Un miroir
extraordinaire
J’écris pour séduire. Ce mot doit être entendu dans son sens
le plus fort. L’écriture n’est rien si un regard ne la cristallise. Pour
qu’elle puisse « prendre » se durcir, devenir miroir, il faut que
quelqu’un la rencontre et l’accueille. Cette rencontre, qui exige du lecteur le
même sacrifice préalable, le même acte de recul et de distraction que de
l’écrivain, ne pourrait pas se produire s’il n’existait une région de l’être,
un lieu à tous égards distincts de l’expérience, mais étroitement relié à elle,
auquel l’un et l’autre ont accès. Ce lieu est le possible. « Le
possible, dit Kierkegaard, est un miroir extraordinaire, dont on ne doit user
qu’avec force prudence. » L’expérience y trouve en effet son
accomplissement et sa perte.
L’homme est un animal à projets ; si nous ne savions
pas dire « demain » nous serions condamnés à une immobilité qui
aurait toutes les apparences de la mort. Nous avons besoin du possible pour
vivre de la même façon que nous avons besoin d’air pour respirer. Mais le
projet le plus modeste ferait miroiter à nos yeux une délivrance trompeuse
–comme si certaines nécessités, au lieu de s’imposer tout de suite ne
s’imposaient qu’à retardement, comme si le bourreau, magnanime, avait accepté
de laisser « encore un instant » à sa victime –s’il n’était en
quelque sorte garanti par une liberté sans limite, qui nous assure que notre
existence n’a pas trouvé et qu’elle ne trouvera jamais sa forme définitive,
qu’elle restera, quoi qu’il arrive,
ouverte, qu’elle aura toujours un avenir. Je ne pourrai jamais rien si je ne
pouvais pas tout à chaque instant.
A côté du possible-possible –celui des projets qui
s’inscrivent dans la ligne de ma vie, que j’ai chance de réaliser un jour, qui
prolongent une tâche déjà ébauchée-, il y a donc le possible-impossible. Je
suis bien obligé de l’appeler impossible, puisqu’il est fait précisément de ce
que j’ai refusé, de ce qui contredit les choix immédiats de l’expérience. Mais
je dois aussi l’appeler possible puisque l’expérience qui le refuse n’est pas
achevée et que je reste libre de le remettre en question. Une vie est faite
plus encore, peut-être, de ses tentations que de ses actes ; ce no man’s
land où se réfugient les divers personnages que les circonstances ou nos
propres décisions nous ont empêché d’incarner constitue une réserve toujours
disponible de projets dont l’attrait, le
degré de vraisemblance, le pouvoir de fascination sont variables. Rien, en
principe, ne s’oppose à ce que, délaissant le chemin emprunté depuis des années,
nous nous engagions dans un autre. Si avancé que nous soyons, il reste vrai que
nous pouvons encore changer, recommencer, que tout reste toujours
possible.
Vue sous cet aspect, l’expérience peut être considérée comme
l’apprentissage douloureux – et en même temps fécond – de l’impossible. C’est
seulement parce que l’homme a conscience de cette servitude, parce que
l’impossible ne lui apparaît pas comme un obstacle, mais aussi comme une
invite, qu’il peut s’ouvrir à l’avenir. Autrement dit encore, il n’y a pas
d’existence qui ne soit, en même temps que vécue, imaginée ; car le
possible-impossible n’est rien d’autre, en fin de compte que
l’imaginaire. L’écriture a pour rôle de nous le faire savoir et ses
avatars historiques ne peuvent se comprendre que si l’on perçoit dans chacune
des formes qu’elle revêt, l’appel obstiné d’une fiction qui veut être plus
vraie que la vérité même.
Un monde en mouvement
Tout roman, en effet, nous présente un monde. Pour être
intelligible, ce monde doit avoir une certaine familiarité avec le nôtre.
L’objet que je décris – un meuble, un visage – est un objet que le lecteur
pourrait voir, qu’il a déjà vu, ou dont son expérience lui fournit
spontanément l’analogue ; mais
c’est en même temps un objet qu’il ne pourra jamais contempler, puisque
l’écrivain, au lieu de le placer sous ses yeux, le lui donne à imaginer.
L’objet est un possible : je n’ai nulle peine à
ressentir à son approche, à son contact, l’impression complexe de limitation
(puisque je me heurte à lui) et de disponibilité (puisque je peux l’utiliser)
que l’écrivain cherche à m’imposer.
Ma propre expérience, ici substituée à celle du héros, lui
sert de garantie. Je suis à sa place et, pénétrant par exemple dans la pension
Vauquer, la minutie d’une description qui ne laisse rien au hasard me trouve en
quelque sorte convaincu d’avance. L’étrangeté même du lieu ne m’est pas
étrangère. Dans le monde réel où j’habite figurent, épars, ces meubles, ces
couloirs, ces chambres, et le sinistre et le sordide qui s’en dégagent. La pension appartient à mon avenir
immédiat. Je ne sais pas encore ce que j’y ferai : je sais comment elle me
touche et que cette impression fondamentale guidera mes prochains pas. Toute
lecture est une attente dirigée.
