Une entreprise
solitaire
Sortir de soi ou être soi, ce commun souci pourrait passer
pour suspect s’il restait l’apanage d’une littérature harassée par sa propre
recherche. Le fait que des écrivains aussi peu préoccupés de
« technique » que Roger Nimier ou Bernard Franck, Françoise Sagan ou
Antoine Blondin le partagent, oblige à réfléchir sur sa signification. Un point
commun unit la plupart des écrivains d’aujourd’hui, quelle que soit, d’autre
part, leur doctrine esthétique : ils sont les écrivains de la séparation,
de la réclusion, de la difficulté d’être. Ils décrivent un univers où l’on ne
communique plus ; leur espoir désespéré n’est pas tant de changer – se
changer eux-mêmes, et le monde avec eux – que de devenir quelqu’un. Au sein de la littérature contemporaine se découvre
ainsi un grand vide : « quelqu’un » n’est pas là, et elle est la
figure élémentaire que prend aujourd’hui l’absence contre laquelle se débat
l’écrivain. On a renoncé à faire concurrence à l’état civil, on ne prétend plus
promener son miroir le long des routes, on ne songe déjà plus à la politique,
et c’est à peine si l’on parle encore d’amour : on veut, on voudrait être, tout simplement.
Or – et cette coïncidence n’est certes pas fortuite – le
moment où l’écrivain découvre ainsi avec effroi son insignifiance est aussi
celui où la littérature, longtemps tenue en quarantaine –activité innocente,
mais douteuse-, acquiert, dans l’opinion, le plus large droit de cité. Ecrire
est une fonction qui n’étonne plus. On s’intéresse aux écrivains, à leur vie
privée, à leurs idées, à leurs manies, on les guette, on les photographie, on
les interroge. Point de mouvement d’avant-garde, à ce régime, qui puisse
longtemps rester clandestin : les bombes les plus chargées de dynamite
sont désamorcées avant même qu’elles explosent. Pour ne donner qu’un exemple,
l’espèce de société secrète que constituait, voici trente ans, le surréalisme,
aujourd’hui, deviendrait une école publique. Ses théoriciens se verraient
ouvrir les colonnes des journaux les plus sérieux et l’on discuterait gravement
du caractère « convulsif » de la beauté aux mardis de Preuves, dans la page littéraire de l’Express ou aux conférences du Collège
philosophique.
Une telle faveur inquiète, et l’on peut se demander si elle
ne témoigne pas d’une différence plus grave que l’hostilité ou le mépris.
Ramener la littérature aux dimensions d’une activité naturelle, l’apprivoiser
pour les besoins d’une société à qui rien d’humain n’est étranger, la
considérer comme une rubrique parmi d’autres dans la curiosité du citoyen bien
élevé, c’est lui dénier le pouvoir de troubler : l’écrivain étant devenu
complètement inoffensif, pourquoi refuserait-on de l’entendre ?
Tout se passe donc comme si l’attention versatile et frivole
du public répondait à l’inquiétude profonde du créateur. La gloire et les gros
tirages, ici, ne sont pas en cause. Françoise Sagan, qui n’a plus rien à
espérer dans ce domaine, disait un jour : « Ecrire est une entreprise
tellement solitaire. » L’écrivain d’aujourd’hui se sent à la fois seul et
regardé. Si nombreux que puissent être parfois les échos qui accueillent son
travail, il a toujours l’impression de parler dans le vide, de s’adresser à des
ombres, -la première, la plus encombrante et la plus vaine de ces ombres étant
lui-même.
Les circonstances politiques et sociales ne sont
certainement pas étrangères à ce sentiment, et l’on pourrait, là-dessus,
pousser très loin l’analyse. Reste à savoir quel retentissement un tel état de
choses peut avoir sur l’écriture. Autrement dit : écrire, et plus
précisément encore, publier est-il une solution ?
