L’Inépuisable
On pourrait en conclure que toute écriture narrative est par
définition fabuleux, ce que dit bien le mot « romanesque ». Pourtant,
par un curieux paradoxe que signalait encore Thibaudet, les œuvres les plus
grandes de cette littérature sont construites contre le romanesque, témoignent
de la volonté bien arrêté bien arrêtée de résister à l’attrait de la fable et
du merveilleux. C’est que la présentation imaginaire du monde à laquelle nous
convie le roman est inséparable de l’idée de vérité. La distraction que
requiert l’écriture, l’écrivain ne saurait le supporter si, en même temps, il
n’avait le sentiment de revenir, par ce détour, à une réalité vérifiable. Œuvre
de fiction, le roman ambitionne d’être exact. Moyen de défense, l’écriture se
veut aussi moyen de découverte.
Une telle prétention, apparemment exorbitante, s’explique
par la nature même de l’entreprise. Ce contre quoi l’écrivain se défend est
cela même qu’il découvre. Si la réalité humaine se caractérise d’abord par son
ouverture – possibilité sans limite que chacun de nos actes nie et réaffirme –
la littérature qui en sera l’expression devra, dans un même geste, signifier
l’absence et décrire la présence, ou plus exactement : faire surgir
l’absence au cœur de la présence, le possible au cœur du réel. Pour restituer
au monde sa dimension imaginaire, l’écrivain doit commencer par le perdre, en
renonçant à le changer. Le besoin d’imaginaire se fait sentir comme un manque,
et c’est ce qu’indique la distraction initiale. L’impossible ne peut devenir
réel que si le réel se dissout dans l’impossible : à vouloir cerner au
plus près la réalité dont il témoigne, le roman se condamne à perdre
l’essentiel qui précisément n’est rien de saisissable, de descriptible, qui se
situe en deçà du moment où se forment les mots, où se définissent les idées,
les sentiments, où se profilent les actes. Cette perte, la lutte incessante
contre cette perte est le mouvement même du romanesque.
Mais inversement, figurer le romanesque – je veux dire
présenter de la réalité humaine une image « arrangée », qui donnera
au lecteur l’illusion de la merveille : élégance, passion, richesse,
rencontre inespérée du possible et l’impossible dans une réalité de convention
– est la meilleure manière de le trahir. Toute figure du romanesque qui se
désigne comme telle est ipso facto
une figure dégradée, démonstration qui ne convainc pas, ouverture qui n’est
qu’une fausse issue. Gide disait : « Le romanesque c’est
l’inépuisable. » Or la vie quotidienne s’épuise dans ses diverses manifestations.
Comment représenter l’inépuisable, sinon par un mouvement de rupture ou d’élan
qui, dans la représentation elle-même – dans le personnage, dans l’objet –
manifeste la richesse informulée du récit ?
De là que le roman soit obligé d’aller sans cesse vers le
réel et de le fuir, d’y chercher la référence qui le vérifiera et de nier ce
que les preuves ainsi obtenues peuvent avoir de contraignant au regard de
l’impossible. Une sorte de ruse féconde, de mauvaise foi mise au service de la bonne fait ici partie du métier.
Ce double mouvement apparaît très nettement à l’examen des
manifestes, articles, préfaces par lesquels, depuis trois siècles – de l’évêque
Huet à l’ingénieur Robbe-Grillet-, les romanciers ont tenté de justifier leur
entreprise. Chaque génération reproche à celle qui l’a précédée le caractère
conventionnel du monde qu’elle décrit : « Vous avez lâché la
proie pour l’ombre ; moi, je vais vous montrer les choses et les gens tels
qu’ils sont. » Le progrès en littérature – il y a progrès dans la mesure
où l’écrivain d’aujourd’hui bénéficiant de l’expérience des écrivains
antérieurs, reprend la plume là où ils l’on posée – a l’aspect d’un retour à la
source. Contrairement aux apparences, on ne se propose pas d’ajouter à ce qui a
été dit : on prétend le redire autrement et mieux ; on se flatte d’éviter le piège où le prédécesseur
est tombé et que l’on peut voir – alors qu’il ne le voyait pas – puisque son
œuvre, achevée, figée, est l’image même de ce piège. Plus avancé dans la voie
de l’expression du romanesque que ses maîtres, tout romancier se trouve aussi
en retrait par rapport à eux : chacun cherche à remonter plus haut vers
l’origine, à s’enfoncer plus profondément dans les abîmes mouvants du possible.
Chacun oppose à des expressions plus ou moins exactes, plus ou moins
partielles, la prétention d’une expression fondamentale.
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