La littérature au
rouet
Un moment devait
venir – il surgit plus ou moins tôt dans l’histoire de tout art – où l’écrivain
prendrait conscience de ce retrait lui-même, et, fasciné, chercherait à le
dire. Poésie de la poésie, peinture de la peinture, roman du roman –roman de
l’acte d’écrire, roman dont le sujet réel est l’écriture qui lui donne
naissance – à ce niveau, se répondent. Les écrivains d’aujourd’hui ne sont pas
plus « intelligents » que ceux d’autrefois. Ils ne sont pas non plus,
comme une critique désemparée par leur recherche souvent ingrate le laisse
malignement entendre, frappés de je ne sais quelle stérilité. J’imagine que si
Alain Robbe-Grillet ou Michel Butor, par exemple voulaient « raconter des
histoires », ils pourraient aussi aisément le faire que Picasso peindre
des paysages ou des portraits. Leur littérature est abstraite (au sens où l’on
dit que la peinture l’est), non parce qu’ils ignorent les lois du dessin, mais
parce qu’à un certain moment de son évolution, le roman a fini par se rencontrer
lui-même, par devenir l’histoire de son propre surgissement.
Naturellement, cette expérience ultime ne va pas sans péril.
Un récit qui ne serait pas récit de quelque chose n’aurait pas de sens,
n’existerait même pas. Le sens profond du récit, on l’a vu, est au contraire de
nous faire deviner (imaginer) autre chose à travers ce qu’il nous dit, autre
chose qui n’est pas là, contre l’absence de quoi l’écrivain –porte-parole de
tous les hommes- se défend, et qui en
même temps est là, à sa manière, obsédante et diverse, comme la lumière est là
dans ce qu’elle illumine. Mais nous ne pouvons saisir la lumière que sur
l’objet éclairé. Ce n’est donc pas seulement par un attachement tenace aux
vieilles traditions romanesques que le lecteur reprochera au romancier moderne
de renoncer à lui montrer des personnages (vivants, complexes,
« humains »), à raconter des histoires (intéressantes, bien menées,
instructives). Son irritation vient aussi de ce que –pareil à un funambule qui,
pour compliquer encore son numéro, voudrait supprimer le fil où il s’avance-,
le romancier, en se détournant de son objet risque de tomber dans le vide.
Il y a, personne ne peut le nier, quelque chose
d’essentiellement négatif dans l’entreprise menée par un certain nombre des
écrivains ici réunis. Tous, à leur manière, sont à la poursuite de
l’innommable », et l’on pourrait à bon droit les blâmer de méconnaître le
caractère fondamental de la littérature,
qui est d’être un art de la parole, donc de l’expression, si, malgré eux, dans
leur recherche éperdue d’une parole qui ne puisse être remise en cause et qui
finalement sera l’œuvre elle-même – son mouvement propre, son essence-, ils ne
finissaient par exprimer quelque chose. L’intérêt de la tentative réside moins
de la refus que les plus audacieux des écrivains d’aujourd’hui –romanciers,
poètes, dramaturges –opposent aux formes traditionnelles que dans les schémas
nouveaux qu’ils imaginent pour détourner autant que possible la littérature de
son sens narratif, l’obliger à se réfléchir, à se considérer elle-même, et
faire insidieusement passer le récit avant l’événement récité, la
« modification » avant le monde qui se modifie.
Pour m’en tenir au seul roman, je distinguerai deux images
essentielles : celle de la fixité
et celle de la métamorphose. Soucieux
de faire apparaître dans les choses le mouvement même de l’œuvre que son
véritable propos est de rendre sensible au lecteur, l’écrivain peut soit en
donner une représentation négative, en poussant jusqu’à l’obsession
l’immobilité des figures –immobilité qui devient alors la trace, en quelque
sorte pétrifiée, de ce mouvement -, soit, par un excès systématique et inverse,
refuser de le figer jamais dans aucune de ses manifestations et exprimer
l’ « inépuisable » au sein d’un grouillement incessant :
marche dans une ville, voyage sans but, tourbillon d’actes et de paroles,
prolifération des métaphores et des commentaires. Il y a les romanciers de la
fascination (Robbe-Grillet, Simon, Nathalie Sarraute, malgré l’apparent
grouillement le la « sous-conversation », Louis-René des Forêts,
malgré la richesse théâtrale du chant) et ceux que hante le démon du
changement, les romanciers de la prolifération (Butor, Pinget, Cayrol,
Obaldia). D’un côté, un temps qui s’annule en se répétant, le présent-prison,
moment toujours pareil à lui-même,- de l’autre, un temps qui s’annule en se
répétant, le présent-prison, moment toujours pareil à lui-même, - de l’autre,
un temps qui ne peut se répéter parce
qu’il ne cesse de se perdre, qui, restant toujours ouvert, ne parvient pas à se
constituer en mémoire.
Cette distinction, bien entendu, est très générale. Les deux
images fondamentales peuvent surfit à tour de rôle, se mêler au sein de la même
œuvre : il y a des fixités proliférantes, des tourbillons immobiles, et le
héros perdu qui se déplace « dans le labyrinthe » exprime, par son
impuissance même, que le monde avec lui ne bouge pas. Romans de la fixité et
romans de la métamorphose, au surplus, affirment les uns et les autres une
semblable solitude, car si le temps se répète, il est vain d’espérer sortir de
soi, et, s’il s’effondre dans l’incohérence, il est vain même d’espérer être
soi.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire