dimanche 3 novembre 2013

Mademoiselle Delaunay et le Chevalier de Ménil


Au temps de Charles V, la Bastille n’était ni une prison ni une forteresse, c’était une des portes de la nouvelle enceinte de Paris. Placée entre deux grosses tours, elle menait vers la route qui deviendra plus tard le faubourg Saint-Antoine. Afin de renforcer la défense de Paris, on construisit, pendant la guerre de Cent Ans, deux tours supplémentaires derrière les premières. La porte, qui se présentait alors comme un château fort carré, à quatre tours d’angle, était devenue si encombrante qu’elle gênait la circulation.il fallut en construire une autre, d’accès plus facile, la porte Saint-Antoine.

La première porte, soigneusement fermée, devin un simple ouvrage fortifié, isolé, auquel on ajouta, à la fin du XIVe siècle, quatre nouvelles tours. Avec ses huit tours de vingt-quatre mètres  de haut, la Bastille prit alors l’aspect que nous lui connaissons, d’après les estampes, et qu’elle conservera jusqu’à la Révolution. Les rois de France, afin de l’utiliser, eurent la fâcheuse idée d’y enfermer des prisonniers. Les premiers furent deux religieux qui avaient imprudemment  prétendu guérir Charles VI de sa folie. N’ayant pu y parvenir, et pour cause, ils furent conduits à la Bastille avant d’y être décapités pour crime de sorcellerie.

Louis XI utilisa plus méthodiquement les ressources pénitentiaires du monument, il y fit incarcérer ses plus dangereux adversaires politiques, comme l’évêque de Verdun et le duc de Nemours, que, pour plus de sûreté, on enferma dans des cages de fer. Chacune des tours de ce château-prison portait un nom différend. Il y avait la tour de la Comté – on dirait aujourd’hui du Comté, bien que l’on dise encore la Franche-Comté ; la tour du Trésor, ainsi désignée parce qu’elle avait reçu plusieurs fis la garde des deniers publics, notamment sous Henri IV ; la tour de la Liberté, où l’on enfermait les détenus jouissant d’un régime de faveur, ceux qui avaient l’autorisation de se promener dans les cours du château , et qu’on appelait « prisonniers de la liberté » par opposition aux « prisonniers renfermés ».
Durant les guerres de Religion, la Bastille abrite quelques huguenots de marque. L’un des plus illustres, Bernard Palissy, céramiste et homme de lettres, y mourut à l’âge de quatre-vingts ans. Comme il était hérétique, son corps fut jeté en terre non bénite, « avec les chiens », précisa le gouverneur, sur le bastion qui, depuis Henri II, s’avançait vers le faubourg Saint-Antoine.

Par les soins du cardinal de Richelieu, la Bastille perd toute importance militaire pour devenir prison d’Etat, mais eu cœur du XVIIIe siècle, elle prend un caractère exceptionnel : c’est la prison des gens distingués. Non seulement il n’est pas infâmant de s’y voir conduit, mais encore, on se vante volontiers d’y avoir fait un séjour. Sébastien Locatelli, dans le récit de son voyage à Paris en 1665, fait allusion à cet honneur insolite : C’est une faveur particulière du Roi de se voir condamné à une aussi belle prison.
Sa Majesté accord d’ailleurs aux privilégiés qu’elle envoie dans cette geôle de luxe le droit d’y vivre selon leurs goûts. Ils ont la permission de faire décorer et meubler à leur fantaisie les appartements où ils sont enfermés, et ils peuvent y amener leurs domestiques ordinaires. Le service de la Bastille est cependant irréprochable. Renneville écrit, vers 1690, que le chirurgien-barbier servait les prisonniers avec un équipage tout des plus magnifiques, bassin et coquemar d’argent, savonnette parfumée, serviette à barbe garnie de dentelles, beau bonnet.

Il était malheureusement des prisonniers sans fortune pour qui les dépenses d’une aussi luxueuse captivité étaient trop élevées. A ceux-là, le roi, qui pensait à tout, offrait des bourses et des pensions, dont le supplément constituait un appréciable pécule. On a vu quelques gentilshommes particulièrement économes réaliser ainsi de jolies fortunes par le simple fait d’avoir été embastillés. On en a vu d’autres qui demandaient la faveur de prolonger leur séjour en prison à seule fin d’arrondir leur petit capital, faveur qui fut parfois accordée. Le roi fournissait en linge et en vêtement sur mesures ceux qui ne possédaient point de garde-robe, et poussait la complaisance jusqu’à leur faire tailler des robes de chambre ouatinées pour la saison froide. Cet usage a malheureusement disparu de nos jours.
Le ton même des billets d’arrestation était plein d’une exquise courtoisie : « Mon intention est que vous vous rendiez dans mon château de la Bastille... » Personne n’aurait songé à décliner cette royale invitation. Le nouveau prisonnier était généralement invité à déjeuner ou à dîner par le gouverneur ainsi que les officiers de police qui l’accompagnaient, pendant que l’on faisait préparer son logement.
Du Junca a noté dans son journal, comme un incident quotidien, l’arrivée à la Bastille, le 26 janvier 1695, d’un colonel de cavalerie, nommé de Courlandon. Ce colonel se présenta au gouverneur pour être incarcéré, mais, faute d’une chambre aménagée à son intention, il fut prié d’aller dormir dans une auberge du quartier, à l’enseigne de la Couronne, et de vouloir bien revenir le lendemain, en fin de matinée. M. de Courlandon n’a pas manqué de revenir sur les onze heures du matin ; ayant dîné avec M. de Besmans, le gouverneur, il est entré dans le château l’après-midi.
Les huit tours du château royal comprenaient quatre ou cinq étages de chambres octogonales ; celles du rez-de-chaussée, glacées et humides, étaient réservées aux « criminels de mort », aux vauriens de basse classe et aux prisonniers coléreux qui assommaient les gardiens. Les plus hautes, que le soleil de l’été et les neiges de l’hiver rendaient inconfortables, étaient rarement occupées. Seuls les logements du premier, du second et du troisième, bien aérés et bien chauffés, étaient offerts à la clientèle de choix. Il faut reconnaître qu’au grand siècle la Bastille est bien fréquentée : les procès de sorcellerie, les complots, l’espionnage, les malversations y conduisent régulièrement de hauts fonctionnaires, des gentilshommes et des dames du monde ou de la cour. Seule ombre au tableau, il arrive qu’on oublie de préciser au détenu les motifs et la durée de son emprisonnement. Et ceux qui l’ont fait incarcérer les oublient parfois, eux aussi !