A certains égards, la situation de l’individu qui ne peut
pas « sortir de soi » reproduit celle de l’écrivain qui doit se
distraire du monde pour écrire. Elle en diffère cependant sur un point essentiel :
c’est que l’homme enfermé en lui-même – dans ce lui-même qui s’effondre à son
tour, pour avoir perdu le contact naturel avec les autres – n’a pas choisi ou
ne croit pas avoir choisi sa solitude : elle se présente à lui comme un
fait. Ecrire, écrire sur soi d’abord, et sur son incapacité à rejoindre les
autres ensuite, devient dès lors un moyen, non plus de contester le monde, mais
de le constater. Le dos au mur, on se défend en disant ce qui est. Mais qui
m’écoutera si, à travers les fables que j’invente, je ne parle finalement que
de moi, et d’un moi si pauvre, si incertain de sa pauvre existence ?
Toute écriture, je crois l’avoir montré, amorce, à partir de
la distraction initiale, un mouvement de retour vers les choses, qui assure sa
cohérence, sa validité. Le geste de publier traduit, pour l’individu, le même
et nécessaire mouvement. Comme la littérature, qu’elle le veuille ou non,
« exprime » quelque chose, publier, - quoi qu’en pense
l’écrivain prisonnier de ses phantasmes
personnels -, c’est toujours et malgré tout communiquer. Seulement, la
communication hasardeuse, difficile qui s’établit aujourd’hui entre l’écrivain
et son lecteur, et, par l’intermédiaire de l’écrivain, entre tous les hommes
qui le lisent, ne fonctionne plus, si l’on peut dire, au même niveau
qu’autrefois. La remontée progressive de l’écriture vers les sources du récit,
la solitude essentielle, à la fois esthétique et morale, qui l’accompagne et
que rend si évidemment sensible l’indifférence accueillante d’un public prêt à
tout entendre, donc à n’écouter personne, la prodigieuse dispersion du langage
qui en résulte –chacun parlant obstinément, dans ses livres, une langue dont il
est seul à connaître l’histoire, le vocabulaire et la syntaxe, - empêchent ce
qu’on pourrait appeler la communication claire, au plan des idées, des
sentiments des interprétations objectives. Ainsi, les « maximes »,
type privilégié d’expérience généralisable, qui couronnaient jadis un roman
destiné à fournir à toute une société un terrain d’entente et de conversation,
ne sont plus de mise dans un roman d’expérience strictement personnelle, dans
cette sorte de gigantesque autobiographie aux cent actes divers que constitue
la littérature moderne. Mais la voie reste – devient peut-être mieux que
jamais- ouverte à une communication symbolique.
Si, malgré ce que donnait à croire une littérature en proie
aux illusions du réalisme, le possible a toujours été le lieu commun du
créateur et du lecteur, l’entreprise de séduction que constitue l’écriture a
d’autant plus de chances de réussir que l’écrivain se tiendra plus résolument
en ce lieu. Le charme inexplicable de certaines œuvres modernes, pourtant
réputées difficiles, tient à ce que l’on u sent cette résolution et qu’elle
suffit à dissiper les obscurités de la lecture. J’appelle symbolique une telle
entente qui ne doit rien aux affirmations explicites de l’auteur, que
n’empêchent nullement les différences profondes qui peuvent séparer son
expérience de la mienne, qui se noue en deçà des querelles esthétiques ou
idéologiques sur le sens de son œuvre. Elle est symbolique parce que les moyens
qu’elle utilise pour s’exprimer –ces grandes images fondamentales dont j’ai
parlé – se suffisent à eux-mêmes, parce qu’ils constituent autant de figures
inépuisable de l’inépuisable. La
communication symbolique m’introduit ainsi de plain-pied dans un univers où je
n’ai pas de peine à me sentir familier puisqu’il est celui de tous les
hommes : l’univers de l’imaginaire. Ce qui hante la solitude de
l’écrivain, voilà ce qu’il est, et c’est aussi ce que je suis, moi, lecteur qui
m’abandonne à son pouvoir. En ce souterrain obscur où se rejoignent la voix qui
lance l’appel et la voix qui lui répond, les lamentations ni les prophéties ne
sont plus de mise. Nous n’avons rien à apprendre et il serait indécent de nous
plaindre. La littérature, aujourd’hui nous annonce ceci : que nous ne sommes pas seuls à être seuls.
B.P.
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