Mais cette attente ne sera pas vraiment récompensée. L’objet
que le romancier me présente est aussi un impossible. Je ne peux espérer ni le
saisir ni même le voir. Il ne me laisse aucune liberté réelle, seulement cette
liberté illusoire d’un univers où tout peut arriver parce que rien n’arrive réellement,
parce qu’il ne peut pas, en vertu d’une convention à laquelle souscrit d’emblée
ma lecture, devenir jamais le mien. Pour rencontrer la chaise ou le visage que
l’écrivain désigne à mon attention, j’ai dû d’abord m’écarter fictivement du
lieu où se produisent les rencontres pour les attendre en un autre lieu qui n’a
pas d’existence réelle. Ce n’est donc pas ce meuble ou cette tête que je
rencontrerai, c’est leur absence –une absence qui a l’apparence de la réalité,
mais qui n’en a que l’apparence, qui lui ressemble comme ailleurs ressemble à
ici, comme demain ressemble à aujourd’hui.
Les fameuses « descriptions » chères aux
romanciers réalistes ne nous font à proprement parler rien voir ; mais
elles annoncent le monde qui va se déployer devant nous sans que nous puissions
y pénétrer. En ce sens, il n’est pas indifférent que le romancier veuille
m’imposer, par la minutie de sa peinture, l’image d’un univers écrasant,
peuplé, divers, où j’aurai la sensation d’être à la merci des visages et des
choses ou bien que, négligeant délibérément toute allusion au décor dans lequel
apparaissent ses personnages, négligeant
aussi ces personnages eux-mêmes, pour autant qu’ils font partie du
décor, il veuille me rendre uniquement sensible à la transparence d’un univers
abstrait où les idées, les sentiments la réflexion sont les seules forces
agissantes. Mais ce qu’il ne peut pas faire, contrairement au rêve tenace des
romanciers, c’est me présenter un univers neutre, en se contentant de marquer
les distances qu’y relève le regard et en me laissant le soin de donner à cet
univers une signification. Car la signification est déjà dans ce geste de
recul, dans cette volonté de ne pas « qualifier », et le monde que
l’on croit ainsi restituer à son indifférence originelle – je le regarde, il ne
me regarde pas –apparaît paradoxalement plus hostile, plus étouffant qu’un
monde déjà interprété.
Ce qui est vrai des objets l’est aussi des personnages.
« Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions
infinies de sa vie possible » disait Thibaudet. Tandis que l’expérience
vécue va du possible au réel, donnant ainsi un contenu au projet, l’expérience
romanesque suit le chemin inverse : elle va du réel au possible, et du
possible à l’impossible ; par elle, ma vie se trouve promue à la dignité
de l’imaginaire et s’identifie aux autres expériences que je croyais avoir, une
fois pour toutes, écartées. Le romancier n’a que l’embarras du choix pour m’en
donner une image ; il lui suffit de puiser dans la réserve toujours ouverte
où végètent ces fantômes : désirs avortés, espérances coupables, rêves
enfantins, souvenirs obstinés, qui sont autant de « personnages »
disponibles
On voit que tous les romans sont autobiographiques, mais
aussi que l’idée naïve de l’autobiographie est une chimère. Se raconter veut
dire s’inventer, c’est-à-dire replacer sans la dimension de
l’ « ouvert quelque chose – un geste, une parole, une impression –
qui appartient par définition à un univers clos. Pourtant l’écrivain n’invente
pas n’importe quoi ; à la lettre, même, il n’invente rien : il se
contente plutôt d’exprimer, en un langage aussi ferme que possible, ce que
depuis toujours, il marmonnait, de mettre de l’ordre là où régnait le désordre,
de donner un nom à ce qui n’en avait pas. Les personnages ne sont que l’image
toute provisoire de nos désirs et de nos refus, au même titre que le décor,
toujours mythologique, dont l’écrivain les entoure.
Y chercher des types ou des caractères, c’est se laisser
prendre à un piège. Non que le type, le caractère soient des notions privées de
sens : déterminations objectives ou hypothèse de travail, il s’agit là de
seuls moyens d’approche dont nous disposions effectivement pour nous faire une
idée d’autrui. Comprendre autrui consiste toujours plus ou moins à lui prêter
un « caractère ». Mais nous n’avons pas à comprendre les héros de
romans, nous avons plutôt à les suivre, à nous engager dans la direction où ils
nous poussent.
Parce que le roman n’est jamais un miroir
« ordinaire », l’objet et le personnage n’y sont que le prétexte.
Croire à la valeur objective de l’image ainsi précairement fixée, lui prêter
une constance, le comparer à telle autre que nous avons sous les yeux, chercher
des analogies et des leçons, c’est courir le risque de manquer l’essentiel de
l’œuvre, à savoir le mouvement qui conduit l’écrivain vers telle ou telle
figure de sa vie possible. La « description » et la
« psychologie » ne sont utiles au roman que dans la mesure où elles
contribuent à rendre sensible ce mouvement, davantage : dans la mesure où
elles sont elles-mêmes mouvement
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