Voici donc la Cité, le grand navire de la France, la nef
amirale de l’Occident, avec l’île Saint-Louis, son matelot à la remorque. Elle
est amarrée entre les deux bras de la Seine. A qui vient de l’Orient, elle
apparaît dès la boucle de Bercy, et surgit au plus large du fleuve, avec ses
mâts de pierre, et le château fort de la cathédrale, puissamment appuyée à
l’énorme gaillard arrière, l’abside en dos de lion accroupi. Et la proue de
l’Ile, au Pont-Neuf, plus aiguë que l’avant de
la frégate la plus fine, n’attend que le « Largue l’amarre, largue
l’écoute », l’ordre du destin, pour filer sur l’Océan, à la poursuite du
soleil, vers l’infini de la lumière. C’est ici le cœur premier né, premier
battement, et le cerveau de Paris. Cité, tu es la mère de la Ville des
Villes : la nef est ton emblème : flotte et ne sombre pas. Ta flèche
vers l’Occident est la croisade à la clarté. Ton lest est de science ; ta
charge est de toute humanité. Tu es gréée de pensée et pavoisée de plaisir. La
joie d’être belle et tout humaine est le vent de tes voiles ; et, dans le
triomphe même, au milieu des cyclones et des volcans, tu ne perds jamais le
sourire. Tu es l’art même, étant la vie qui invente, qui vole à la beauté et
qui toujours anticipe, la vie à son sommet.
Celui qui monte sur la plus haute terrasse de la Samaritaine
ou sur la Tour de Notre-Dame, comprend enfin la France, s’il a le sens de la
force qui veut toujours créer, et qui recrée sans cesse pour s’accorder avec
elle-même. O vocation parfaite de l’unité, trop pure et trop vraie pour se
satisfaire. Nulle ville, pour l’harmonie, ne se compare à celle-là. Elle est
immense et ses proportions sont aussi justes dans le détail que dans
l’ensemble ; elle est colossale, et ce colosse est à l’échelle de l’homme.
Sa rumeur est sans bornes, et cette clameur est un chant. Elle a toute la
majesté de la puissance, et elle a toutes les élégances. Elle est un monde et
cent villages. Son labeur est infini, et elle travaille nuit et jour, depuis
les siècles des siècles, dans une robe de plaisir. Toutes les voluptés ont sur
ces bords leurs jardins et leurs temples ; et jamais elles ne sont si
grossières que la bête y domine ; mais partout au contraire cette Ville
des Villes élève au-dessus de ce qui passe et de tout ce qui meurt le visage immortel
de l’Esprit. Ainsi la plus femme des villes et la plus amoureuse est aussi la
plus virile, puisque l’Esprit est son éternel amant, et qu’il veille à jamais
sur elle, tandis qu’elle danse et qu’elle rit, qu’elle souffre et qu’elle
enfante.
Or, le Dieu qui sait tout ce qu’il veut et l’enclot dans une
forme, a fait de la Cité le dessin même de Paris et tracé tout le plan de cet
univers dans la cellule originelle. Dût Paris couvrir un espace triple ou
centuple, c’est toujours la figure de la Cité qu’on devrait reconnaître dans la
triple et centuple capitale. Sur ses rives, rien n’est ajouté, tout est organe.
Je l’ai considérée longtemps dans sa merveille, la plus complexe et la plus une
qui soit au monde. Toutes les enceintes successives de Paris répètent les
contours de l’Ile. La cité de l’An Cent avant Jésus-Christ, le petit port
fluvial où les Nautes de la Seine ont mouillé leurs barques et leurs humbles
péniches, a préfiguré Lutèce, la ville de l’empereur Julien, le Paris de
Philippe Auguste et de saint Louis, celui de Montaigne et celui de Voltaire, de
Louis XIV et de Louis XVI, la ville impériale de Napoléon, la capitale de la
République et celle de l’An Trois Mille, s’il doit y avoir encore une Europe.