Le grand ministre de Louis XIV, Louvois, posa, par exemple, cette question au gouverneur de la Bastille :... Je vous prie, Monsieur, de me faire savoir qui est ce sieur de la Fontaine qui est depuis cinq ans à la Bastille. Vous souvenez-vous pourquoi il y a été mis ?

Plusieurs évasions ayant attiré l’attention sur la médiocre fermeture des logements, on posa, vers la fin du règne de Louis XIV, des verrous aux portes et des barreaux aux fenêtres. Sous la Régence, toutes les pièces fermaient à triple tour, les porte-clefs avaient un service régulier, mais on avait laissé aux détenus le loisir de meubler leur logis provisoire, soit en faisant apporter leur propre mobilier, soit en s’adressant au tapissier de la Bastille. L’excellent homme louait, au mois ou à l’année, tapis, miroirs, candélabres, fauteuils, commodes et guéridons en tout genre.
On a conservé certains inventaires des effets amenés par les prisonniers. L’abbé Brigault, incarcéré en 1719, , pour avoir participé à la conspiration de Cellamare, avec la duchesse du Maine et son mari, était fort bien installé. Son mobilier comprenait cinq fauteuils, deux pièces de tapisserie, onze tentures, huit chaises, un bureau, une petite table, trois tableaux, deux glaces et de nombreux livres et accessoires.
Cet abbé ne fut pas la seule victime du complot espagnol, le chevalier de Ménil, le marquis de Pompadour et quelques autres suspects furent conduits avec lui à la Bastille, tandis que le duc et la duchesse du Maine, quittant leur châteaux de Sceaux, se retrouvaient en forteresse.
La « nymphe » de Sceaux, Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon, qui avait épousé le duc du Maine, était blonde, jolie et passait pour spirituelle. Mlle Delaunay, sa secrétaire, prétend qu’ « on n’avait point de conversation avec elle ; elle ne se souciait pas d’être entendue ; il lui suffisait d’être écoutée... » Elle était inégale d’humeur, mais chacun, même son mari, évitait de la contrarier, songeant aux bizarreries de son père, Henri-Jules de Bourbon, le fils du Grand Condé. Henri-Jules, dont les talents étaient aussi nombreux qu’inutiles, vit en effet sa raison s’affaiblir avec l’âge. Il se crut un moment chien de chasse et prenait plaisir à aboyer en suivant quelque chevreuil imaginaire. A Versailles, on avait peine à le faire taire en présence du roi. Tout ce que le prestige royal pouvait obtenir c’est qu’Henri-Jules veuille bien ne pas faire de bruit : il se contentait d’un mouvement muet des mâchoires... Plus tard, il se prétendit mort et, comme tel, refusa toute nourriture.  Son médecin, homme d’esprit, se garda bien de le contredire et organisa, par amitié, des dîners auxquels il conviait de faux défunts qui avaient bon appétit.

Anne-Louise-Bénédicte avait hérité de quelques-uns des travers paternels et, comme on avait pris l’habitude de luis passer dès son enfance, tous ses caprices, elle avait aménagé sa vie de façon curieuse. A Sceaux, elle tient une véritable cour où les divertissements se succèdent sans répit, sous le prétexte qu’elle n’éprouve pas le besoin de dormir.
Dans une fête où le Sommeil est personnifié sur scène, on entend des vers qui le condamnent :

                        Quitte nos champs délicieux
                        Délectable Sommeil ; va dans de sombres lieux
                        Nourrir l’oisiveté des moines.
                        Augmente, si tu peux, l’embonpoint des chanoines ;
                        Sur leurs sens engourdis va verser tes pavots...

La duchesse fatigue ses invités par des jeux de qualité : poésie, musique, philosophie, danse, comédie. La cour de Versailles se déplace en partie pour prendre part aux délassements de la cour de Sceaux : Mme la princesse, M. le prince, Mlle d’Enghien, le duc de Nevers, la duchesse de La Ferté... Le meneur de jeu est un poète, géomètre et philosophe, Malézieu, surnommé Euclide. Il est assisté par le joyeux abbé Genest, auteur tragique et esprit curieux qui mit en vers la physique de Descartes et dirigea, en soutane, les écuries du duc de Nevers. Parmi les habitués, Destouches, ambassadeur et poète ; Voltaire, jeune encore, et Fontenelle, déjà vieux ; La Fare, Lamotte-Houdar, improvisant des madrigaux, et le spirituel abbé de Chaulieu, que ses quatre-vingts ans n’empêchent pas d’être amoureux de Mlle Delaunay, plus célèbre sous le nom de Mme de Staal.
Cette jeune personne  est née à Paris en 1684. Elle est la fille d’un peintre, contraint à l’exil en Anglererre pour une aventure galante, et d’une gouvernante de Mlle de Ventadour. Elle n’a pas connu ce père, qui s’appelait Cordier, et choisit de garder le nom de sa mère, Delaunay, qu’elle eut l’adresse de couper en deux pour lui donner quelque noblesse. Recueillie par la supérieure du prieuré de Saint-Louis, à Rouen, qui était aussi médisante que spirituelle, l’enfant grandit en lisant Descartes et Malebranche, préférant la géométrie au clavecin et la philosophie à la danse. Cette éducation en fit une singulière « raisonneuse », capable, en toute circonstance, d’analyser ses propres sentiments et ceux des autres.

