Musset dans celui de Pippo. Transposant ses amours avec Aimée, l’auteur a remplacé le poète qui perd son argent au jeu par un peintre vénitien qui reçoit, lui aussi, une petite bourse, et celle qui l’a brodée amoureusement devient sa maîtresse. Lorsque l’artiste aura peint le portrait de sa belle, il renoncera à ses ambitions et à son art pour vivre de ses rentes et se consacrer entièrement à son amour. Béatrice lui demeurera fidèle jusqu’à la mort.
Aimée revit à chaque paragraphe les phases de l’amour qu’elle a connu et, dans les deux sonnets glissés au cours du récit, elle retrouve même des mots qu’il a extraits de ses lettres, ses lettres qu’elle conserve soigneusement :

Lorsque j’ai lu Pétrarque étant encore enfant...

A cet instant où elle a pleuré de voir faiblir l’amour de Musset, elle croit découvrir, dans la fin de la nouvelle, l’heureux présage d’un retour de son affection. Elle est fière de son triomphe, car son poète a donné comme décor à leurs amours, revues et corrigées, le quai des esclavons, à Venise. Elle n’oublie pas que ce quai est voisin du palais où Alfred a souffert le grand amour de sa vie, avec George Sand.
Elle se reprend à espérer. A la fin du mois de mai, Alfred consent à chercher un nouvel appartement ; il visite des meublés et proteste dans ses lettres contre les garnis de « son chien de quartier, tout à fait auberges, avec du monde et un écriteau à la porte ». Parfois il entraîne Aimée dans ses courses : Veux-tu, mon bel et adoré amour, être en fiacre demain, à deux heures, rue Saint-Dominique, au coin de la petite rue qui mène à Saint-Thomas-d’Aquin ?  N’ayant pu trouver le refuge de ses rêves, à un prix convenable, le poète se lasse et, bientôt, il oublie de donner rendez-vous à son « bel et adoré amour ».
Ses travaux ne l’absorbent pas assez pour lui interdire cependant toute récréation. Il fréquente le Théâtre-Français, mène de nouveau une vie dissipée et accepte les invitations de son ami Tattet qui réunit, dans sa maison des champs, une belle et bonne compagnie.
Le 10 août, au cours d’un de ces séjours à Bury, Musset, oubliant ses théories sur les bienfaits de la douleur, déclare : « Qu’il est doux d’être au monde ! » C’est encore chez Tatter qu’il s’enfuit lorsque Aimée, malade, doit garder le lit. A titre d’excuses, il lui adresse un billet : C’est un peu drôle que j’aille courir les champs pendant que tu es au lit à souffrir ; mais ce n’est pas d’abord une grande partie de plaisir qu’un grand dîner, même à la campagne... et ensuite, j’ai si peu l’occasion de prendre l’air.
Pauvre correspondance qui ne console pas la fidèle Aimée. Elle pleure, toute seule ; son poète ne lui répond plus que par de sages conseils ; il lui recommande de « prendre un peu de courage » et « de se distraire »...
Le 30 août, comme elle lui reproche timidement de l’avoir abandonnée à sa solitude pendant un long mois, il dresse la liste de ses travaux en cours. Ne doit-il pas terminer une nouvelle, « Margot », et ciseler quelques vers de circonstance pour fêter la naissance du comte de Paris ?
Afin de la réconforter, il ajoute que ses nombreuses occupations ne l’empêchent pas d’aimer encore « sa Poupette, son bel amour », à qui il conseille, une fois de plus, de trouver la paix du cœur et de l’esprit. Et ce chantre de la souffrance, amateur de tourments compliqués, n’hésite pas à préconiser des solutions opposées à ses propres principes : A quoi sert de se faire souffrir quand la nécessité est là, et quand, avec un peu de bon sens, on devrait se tenir tranquille !

