Paysages où le matin sourit, et se répand en mer de clarté,
une mer de joie inondante qui vient battre comme des atolls de corail les
villages assoupis dans l’aurore. Villages qui vont peu à peu se mettre à
flotter dans la lumière comme des roses escadres courant sous leur pavois.
Paysages un peu dénudés, qui ont renoncé à la grande parure
chevelue des forêts, pour offrir au soleil leurs alignements de ceps dont les
vagues d’un vert profond moutonnent au flanc des coteaux, baignant les îlots
des maisons claires des vigneronnages, les petits châteaux à tours carrées,
coiffées d’ardoises en écailles, qui se
cachent au fond de leurs esplanades boisées, retranchées derrière leurs douves
à grenouilles.
Paysages aérés, où la vue bondit d’une montagne à l’autre,
longe le fond des petites vallées herbeuse, jusqu’aux pentes qui
s’infléchissent vers la grande plaine fertile où luit la rivière large et
profonde, entre les roseaux de ses berges, les pâturages et les jachères, les
anciens chemins de halage, les guinguettes à friture et à pêcheurs.
La Saône complète le Beaujolais, avec la perspective de ses
terres basses, giboyeuses et richement agricoles. Elle lui ouvre de grandes
étendues miroitantes où resplendissent les mirages, sous la voûte de l’azur, le
galop des nuages et des vents. Le regard entraîne la pensée qui rêve,
sollicitée par les diaprures de la plaine, avec ses terres à blé, ses champs
d’avoine et de maïs, ses bocages et ses bois, ses fermes éparses, ses étangs
plombés et ses bourgs paysans.
Perché sur sa montagne, Clochemerle traversait le temps des
jours et des saisons dans l’heureux isolement de sa demi-attitude, propice au
mûrissement de ses crus. Le passé s’y mesurait encore en millésimes bénis, la
qualité des années s’y évaluait au bouquet, au grain, à la couleur de ses
vendanges. La vie du bourg tournait autour du vin, qui la nourrissait de
croyance, de la notion d’un noble devoir commun. Que la boisson fût parfaite et
fruitée, il y allait de l’honneur. Elle reposait dans des caves à la
température égale, à l’ombre, dans des tonneaux bien rangés où les pipettes
faisaient leurs sondages, pour voir comment évoluaient en vieillissant les
douze et les treize degrés. Sachant peu du monde et vivant loin de ses
atteintes, de ses agitations et frénésies, Clochemerle se donnait pour mission
de préparer aux hommes les nectars qui soutiennent le corps et enchantent
l’esprit.
Ce jour-là, brillant de sérénité séculaire, le bourg,
surmonté de son clocher roman trapu, se prélassait dans un matin d’or pâle.
Mais ce n’était qu’apparence. Derrière cette sérénité du
décor, une invasion était en marche qui allait bouleverser le monde ancien, le
monde de nos pères, le tissu de traditions, de sagesses et de prudences
héritées qu’on nomme de ce nom. La vieille expérience d’autrefois se heurtait
de toute part à des objets qu’elle n’avait pas connus, qui la ridiculisaient et
la rendaient caduque. Ces objets imprimaient aux mœurs et aux conditions
sociales une accélération qu’elle qualifiait de vertigineuse et d’absurde.
Clochemerle, par la force des choses et des moyens de l’époque, sortait de son
isolement rural pour communiquer avec un univers en rumeur et en
repétrissement, où tout changeait.
De bons esprits –Tafardel et Mouraille en tête –
estimaient que le bourg serait entraîné à participer à la grande aventure
humaine qui s’entamait, aventure scientifique, émancipatrice, justicière, qui
marchait hardiment à la conquête des forces et des secrets du cosmos.
L’orgueilleux XXe siècle, encore au début de ses enivrements, et
dans le premier feu de ses découvertes, semblait devoir poser la
question : l’homme se rendra-t-il maître de son destin ?
A quoi Tafardel répondait résolument oui. C’était son
espérance de vieil idéaliste matérialiste qui était en voie de réalisation.