Adolescente, alors qu’elle éprouve un premier amour pour M. de Rey, gentilhomme qu’elle a rencontré chez les d’Epinay, elle a une façon personnelle et mathématique de constater l’évolution régressive des sentiments de son cavalier : J’allais souvent voir Mlles d’Epinay, chez qui M. de Rey était presque toujours. Comme elles demeuraient fort près de mon couvent, je m’en retournais ordinairement à pied, et il ne manquait pas de me donner la main pour me conduire jusque chez moi. Il y avait une grande place à passer et, dans les commencements de notre connaissance, il prenait son chemin par les côtés de cette place. Je vis alors qu’il traversait par le milieu, d’où je jugeai que son amour était au moins diminué de la différence de la diagonale aux deux côtés du carré.

A la mort de sa protectrice, Mlle Delaunay chercha une situation dans une noble maison. Après avoir été distinguée, pour son savoir et son esprit, par la duchesse de La Ferté, elle entra, grâce à quelques recommandations, dans le corps des femmes de chambre attachées à la personne de la duchesse du Maine.

Elle avait vingt-cinq ans, un visage ingrat et de grandes ambitions, lorsqu’elle débuta dans cet emploi subalterne. Elle consacre un long passage de ses « Mémoires » à ses premiers travaux :
J’entrai en fonctions ; on me donna pour partage ce qui s’appelle, en termes de l’art, des chemises à bâtir. Je  n’avais jamais fait que les petits ouvrages dont on s’amuse dans les couvents, et je n’entendais rien aux autres... Je passai la journée tant à prendre les mesures qu’à exécuter cette grande entreprise, elle trouva dans le bras ce qui devait être dans le coude. Patiente ou distraite, la duchesse supporta ce que la responsable appelle ses « balourdises » : La première fois que je lui donnai à boire, je versai l’eau sur elle, au lieu de la mettre dans le verre. Le défaut de ma vue, extrêmement basse, joint au trouble où j’étais toujours en l’approchant, me faisait paraître dépourvue de toute compréhension pour les choses les plus simples.

Une lettre, que Mlle Delaunay adressa à Fontenelle, fit soudain découvrir qu’elle avait de l’esprit. Ecrit à propos de certain faux prodige qui passionnait l’opinion, le billet fut considéré comme une sorte de chef-d’œuvre, et l’on en fit des copies qui coururent tout Paris. Cette réputation subite attira autour de la femme de chambre maladroite de nombreux curieux. L’abbé de Chaulieu, malgré son âge avancé, voulut l’entretenir et lui offrir les parures dont il la jugeait digne. Il était aveugle, mais n’avait rien perdu des agréments de son esprit. Il composait des vers enflammés, pour la nouvelle idole de Sceaux qu’il appelait sa bergère, son Hélène ou sa Doris :

                        Launay, qui souverainement
                        Possèdes le talent de plaire
                        Qui sait de tes défauts te faire un agrément...
                        Que ne te dois-je point ?...
                        Toi seule, ranimant par d’inconnus efforts,
                        D’une machine presque usée
                        Les mouvements et les ressorts,
                        As fait renaître encor, dans une  âme glacée,
                        Les fureurs de l’amour et mes premiers transports.

M. de Valincourt montrait plaisir à accompagner Mlle Delaunay à la Comédie et, sans prendre le ton galant, lui témoignait un véritable attachement. M. de Fontenelle la voyait fort souvent, et le savant Duverney affirmait qu’elle était la femme du royaume qui connaissait le mieux l’anatomie. Devant l’empressement de tant de gens d’esprit, la duchesse du Maine consentit à écouter la conversation de sa femme de chambre. Charmée à son tour, elle en fit sa conseillère en divertissements.

C’était l’époque où le roi avait accordé aux princes légitimés des avantages très honorables ; la duchesse du Maine, voyant son bâtard de mari atteindre un rang égal au sien, pouvait en toute insouciance s’abandonner aux plaisirs. On prépara, pour occuper ses nuits d’insomnie, une suite de spectacles qui devaient demeurer célèbres sous le titre général de « Grandes Nuits ». Mlle Delaunay en fit le plan, écrivit des vers, composa des pièces, joua des rôles, chanta. La dernière de ces fêtes fut même signée par elle. Le sujet en était charmant : c’était l’aventure symbolique du Bon Goût, réfugié à Sceaux, et présidant aux diverses occupations de la duchesse ; il amenait avec lui les Grâces, les Jeux et les Ris, prétexte à comédies et ballets.

Ces divertissements avaient pour cadre les somptueux jardins de Sceaux, aménagés, écrit un contemporain empressé à plaire « dans une prairie où la nature et l’art semblent avoir disputé à qui des deux aurait l’avantage ». Cet invité enthousiaste ajoute que « la terre y est parfumée de fleurs plus odorantes qu’ailleurs » et que « l’air qu’on y respire dispose le cœur à la tranquillité ». Tranquillité bien illusoire, semble-t-il...