Le ton de ces lettres écrites à la hâte est bien différent de celui des charmants cours de psychologie que Musset adressait à Aimée d’Alton en mars 1837 : La première expérience, Aimée, consiste à souffrir... à trouver et à sentir que les rêves absolus ne se réalisent presque jamais, ou que, réalisés, ils se flétrissent et meurent au contact des choses de ce monde. Le cœur, blessé dans son essence même, dans son premier élan, saigne et semble à jamais déchiré... Cependant on vit et il faut aimer pour vivre encore !
 A l’approche de la trentaine, Musset travers une crise d’angoisse qui lui fait considérer que sa jeunesse est terminée. Il a perdu sa belle assurance, il ne parviendra pas à conquérir le cœur de Pauline Garcia et, bientôt souffrira de troubles circulatoires. Il boit trop, ne dort pas assez et n’écrit presque plus. Sa nomination comme bibliothécaire du ministère de l’Intérieur, le 23 octobre 1838, lui apporte, à la fois, la sécurité de revenus réguliers et l’invitation à  cette paresse qu’il a toujours appréciée.
Obstinée dans son amour, Aimée reprend  espoir, elle lui écrit, elle le supplie... Musset consent à se pencher sur ce problème psychologique, dans une lettre, datée du 15 novembre, il tente d’expliquer, par son goût de l’oisiveté, son impuissance à se fixer. Il confie également à son ancienne Poupette qu’il se sent poursuivi par son idée de théâtre, « idée fixe et invariable ».Il se gardera bien d’avouer que les beaux yeux de Rachel l’attirent autant vers le théâtre classique que les règles des chefs-d’œuvre de Sophocle et que c’est pour elle qu’il songe très sérieusement à écrie une tragédie.
Dans son désarroi moral, Musset n’a pas conservé de place pour Aimée, qui lui paraît encombrante et inutile.il va désormais éviter toute rencontre avec cette maîtresse au cœur trop constant.
Le dernier billet tendre qu’il adresse à cette femme, la seule qui lui ait offert une chance de bonheur, réduit leur passion d’autrefois aux proportions d’une bonne amitié : Appelle amour ou amitié le sentiment que j’ai et aurai toujours pour toi, je n’y vois pas de différence...
Aimée d’Alton jusqu’à la mort d’Alfred, lira en soupirant les poésies que d’autres femmes lui inspireront.
Le 14 janvier 1842, Musset, désespéré par la maladie, écœuré par ses  débauches médiocres, lui envoie un curieux message : Tout m’ennuie, m’aimes-u encore ? Il n’y a que toi qui aies du cœur... pas de lettre : oui ou non ! Devant cet ultimatum, Aimée accepte de le rencontrer pour lui faire savoir que leur aventure est absolument terminée : ils se quittent bon amis.
Aimée, qui avait bien caché son secret, pleura toute la nuit. Un jour de mai 1861, quatre ans après la mort du poète, l’ancienne Poupette épousait Paul de Musset, son frère.
Tous deux, le soir, à la veillée, vont travailler ensemble à la gloire du défunt. Paul autorise son épouse à déposer à la Bibliothèque Nationale toutes les lettres d’amour qu’Alfred lui avait envoyées, mais il décide de les corriger... Dans certains passages qu’il trouve trop enflammés, le bon Paul fait patiemment des ratures, des corrections, rayant un adjectif, ou substituant un mot à un autre.
Il remplace « Poupette » ou « moinillon », qu’il juge trop familiers, par « amie » ou « aimée », et il écrit « chérie » à la place de « nymphe ». Enfin, si Alfred a écrit « je m’embête », Paul traduit par « je m’ennuie » qu’il trouve plus convenable.
Soucieuse de l’accueil que réserverait la postérité aux billets doux d’Alfred de Musset, Aimée écrivit une petite notice qu’elle remit au conservateur de la Bibliothèque Nationale, avec le précieux coffret contenant les lettres retouchées : Je ne sais quelles seront les idées qui auront cours en 1930. En lisant ces lettres, on ne devra pas oublier qu’Alfred de Musset et Mlle A... faisaient partie de cette génération ardente, passionnée, enthousiaste, dont le poète a parlé dans la « Confession d’un enfant du siècle ». Les idées ont tellement changé depuis cette époque ! Ce qui paraissait tout simple alors est une chose incompréhensible aujourd’hui. Que sera-ce en 1930 ? L’amour avait dans ce temps-là une autre allure qu’à présent ; quand le monde le trouvait excusable, il allait jusqu’à le protéger. Lorsqu’on se mêlait d’aimer, rien ne se faisait à demi; les échanges de sentiments et de toutes choses étaient sans limites !
Lorsqu’en 1877, on vit paraître la biographie d’Alfred de Musset par son frère Paul, de nombreux curieux se hâtèrent de lire le chapitre consacré aux amours d’Aimée d’Alton, sa propre épouse, avec le poète défunt. Tout le monde fut déçu. La  belle histoire tenait en quelques lignes : Dès l’année 1837, Alfred rencontrait souvent dans le monde une très jeune et très jolie personne, d’un naturel enthousiaste et passionné, indépendante par situation. Ils causaient ensemble dans les salons de Paris. Ils s’écrivirent pendant un séjour que cette jeune femme fut obligé de faire en province. De littéraire qu’elle était la correspondance devint amoureuse. J’en ai lu des fragments qu’on pourrait mettre à la suite des « Lettres portugaises ». La franchise, la loyauté du cœur de la dame étaient choses  si nouvelles pour Alfred...qu’il se prit d’une passion sérieuse. Cette liaison dura deux ans pendant lesquels il n’y eut ni querelle, ni orage, ni refroidissement, c’est pourquoi il n’y a pas de récit à en faire. Deux années d’amour sans nuage ne se racontent pas. Le vrai bonheur n’a pas d’histoire.
Aimée d’Alton-Musser, mourut le 30 novembre 1881, quelques mois après son mari. Ils reposent tous les deux sous une même pierre, au Père Lachaise, à quelques pas seulement de la tombe d’Alfred.
Aimée dort, pour l’éternité, auprès de « ses Musset, » comme elle disait...



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