*
Peu de spectacles plus beaux que la forme des villes. Elle
n’est pas seulement dans les lignes telles quelles n’i dans le premier aspect,
fut-il séduisant. Pour trouver la vraie figure, il faut la vision du dedans et
pénétrer la vie profonde et séculaire de la ville. L’histoire, vaine par ailleurs,
est la race de la cité et fait son caractère. Paris a la forme la plus belle,
la plus fatale et la plus libre ; la plus une en son plan, la plus
illimitée en son développement possible.
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Les méandres du fleuve et les cercles concentriques du sol
la déterminent. Paris peut toujours croître : il grandit semblable à
lui-même et selon sa logique : ainsi un organe capital se multiplie de sa
propre essence et obéit à la loi de son premier éléments, d’où tout le reste
doit dépendre. Paris est au centre de la contrée, et la Cité au centre du
centre.
Quelle peut bien être la forme où le plus de vie soit
incluse et le plus de pensée, puisque penser, aussi bien, est entre toutes la
fonction humaine ? C'est assurément celle de Paris, qui est un cerveau
traversé par un sexe de femme déesse. La pensée enferme de la sorte l'éternelle
génération, l'amour est toujours au noyau de cette puissance.
*
Chaque anneau intérieur de la Ville a la Seine pour diamètre.
À mesure que Paris se développe, le cercle le plus éloigné imite plus
exactement le cours de la rivière reine. En dépit de ses colères et de ses
brusques fureurs, comme cette reine est éprise de ce lieu unique où elle se
couche au plus près de la terre avec langueur ! Comme elle aime
Pâris ! Pour lui, c'est une Hélène. Caressante, souriante, qu'elle
s'attarde volontiers dans la ville de son choix, son orgueil et sa récréation.
Les méandres sont des caresses qui ne finissent pas. Ces plis et ces replis
sont des lèvres. Les S de la Seine sont les caprices, les courbes délicieuses,
les abandons, les tendres bras, les invites de la plus vive et la plus
languissante des amoureuses. L'étreinte et le sourire, c'est le double génie de
la Seine. Les premiers boulevards, à demi champêtre encore sous Louis XV, de la
Bastille à la République, suivent la flèche du fleuve à son entrée dans Paris.
Entre la porte de Clignancourt et la porte de Saint-Cloud, les boulevards des
fortifs filent précisément du Nord-Est au Sud-Ouest, selon l'incidence de la
Seine entre la Concorde et Issy.
Un immense de Paris se dessine déjà, concentrique ou un
autre, le Paris qui aura pour limite, à l'Occident la Seine entre Saint-Denis
et Sèvres ; au levant, les coteaux et les bois du Bourget à Nogent ; et au
Midi, la Marne même de Nogent à Charenton. Et le fermoir de la boucle se place
entre Sèvres et Chaville.
Sur la tour de Notre-Dame et sur la terrasse de la
Samaritaine, le regard porte l'esprit dans les temps à venir ; et le rêve
suscite la merveille : dix fois plus vaste, elle n'en sera la plus belle mais
plus surprenante encore : il n'arrive pas souvent que le même élan de la vie
pousse à la fois la double fleur de la grâce et de la grandeur.
On ne peut voir une terre mieux articulée, ni plus une dans
le complexe, ni plus complexe dans l'unité : elle sur la volonté humaine qui
surmontait ici sur la nature ? Ou la nature que la volonté de l'homme a
dirigée ? Le miracle est qu'ils s’accordent. La nature à Paris est
disciplinée. L'harmonie et la variété font un concert inimitable : ces
entrelacs d'eau, de bois, de vallons urbains, et de collines ont été tressés
par la main d'un artiste tout-puissant. Or, la vie de Paris toujours plus grand
autour de l'Ile, n'est que l'épanouissements cent et mille fois accru, mais
toujours fidèle, de la figure primitive.
Vogue, toujours à flot, vogue, Paris.
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