Le testament de Louis XIV et l’arrêt de 1717 viennent gâcher la douce existence de la cour de Sceaux. La duchesse du Maine ne peut se résoudre à voir s’effondrer toutes ses espérances ; les princes légitimés perdant les avantages promis, son mari étant abaissé, elle décida de rechercher un appui auprès du roi d’Espagne. Elle rencontra d’autres mécontents prêts à lutter pour d’autres motifs contre la politique du Régent. Le comte de Laval et le marquis de Pompadour avaient conçu un plan compliqué qui devait, disaient-ils ruiner en trois jours l’influence du nouveau gouvernement : le prince de Cellamare, ambassadeur d’Espagne, interviendrait auprès de son roi, celui-ci refuserait de signer une alliance avec la France, contraignant ainsi le Régent à accepter certaines conditions. On espérait amener sur le trône de France un Bourbon d’Espagne à la place de Louis XV. Le duc et la duchesse du Maine seraient alors comblés d’honneurs, un poste était même prévu pour Monsieur le duc : il serait ministre du roi. Ainsi présenté, le complot ne pouvait que séduire la duchesse. Elle eut un rendez-vous clandestin avec le prince de Cellamare, et l’on se mit aussitôt à conspirer dans les bosquets de Sceaux. Mlle Delaunay n’écrivait plus qu’à l’encre sympathique, des messagers inconnus venaient la nuit, en chaise à double fond, porter ou chercher des documents secrets, M. de Malézieu et le cardinal de Polignac rédigeaient des rapports pour le roi d’Espagne. Un messager fut arrêté et fouillé à Poitiers. Après l’avoir soulagé de quelques documents, on le laissa poursuivre sa route. Il put ainsi dépêcher un courrier au prince de Cellamare qui, par sa maladresse, permit un important coup de filet. Successivement, la police arrêta les marquis de Pompadour et de Saint-Geniès, et l’abbé Brigault communiqua la liste de tous les agents de la conspiration.
Le chevalier de Ménil, compromis pour avoir transmis la cassette de l’abbé Brigault, dont il ignorait le contenu, fut enfermé à la Bastille ; tous les habitués de la cour de Sceaux furent dispersés, la duchesse du Maine incarcéré à Dijon et le duc emprisonné en Picardie. Le 19 décembre, Mlle Delaunay est arrêtée, au petit jour, par un officier de la garde et deux mousquetaires. Arrivée à la Bastille, elle est placée dans une chambre non meublée : ... si dégarnie de meubles, dit-elle, qu’on alla chercher une petite chaise de paille, deux pierres pour soutenir un fagot qu’on alluma et on attacha promptement un petit bout de chandelle au mur pour m’éclairer.

L’infortunée entend se refermer sur elle cinq ou six serrures et le double de verrous, mais si le Régent a donné l’ordre de se montrer sévère envers les conspirateurs, il a recommandé que Mlle Delaunay soit traitée avec ménagements, sans doute pour l’amener à quelque aveu spontané. Par une coïncidence amusante, le nouveau gouverneur, installé la veille, s’appelle de Launay, lui aussi. Il envoie à sa prisonnière quelques tomes dépareillés de « Cléopâtre », un jeu de cartes, l’autorise à entendre la messe et donne à sa femme de chambre la permission d’aller la retrouver.

Dans cette chambre peu confortable, elle reçoit la première visite de M. de Maisonrouge, lieutenant du roi du château, un bon et franc militaire, plein de vertus naturelles. Les discours et l’esprit de la prisonnière le surprennent et le charment. Il s’accoutume à la visiter et finit par en tomber éperdument amoureux. C’est le seul homme, écrit cette femme intelligente, dont j’ai cru être véritablement aimée... Il était tellement occupé de moi qu’il ne parlait d’autre chose. J’étais l’unique sujet de son entretien avec tous les prisonniers à qui il rendait visite, et il croyait bonnement que c’étaient eux qui ne faisaient que lui parler de moi. Le penchant de Maisonrouge ayant été rapidement découvert, chacun s’efforce de lui être agréable en envoyant à sa préférée des rafraîchissements, des livres amusants ou d’autres hommages qui donnent au geôlier de fréquentes occasions de rendre visite à celle qu’il aime.

Le chevalier de Ménil, s’ennuyant dans sa cellule, raconte à M. de Maisonrouge un songe qu’il prétend avoir fait : il a rêvé qu’on l’avait condamné à demeurer à perpétuité à la Bastille, mais en compagnie de cette demoiselle Delaunay, condamnée à la même peine et dont on dit tant de bien. Et il ajoute habilement que cette  circonstance l’a consolé d’un jugement rigoureux. Ce récit enchante le lieutenant ; il n’y voit qu’un compliment à rapporter d’urgence à l’intéressée. Quelques jours plus tard, il vient chercher des nouvelles du chevalier qui a pris médecine et, au cours de la conversation, ces messieurs discutent des attraits de la poésie. Le lieutenant, fort incapable d’écrire, conseille à de Ménil de composer des vers pour divertir sa voisine, Mlle Delaunay. « Et comment, dit le chevalier, ferais-je des vers. Je n’ai ni papier, ni plume ! – Qu’à cela ne tienne, répond l’autre, voilà un crayon et du papier. Ecrivez ! »
Il griffonne quelques rimes que Maisonrouge porte dans la chambre d’en face, charmé de procurer à son amie un divertissement nouveau. Afin de le rendre encore plus piquant, il lui dit : « Répondez donc en même style... je vous donnerai ce qu’il vous faudra. »
Mlle Delaunay, trouvant le jeu plaisant, répond aux poésies de son voisin : A ma réponse en succéda une autre le lendemain, à laquelle on me fit encore répliquer. Maisonrouge, ne voyant rien dans le badinage qui pût intéresser le roi ni l’Etat, et s’apercevant que j’y prenais grand plaisir, nous exhorta de continuer, et nous en fûmes ravis.  Notre poésie, tout informe qu’elle était, me gênant un peu, j’insinuai que la prose, comme plus facile, serait plus agréable. Le lieutenant y consentit avec la même bonté d’âme, et tous les jours, il m’apportait une lettre ouvert et reportait ma réponse.