Matérialiste également, mais sceptique, Mouraille ne répondait que par un
haussement d’épaules. « L’homme, expliquait-il, intelligence
comprise, est le produit de son tissu conjonctif et de ses glandes. Comment
voulez-vous qu’il domine quoi que ce soit, alors qu’il ne sait même pas soigner
son corps ? ». Bernard Samothrace proclamait de son côté : « Il
faut désespérer d’une humanité où la fonction intellectuelle ne sera pas placée
au premier rang. L’inspiration et la poésie doivent mener le monde. Sans elles,
il périra. »
Le sénateur Piéchut ne se prononçait pas. C’était un
politique tourné vers l’immédiat, soit d’abord, la conversation du pouvoir. Les
jeux du pouvoir l’enfermaient dans un petit milieu d’intrigues, émotif et peu
sûr, où le sort des gouvernés, aux prises avec les difficultés de chaque jour,
devenait une contingence lointaine et secondaire. Que l’homme un jour fût
souverainement puissant, cela le préoccupait moins que d’être, lui, un jour
ministre – où, qui sait, président, président de quelque chose d’important dans
l’Etat. La Chambre, le Sénat, même l’Elysée, lui souriaient dans ses rêveries
d’ambition. Il se disait que c’était folie d’y songer. Et pourtant... A quoi ne
peut prétendre, dans la changeante République, un habile homme qui a su se
tenir en retrait, ne rien affirmer avec trop d’éclat, ne se refuser à aucune
camaraderie, ne compromettre et ne trahir personne, inspirer confiance à tous
par sa discrétion, son neutralisme et son humeur arrangeante ? Il est des
moments où, dans la confusion générale et le choc trop violent des doctrines,
on se tourne vers de tels hommes qui paraissent providentiels. Ils assurent un
temps de répit. C’était la pente naturelle de Piéchut de ne jamais aborder de
front aucun obstacle. Il annonçait aux Clochemerlins, sans leur assigner aucun
terme précis, le bonheur et la prospérité. Il leur disait, optimiste, avec le
mystère sous-entendu de la raison d’Etat :
-Ça va, mes amis, ça va ! Et ça ira encore mieux, vous
verrez. Laissez-moi faire...
-Vous vous occupez den nous ?
-Ben, voyons ! Si moi, je ne m’occupais pas de
Clochemerle...
-C’est que le vin se vend mal.
-Mais vous en avez votre content à boire, sans être obligés
de l’acheter...Ah, vous êtes heureux, ici !
-Heureux, heureux...
-Vous n’avez pas idée de ce qui se passe ailleurs. Si vous
pouviez voir la misère des régions industrielles...
-On y est si malheureux que ça ?
-C’est effrayant !
Ça regonflait les Clochemerlins cette certitude que, par
comparaison, la bonne part leur était échue.
*
Une jeune femme va sur la route en direction de la gare,
portant dans ses bras le poids de douceur qu’est un petit enfant. Le poids de
cette douceur palpite contre son sein et l’enivre de la tendre odeur des
nourrissons, cette odeur de chair lactée, qui rappelle aussi le pain chaud,
avec un léger ferment aigre qui vient des couches. Le petit ouvre de grands
yeux d’un bleu changeant où se jouent des reflets de ciel et de verdure. Il
pousse des cris en gigotant, plonge ses doigts dans sa bouche et les promène,
brillants de salive claire, sur le visage de sa mère ravie. Puis il rit à
travers fossettes et bourrelets, en montrant ses gencives roses.
Celui-ci est un bel enfant de quinze livres, âgé d’à peu
près six mois. La mère caresse la soie fine et dorée de ses cheveux naissants,
comme elle caresse toute la chair exquisement lisse du petit corps tiède, dont
son amour n’arrive pas à se repaître.
C’est son troisième enfant, mais qui a encore toute la grâce
d’un petit ange maladroit. Dès qu’ils prennent un peu de force, les enfants
entament leur vie propre et commencent à s’éloigner. Celui que Rose Brodequin
porte dans ses bras, à qui elle sourit et s’adresse en marchant, est encore
tout à elle en raison de sa faiblesse. Elle aime cette faiblesse par-dessus
tout et la contemple avec extase quand le petit, serré contre sa poitrine, tête
gloutonnement. C’est un garçon qui deviendra plus tard un homme robuste, hardi
et rieur comme son père. Mais cet homme futur, qui fera peut-être pleurer les
femmes, est encore au pouvoir d’une femme, qui veille à lui épargner la
douleur.
Rose suit le chemin qu’empruntait autrefois le soldat
Brodequin, permissionnaire, quand il venait au pays voir sa promise, sa jolie
promise et son doux Clochemerle. Il y a de cela déjà bien des années brèves,
durant lesquelles sont morts plusieurs des vieux de la famille. Mais les
enfants sont nés et la vigne de Bonne-Pente a prospéré, que cultive lui-même
Claudius, un des meilleurs vignerons du pays.
