Le vertige des mots
On croit que l’on écrit parce que l’on a « quelque
chose à dire ». Cette croyance n’est pas sans fondement. Au moment où je
prends la plume, en effet, j’ai quelque chose à dire, mais ce n’est pas cela que je dirai. Cette chose
« à dire » est en général la chimère la plus vague, une sorte de
rumeur sans consistance et sans forme, c’est l’approche de l’écriture, l’ombre
qu’elle fait autour d’elle ou le mouvement de l’air qui l’annonce. Ce n’est
absolument pas l’écriture elle-même, qui se présente au contraire comme un
arrêt devant l’abime et le vertige de la découverte. On ne commence pas à
écrire au moment où les premiers mots viennent s’aligner sur la page. Ces
mots-là sont les mots « donnés », ceux que l’on devrait ensuite
supprimer parce que leur unique utilité est d’amorcer le travail, et que l’on
conservera superstitieusement, en vertu d’un préjugé tenace qui veut que
l’aisance se situe en deçà et non pas au-delà de l’effort. Mais l’écriture
vient ensuite, au moment où la machine, mise en marche, se met brusquement à
tourner dans le vide. On conçoit que, précipité dans ce vide où il ne trouve
non seulement aucun matériau sur quoi fixer son attention, mais aucun motif
réel de travailler, l’écrivain se cherche une garantie dans l’idée que l’œuvre
est déjà toute faite quelque part, qu’il n’a pas à l’inventer mais à la
découvrir, qu’il est un explorateur et non un créateur. On conçoit également
que les hauts et les bas de l’écriture, la réussite d’un jour comparée avec
l’échec du lendemain et les ruses qui sont nécessaires pour vaincre la
tentation de l’abandon imposent invinciblement –comme la peur des primitifs
enfante les dieux – la fable de l’inspiration. De ce que le travail d’hier me
paraît supérieur à celui d’aujourd’hui, j’en conclus qu’hier « on »
me parlait, et qu’aujourd’hui la voix s’est tue. Il est un peu effrayant,
enfin, d’admettre que les mots s’engendrent sans aucune nécessité de principe,
sans qu’aucune raison les dicte, et que la seule autorité capable de faire un
choix entre eux et de les rendre présentables est la mienne,
c’est-à-dire celle dont je suis le moins sûr.
Ce hasard est pourtant ma seule sécurité ? je ne peux
me défendre qu’en inventant. Le temps de l’écriture – temps qui s’écoule avec
une telle lenteur que je me crois enfin transporté dans l’éternel présent, les
heures sont des secondes et l’écriture une plage immense, déserte, où je tourne
en rond dans fatigue, interminablement – est une parenthèse heureuse. Pendant
que j’écris, il me semble que je ne peux pas mourir.
Je veux dire par-là que, si l’homme reste soumis à la menace
vague et pressante qui pèse sur chaque instant de sa vie, l’acte d’écrire –
comme si ce n’était pas moi qui écrivais, et voilà peut-être la cause profonde
de l’illusion dénoncée à l’instant – échappe, lui, à toute destruction. Agir,
c’est toujours, d’une certaine façon, conjurer la mort en lui opposant quelque
chose sur quoi elle ne pourra pas mordre, une trace qu’elle n’effacera pas.
Mais on n’a jamais fini d’agir, dans la mesure où l’action a pour décor
nécessaire une histoire qui sans cesse la renouvelle et interdit de tenir son
résultat pour définitif. L’actions que constitue l’écriture, en revanche, se
situe d’emblée hors de cette histoire, même si elle lui emprunte ses thèmes et
son matériel. L’œuvre achevée pourra décevoir, son contenu pourra se démoder,
on l’oubliera. Mais rien n’effacera jamais le geste qui l’a fait naître, ni ces
lignes devenues dérisoires, pour la simple raison que l’écrivain ne manipule
pas les choses, mais les mots qui les désignent. Il ne modifie rien, il parle
et parle dans le vide.
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