Le long séjour qu’elle a fait au couvent a donné à la jeune femme une grande sagesse. Si, à la Bastille, elle écrit régulièrement au chevalier de Ménil, si, dès la première rencontre, elle le trouve très séduisant, elle demeure toujours raisonneuse et raisonnable et, dans ses « Mémoires », elle précise qu’elle ne se laissera aller à son sentiment tendre que lorsque ce gentilhomme l’aura assurée, le menteur, de ses intentions matrimoniales. Elle admet l’amour, elle en apprécie la griserie, mais elle exige que la raison connaisse les raisons du cœur. Elle repousse toute passion désordonnée. Elle éteint les flammes trop vives et parvient à conserver, dans chacune de ses admirables lettres, une dignité, une retenue, une modération qui surprennent. Je suis plus heureuse que vous, mon cher voisin. Le désir de la liberté ne me tourmente point. Non que je le prise moins que vous le faites. Mais je prétends, ne vous effrayez pas du paradoxe, que bien loin de l’avoir perdue, c’est ici que j’ai trouvé la véritable : celle qui ne dépend pas d’une porte ouverte ou fermée, mais de l’affranchissement que le monde et tout ce qu’il contient exerce sur nous. Goûtons le plaisir de tromper le sort qui nous persécute, en faisant notre bien du mal qu’il nous a préparé.
Bientôt ce passe-temps littéraire prend la forme d’une correspondance amoureuse. Chacun, à travers les lignes des billets et les commentaires du messager, s’efforce de deviner le caractère et le visage de son correspondant. Mlle Delaunay ne tient pas tellement à se montrer au chevalier qu’elle sait fort beau garçon, car elle ne se trouve pas jolie. Il suffit de lire le portrait sans retouches qu’elle a tracé d’elle-même à l’intention de Mme du Deffand : Delaunay  est de moyenne taille, maigre, sèche et désagréable. Son caractère et son esprit sont comme sa figure, il n’y a rien de travers, mais aucun agrément.
L’insistance du chevalier, la complaisance du lieutenant ont finalement raison de la captive : Maisonrouge nous montra l’un à l’autre, en nous plaçant chacun sur le pas de la porte. Nous demeurâmes assez interdits... Nous ne dîmes rien, telle était la convention, et un moment après nous disparûmes.

Les lettres qui suivent immédiatement cette entrevue son marquées par l’embarras de chacun. Le plaisir de l’inconnu est épuisé. Le chevalier de Ménil espérant trouver une nouvelle ressource dans un entretien avec sa voisine, supplie le lieutenant de lui accorder une faveur plus grande. Il réussit à lui arracher la permission de faire, en sa compagnie, une visite à Mlle Delaunay. La conversation se traîne, les deux intéressés semblent n’avoir rien à se dire, et le lieutenant reconduit hâtivement le prisonnier déçu.il continue à écrire, mais le jeu a perdu la grâce du mystère et Mlle Delaunay suspend ses billets sous prétexte d’une pieuse retraite.

Le lieutenant de Maisonrouge, de plus en plus amoureux et de plus en plus complaisant, accepte, après les fêtes de Pâques, de ramener à l’heure du thé le chevalier chez la demoiselle. Après un  échange de banalités aimables, le prisonnier se retire en laissant tomber un billet roulé en boule, message énigmatique que seuls comprennent les amoureux : Le sage législateur qui reconnaît avoir établi une loi trop dure doit en avouer la modification. Le sujet soumis attend cet aveu, avant que de se permettre la moindre transgression. Savoir si cette loi demeurera éteinte pour toujours ou si ce ne sera que pour un temps. en ce dernier cas, la tranquillité du peuple ne souffre point de suspension.

Mlle Delaunay, à cette discrète allusion à son silence, répond :
« Parlez, on vous écoute. » Ménil n’hésite plus, il ouvre sa porte avec adresse et, comme la clef demeurait toujours sur la serrure de sa voisine, pénètre chez elle à l’heure où le lieutenant est allé dîner.
Crainte, inquiétude, joie... Le chevalier prétend qu’il adore Mlle Delaunay. Dans un lieu où, parvenus à se voir, des jeunes gens ne savent pas s’ils se reverront, ils disent en une heure ce que, hors de là, ils n’eussent pas dit peut-être dans le cours d’une année. La raisonnable prisonnière a tout écouté, mais le lendemain, la vertu reprenant ses droits, elle écrit à  cet audacieux qu’après de tels aveux, il ne saurait plus être question, entre eux, de billets ni d’entretiens. Ménil n’accepte pas si facilement de se voir privé de distractions. Il revient chez elle ; elle le prie de renoncer à toute relation, et il se retire avec l’apparence d’une extrême douleur. Une lettre larmoyante vient confirmer ce sentiment nouveau.
Mlle Delaunay, imprudente, se laisse apitoyer et accepte un dernier rendez-vous : Je le reçus d’un air assez triste et un peu embarrassé. « Vous avez pu croire, dit-il, tant que je n’ai fait que vous débiter des fariboles, que je  ne songeais qu’à charmer l’ennui de ma solitude. Il est pourtant vrai que dès lors je pensais former avec vous une liaison qui pût devenir plus intime. »

La respectueuse déclaration du chevalier se terminant par une demande en mariage, la jeune femme entrevoit un bonheur sans obstacles. Les lettres des amoureux ne passent plus par les mains du lieutenant et, sans toutefois offenser la vertu ni la raison, on voit Mlle Delaunay s’abandonner à l’amour : Je parlais à quelqu’un à qui je me regardais comme déjà unie par les plus sacrés liens, n’attendant pour rendre cet engagement indissoluble et authentique que la fin de notre captivité.

