Chose inouïe : un jour l’angélus ne fut pas sonné, ce
qui perturba la vie matinale des Clochemerlins, car ils attendaient de
l’entendre pour quitter le lit et entamer leurs besognes. La cloche était aussi
ponctuelle que le soleil, et les horloges se trouvaient en général hors de
portée, dans la salle commune des maisons. Quant aux montres, elles restaient
dans les gilets, sur un dossier de chaise. Si bien que tout Clochemerle, pour s’être attardé entre les draps, démarra au
travail avec près d’une heure de retard. Quelques futurs enfants furent conçus
à la faveur de ce laps de temps inhabituel, qui laissait un battement aux
activités conjugales. (On devait s’en souvenir dans la suite.) L’acte d’amour
procède souvent du désœuvrement plus que d’une nécessité réelle. A quoi tient
la vie !
Seconde chose inouïe : la messe basse de six heures
trente, où se rendaient quotidiennement les vieilles filles et les pieuses
femmes, ne fut pas sonnée non plus. Ce qui eut pour effet d’attirer à cette
messe-là des personnes curieuses, qui n’y assistaient pas ordinairement. Elles
venaient aux informations.
A l’intérieur de l’église, privée de la voix de sa cloche,
régnait une atmosphère de malaise et de consternant silence, que ne dissipa pas
entièrement la clochette de l’élévation. Le servant de messe était si troublé
qu’il heurta de sa burette le calice de l’officiant et répandit du vin sur les
marches de l’autel. Quand le prêtre se tourna pour le Dominus vobiscum, Clémentine Chavaigne et Pauline Coton, qui
disaient connaître leur curé sur le bout du doigt (en quoi elles se vantaient,
car le curé Patard les tenait à distance) lui trouvèrent une expression
inquiète. Ces demoiselles redoutaient toujours l’abomination de la désolation :
quelque maléfice satanique ou un complot de l’impiété. Leur pensée n’arrivait
pas à se concentrer, tant elles avaient hâte de savoir et d’épiloguer. Elles
marmonnaient des prières machinales, entre leurs minces lèvres mécanisées, en
regardant furtivement autour d’elles.
On ne pouvait moins faire que remarquer l’absence du bedeau
Coiffenave qui, pendant les offices, se tenait toujours dans la partie gauche
du chœur, côté sacristie, à fureter, épousseter et lorgner l’assistance. Sa
silhouette maigre et fantômale était indispensable au décor de l’église, à
l’ombre de laquelle il vivait. Et ce matin-là, point de bedeau. Partant, point
de cloche, puisqu’il avait disparu sans prévenir.
A la vérité, cette disparition n’étonnait pas quelques
austères personnes. Chafouin et sourd, avec sa mine de jeteur de sorts,
Coiffenave était un personnage inquiétant. Il surgissait sournoisement près des
fidèles, en grommelant de bizarres interjections et disparaissant comme il
était apparu. Que faisait-il de son temps libre, dans les répits que lui
laissait la bonne marche du culte ? On l’apercevait souvent au cimetière,
pareil à un ricanant démon dont la présence effrayait près des tombes, et il
buvait à l’excès en compagnie de Joanny Cadavre. On le voyait aussi dégringoler
périodiquement la pente de Clochemerle d’un air hagard, en direction de la
plaine, pour ne reparaître que le soir, poussant son vélo, avec la mine d’un
chien cynique et coureur. Mais c’était un artiste extraordinaire de la cloche,
dont il savait comme personne nuancer et cadencer les sons.
-Cette cloche, on dirait qu’elle parle, disaient les
Clochemerlins émerveillés.
Peut-être dispersait-elle dans l’espace les aspirations de
l’âme obscure et contrainte de Coiffenave, séparé de ses semblables par le durcissement
de ses tympans et son ingrate apparence de gnome. Peut-être y avait-il chez cet
isolé une qualité fine et poétique qui s’exprimait par les envolées du bronze,
battant les heures de la vie et de la paix campagnardes, dans la pureté des
matins et la sérénité des soirs. Mais il ne fallait pas trop s’y fier.