Rose y pense, chargée de son fils, en allant à la rencontre
de celui que son cœur attendait autrefois et n’a jamais cessé d’attendre. Son
enfant de miel et de lait, son garçon qui bave et rit, et dont les yeux sont
pleins de ciel, son marmouset qui sent la brioche chaude et la taquine de ses
menottes, son petit faiseur de pipi pur, c’est un Claudius, lui aussi, le
dernier né de sa préférence, le benjamin de sa tendresse, celui qui plus que ses
autres enfants sera pareil au père dont il porte le prénom. Rose lui confie son
secret, le grand secret d’unisson de rose et de Claudius, au long des jours et
des années, qui l’entraîne encore sur la route, portant son enfant lourd, pour
sourire plus tôt à la silhouette dont elle entend déjà la voix joyeuse.
Cette voix résonne à l’instant même qu’elle l’imagine, au
détour du chemin, bordé de petits chênes et de noisetiers.
-Te v’là, la Rose ! Avec le Dius, te v’là !
Le grand rire sonore vient à elle comme autrefois, suivi du
même visage qu’autrefois, dans lequel brillent des yeux clairs de luron candide
où elle a su lire, du premier jour où elle en fut bouleversée, qu’elle serait
heureuse jusqu’à la vieillesse.
-Le Dius et la Rose, les v’là tous deux !
Son cœur se gonfle à défaillir quand elle entend ce rire-là,
qui entre en elle comme un fort coup de vent, comme les flots aveuglants du
soleil quand on ouvre tout grands les volets de la maison dans les matins
d’été. Les années qui ont passé ne peuvent rien là-contre. Elle a presque envie
de pleurer lorsque Claudius la regarde d’une certaine façon qui fait chavirer
le monde dans sa tête. Ça, c’est le bonheur de Rose, son précieux bonheur
intact.
-Tous deux, vous v’là ! Ben alors, ben alors !
Claudius Brodequin serre contre lui sa Rose penchée, sa
bonne femme vaillante, toujours tendre et jolie, malgré la trentaine proche.
Elle lui tend l’enfant :
-Tu veux pas le prendre un peu ?
Il saisit son fils et le brandit à bout de bras, rose et
doré dans la pleine lumière. Pendant ce temps, du cabas suspendu à son coude,
elle a tiré une topette enveloppée d’herbe humide.
-J’ai pensé que t’aurais p’t’être soif...
Claudius fait ruisseler dans sa gorge le vin clair, le vin
frais.
-Cristi, dit-il en rendant la chopine vide, c’est du bon vin
de chez nous ! Ça vous glisse dans
la gorge sans vous assommer la tête.
-Comme ça, dit Rose tendrement, te v’là content ? Te
v’là content d’être revenu Claudius ?
-Oui, dit-il, contemplant vignes et coteaux, me v’là content
pour sûr ! Et toi, la Rose, t’es-ti contente ? T’es-ti contente de me
revoir par là ?
-T’est bête ! dit Rose, voulant exprimer qu’une
pareille question n’a pas à être posée... T’en as bien vu, du monde ?
-Oui, dit Claudius, qui vient d’accomplir une période
militaire, j’en ai vu des pleines rues, pour sûr. A Lyon.
Ils se mettent à marcher en direction de Clochemerle0
-Du monde qui prend pas le temps d’aller doucement et, qui
regarde jamais en l’air pour voir le ciel... Du monde qui pense de trop, à des
choses pas imaginables pour nous. On le devine bien, à voir toutes ces têtes de
cérémonie.
-Et, demande Rose, t’as rien vu d’autre ?
-J’ai vu des choses... Des tramways et des monuments, leurs
grandes maisons et leurs boulevards, des cafés où ils tiennent peut-être mille
dedans, des cinémas comme des églises, et leurs auto mieux astiquées que des
batteries de cuisine...
-Et, glisse Rose sans oser le regarder, ces femmes des
villes, te les as-ti vues. Te les as-ti regardées ?
-Pouh ! fait Claudius
Cela ne saurait la rassurer tout à fait.
-T’est pas allé avec, Claudius ?
-Ces trémoussantes et ces toutes peintes ? dit-il
gaiement. Je me serais bien fait voler de mon argent. Je me serais fait voler
sur le poids de viande, la Rose ! Les v’là devenues comme des volailles
engraissées, aussi chétives que les piots d’une mauvaise couvée. Des vraies
femmes pour le vendredi, avec c’te maladie de maigreur qu’elles ont attrapée.
Une qui lui vient des bonnes fesses du bon Dieu, elle en a honte, à plus se
nourrir que de vinaigrettes, on m’a dit. Et ça boit des tisanes, des drogues
américaines...
-Ça fait comme ça qu’elles t’ont pas plu ?