Sa correspondance devient très tendre : Vos m’avez bien aimée aujourd’hui, et je suis fort contente de ma chère âme... Qu’elle soit toujours de même, je ne lui en demande pas davantage. Je crois qu’elle est satisfaite de son côté, mais qu’elle ne doute jamais, qu’elle ne s’inquiète plus, ou elle m’offensera véritablement. Il faut que nous soyons bien ingénieux à nous tourmenter pour faire naître les peines entre nous. Car, encore si nous les allions chercher dans ce qui nous environne, ou dans ce qui nous poursuit, il n’y aurait rien à  dire. Mais que nous nous plaignions de nous, étant si véritablement et si tendrement attachés l’un à l’autre, c’est une folie que je crois sans exemple. Jamais plus ces extravagances-là, ni de votre part ni de la mienne. Il ne tient qu’à nous,  du moins pour le présent, d’être les plus heureuses gens qui soient au monde. Ne mettons pas nous-même des obstacles à notre bonheur, après avoir vaincu ceux qui l’on traversé. Bonsoir. Que je serais fâchée si je  ne vous donnais point d’autre lettre aujourd’hui.

Le 20 juillet, elle a pu rencontrer quelques instants son bien-aimé chevalier. Oh ! qu’on se trouve bien de se voir un pauvre moment.

Encore n’aurait-il pas été si court, si nous avions pu n’avoir pas tant de peur. Tel qu’il a été, je l’ai trouvé charmant. Il m’a paru que ma chère âme en était également charmée, que je lui sais bon gré de ne plus disputer à sa fidèle compagne l’avantage d’aimer aussi bien qu’elle. Véritablement, je crois qu’un juge équitable ne peut rien prononcer en faveur de l’une au préjudice de l’autre. Cette parfaite égalité doit établir entre nous une paix bien douce et inaltérable. Que je la sens bien maintenant dans mon cœur. Je sens même de la joie. Jamais il n’y eut rien de mieux assorti que nos deux âmes. Aussi suis-je persuadée que leur union est une de ces choses parfaites que la nature se plaît à montrer en différents genres, de temps en temps, pour faire voir de quoi elle est capable et réparer la honte que lui attire une infinité de ses ouvrages.

D’autres fois, ses lettres s’élèvent jusqu’à la dissertation philosophique, ce qui ne doit pas donner autant d’amusement au frivole chevalier.

... Je ne pouvais, dites-vous, me passer de vous voir, dans les premiers temps. Donc, j’aimais mieux. C’est votre conclusion. Elle ne vaut rien et, pour vous en convaincre, tâchez de comprendre ou de vous souvenir quels désordres les premiers mouvements  d’une passion qu’on n’a point éprouvée jettent dans l’âme, et jugez si, au milieu de ce trouble, elle peut entendre la voix de la raison, qui peu à peu se fait reconnaître dans les sentiments aussi forts, mais moins tumultueux, qui lui laissent passage. Mais bien loin que cette espèce de calme soit au détriment de l’amour, ce n’est que dans cette situation qu’il commence à prendre une véritable consistance, et à devenir un attachement solide et inébranlable... Ce n’est donc que lorsque les sentiments commencent à s’accorder avec la raison qu’ils deviennent sûrs et estimables, et c’est le point où nous en sommes... Après vous avoir parlé raison et vous avoir dit ce que je pense, qu’il me soit permis aussi de dire ce que je sens d’extrême. Le désir de vous voir, quoique vous en doutiez. Oui, jamais je n’ai souhaité plus ardemment de vous être intimement unie. Jamais je ne me figurais plus de charme dans cette étroite union. Enfin, jamais je ne fus plus à vous que j’y suis et ne vous désirais plus à moi que je fais. J’espère vous réciter ces protestations à vous-même ce soir.

Mlle Delaunay entend l’amour à sa façon personnelle. Elle ne l’accepte que dompté, apprivoisé par la décence, la bonne éducation et les principes bourgeois. Mais le jour où le règlement de la Bastille la prive du plaisir de rencontrer son beau chevalier, elle retrouve les accents de toutes les amoureuses : ...Que nous nous aimions bien, et quelle félicité doit produire un attachement si tendre, quand le sort ne se mêle pas de la traverser. Mais quelles douleurs aussi ne cause-t-il pas quand une cruelle violence sépare ce qui tend à une union si intime. Il est vrai que l’on ne peut séparer des âmes bien unies. Le destin, même plus puissant que les dieux, n’y peut rien. Mais ce n’est pas assez, l’amour veut tout !

En attendant les jours heureux où rien ne pourra plus séparer son âme de celle du bien-aimé, elle songe à meubler son logement de captive : Je crus que c’était assez d’avoir passé un hiver dans une grande chambre sans tapisserie ; le second approchait. M. de Maisonrouge demanda aux gens d’affaires de M. le duc du Maine des meubles convenables pour mon logement. Ils en prêtèrent. Et c’est dans cette chambre bien décorée que la prisonnière attend, impatiente, les billets de son fiancé et qu’elle écoute les galanteries du lieutenant de Maisonrouge, jusqu’au matin de janvier 1720, où le marquis de Pompadour et le chevalier de Ménil retrouvent, en même temps leur liberté.
C’est une immense déception pour la trop confiante amoureuse... La joie d’abandonner la prison surmonte visiblement chez le chevalier la peine qu’il a de l’y laisser. Il est médiocrement touché par leur séparation, et elle sait qu’il n’en aurait pas été de même si elle était sortie la première : cette  différence de sentiments la fait souffrir. Je restai dans cette espèce d’immobilité où l’âme, trop pleine de sentiments, demeure sans action...

Elle n’aura guère l’occasion de montrer sa tristesse car, après un dîner avec le marquis de Saint-Geniès et le lieutenant de Maisonrouge, elle reçoit l’ordre de  ne plus sortir de sa chambre. Le même compliment est adressé à Saint-Geniès, et le pauvre lieutenant, très affligé de cette disgrâce, informe ses prisonniers préférés que l’élargissement de certains captifs  est accompagné d’un renouvellement de captivité pour les autres : Le lieutenant du roi, me voyant dépourvue de toute compagnie et dans un état triste à tous égards, reprit son ancienne assiduité auprès de moi. Il me dit, deux jours après la sortie du chevalier de Ménil, qu’il avait reçu un billet de lui rempli de sentiment pour moi. Il voulut me le montrer et ne put le retrouver. Je le connaissais trop bien pour y soupçonner quelque finesse. Le lendemain, j’en reçus un qui m’était directement adressé, dont je fus peu contente.