Certaines femmes prétendaient que Coiffenave leur faisait
peur, lui attribuaient une lubricité toujours à l’affût. Ainsi à l’église, se
relevant d’une profonde adoration, elles surprenaient son regard braqué sur le
baillant de leur décolleté, cependant que son visage grimaçait d’une horrible
mimique de pourlèchement. Quelques-unes même, entrées s’agenouiller au soir
tombant dans une nef obscure, affirmaient s’être senti pincer les fesses avec
une insistance vicieuse, ce qu’elles avaient d’abord pris pour une malice du
diable, irrité de leur piété et cherchant à les troubler dans leur chair pour
disputer leur âme à Dieu. Mais un bruit de pantoufle derrière un pilier, puis
la fuite d’une ombre aussi furtive qu’un chauve-souris leur avait fait
comprendre que le diable les assaillait pas personne interposée, et que
l’individu qui ne reculait pas devant la profanation du saint lieu ne pouvait
être que le bedeau, rôdeur et fourbe. Fallait-il croire ces outragées, ou
attribuer les prétendus sévices à une manie obsessionnelle de leur
esprit ? Car étaient seules à se plaindre des personnes d’une chasteté
reconnue. Elles répondaient aux sceptiques que la chose n’arrivait pas qu’à
elles, certainement, mais que d’autres –qu’on pourrait nommer !- étaient
bien trop contentes de subir ça et
n’entraient à l’église que pour provoquer les attentats de la main
mystérieuse : il n’y avait qu’à voir les postures qu’elles prenaient,
soi-disant pour prier, et qui appelaient la privauté cochonne, « Madame,
je n’en dis pas plus, et vous me comprendrez ! »
Parmi les assaillies on citait surtout Aglaé Pacôme, une
vierge attardée qui avait la hantise des satyres et cuirassait ses dessous de
cotonnades imperforables (elle avait tenu à le faire savoir préventivement).
Par ailleurs, dévorée de coquetterie, trémoussante, écartant d’elle des
attouchement imaginaires à petits coups de ses doigts maigres, pointés hors des
mitaines qu’elle portait toujours, elle souriait aux hommes avec une impudeur
de vestale enamourée, prête à laisser mourir le feu sacré pour ne plus attiser
que les feux des corps. Entrant dans le jeu, les hommes dardaient sur elle des
regards de taureaux, qui la jetaient dans les frissons et les effrois. Aglaé
Pacôme parlait à tout venant de sa vertu, comme d’un charmant animal domestique
dont elle prenait grand soin. ‘Comment va le petit hérisson ? » lui
demandaient les Clochemerlins, instruits de sa marotte. La demoiselle
rougissait, baissait les yeux et se tortillait dans les cotonnades qui
protégeaient son trésor désuet. Cette follasse vivant dans un monde de fictions
amoureuses où, flétrie et ratatinée, elle jouait pourtant le rôle d’une héroïne
pourchassée par des soupirants frénétiques. Elle citait nommément les hommes de
Clochemerle, même mariés, qui se consumaient de passion pour elle, qu’elle
était désolée de faire souffrir, car elle compatissait à la peine d’autrui,
mais le petit animal, point apprivoisé, ne voulait rien faire pour l’apaisement
de ces malheureux, car elle n’était pas si mal informée que de ne pas savoir à
quoi conduisent les transes de l’amour, et rien ne pouvait la faire démordre
qu’elle ne fût pas à Clochemerle l’objet le plus mignon, le plus fascinant et
le plus idoine à provoquer de telles transes. Aussi ne doutait-elle pas que
l’étrangeté de Coiffenave, sa mine sombre et renfermée, et les pinçons dont il
martyrisait son derrière ne fussent les indices d’une adoration dont le bedeau
n’osait lui faire l’aveu. Lorsqu’on annonça sa disparition, elle cria bien fort
que le pauvre homme avait mis fin à ses jours, pour une raison connue d’elle
seule, qui la rendait rayonnante dans son apitoiement.
Il n’en était rien. Coiffenave ne se mourait pas d’amour
pour les formes desséchées d’Aglaé Pacôme. Ce chétif ne convoitait que les
plantureuses bougresses, en pleine vaillantise de leur chair vivante et chaude.
On chercha en vain sa dépouille de désespéré. De sa chambre avaient disparu son
vélo et ses meilleures frusques. Et la veille il n’était pas rentré saoul. On
se perdait en suppositions.
Ce fut Clémentine Chavaigne qui découvrit le pot aux roses.
Furetant dans l’église après la messe, elle s’aperçut qu’on avait fracturé le
tronc de saint Roch, qi était d’excellent rapport. Du temps du curé Ponosse, il
doublait largement le produit des quêtes, principalement dans la saison d’été,
alors que la menace de grêle sur le vignoble incite les femmes à soudoyer les
saints, afin qu’ils détournent du Beaujolais les orages qui sèment la ruine et
la désolation. On le constata : le tronc de saint Roch était vide de toute
monnaie. Et il n’avait pas été levé depuis deux mois.