-J’en ai pas fait cas, affirme Claudius. Des femmes sans
plus de derrière et de tétons qu’une Pauline Coton ! Pour s’attifer, je
dis pas, c’est des adroites coquines. Mais ça ne sent pas la pleine bonne santé
de chez nous. Toi, la Rose, t’est une plantée solide, et pas une tricheuse sous
la chemise !
Rose sait, au timbre de sa voix, qu’il est sincère. Elle en
tressaille de contentement, du haut en bas de ses reins tendus, Claudius lui
envoie sur la croupe une tape de bonne amitié, et sa large main s’attarde,
évaluant son bien loyal et ferme.
-T’as pas été trop privé ?
-J’vas ben me rattraper maintenant. Tiens, ça serait pas du
petit...
-On va pas tarder d’être à la maison...
Soudain Claudius lance une roulade de son grand rire fort,
ce rire qui la saoule mieux que du beaujolais. Ils arrivent à un carrefour de
route, à mi-chemin entre le bourg et le château des Courtebiche. C’est là que Claudius,
autrefois, attendit sa Rose revenant de chez la baronne, là qu’il lui fit la
promesse de l’épouser. Ils reconnaissent le poteau indicateur devant lequel ils
échangèrent le serment de faire leur vie ensemble.
-Tu te souviens-ti ?
-Oh, oua ! dit-elle, aussi émue que jadis.
-C’est de là, s’écrie Claudius en faisant sauter son fils,
que tout est parti. Oh, p’tiot !
-Y me semble, dit Rose, que tout est toujours pareil que
c’était ce jour-là.
-Ma foi, dit Claudius, c’est ben quasi. Sauf que me v’là
passé les trente ans, vigneron établi, avec trois enfants.
-Tu regrette rien, Claudius ?
-Je regrette rien, la Rose. Sauf que le temps s’en va et que
les jours se vident comme des pots chez l’Adèle. Ce qui est bu n’est plus à
boire, disait mon vieux, le père Brodequin. Ça en fait derrière nous, des
feuillettes vides.
-Il en reste encore des pleines.
-On les videra tous les deux, si le diable se mêle pas de
nous les siffler sous le nez. Parce que v’là le monde qui change. Est-ce que ça
sera pour aller mieux ou plus de travers ?
-Tu vois le monde changer ? demande Rose, inquiète.
Quel monde ?
-Ben, le monde, les gens... Dans les villes d’où j’arrive,
ils sont tous à parler comme des ministres et à faire les importants. On a trop
voulu verser dans les têtes, des choses et des idées. Ça déborde à côté, et ça
fait du gâchis... Oui, v’là le monde qui change, m’est avis !
*
Le monde change ! répétait vingt fois par jour Mme
Fouache, inamovible, quoique rendue larmoyante par l’âge, qui continuait de
débiter au bureau de tabac le scaferlati et les timbres, en même temps que les
maximes de son expérience et les racontars qui alimentaient la chronique du
bourg.
-Le monde change ! répétaient les hommes faits, qui
avaient connu la monnaie or et une autre forme d’existence.
-Le monde a ben changé ! répétaient les grands-parents,
qui n’avaient autant dire rien vu du dehors, qui connaissaient à peine le
département, et dont les visages tannés semblaient taillés dans des pieds de
vigne.
-Le monde change ! répétait Beausoleil, le garde-champêtre ;
et Cudoine, le brigadier de gendarmerie ; et Nicolas, le suisse ; et
Torbayon, l’aubergiste ; et le boucher, le charcutier, le boulanger, etc.
Tous, pour des raisons relatives à leurs habitudes et à leurs intérêts.
-Eh oui, bandes d’idiots, grommelait Mouraille, le monde est
en voie de changement ! Il l’est toujours, comme tout ce qui vit.
Il y avait appétit général de profits, refus de se plier aux
vieilles règles. On s’était mis à sucrer le vin. Ce procédé, qui augmente la
teneur en alcool, permet de vendre la récolte à meilleur prix. Mais le vin perd
de son caractère et prend en vieillissant un goût de confiture. Le vieux
Tuvelat, qui avait été goûteur émérite, s’en indignait encore à la veille de sa
mort :
-S’il avait fallu plus de sucre dans le vin, la nature
l’aurait mis. Nos beaujolais feront figure de mauvais bourgognes.
-De notre temps, disaient les anciens, nos vins faisaient
onze, douze degrés. -Exceptionnellement treize. Ils avaient du grain, une
fraîcheur. Les vôtres finissent par tous se ressembler.
Là-dessus se greffaient les questions des vins d’origine,
des appellations contrôlées qu’on étendant exagérément, des coopératives
vinicoles. On sacrifiait la rareté au gros débit, l’élite des caves au
rendement des entrepôts.