Le chevalier de Ménil écrira plusieurs lettres fort évasives à celle qui avait été sa fiancée : Presque toutes ses lettres me maintinrent dans cet état d’incertitude et de trouble que je lui cachai autant qu’il me fut possible dans mes réponses.

Après cinq mois passés au milieu de toutes les incommodités qu’elle avait ignorées jusqu’alors, elle reçoit enfin la lettre de cachet qui la fait sortir de la Bastille. C’est le lieutenant de Maisonrouge qui la lui remet : « Vous voilà libre... et je vous perds »

Dans cet instant, Mlle Delaunay n’oublie pas d’analyser ses sentiments qui sont, dit-elle, « suspendus par la force presque égale d’un sentiment contraire » : Je regrettais un ami capable d’un sentiment que je ne voyais que trop être unique. Je souhaitais de revoir le chevalier de Ménil et d’éclaircir mes soupçons. Enfin, je désirais de me retrouver auprès de madame la duchesse du Maine, et j’étais effrayée des fatigues et des peines où j’allais retomber.

Bien des déceptions l’attendaient : le vieil abbé de Chaulieu lui prête son carrosse, mais il est si malade que la libération de sa « bergère » ne paraît pas le toucher.  Il devait mourir trois semaines plus tard.

Elle arrive à Sceau sur le soir, pendant la promenade de la duchesse du Maine, et va à sa rencontre dans le jardin. La duchesse, l’apercevant, fait arrêter sa calèche et lui dit : « Ah ! voilà Mlle Delaunay... Je suis bien aise de vous revoir. » Elle l’embrasse distraitement  et poursuit son chemin. C’est tout l’accueil que lui réservait celle pour qui elle avait été embastillée.
Le lendemain, elle reçoit une lettre du seul ami sincère qu’elle a rencontré, le lieutenant de Maisonrouge : Je flotte entre la joie et la tristesse, écrit le malheureux, vous savez avec quelle passion j’ai souhaité votre liberté. Elle vous est enfin rendue, à la bonne heure ! Je l’aurais achetée de la mienne propre. Mais enfin, qu’il m’en a déjà coûté, et que je prévois qu’il m’en coûtera !... Je vous aimerai toujours avec toute la tendresse de mon cœur. Je prendrai toute ma vie infiniment de part à ce qui vous arrivera d’heureux.

Cette déclaration touchante n’atteint pas Mlle Delaunay qui n’a alors en tête qu’une pensée : revoir son chevalier. Hélas ! Elle le retrouve à Paris où il lui montre un air si embarrassé qu’elle voit confirmées toutes ses inquiétudes : Il me parla du mauvais état de ses affaires... Il me dit qu’il était bien éloigné de renoncer à ses anciens projets, mais qu’il les fallait suspendre pour voir le cours que prendraient ses affaires.

Elle lui fixe un rendez-vous pour le lendemain, mais elle s’y retrouvera seule : J’attendis sans fin le chevalier de Ménil, qui ne vint point. C’est principalement l’impression de cette cruelle soirée qui effaça de ma mémoire ce qui l’avait précédée et ce qui la suivit. Je n’ai passé aucun temps de ma vie que je puisse comparer à celui-là.  Je vis l’infidélité de Ménil avérée ; je vis qu’il se dispensait même de toute mesure d’honnêteté et de bienséance avec moi ; et, ce qui mit le comble à mon désespoir, c’est que je vis que, tout perfide qu’il était, je ne pouvais me détacher de lui... Je passai la nuit dans une agitation qu’aucun instant de sommeil ne calma. Dès la pointe du jour, elle écrit à l’insolent chevalier qui, pour toute excuse, prétendra s’être trompé de date.

L’attitude de Mlle Delaunay en prison et son refus de communiquer les noms et les rôles des conspirateurs lui valent d’être fêtée : Bien des gens que je ne connaissais pas voulurent me connaître, et j’aurais joui de beaucoup d’agréments si le malheureux poison dont mon âme était imbibée ne l’avait rendue impénétrable à toute satisfaction.
M. Dacier, veuf, riche et célèbre, considérant que seule Mlle Delaunay pourrait remplacer son illustre épouse, la demande en mariage. L’affaire est intéressante : 25 000 écus, un logement au Louvre et une partie des pensions. Il ne manque que le consentement de la duchesse du Maine. Celle-ci refuse, disant que la compagnie de la jeune fille lui est nécessaire, et Mlle Delaunay se réfugie derrière ce prétexte, car elle aime toujours son volage compagnon de captivité : Tout indignée que j’étais contre lui, les sentiments que j’avais eus pour lui, cachés au fond de mon cœur, y agissaient encore sourdement et contrebalançaient mes plus grands intérêts.
Contre toute logique, elle ne désespère pas du retour de la « chère âme » et elle lui adresse une lettre ferme, cinglante mais si adroite, si mesurée qu’on la peut considérer comme un chef d’œuvre du genre :

