lundi 14 juillet 2014

Bernard Pingaud- Ecrire-aujourd'hui-6

La littérature au rouet
Un  moment devait venir – il surgit plus ou moins tôt dans l’histoire de tout art – où l’écrivain prendrait conscience de ce retrait lui-même, et, fasciné, chercherait à le dire. Poésie de la poésie, peinture de la peinture, roman du roman –roman de l’acte d’écrire, roman dont le sujet réel est l’écriture qui lui donne naissance – à ce niveau, se répondent. Les écrivains d’aujourd’hui ne sont pas plus « intelligents » que ceux d’autrefois. Ils ne sont pas non plus, comme une critique désemparée par leur recherche souvent ingrate le laisse malignement entendre, frappés de je ne sais quelle stérilité. J’imagine que si Alain Robbe-Grillet ou Michel Butor, par exemple voulaient « raconter des histoires », ils pourraient aussi aisément le faire que Picasso peindre des paysages ou des portraits. Leur littérature est abstraite (au sens où l’on dit que la peinture l’est), non parce qu’ils ignorent les lois du dessin, mais parce qu’à un certain moment de son évolution, le roman a fini par se rencontrer lui-même, par devenir l’histoire de son propre surgissement.
Naturellement, cette expérience ultime ne va pas sans péril. Un récit qui ne serait pas récit de quelque chose n’aurait pas de sens, n’existerait même pas. Le sens profond du récit, on l’a vu, est au contraire de nous faire deviner (imaginer) autre chose à travers ce qu’il nous dit, autre chose qui n’est pas là, contre l’absence de quoi l’écrivain –porte-parole de tous les hommes-  se défend, et qui en même temps est là, à sa manière, obsédante et diverse, comme la lumière est là dans ce qu’elle illumine. Mais nous ne pouvons saisir la lumière que sur l’objet éclairé. Ce n’est donc pas seulement par un attachement tenace aux vieilles traditions romanesques que le lecteur reprochera au romancier moderne de renoncer à lui montrer des personnages (vivants, complexes, « humains »), à raconter des histoires (intéressantes, bien menées, instructives). Son irritation vient aussi de ce que –pareil à un funambule qui, pour compliquer encore son numéro, voudrait supprimer le fil où il s’avance-, le romancier, en se détournant de son objet risque de tomber dans le vide.
Il y a, personne ne peut le nier, quelque chose d’essentiellement négatif dans l’entreprise menée par un certain nombre des écrivains ici réunis. Tous, à leur manière, sont à la poursuite de l’innommable », et l’on pourrait à bon droit les blâmer de méconnaître le caractère  fondamental de la littérature, qui est d’être un art de la parole, donc de l’expression, si, malgré eux, dans leur recherche éperdue d’une parole qui ne puisse être remise en cause et qui finalement sera l’œuvre elle-même – son mouvement propre, son essence-, ils ne finissaient par exprimer quelque chose. L’intérêt de la tentative réside moins de la refus que les plus audacieux des écrivains d’aujourd’hui –romanciers, poètes, dramaturges –opposent aux formes traditionnelles que dans les schémas nouveaux qu’ils imaginent pour détourner autant que possible la littérature de son sens narratif, l’obliger à se réfléchir, à se considérer elle-même, et faire insidieusement passer le récit avant l’événement récité, la « modification » avant le monde qui se modifie.
Pour m’en tenir au seul roman, je distinguerai deux images essentielles : celle de la fixité et celle de la métamorphose. Soucieux de faire apparaître dans les choses le mouvement même de l’œuvre que son véritable propos est de rendre sensible au lecteur, l’écrivain peut soit en donner une représentation négative, en poussant jusqu’à l’obsession l’immobilité des figures –immobilité qui devient alors la trace, en quelque sorte pétrifiée, de ce mouvement -, soit, par un excès systématique et inverse, refuser de le figer jamais dans aucune de ses manifestations et exprimer l’ « inépuisable » au sein d’un grouillement incessant : marche dans une ville, voyage sans but, tourbillon d’actes et de paroles, prolifération des métaphores et des commentaires. Il y a les romanciers de la fascination (Robbe-Grillet, Simon, Nathalie Sarraute, malgré l’apparent grouillement le la « sous-conversation », Louis-René des Forêts, malgré la richesse théâtrale du chant) et ceux que hante le démon du changement, les romanciers de la prolifération (Butor, Pinget, Cayrol, Obaldia). D’un côté, un temps qui s’annule en se répétant, le présent-prison, moment toujours pareil à lui-même,- de l’autre, un temps qui s’annule en se répétant, le présent-prison, moment toujours pareil à lui-même, - de l’autre, un temps qui  ne peut se répéter parce qu’il ne cesse de se perdre, qui, restant toujours ouvert, ne parvient pas à se constituer en mémoire.

Cette distinction, bien entendu, est très générale. Les deux images fondamentales peuvent surfit à tour de rôle, se mêler au sein de la même œuvre : il y a des fixités proliférantes, des tourbillons immobiles, et le héros perdu qui se déplace « dans le labyrinthe » exprime, par son impuissance même, que le monde avec lui ne bouge pas. Romans de la fixité et romans de la métamorphose, au surplus, affirment les uns et les autres une semblable solitude, car si le temps se répète, il est vain d’espérer sortir de soi, et, s’il s’effondre dans l’incohérence, il est vain même d’espérer être soi.

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