Les Clochemerlins qui détenaient la puissance vers 1920
étaient tous entrés dans la soixantaine. Les fils, âgés de trente à quarante
ans, prenaient la direction des affaires. Ils traitaient les anciens
d’encroûtés, de vieilles bêtes, et disaient que la vie devait changer. Ça
faisait du bruit dans les maisons.
-Et toi, disait à son père le fils Poipanel (ou le fils
Lamolire, ou vingt autres), tu ne t’engueulais pas avec ton vieux ?
-Pas de la même façon...
-Ça m’étonnerait, avec ta sacrée caboche butée !
-En tout cas, on ne mettait pas les parents au rancart comme
vous le faites.
-T’oublies, rappelait le fils, que j’ai vu le pépé seul sur
un petit banc, des années avant qu’il meure.
-Tu parles d’un temps où le pépé avait les septante passés
et que sa jugeote foutait le camp. Mais j’en suis pas là. Vous avez des façons
de bousculer...
-On est plus instruit
-Ouais ! Plus vaniteux que des dindons. On va voir
quand vous dirigerez tout.
-J’en suis pas inquiet.
-Malheur ! grondait le vieux. Ça se croit plus malin
que son père. Apprends seulement à soigner le vin avant de le boire.
Ces conflits s’aggravaient d’autre chose. Parlant des hommes
qui s’étaient battus en 14-18, et revenaient à leurs exploits de guerre avec
une manie rabâcheuse, une faconde jamais épuisée, la jeune génération disait
ouvertement :
-Ils nous em... avec leur guerre !
Ainsi se creusait un fossé entre ceux d’avant et ceux
d’après la guerre, les premiers qui tiraient une supériorité de leurs années de
champs de bataille, les seconds qui ne voulaient pas la leur concéder.
-Quoi, vous vous êtes battus parce que vous ne pouviez pas
faire autrement !
-C’est pas ça qui compte, petite andouille, d’avoir voulu ou
pas voulu ! C’est d’y être allé ; d’avoir fait ce qu’on a fait, et vu
ce qu’on a vu. Tu peux pas l’imaginer.
-C’est même pas croyable ce qu’on a pu supporter,
renchérissaient les anciens combattants.
-Les obus et les mitrailleuses t’auraient rabattu le caquet,
va, petit.
-Les jeunots comme toi n’en menaient pas large !
Sur ce terrain, l’avantage restait nécessairement aux aînés.
Mais les cadets en éprouvaient de l’amertume.
En fait, deux générations arrivaient à la ligne de
démarcation où l’une commence à descendre et l’autre à monter. Le temps moyen
pour les hommes d’imposer leurs idées et de diriger les affaires n’excède guère
trente ans. Ensuite de plus jeunes réclament leur mandat d’importance et de
pouvoir.
C’était vrai que, pour les anciens, tout se modifiait autour
d’eux, avec une précipitation qui leur retirait l’autorité. Les filles (des
gamines qu’on avait vues hautes comme ça) s’épanouissaient brusquement et se
mariaient, les garçons revenaient du régiment avec des airs flambards et un
vocabulaire nouveau, une marmaille naissait qui menait son tapage irrespectueux
dans Clochemerle. D’anciens gamins incarnaient les hommes capables, en pleine
force et capacité, qui avaient barre sur les femmes et se faisaient écouter
d’elles. Ceux-là savaient s’y prendre pour biner, sulfater, tailler la vigne,
entretenir la futaille, soutirer le vin, pour le vendre de huit à douze cents
francs la pièce : des prix qu’on n’eût pas osé imaginer autrefois.
Ainsi les vieux n’avaient qu’à se taire !
Clochemerle s’éclairait à l’électricité. Le fils Farinard,
qui avait succédé à son père comme boulanger, possédait un pétrin mécanique et
une camionnette pour livre le pain. François Laridon, le fils de
l’entrepreneur, servait dans l’aviation comme pilote et parlait de tenter des
raids, de battre des records. La baronne avait remplacé son antique guimbarde
par une B 12. Des Clochemerlins savaient se servir du téléphone, plusieurs
avaient des postes de radio. Le fils Bezon, le Toine Bezon, l’aîné, était parti
en Amérique comme cuisinier. Il écrivait de là-bas : « Ça vous ferait marrer de voir Clochemerle à côté
de New York et le château de la baronne à côté des gratte-ciel. Ça n’existe
pas ! je loge au vingt-septième étage de mon hôtel et je gagne dix fois
plus d’argent avec ma cuisine que le sous-préfet de Villefranche. Les taxis
sont aussi gros que la voiture du président de la République, et je vais
m’acheter une Ford à tempérament pour aller en Californie pendant les vacances.
Les femmes d’Amérique, c’est un vrai défilé de Folies-Bergères, question de
beauté, de jambes et tout. Pour les Français, c’est du billard de s’annoncer
aux mignonnes, vu la réputation. On fume des cigares aussi gros que des
saucisses à choucroute. On boit le whisky comme vous buvez des pots. Les
bandits d’ici, des gangsters on les appelle, ils tuent des alignées de gens à
la mitraillette sans même descendre de leur bagnole. Les cinémas sont grands
comme des cathédrales. Vous pouvez pas vous faire une idée comme c’est
l’Amérique. Comme le paradis du curé Ponosse, en plus rigolo. » Ces lettre
circulaient et troublaient les esprits. La jeune génération commençait à se
dire qu’il existait, par delà les horizons du bourg, un monde immense et
merveilleux où l’on pouvait rencontrer la fortune et l’amour sur les chemins de
l’aventure. Des gars déclaraient qu’ils ne seraient pas vignerons comme leurs
pères. C’était un signe.
Des songes nouveaux tarabustaient les têtes nouvelles. La
tranquillité bucolique où Clochemerle avait vécu pendant des siècles, des
Clochemerlins en étaient las. L’appel du bonheur arrivait de loin, des grandes
villes ruisselantes de lumières, bruissantes de klaksons et de jazz, aveuglants
carrefours des destins où les hommes étanchent leur soif d’inconnu, jouent leur
chance sur un hasard, une rencontre, un visage. Il y avait désormais sur les
monts du Beaujolais des garçons pour penser aux gains d’un boxeur, à la
célébrité d’un coureur cycliste, à la
vie facile d’un danseur mondain.
La gloire des stars dérangeait l’esprit des filles, telle
Lulu Bourriquet qui, les seins nus dans ses mains, une serviette de toilette
nouée autour des hanches, jouait à dix-sept ans à incarner une idole des
foules, genre vamp, seule devant sa glace, derrière ses volets tirés. Elle
demandait à ses parent de l’envoyer à Villefranche faire son apprentissage de
dactylo. Mais Villefranche ne représentait pour elle qu’une étape sur le chemin
de Paris, où l’on a la chance de rencontrer un metteur en scène, un prince, un
fils de milliardaire. Elle rêvait de la réussite d’Anaïs Frigoul.
Cette Anaïs Frigoul, file précoce, fut de bonne heure
décidée à tout. A tout, elle pouvait y prétendre. Elle était armée, la
garce ! Et le savait d’ailleurs. Les manières qu’elle pouvait faire, avec
son derrière ! Tout le pays l’appelait Miss Beau-Fessier. A Clochemerle,
pourtant, les fessiers en manquaient pas, et copieux, pour vous tirer la vue.
Comment avait-elle décroché le titre, de préférence à tant de candidates, dont
plusieurs n’étaient pas maladroites de ce côté-là ? C’est curieux ce qu’un
petit détail de galbe ou de relief peur
faire pour assurer la suprématie de ses volumes. La façon piaffante et mutine
dont Anaïs en marchant frappait le sol de son talon, jointe à une extrême
minceur de taille, transmettait à ses saillants un délicat tressautement, une
imperceptible vibration qui leur conféraient une intensité de vie subjuguante.
Quelque chose d’indéfinissable lui permettait de trancher avec éclat sur une
rivale apparemment aussi bien munie qu’elle. D’ailleurs l’art ne s’analyse pas.
Et en tout il y a le don, qui est un cadeau du ciel. Celui qu’elle tenait de la
Providence, admirable pétrisseuse, Anaïs en comprit vite la valeur en voyant
devant elle les hommes bredouiller, rire niaisement et rougir comme des
langoustes. Elle comprit également que ce serait un crime de confier ce trésor
aux mains balourdes d’un Clochemerlin. Sa vocation s’inscrivait si bien dans
les modelés de son corps charmant que ses parents ne refusèrent pas de la
laisser partir pour Lyon, soi-disant pour travailler. Elle était de famille
nombreuse, surchargée de bouches à nourrir, dont chaque membre devait courir sa
chance séparément, avec les moyens du bord. Ceux qu’Anaïs tenait de la nature
ne la laisseraient pas dans le dénuement, pour peu qu’elle eût de la tête.
