lundi 14 juillet 2014

Bernard Pingaud-Ecrire Aujourd'hui-2

Le vertige des mots

On croit que l’on écrit parce que l’on a « quelque chose à dire ». Cette croyance n’est pas sans fondement. Au moment où je prends la plume, en effet, j’ai quelque chose à dire, mais ce  n’est pas cela que je dirai. Cette chose « à dire » est en général la chimère la plus vague, une sorte de rumeur sans consistance et sans forme, c’est l’approche de l’écriture, l’ombre qu’elle fait autour d’elle ou le mouvement de l’air qui l’annonce. Ce n’est absolument pas l’écriture elle-même, qui se présente au contraire comme un arrêt devant l’abime et le vertige de la découverte. On ne commence pas à écrire au moment où les premiers mots viennent s’aligner sur la page. Ces mots-là sont les mots « donnés », ceux que l’on devrait ensuite supprimer parce que leur unique utilité est d’amorcer le travail, et que l’on conservera superstitieusement, en vertu d’un préjugé tenace qui veut que l’aisance se situe en deçà et non pas au-delà de l’effort. Mais l’écriture vient ensuite, au moment où la machine, mise en marche, se met brusquement à tourner dans le vide. On conçoit que, précipité dans ce vide où il ne trouve non seulement aucun matériau sur quoi fixer son attention, mais aucun motif réel de travailler, l’écrivain se cherche une garantie dans l’idée que l’œuvre est déjà toute faite quelque part, qu’il n’a pas à l’inventer mais à la découvrir, qu’il est un explorateur et non un créateur. On conçoit également que les hauts et les bas de l’écriture, la réussite d’un jour comparée avec l’échec du lendemain et les ruses qui sont nécessaires pour vaincre la tentation de l’abandon imposent invinciblement –comme la peur des primitifs enfante les dieux – la fable de l’inspiration. De ce que le travail d’hier me paraît supérieur à celui d’aujourd’hui, j’en conclus qu’hier « on » me parlait, et qu’aujourd’hui la voix s’est tue. Il est un peu effrayant, enfin, d’admettre que les mots s’engendrent sans aucune nécessité de principe, sans qu’aucune raison les dicte, et que la seule autorité capable de faire un choix entre eux et de les rendre présentables est la mienne, c’est-à-dire celle dont je suis le moins sûr.
Ce hasard est pourtant ma seule sécurité ? je ne peux me défendre qu’en inventant. Le temps de l’écriture – temps qui s’écoule avec une telle lenteur que je me crois enfin transporté dans l’éternel présent, les heures sont des secondes et l’écriture une plage immense, déserte, où je tourne en rond dans fatigue, interminablement – est une parenthèse heureuse. Pendant que j’écris, il me semble que je ne peux pas mourir.
Je veux dire par-là que, si l’homme reste soumis à la menace vague et pressante qui pèse sur chaque instant de sa vie, l’acte d’écrire – comme si ce n’était pas moi qui écrivais, et voilà peut-être la cause profonde de l’illusion dénoncée à l’instant – échappe, lui, à toute destruction. Agir, c’est toujours, d’une certaine façon, conjurer la mort en lui opposant quelque chose sur quoi elle ne pourra pas mordre, une trace qu’elle n’effacera pas. Mais on n’a jamais fini d’agir, dans la mesure où l’action a pour décor nécessaire une histoire qui sans cesse la renouvelle et interdit de tenir son résultat pour définitif. L’actions que constitue l’écriture, en revanche, se situe d’emblée hors de cette histoire, même si elle lui emprunte ses thèmes et son matériel. L’œuvre achevée pourra décevoir, son contenu pourra se démoder, on l’oubliera. Mais rien n’effacera jamais le geste qui l’a fait naître, ni ces lignes devenues dérisoires, pour la simple raison que l’écrivain ne manipule pas les choses, mais les mots qui les désignent. Il ne modifie rien, il parle et parle dans le vide.




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