Vous n’êtes pas le même, vous ne tenez plus à moi... Toutes mes démarches tendent à vous en séparer. Que n’en convenez-vous de bonne foi ? Croyez-bous que je veuille vous retenir malgré vous ? Ne vous ai-je pas toujours dit que, quelque engagement que vous puissiez prendre avec moi, vous en seriez toujours le maître ? Et que je ne voudrais jamais rien devoir qu’à vos propres sentiments ? Mais s’ils sont de l’espèce commune, variables, sujets au changement, je perdrai moins que je ne croyais en vous perdant. Ah ! si votre confiance ne s’est pas trouvée à l’épreuve, après quelques mois d’absence, que n’aurais-je point à craindre, dans le cours de ma vie, de tant d’autres choses plus propres à diminuer un tendre attachement. Je vous avoue qu’une pareille expérience serait bien capable de m’éloigner du dessein de la passer avec vous. Je veux pourtant connaître plus nettement la disposition de votre âme. Autrefois, je savais comment m’en assurer, mais cette règle tant vantée entre nous s’est enfin trouvée fausse ; je serais bien loin de compte si je m’avisais de juger encore vos sentiments sur les miens. Quoi qu’il en soit, je ne puis supporter l’incertitude où je suis. Il faut que je vous voie... ne préparez pas ce que vous aurez à me dire car ce ne sont pas vos discours que je veux entendre. Je veux voir le fond de votre cœur. S’il est véritablement changé au point que je me le persuade, je vous demande seulement d’en convenir de bonne foi. Je m’en affligerai sans aigreur, car enfin, est-on maître de ses sentiments ? Mais la seconde trahison serait sans excuse. Je n’exige donc de vous qu’une entière sincérité sur vos dispositions présentes, moyennant quoi je vous pardonne d’avance tout le mal qui m’en pourra venir. Mais si vous songez tant soit peu à dissimuler sur rien avec moi, je ferai en sorte que ce ne soit pas impunément. Non que je médite aucune sorte de vengeance contre vous, mais si vous avez fait cas de mon estime, je pourrai vous punir par un éternel mépris. J’ose dire qu’alors il vous serait si justement dû que vous n’auriez aucun droit de vous en plaindre. Fasse le ciel que je ne sois pas contrainte de changer mes sentiments en une forme qui leur est si contraire.  Adieu. Je vous souhaite autant de satisfaction que j’ai de peine. Je ne puis vous souhaiter autant de satisfaction que j’ai de peine. Je ne puis vous souhaiter un bonheur plus complet.

D’autres lettres, de plus en plus rares, reflèteront pendant deux années la déception de Mlle Delaunay, jusqu’au dernier billet daté de janvier 1722 : J’ai trouvé votre réponse suffisamment claire pour savoir à quoi m’en tenir. Je m’en contente et vous promets que vous ne serez plus importuné de mes questions ni de rien de ma part qui puisse troubler ce parfait bonheur dont vous jouissez. Je souhaite que les réflexions que vous pourriez faire sur l’irrégularité de votre procédé n’y apportent aucune altération.

Elle avait conquis, par son embastillement, tant d’éclat et de renommée, que plusieurs prétendants se présentèrent. Un homme de bien lui offrit, par pure estime, de partager sa fortune avec elle. Mais les affaires de ce gentilhomme étaient si embrouillées qu’elle ne put se résoudre « d’entrer dans ce labyrinthe où l’on ne voyait pas d’issue ». Un homme de finance, venu de sa province, s’imagina qu’une personne aussi favorisée par une princesse pourrait lui apporter une puissante protection ; il lui offrit une commission sur toutes les affaires qu’elle lui ferait réaliser. Mlle Delaunay répondit qu’elle n’avait aucun crédit et aucune volonté de le vendre si elle en avait eu. Sa franchise et sa probité firent changer les desseins du financier, qui tint soudaine à l’épouser. Malgré son insistance et sa fortune, elle refusa. Un autre désirait une femme jeune encore, mais raisonnable, pour lui tenir compagnie. Un gentilhomme voulut l’entraîner dans un château perdu en la couvrant d’or. Aucun parti ne l’intéressait plus. Elle se décida enfin pour un mariage de raison avec le baron de Staal.
Ce lieutenant aux gardes suisses possédait une maison de campagne et quelques terres de culture dans un paysage « qui rappelait la simplicité de l’âge d’or », à Gennevilliers. Il y élevait des vaches, et c’est ce qui attira Mlle Delaunay : Je prenais alors du lait, et rien ne me parut plus satisfaisant que d’avoir des vaches sous la main.  Elle a conservé son acuité de jugement et ne se trompe guère sur son prétendant : Il a une certaine politesse non étudiée qui part du cœur...Son âme, exempte de toutes passions, va vers le bien par une pente naturelle... Il a plus de justesse que d’abondance d’esprit.  En réalité, il était sot, et, Mlle Delaunay avait de l’esprit pour deux ; à la fin du récit qu’elle fait de sa première visite à M. de Staal, on ne peut s’empêcher de la voir sourire entre les lignes : Quand je fus montée en carrosse, il mit à mes pieds un petit agneau, le plus gras de son troupeau, qu’il me pria d’emmener avec moi. Cette galanterie pastorale me sembla parfaitement assortie à tout le reste.

L’enthousiasme tombé, elle essaya de revenir sur sa parole. C’était trop tard. Le duc de Maine avait déjà nommé le baron de Staal commandant de sa compagnie. La duchesse du Maine donna de beaux habits à la mariée que l’on conduisit à l’autel, après avoir passé un contrat par lequel la pension accordée depuis sa prison lui était assurée.
La baronne de Staal, qui s’ennuyait au logis, fréquenta Mme du Deffand et écrivit ses « Mémoires » qui remportèrent un grand succès. Grimm affirme, dans sa « Correspondance », qu’il ne connaît  pas de prose plus agréable que celle de Mme de Staal, celle de Voltaire mise à part. les « Mémoires » furent publiés en 1755, cinq ans après la mort de l’auteur, alors que le baron vivait encore, plus stupide que jamais. Il termina sa vie avec le grade de maréchal de camp.

La seule victime véritable de l’idylle de la Bastille fut l’infortuné lieutenant de Maisonrouge qui s’éteignit de chagrin et de langueur.

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