De la tête, elle en avait aussi, de quoi très bien gérer le
reste. Un premier amant, un peu hâtivement choisi (ayant énormément à
apprendre, il ne fallait pas faire la difficile au départ) lui assura du moins
le transfert à Paris, où devait commencer sa vraie carrière. Elle dut beaucoup
payer de sa personne dans la période de prospection. (On en eut à Clochemerle
des échos assez scandaleux qui jetèrent le discrédit sur les Frigoul.) Mais
Anaïs avait de la ténacité et du courage. Ne se laissant pas rebuter, passant
d’un entreteneur à l’autre, elle franchit les premiers échelons de la
galanterie. Jusqu’au jour où elle rencontra le puissant protecteur capable de
la nipper vraiment, de la mettre en valeur et capable de la pousser dans les
milieux où elle désirait briller.
Elle reparut au pays quelques années plus tard. Une superbe
automobile s’arrêta un jour devant la maison des Frigoul. Il en jaillit une
Anaïs transformée, fringante, couverte de bijoux, qui avait l’accent parisien,
des manières assurées, un rire cascadant. Elle apportait des brassées de
cadeaux à ses jeunes frères et sœurs, qui bâillaient d’admiration devant elle.
Elle séjourna une semaine à l’auberge Torbayon, dont elle occupait la plus
belle chambre. Elle se montra beaucoup dans le pays, chaque jour avec une robe
différente, d’autres chaussures. Il semblait que la vie ne lui fût que plaisir
et insouciance. On apprit qu’elle était dans les théâtres, qu’elle fréquentait
familièrement les ministres, qu’elle allait tourner un film et qu’on parlait
d’elle dans les journaux de Paris. Clochemerle ne put moins faire qu’admirer.
Les Frigoul retrouvèrent une bonne réputation : c’étaient de braves gens,
l’éclatante réussite de leur fille les récompensait des privations endurées
pour élever leurs enfants.
Ce triomphe d’Anaïs eut une influence néfaste sur quelques
jeunes personnes qui rêvaient d’un avenir romanesque. Plusieurs partirent à
leur tour pour la ville. Belles filles peut-être, mais banales. Elles n’avaient
ni la plastique spirituelle d’Anaïs, ni son intelligence pour en tirer parti. Deux
ou trois sombrèrent dans la prostitution de bas étage, celle qui déclasse et
vous fait mépriser.
*
Il soufflait sur le bourg des bouffées d’ennui dont il se
fallait guérir à tout prix. Et pour cela, essayer cette drogue qu’on nomme le
plaisir. Les filles portaient au bal des toilettes sommaires, qui donnaient
beaucoup à voir et permettaient de les saisir à pleine peau. Dans la vie
courante, familières avec les garçons, elles manquaient semblablement de tenue.
Encouragés, les garçons avaient des audaces auxquelles ils ne se fussent pas
risqués sans les avances des filles. Tout cela choquait Mme Fouache. Elle
déclarait à Mme Nicolas, la femme du suisse :
-La terre ne va plus comme avant, ma bonne. Les gens en
imaginent et en entendent de trop, avec tous ces journaux, cette radio, ce
cinéma. Ça leur tourne la tête et je vois changer mon Clochemerle. Je vends
moitié moins de scaferlati en paquet, et cinq fois plus de cigarettes roulées,
sans compter les cigares. Les idées de grandeur et de jouissance prennent le
dessus. C’est Babylone qui recommence, retenez ce que je vous dis.
-Babylone, Madame Fouache ?
-C’est cette ville d’autrefois, Madame Nicolas, où les
empereurs passaient la vie en orgies avec les courtisanes.
-Des courtisanes, Madame Fouache ?
-C’étaient des créatures payées pour le plaisir de l’homme.
Et figurez-vous qu’il y avait des écoles pour leur apprendre toutes les saletés
possibles et imaginables. Le monde était déjà cochon ! Cette cochonnerie
de nature, c’est le phylloxéra du monde. Et l’orgueil par-dessus, l’orgueil de
vouloir être plus que le voisin, question d’argent et d’importance. Babylone,
Madame Nicolas, vous verrez. Babylone !
La baronne de Courtebiche agitait des questions de même
ordre en compagnie du sénateur Piéchut, qui venait la voir dans son château,
depuis qu’il était apparenté à la classe noble par le mariage de sa fille
Francine avec un Gonfalon de Bec.
-Eh bien sénateur, criait-elle à tue-tête, le monde est
devenu ce que vous souhaitiez de le voir, mon cher ! On a fait du croquant
l’égal de n’importe qui. A qui croyez-vous que ça profite. Il n’y a plus de
bonne société.
