Celle que tout le peuple de Paris appelle « La
Samar », veille à la porte de la Cité puissante et gaie, grenier de
marchandises et citadelle de désirs satisfaits, au bout du pont. Là plus
qu’ailleurs, l’âme populaire se déploie sans contrainte et prend l’essor.
« La Samar » est au peuple ingénu et subtil, au peuple sublime de
Paris, où pas un citoyen ne consent à être un automate, où tous prétendent à
être des hommes. Voilà ce qu’on ne trouve ni à Berlin, ni à Moscou, ni à Rome.
Voilà pourtant le sens de « La Samar », baston des deux rives, entre
le Louvre et Notre-Dame. Le bon roi Henry, si hardi et si malin, familier et si
politique, l’a fait bâtir en même temps que son grand pont de pierre. En ce
temps-là elle ne donnait que de l’eau, comme la femme de la Bible à Jésus,
assis près du puits. Les gens de Paris se sont alors désaltérés à « La
Samar ». las de la route, au soleil de midi, le Sauveur a besoin de
bire : la bonne fille de Samarie lui tend sa cruche et le désaltère. Comme
d’eau fraîche, sous le Roi Henry, le peuple a soif de tout ce qui se vend et
s’achète à bon compte dans le monde, aujourd’hui, hier et demain, sous notre
République.
Samaritaine, quel bon vieux nom pour fait la charité, et
pour désaltérer les gens. Voilà bientôt trois siècles et demi qu’elle répand
ses bienfaits : c’est la pompe qui puise l’élément nourricier où il est,
et qui le distribue à tout venant. Le Pont-Neuf ne serait pas le Pont-Neuf sans
la Samaritaine. D’où la Cité tirerait-elle tous les objets nécessaires à la vie.
L’énorme maison est la forteresse avancée des Halles. Elle offre au peuple tout
ce qu’il désire et tout ce qu’il désire et tout ce qu’il lui faut, sitôt après
qu’il s’est nourri. Je trouve admirable que cette place forte, à l’avant du
ventre de Paris, soit sise au carrefour de la Cité et des deux Rives, entre
Saint-Germain-l-Auxerrois, paroisse des Rois, le commerce de la ville capitale
et le Palais de Justice. Il faut savoir que « La Samar » est la plus
grande cliente du Palais/ comme elle achète et vend tout ce qui sert à la vie
sociale, ses procès sont sans nombre. Il va de soi, étant la Samaritaine,
qu’elle est toujours la défenderesse ; ils sont tous assoiffés autour de
la source et voudraient tous tarir le puits ;ils espèrent bien,
d’ailleurs, qu’aussitôt mis à sec, un miracle l’aura de nouveau rempli. Où que
ce soit, la foule est toujours, plus ou moins, le peuple qui vient de traverser
la Mer Rouge, et qui attend la manne et les cailles rôties dans le désert.
*
Sur le toit, on a sagement aménagé une magnifique terrasse.
On y a une vue immense sur l’immense Paris, qui est si beau et si vaste, et si
harmonieux dans l’énorme, que tantôt on oublie l’harmonie pour l’énormité, et
tantôt l’énormité s’efface discrètement dans l’harmonie. Mais la vue sur la
Cité seule est plus belle encore. De là-haut, l’Ile est parfaite. La Nef est
mouillée sans lourdeur : elle est prête à partir. Elle est tantôt gréée e
nuages et tantôt de lumière. Artimon, misaine et grand mât, les doigts de la
nef, les porte-voiles qui se gantent de vent et le retiennent, se dressent purs
et vis, pensifs et paisibles ; ils sont orientés vers l’Ouest, comme la
Nef et toute la France. Elle vient, en robe d’aurore, au couchant ; elle
suit le soleil, elle ne peut s’en déprendre, poussée par les souffles
invisibles qui l’animent, doucement respirés, de Rome, d’Athènes, de Sion et de
tout l’Orient. Quelle est chrétienne, de là-haut, cette cité qui a mené en
pilote tout le monde moderne, et cent fois plus, et plus pure chrétienne que
Rome et son Vatican : car elle est cent fois plus spirituelle. Celui-là, qui ne sait pas droitement lire
dans les espaces et les mirages du temps, ne saurait comprendre ce que je veux
dire. L’humain n’est pas donné : il faut que la nature humaine se le
donne, en épousant l’esprit. La Nef, aujourd’hui est à l’ancre, non pas pour
toujours, mais surveillant le choix qu’elle doit faire et la route qu’elle doit
prendre.
Les Barbares n’ont rien à faire sur cette terrasse :
leurs cris, leurs bonds, leur frénésie sans ordre ni rythme ne sont qu’une
orgie de vinasse trempée de sang, et non l’ivresse sainte de dieu qui commande
aux Bacchantes. D’ici, de ce haut lieu, ils ne comptent sans doute que les
cheminées et les usines, ou parfois les entrepôts de la bête et les étables du
plaisir. La merveilleuse mesure de la Ville géante ne trouvera pas le chemin de
leur esprit ; le cœur seul y mène, et l’idolâtrie de la quantité en éloigne.
Le premier sentiment qu’on doit avoir de Paris, c’est que la Ville est toujours
semblable à elle-même, qu’elle soit peuplée de quatre, cinq ou dix millions
d’habitants. Et tout de même, avec ses maisons de cinq étages, elle semblera
toujours plus haute que New York à cent ou mille étages, cette mâchoire d’âne
monstrueux, laissée là par un Samson qui délire, ouverte et dressée contre le
ciel
*
Vers les cinq heures, le spectacle de « La Samar »
devient prodigieux ; peu à peu, il semble que les ateliers et les rues se
vident pour confluer aux abords du Pont-Neuf. De toutes ses lumières, de toutes
ses portes, de tous ses comptoirs elle aspire le peuple : Elle est
l’église du désir et du luxe populaires.
Il est d’autres grands magasins, à Paris et ailleurs,
empores de toutes sorte d’objets, réservoirs de toutes
marchandises : »La Samar » seule à ce caractère d’être la maison
du peuple : il est là chez lui, ce peuple si peuple, qui est pourtant une
élite entre toutes les plèbes, car il est plein d’esprit et il même de
l’humour. Ce domaine, qui doit lui paraître innombrable, du désir et de la
convoitise, s’étale à ses yeux et parfaitement fait pour lui. Tout le luxe des
grands lui est offert ici, transposé au ton de ses goûts et de ses rêves, à la
mesure de ses moyens. Comme un seul corps est le faisceau de tous les organes,
tous ces magasins séparés n’en font qu’un, om la vie sociale se résume. Le
besoin de la nourriture et de la boisson s’y fait naturellement sentir et cette
métropole le contente. La cathédrale du commerce grouille de femmes et
d’enfants. A l’heure du thé ou du dessert, ils y trouvent même ce que la
gourmandise exige après l’appétit. Il faut les admirer en train de prendre des
glaces, l’été, ou l’hiver, un café chaud, un chocolat qui fume dans la tasse,
le petit pain fourré et les gâteaux ; j’au vu des jours où le peuple
innombrable obstrue les mille et mille canaux des comptoirs et des étalages.
Les bonnes gens de la campagne, encombrées sous le bras de gros parapluies,
sont impayables avec leur face cuite et leur peau de plein vent ; Ils ne
se pressent pas ; on piétine sur leurs talons ; on ne peut plus faire
un pas. Tout affairées qu’elles soient, leur sac serré contre elles, les femmes
ici s’énervent moins qu’ailleurs : c’est leurs hommes qui les agacent,
indifférents, avares ou trop lents près d’elles. Ni on n’avance ni on recule.
Ceux qui sont au dehors ne peuvent pas entrer ; et ceux au-dedans ne
peuvent pas sortir. Les portes sont bouchées. Les escaliers tremblent sous les
grappes des jupes, étranges espaliers femelles de la Ville. Les grosses
commères se poussent en rond, comme des rouleaux à niveler la route, entre les
jeunes femmes et les jeunes filles. Que leurs clins d’œil sont curieux entre
elles ; que de gentillesse et que d’aigreur ça et là. Comme elles se
déshabillent l’une l’autre, comme elles se pèsent aux poids terriblement justes
de l’âge, aux fausses balances de la dentelle et de la soie. Toutes les femmes
du peuple se sentent chez elles, dans la maison qui étincelle sous le signe de
l’Orientale qui donne à boire à Jésus.
*
Inconnu, et ne voulant pas se laisser reconnaître, vêtu
comme un de ses dix mille commis, plus simple qu’eux, l’œil au guet, les bras
sagement rangés le long du corps, infatigable, parcourant son empire d’étage en
étage, et de rue en rue, calme, observant tout ce qui s’y fait, sans en avoir
l’air, écoutant tout ce qui se dit, toujours en action, toujours en souci, un
homme qui porte le poids de cette affaire immense, passe et repasse ; il
fait sa ronde au milieu de ce bon peuple, d’où il est sorti, dont il est, sans
jamais permettre qu’on l’oublie. Parfois, j’ai traversé avec lui ces foules
rieuses, grondeuses et si vivantes. Je l’y vois toujours, allant et venant,
sagace et possédant le moindre détail à l’égal de l’ensemble. Et je le regarde
avec la joie que j’aurai toujours à trouver au cœur de son royaume, comme dit
l’aïeul Homère, un seul maître, un vrai roi.
A l’entrée de la Cité, âme antique, silencieuse et solitaire
de la capitale spirituelle du monde, ne fallait-il pas que je misse le puissant
bastion où bat et se renouvelle sans cesse la vie charnelle de la Ville ?
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