lundi 14 juillet 2014

Bernard Pingaud-Ecrire Aujourd'hui-3

Distraction et séduction

Ce trait est essentiel, car il met en lumière l’ambiguïté de l’écriture. Ecrire, c’est s’installer dans une éternité factice, l’éternité du tout ou rien. Je suis le seul maître des mots que j’utilise ; mais je n’ai devant moi que des mots,  c’est-à-dire, au bout du compte, un pur néant. Le travail d’écrire, difficile et passionné, qui ne peut s’exercer qu’au prix d’une certaine mauvaise foi, n’est pas un travail réel. Il est au sens le plus fort de ce mot une distraction.
Si j’éprouve à l’instant où j’écris l’impression de m’enfoncer dans l’éternel présent, de fouler un espace sans limites, c’est d’abord parce que j’ai mis de côté mon temps réel et mes limites. Oubli fictif, bien entendu. L’expérience singulière de l’écrivain est de l’ordre du « comme si ». Tout se passe comme si j’avais cessé d’être où je suis, qui je suis ; tout se passe comme si cet oubli, ce recul, cette distraction étaient à chaque instant possibles et comme si, sans cesser d’être soumis aux conditions de fait qui règlent l’existence de chacun (de cette distraction imaginaire, la moindre distraction réelle suffit à me faire immédiatement sortir), on pouvait en même temps les tenir pour nulles, leur échapper. Cette fuite est aussi une exclusion : en acceptant de me tenir à l’écart de ma propre histoire, je me ferme l’accès de toute histoire. Le lieu où je m’aventure n’est pas un lieu réel ; les actes que j’y accomplirai ne seront pas réels non plus. Je ne connaîtrai de l’action qu’un simulacre.
De la même façon, le lecteur qui ouvre un roman effectue, au moment où ses yeux se posent sur les premiers mots, une sorte de saut dans le vide. Il n’est plus là ; il n’est pas ailleurs, il n’est nulle part ; lisant cette phrase magique : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », il a le sentiment de pénétrer dans l’univers d’un écrivain nommé Proust et s’apprête à partager ses désirs et ses angoisses. Mais cet univers est illusion pure ; c’est dans le vide qui naît de son absence que Proust et ses lecteurs vont pouvoir se rencontrer. Comme les choristes d’opéra répètent : »Partons ! partons ! » et ne partent jamais, le romancier donne à celui qui le lit la comédie d’une action qui se poursuivra jusqu’à son terme, sans avoir jamais vraiment commencé. La meilleure preuve est qu’à tout instant le lecteur pourra, en se détournant du livre et en posant à nouveau son regard sur le monde, s’apercevoir qu’il n’a pas bougé..
Le vrai problème, en définitive, n’est donc pas de savoir si une écriture est plus riche ou plus belle qu’une autre. Il est de savoir si cette pure apparence peut s’imposer à l’attention d’un spectateur ordinairement requis par des biens plus solides. Il est de savoir comment le mirage peut devenir piège. On n’a rien dit lorsque l’on a évoqué la magie des mots. Il faut encore expliquer pourquoi ces mots, dont le quotidien ne connaît que la transparence, peuvent par le seul jeu de l’écriture accéder à une  opacité séduisante et trompeuse. Entre l’écriture et l’action, il existe une différence que je ne dois à aucun moment négliger : l’action vise à changer le monde, l’écriture ne peut que le séduire.




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