-L’expérience démocratique, répondait Piéchut, est en cours
et fait le tour du monde. Elle doit procurer à tous plus de bien-être, une part
légitime des richesses que la terre produit. Les poussées sociales répondent à
des nécessités. Les hommes ont faim de justice parce qu’il y a eu trop d’abus.
-Voulez-vous dire qu’il n’y a plus d’abus ?
-Non, sans soute. Mais il y en a moins.
-Moins, je ne crois pas. Sous Louis XIV, le luxe était
l’apanage du petit nombre, d’un cercle fermé où peu de gens pénétraient.
Aujourd’hui, tout se voit trop, se sait trop, s’étale trop. Tenez, on est venu
dernièrement me demander à acheter mon château. Et savez-vous qui ? Un
boucher enrichi, un mandataire aux Halles. Déloger la vieille Courtebiche, dont
les aïeux accompagnaient saint Louis en Palestine, pour installer à sa place un
boucher, vous trouvez que c’est une réforme bien nécessaire ? –Puis,
amèrement ironique :
-Et si vous aviez vu la tête du personnage ! Un
margoulin abominable. Et le ton qu’il avait pour parler de ses millions, de
quel air il inspectait mon manoir historique. Lorsque tout ce qui est beau en France aura passé aux
mains de ces gens-là, ce sera du propre. Notez bien que le boucher aura mon
château, ou un autre dépeceur de son espèce. Parce que je deviens pauvre, alors
que ces individus s’enrichissent. Vous avez voulu changer d’élites. Je vous
souhaite bien de l’agrément avec les nouvelles.
-Tout cela, Madame la Baronne, est arrivé par la faute des
élites d’autrefois, permettez-moi de vous le dire. C’est la roue qui tourne.
-Qu’elle tourne donc mon cher ! Mais vous, prenez
garde. La jalousie vous guette, depuis que vous êtes un homme arrivé.
-Je ne crains rien tant que je me tiens près du pouvoir.
-Tiens, vous raisonnez comme nos anciens
courtisans !... êtes-vous un idéaliste, Piéchut ?
-Boh, boh... Je n’ai plus le temps d’y réfléchir. Vous
n’imaginez pas combien cette vie politique est dispersante. Je suis un simple
marchand de promesses.
-Que vous avez l’intention de ne pas tenir ?
-Si nous devions tenir toutes nos promesses, nous ruinerions
l’Etat. On satisfait les plus exigeants, les plus intrigants, les plus
dangereux. Tant pis pour qui n’est pas de ceux là.
-Et tant pis pour le gâchis !
-Le gâchis humain correspond aux fouillis de la nature. Et
tenez, je crois que c’est ça, gouverner : essayer de limiter le gâchis.
Ainsi disputaient amicalement une vieille femme autoritaire,
qui avait toujours de la branche et un vieux libéral opportuniste. Ils allaient
par plaisir à l’extrême des théories, des paradoxes et du cynisme. Il est
probable qu’ils exagéraient l’un et l’autre. Mais ils tombaient d’accord sur un
point, la profonde stupidité humaine, qui a déjà faussé tant de réformes et
rendu vain le sacrifice des apôtres.
*
N’exagérons rien. Si des têtes folles ou téméraires rêvaient
d’un bonheur de roman feuilleton ou de film américain, la plupart des
Clochemerlins demeuraient fidèles à leur métier de vigneron et n’en voulaient
pas d’autre.
L’homme qui reste cramponné à la terre de ses ancêtres,
penché sur elle, est du moins sûr d’en retirer sa subsistance. La terre est
rude, ne promet aucun miracle, exige au contraire de durs efforts, mais ne
trahit pas. La paysannerie constitue la première cellule sociale d’une nation,
la plus indispensable, cat toute vie vient de la glèbe, cette grande nourrice
du monde.
Les Clochemerlins fidèles à la terre savaient qu’ils
auraient toujours le sol sous leurs pieds, le ciel au-dessus de leurs têtes, de
grandes bolées d’air à respirer. Ils savaient qu’ils n’obéiraient ni à la
cloche ni à la sirène et que personne ne les commanderait. La destinée
s’accomplit là où vous place la naissance. L’aventure est une entreprise
chimérique qui a garni plus de bagnes et d’hôpitaux que de châteaux.
Pourtant il régnait bien un certain malaise, dénoncé par Mme
Fouache, qui occupait au bureau de tabac un poste d’observation de premier
ordre, où convergeaient les cancans des bonnes femmes. C’était à proprement
parler le malaise des temps nouveaux, époque de transition, d’adaptation à un
nouvel état de choses, qui avait son origine dans ce mot merveilleux : le
progrès.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire