Distraction et séduction
Ce trait est essentiel, car il met en lumière l’ambiguïté de
l’écriture. Ecrire, c’est s’installer dans une éternité factice, l’éternité du
tout ou rien. Je suis le seul maître des mots que j’utilise ; mais je n’ai
devant moi que des mots, c’est-à-dire,
au bout du compte, un pur néant. Le travail d’écrire, difficile et passionné,
qui ne peut s’exercer qu’au prix d’une certaine mauvaise foi, n’est pas un
travail réel. Il est au sens le plus fort de ce mot une distraction.
Si j’éprouve à l’instant où j’écris l’impression de
m’enfoncer dans l’éternel présent, de fouler un espace sans limites, c’est
d’abord parce que j’ai mis de côté mon temps réel et mes limites. Oubli fictif,
bien entendu. L’expérience singulière de l’écrivain est de l’ordre du
« comme si ». Tout se passe comme si j’avais cessé d’être où je suis,
qui je suis ; tout se passe comme si cet oubli, ce recul, cette
distraction étaient à chaque instant possibles et comme si, sans cesser d’être
soumis aux conditions de fait qui règlent l’existence de chacun (de cette
distraction imaginaire, la moindre distraction réelle suffit à me faire
immédiatement sortir), on pouvait en même temps les tenir pour nulles, leur
échapper. Cette fuite est aussi une exclusion : en acceptant de me tenir à
l’écart de ma propre histoire, je me ferme l’accès de toute histoire. Le lieu
où je m’aventure n’est pas un lieu réel ; les actes que j’y accomplirai ne
seront pas réels non plus. Je ne connaîtrai de l’action qu’un simulacre.
De la même façon, le lecteur qui ouvre un roman effectue, au
moment où ses yeux se posent sur les premiers mots, une sorte de saut dans le
vide. Il n’est plus là ; il n’est pas ailleurs, il n’est nulle part ;
lisant cette phrase magique : « Longtemps, je me suis couché de
bonne heure », il a le sentiment de pénétrer dans l’univers d’un écrivain
nommé Proust et s’apprête à partager ses désirs et ses angoisses. Mais cet
univers est illusion pure ; c’est dans le vide qui naît de son absence que
Proust et ses lecteurs vont pouvoir se rencontrer. Comme les choristes d’opéra
répètent : »Partons ! partons ! » et ne partent
jamais, le romancier donne à celui qui le lit la comédie d’une action qui se
poursuivra jusqu’à son terme, sans avoir jamais vraiment commencé. La meilleure
preuve est qu’à tout instant le lecteur pourra, en se détournant du livre et en
posant à nouveau son regard sur le monde, s’apercevoir qu’il n’a pas bougé..
Le vrai problème, en définitive, n’est donc pas de savoir si
une écriture est plus riche ou plus belle qu’une autre. Il est de savoir si
cette pure apparence peut s’imposer à l’attention d’un spectateur ordinairement
requis par des biens plus solides. Il est de savoir comment le mirage peut
devenir piège. On n’a rien dit lorsque l’on a évoqué la magie des mots. Il faut
encore expliquer pourquoi ces mots, dont le quotidien ne connaît que la
transparence, peuvent par le seul jeu de l’écriture accéder à une opacité séduisante et trompeuse. Entre
l’écriture et l’action, il existe une différence que je ne dois à aucun moment
négliger : l’action vise à changer le monde, l’écriture ne peut que le
séduire.
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