Qui, mieux que Coiffenave, pouvait le savoir ? Il était
impossible de ne pas établir une corrélation entre ce vol, commis au nez du
patron de Clochemerle, et la disparition du bedeau.
Par ailleurs, on n’avait pas de preuves. Il paraissait
délicat de faire peser le soupçon sur l’absent, dont les services n’avaient
rien laissé à désirer pendant de longues années. On se dit qu’il finirait bien
par reparaître et fournir des explications.
En attendant le suisse Nicolas fut chargé de le remplacer.
C’était un homme de belles proportions, taillé à merveille pour faire valoir
une tenue de parade, mais il n’avait aucun sens des harmoniques. Confié à lui,
la cloche bafouilla lamentablement. Son battant frappait le bronze sans netteté
ni cadence, fort d’un côté et mollement de l’autre. Ça rappelait le mauvais
coup bas reçu autrefois par le suisse (lors de la bataille à l’église) qui lui
avait laissé une asymétrie des testicules, connue par les confidences de Mme
Nicolas, incorrigible bavarde. Entendant cette cloche au branle de guingois,
les femmes de Clochemerle se disaient en riant : « Un coup pour la
mignonne, un coup pour l’enflée ! » Tant il en faut peu pour amuser
les campagnes !
On ne tarda pas à être renseigné sur Coiffenave. Un homme
qui remontait de la plaine apporta la nouvelle qu’il l’avait vu à
Saint-Romain-des-Iles, au bord de la Saône, menant une vie de félicités dans
une auberge à fritures. Il y dilapidait cyniquement le magot de saint Roch en
compagnie d’une impure à forts tétons. Il s’agissait de la grosse Zozotte, bien
connue à la ronde, qui faisait commerce de son corps et, dans une maison en
bordure de la rivière, loin de la police des mœurs, vivait du rapport de son
artisanat. On dépêcha un messager à Coiffenave pour l’inviter à regagner
Clochemerle, en lui promettant qu’il n’y aurait pas de sanction. Mais il refusa
de suivre l’émissaire. Il entendait, jusqu’au dernier centime, se gorger de sa
ribaude, de bonnes nourritures et de bon vin, en oubliant dans les loisirs et
l’amour les servitudes d’une vie terne et soumise.
-Pour une fois que j’ai mon content de bonne fille, j’en
veux rien perdre, dit-il avec entêtement.
Et rien ne put l’ébranler. La grosse Zozotte de son côté,
flattée que l’argent lui fût venu par l’intermédiaire d’un saint, qui avait en
quelque sorte quêté pour rétribuer ses faveurs, s’était prise d’affection pour
Coiffenave, si petit et pourtant si endiablé à se démener dans sa couche.
« Ça me fait drôle, disait-elle, parce qu’il sent un peu le curé. »
Elle voulait sans doute parler de cette odeur d’encens et de sacristie dont le
bedeau restait imprégné.
Coiffenave continua donc de mener une existence d’insouciant
nabab, savourant les goujons frits et la volaille, et buvant du Moulin-à-Vent
sous la tonnelle, en pelotant à discrétion son impudique, qui s’esclaffait sur
le mode aigu au plus fort des chatouilles. Quand il était las de ces jeux, il
louait une barque, allait l’ancrer dans le courant et trempait du fil dans
l’eau, aussi paisiblement qu’un honnête estivant qui ne veut qu’oublier ses
soucis. Ce bonheur étant sans doute immoral. Mais Coiffenave, devenu sybarite,
le goûtait avec une tranquille dignité, laquelle n’était pas sans rappeler la
componction ecclésiastique, au contact de laquelle il avait tant vécu. Les gens
de Saint-Romain-des-Iles connaissaient maintenant l’histoire, et ça les amusait
de voir un bedeau en goguette dévorer avec une fille de joie les offrandes de
la piété. Le trouvant sympathique, ils l’invitaient à leur table, lui offraient
à boire et de manger un morceau. Coiffenave se faisait des amis et sa
popularité s’étendait. Bientôt on vint le voir de Romanèche et de Pontanevaux.
Les libéralités des uns et des autres lui permettaient de prolonger son séjour,
ainsi que celles de la grosse Zozotte qi, bonne fille, l’hébergeait en fin de
nuit, sans plus rien lui demander, pourvu qu’il la laissât « expédier son
travail ». Et c’était une travailleuse acharnée, ne rechignant pas aux
heures supplémentaires, toujours bien tenue de corps et n’usant que de
savonnettes parfumées, qui mettait de l’argent de côté pour l’avenir. Elle
voulait bien s’offrir un caprice pour un ziquet de bedeau en rupture
d’allégeance à sa paroisse, mais entendait ne pas voir diminuer pour cela son
chiffre d’affaires.
La renommée de Coiffenave en tant que sonneur était connue
dans les environs. Le bedeau de Saint-Symphorien-d’Ancelles vint lui proposer
d’essayer sa cloche et de sonner un grand carillon. Il fit preuve d’un brio qui
provoqua l’admiration. (« Et encore, dit-il, elle rend pas comme la
mienne, et je la sens moins dans les bras. ») Le bruit s’en répandit
rapidement et l’on se mit à l’inviter de partout pour qu’il donnât des récitals
de cloche, à La Chapelle-de-Guinchay, à Romanèche-Thorins, à Thoissey, à
Varennes-les-Mâcon, etc. On le prenait en voiture et on le ramenait, tellement
gavé et complimenté qu’il commençait à prendre des airs vaniteux, comme il
prenait des airs de petit maître en tapant sur la bonne croupe courageuse de la
grosse Zozotte.
Tout cela se savait à Clochemerle dans les moindres détails,
exagérés même, car le comique de la situation défrayait abondamment la rumeur
publique, toujours avide de s’exercer sur les sujets les plus cocasses et les
plus inattendus. Si bien que la fripouille de bedeau, en étalant sans vergogne
sa scélératesse et ses vices, tournait au personnage. Pensez-donc !
Quittez soudain la sainte pénombre d’une vieille église, lâcher le travail d’entretien des ornements sacerdotaux, pour
devenir tout de go l’amant de cœur d’une prostituée (d’ailleurs avenante et
d’une capacité professionnelle indiscutée) et sonneur de luxe qui ne saisissait
plus la corde que sur invitation, comme un virtuose, c’étaient là des choses qu’on ne voit pas
tous les jours. On se demandait même si on les eût ailleurs qu’en Beaujolais,
et franchement on en doutait.
Dans ces conditions que convenait-il de faire, en bonne
justice et sagesse, en s’épargnant le ridicule ? Commander aux gendarmes
d’aller récupérer Coiffenave à Saint-Romain-des-Iles et le ramener de force
avec les menottes ? Mais (par défi de hors-la-loi, ou pour se venger du
mépris des honnêtes femmes, qu’elle rançonnait indirectement en tirant des
subsides de la faiblesse des époux) la grosse Zozotte avait prévenu qu’elle ne
se laisserait pas arracher Coiffenave et soutiendrait plutôt un siège en règle,
barricadée dans sa maison. La garce était capable de tout, jusqu’à se faire
plébisciter par la population mâle, qui lui avait beaucoup d’obligations et
désirait ne pas se priver de ses talents. Et pour faire arrêter le bedeau, il
fallait porter plainte au nom de l’Eglise, à propos d’une méchante affaire de
gros sous. Avec son sourire extatique, saint Roch paraissait déterminé à se
tenir absolument en dehors du coup. La municipalité, qui riait sous cape,
n’avait pas bronché, disant que cette affaire d’ordre purement religieux ne
concernait pas le pouvoir civil. La question restait donc pendante. Le clan des
Clochemerlins narquois, le plus nombreux en la circonstance, guignait
ironiquement le curé Patard, le seul habilité à prendre une décision.
Mais le curé Patard était loin d’être un imbécile et un
irrésolu, pas plus qu’il n’était homme à se laisser influencer par les conseils
contradictoires de quiconque et quiconque. Il parla en chaire de cette
façon :
-Mes frères, dit-il, je vous invite à prier pour l’âme de
notre bedeau, qui est tombé au pouvoir d’une truande. Mais la satiété ne laisse
au cœur de l’homme que dégoût, et la gouge de son côté se lassera des exercices
qu’elle multiplie pour humilier notre paroisse. Nous n’avons qu’à attendre le
retour de l’enfant prodigue des deniers
du culte. A ce propos, je vous rappelle que le tronc de saint Roch est vide, et
que plus vite vous l’aurez rempli, plus vite les choses s’arrangeront. Ainsi
soit-il.
Mouraille approuva ces paroles.
-Le curé a du bons sens, déclara-t-il. C’est au fond l’ennui
qui mène le monde. Peu d’êtres sont capables de tirer de grands agréments de
leur esprit. C’est pourquoi ils demandent aux corps de leur fournir des
distractions –qui manquent au demeurant de variété. Surtout dans nos petits
pays. N’ayant rien d’autre sous la main, les gens font souvent l’amour parce
qu’ils s’embêtent, en se disant que ça leur passera toujours un moment.
Et un beau matin l’angélus sonna dans toute sa grâce
cristalline. Ce fut un envol de sons purs, convenablement espacés, qui
gagnaient le haut de l’air, évoquant la blancheur des colombes et les pudeurs
rosissantes de l’aurore. Ces sons ailés, qui retombaient en pluie légère,
allaient émouvoir au fond des cœurs ce qui s’y cachait de lus secret, de plus
inassouvi et de plus tendre. Ils annonçaient un jour adorable et conféraient à
la vie un sens auguste, presque mystique. Entendant cela, Clochemerle sut que
Coiffenave était revenu.
Il reprit ses fonctions sans mot dire, et personne ne
s’avisa de faire allusion à sa fugue. On avait simplement posé aux troncs des
cadenas plus solides, spécialement à celui de la Sainte Vierge, parce qu’il eût
été trop fort que l’argent de
l’Immaculée Conception pût passer à une pétasse de la vallée, en rémunération
de ses sales services.
La cloche de midi, aux sonorités cuivrées, célébra la joie
d’un bel été, qui gonflait les grappes d’alcool et de subtiles essences. Pour
l’angélus du soir, ce fut une cantate poignante, si bien assortie au déclin de
l’astre et aux rêveries du crépuscule, que ses accents tirèrent aux
Clochemerlins des soupirs, et des larmes aux plus sensibles. Il n’y avait
décidément que ce coquin de Coiffenave pour ponctuer de si émouvante façon les
étapes des jours et de la vie. Il n’y avait que lui pour donner à un glas les
vrais accents du chagrin, à un baptême ceux de l’espérance, et ceux de l’entrain
dionysiaque à un mariage. Il n’y avait que lui pour célébrer à doux tintements,
dans la nuit de Noël, la touchante naissance de Bethléem, comme il n’y avait
que lui pour carillonner à plein battant la fête de Pâques, avec un bruit de
résurrection à dominer les trompettes de Jéricho.
On aurait même dit que le bedeau, après son équipée, eût à
cœur de se surpasser. On y vit le signe de son repentir et son affaire fut
classée. Mais des mauvais plaisants déposaient dans le tronc de saint Roch, qui
en prenait tournure de proxénète, des offrandes enveloppées d’un papier sur
lequel on lisait : pour Zozotte. C’était de l’argent que le curé Patard ne
pouvait joindre aux dons de la piété sincère. Il le remettait donc à Coiffenave
sous forme de gratification, et celui-ci le portait en effet à la grosse
Zozotte, qui était toujours de bon accueil et pour lui se dépensait sans
compter.
Il était déplorable que le bedeau fit preuve d’un tel
engouement pour une débauchée notoire. Mais on remarqua que la cloche, lorsque
Coiffenave revenait de Saint-Romain-des-Iles, lançait vers le ciel des accents
plus sublimes, dont la qualité rare élevait l’âme des Clochemerlins et leur
suggérait un qui sait ? très
favorable à l’entreprise du surnaturel. Cela prouvait une fois de plus que les
desseins de la Providence sont impénétrables, et que le pécheur, remontant des
abîmes de la chiennerie, peut se sentir touché par la grâce.
Cette indulgence ne faisait pas l’affaire de tout le monde.
Une cabale féminine (montée par quelles jalouses et quelles intouchables, il
n’est pas besoin de le dire) s’agitait pour obtenir que Coiffenave fût démis de
sa fonction. Des femmes mariées de leur côté auraient voulu qu’on lançât la
maréchaussée aux trousses de la détestable montre-tout de Saint-Romain-des-Iles
qui, à force de se louer à tout venant, finirait par contaminer les familles. A
quoi les Clochemerlins objectaient que la grosse Zozotte serait bien capable
d’attirer les bêtas de gendarmes, ces gros sanguins, dans son piège à hommes et
de leur donner des habitudes qui nuiraient à la tenue et au sérieux de la
gendarmerie. Le mieux était donc, en fermant les yeux, d’oublier cette affaire
et de laisser les choses reprendre doucement leur cours ancien. Et pour la
grosse Zozotte, un jour ou l’autre la vérole lui réglerait son compte.
Une dernière question restait à élucider. Profitant de la
nuit, tombante, Coiffenave pinçait-il vraiment les fesses des femmes en prière,
qui entraient isolément à l’église ? Son comportement récent donnait
quelque crédit au racontar. Mais là aussi, à y bien réfléchir, puisque les
plaignantes se nommaient Aglaé Pacôme, Clémentine Chavaigne, Pauline Coton et
leurs pareilles, c’est-à-dire des créatures dont il n’y avait rien à attendre,
et dont il ne fût venu à l’esprit de personne de rien espérer, on pouvait considérer
que le geste, s’il était commis, l’était par simple taquinerie et n’attentait
pas vraiment aux mœurs. Et même les arides demoiselles auraient dû s’estimer
heureuses qu’un sacristain, par pitié, humour ou désœuvrement, les honorât
d’une charité qu’aucun autre Clochemerlin n’était disposé à leur faire.
Là-dessus la cloche du soir, de son grand rythme noble, aux
résonances ricochées par les monts, imposait aux gens de taire leurs zizanies,
leurs médisances, pour se recueillir dans la paix sonore où les vibrations du
bronze prenaient une valeur de solennelle incantation, qui était remerciement à
la nature et aux dieux du beaujolais, tout vert dans la parure de ses cépages.
-Ce Coiffenave, quel artiste !
*
A trop faire les délices d’un chômeur, Jeannette Machurat
attrapa l’enfant. Elle crut alors disposer d’un argument de poids, qui allait
modifier sa vie dans le sens qu’elle désirait. Elle se voyait déjà mariée à un
fort bel homme, au pilon près.
Tistin la Quille, toujours empressé, toujours gai, se rendait
utile de mille façons dans la maison, où il venait chaque jour après avoir
passé chez l’une ou chez l’autre, car il soignait ses relations et ne voulait
pas qu’on cessât de le héler amicalement au passage. En règle générale, si vous vous attachez trop
exclusivement à une femme, les autres femmes vous en veulent et cessent de vous
faire bon visage, considérant que vous réservez à une seule personne les petits
soins de galanterie dont même les plus honnêtes sont friandes, parce que toutes
demandent à s’entendre confirmer leur
faculté de plaire et ne se sentent rassurées que si on leur répète sans cesse
qu’elles sont incomparables.
Tistin reconnut sans difficulté qu’il était bien responsable
de ce qui arrivait à Jeannette. Mais il voulait néanmoins rester célibataire et
refusait de retomber à la condition de salarié normal. S’il épousait Jeannette
Machurat, comme celle-ci l’en pressait, il perdrait les avantages qu’il s’était
acquis, en tant que chômeur unique et
considéré. Or, il avait une nature de vagabond incorrigible, qui aimait à
s’étendre au soleil et à promener sa flânerie là où le conduisait son impulsion
du moment.
-Alors, s’écriait toute pleurante Jeannette Machurat, me
v’là comme fille-mère, à mon âge !
-Y a pas de honte, disait Tistin. Ton ventre travaille pour
la France qui en a bon besoin. T’auras le droit de porter la tête haute.
-T’es mauvais homme, Tistin, de pas vouloir reconnaître cet
enfant !
-C’est pas que je refuse de le reconnaître...
Mais il ne voulait pas épouser la mère. Ni la quitter
d’ailleurs. Simplement continuer comme avant. Quand le petit serait né, il le
ferait sauter sur ses genoux et jouerait volontiers avec lui. Il donnerait
quelque chose pour son entretien et son éducation. Là s’arrêtait sa bonne
volonté. Jeannette Machurat raisonnait en femme, soucieuse de s’assurer la
durable possession d’un homme, et qui voulait le lier à elle par tous les
moyens, sa fécondité et le partage des biens qu’elle possédait. En un sens,
c’était gentil de sa part, et flatteur pour Tistin. Mais lui considérait le
chômage comme une profession libérale, hautement honorable, financièrement
avantageuse, qu’il ne voulait sacrifier à personne. Il était bien trop heureux
dans sa condition présente.
Depuis que le travail ne lui était plus une obligation,
Tistin la Quille avait hâte de sauter du lit. Dès que levé, tout lui était
sourires, invites à paresser en artiste. Le chant de l’oiseau, la course du
nuage et l’épanouissement de la fleur, il avait du temps à leur consacrer, un
temps sans mesure. Il respirait le pur arôme des choses, les bouquets du matin,
en tirant à la courte paille de sa fantaisie l’emploi du jour qui s’entamait.
Sa toilette faire dans un baquet, sur le seuil de sa bicoque, après s’être
rincé la bouche au beaujolais, admirable dentifrice, il brossait et passait au
chiffon de laine son pilon. Puis il bourrait sa pipe, l’allumait et en
savourait les premières bouffées, en attendant de savoir d’où lui viendrait
l’envie d’agir. Ensuite il fermait sa porte à clef, humait le bon vent, s’en
caressait le visage et partait gaillard, clic-cloc, de sa démarche inégale,
ferrée d’un côté et caoutchoutée de l’autre. N’ayant pour projet que les bonnes
chances des carrefours, il se dirigeait chaque fois vers un petit Klondyke de
rencontres et de filons. Ferait-il doucement quelque chose, ou chômerait-il à
cent pour cent ? Mangerait-il le lapin mariné, le cassoulet ou le bœuf en
daube ? Cela dépendrait de l’accueillante maison qui aurait besoin de ses
services. Mais il pouvait aussi bien, armé de sa trique et de sa besace,
s’offrir un grand bonheur errant de chemineau. Ou dans la saison de chasse,
prendre son fusil à broche et partir pour une battue. Ou dans la saison de pêche ficeler ses engins sur son
vélo, se laisser glisser jusqu’au bord de la Saône, s’y installer pour des
heures et des heures de rêveuse immobilité, face à l’eau aveuglante, en
guettant le friselis de vif argent du poisson accroché à sa ligne. Chaque matin
livre comme l’air, oisif comme un rentier, s’il lui plaisait de dédaigner l’effort,
connu de tous les cabaretiers, de tous les lurons conteurs d’histoires, partout
invité à trinquer.
-T’es grand cochon quand même ! gémissait Jeannette
Machurat. Tu me prends mon bon, et le reste tu me le laisses pour compte.
Egoïste tu es, comme jamais j’aurais pensé !
-Sacrée engeance de femelle ! grommelait Tistin la
Quille, en lançant son pilon et ruminant cette embarrassante affaire. On prêche
la repopulation. Je m’attelle au travail, moi chômeur, qui aurais pu me
contenter de rien faire du tout. Et j’en ai que des ennuis.
La vocation de chômeur est comparable à celle de braconnier.
Quand ce goût-là vous tient, plus rien ne compte. L’homme jouit d’une liberté
primitive, pleine de surprises et d’enchantements au contact des fourrés, au
voisinage des bêtes cachées, des indices et des traces, du fil tendu et des
clapotis de l’eau, dans une épaisseur de silence où murmures et signes
acquièrent une valeur de langage. C’est un peu cela être chômeur, un braconnage
du beau temps, une maraude des plus jolies heures du jour et de la nuit, et des moments de bonne
humeur des humains, abordés à l’instant propice. Disposant de ces richesses et
d’un infini de sensations, vous iriez vous mettre sur les bras une femme à enfantements, au cou
le harnais des responsabilités ? Il faudrait être fou !
Fuyant les larmes et les disputes, Tistin allait moins chez
Jeannette Machurat. Il traînait dans Clochemerle à petits pas. On
l’interpellait :
-Adieu, Tistin. Ça va le chômage ?
-Ça va petitement. Je vis de misère.
-Tu boiras bien un verre en passant. Et tu casseras bien une
croûte ? Autant de pris sur le malheur !
Et de la part des femmes :
-Dites, mon bon Tistin, sans vous déranger, vous ne pourriez
pas me donner un coup de main ? Ce serait pour pousser ma brouette jusqu’au
lavoir. Merci Tistin. Vous êtes ben un brave chômeur
-L’homme aurait besoin d’aide à sa vigne, vu qu’il s’est
donné le tour de rein. Mais sans travailler de trop, Tristin, sans travailler
de trop.
Du haut en bas du bourg, concert de louanges et d’amitiés,
rasades et ripailles, étrennes et petits cadeaux. Et vous voudriez renoncer à
ça, parce qu’une Jeannette nigaude...
-Sans compter, insinuait Tistin, qu’une fois mère, t’auras
droit aux discours de bienfaisance. Faudra tirer parti de tout.
-Pour demander, il faudra que j’en subisse la honte !
Pauvre femme, disait Tistin, est-ce que les gens mettent en
balance la honte et le profit ? T’as qu’à regarder autour de toi.
Plus il réfléchissait, plus Tistin se découvrait des motifs
de rester sur sa position. Question de dignité d’abord. Il ne louait pas ses
services, ne faisait rien que par gentillesse et agrément. Or, il est certain
qu’on méprise un peu l’homme dont on achète le travail, à tant l’heure ou la
journée. Et cet homme-là se soumet à une évaluation mesquine de sa valeur.
Certainement Jeannette Machurat était une bonne femme,
attentionnée et d’un commerce agréable. Mais Tistin se disait qu’elle ne serait
pas perdue pour lui. Il savait combien le veuvage lui avait été amer, combien
elle se passait mal de la présence d’un compagnon, et combien sa nature
assoupie s’était réveillée après une longue privation. Qui donc pourrait le
remplacer auprès d’elle. Il n’avait qu’à se montrer ferme. Ses couches faites,
elle le supplierait de revenir.
Ce calcul n’était pas dicté par l’indifférence ou le mépris.
Et même, à ne considérer que son intérêt, il aurait dû profiter de l’occasion
que lui offrait Jeannette de s’intégrer à l’ordre social en qualité d’époux, de
père et de petit viticulteur. Mais non. Chômeur il était, chômeur il voulait
rester. C’était son idée fixe. Il délaissa la mère et son enfant.
*
Depuis qu’elle vivait dans le concubinage, Jeannette
Machurat s’était relâchée du devoir chrétien, ne se sentant pas en dispositions
durables de renoncer à Tistin la Quille. Comptant d’ailleurs se faire épouser,
elle avait remis à ce moment-là d’effacer par un seul grand coup de confession
les péchés accumulés, qu’elle eût été moins gênée d’avouer en expliquant que
c’était au prix de concessions expérimentales qu’elle avait obtenu le mariage
(ce qui aurait pu être vrai). Le refus de Tistin anéantissant ce programme. Et
voici qu’à l’idée de mettre au monde un enfant naturel, sans avoir comme une
toute jeune fille l’excuse de l’ignorance, elle perdait la tête. A qui se
confier en cette extrémité pour obtenir un conseil, sans être obligée d’avouer
publiquement sa honte, qu’elle désirait cacher le plus longtemps possible,
espérant encore que tout s’arrangerait. Il n’y avait que le curé qui pouvait
l’entendre et lui garder le secret. Après avoir beaucoup tergiversé, elle alla
sonner au presbytère, pensant donner à sa démarche le caractère d’une visite,
qui aurait plus d’importance qu’une simple confession. C’en serait une, par le
fait, mais prolongée, ce qui lui permettrait d’entrer dans les détails et,
s’étant d’abord accusée, de rejeter une partie de la responsabilité sur son
complice.
-J’ai pris mon plaisir avec un chômeur, avoua-t-elle. C’est
vous dire, Monsieur le Curé, si le sang me brûlait, à ne plus savoir ce que je
faisais. J’étais veuve sans reproche depuis six ans, et je me croyais bien
calmée de ce côté-là, ce qui fait que je ne me suis pas méfiée au commencement.
Après, dame, je me suis pas retenue. Il faut vous dire aussi que Tistin était
tout le temps à me tourner autour.
-Passez, ma fille, passez...
-Ça fait que ça a duré, comme mari et femme, autant dire.
Mais je pensais toujours que Tistin saurait reconnaître mes bonnes manières
pour le mariage. Ben pensez-vous ! Les hommes, une fois contentés...
-Passez, ma fille, passez...
-Et voilà l’enfant qui vient. De quoi j’aurai l’air avec ce
petit...
-Vous pouvez toujours en faire un chrétien. C’est bien votre
intention ?
-Pour sûr, il l’aura son eau bénite ! C’est pas de sa
faute si je m’ai mal conduite.
-Alors que désirez-vous, à part l’absolution ?
-Est-ce que vous ne pourriez pas parler à Tistin la Quille,
Monsieur le Curé ? Rapport qu’il est sans-travail de profession, il a peur de perdre sa place en m’épousant.
C’est la seule chose qui le retient. Parce qu’avec moi il se plaît bien, il l’a
toujours dit.
Ce n’était pas le rôle du curé de se mêler d’une affaire
aussi particulière. Outre qu’il est bien difficile de décider à se marier un
homme qui n’en a pas envie, il eût été ridicule que la chose lui fût conseillée
par un homme qui, lui-même, ne se mariait pas. De quoi se serait-il mêlé, et en
vertu de quelle compétence ? Jeannette Machurat aurait, pour elle et son
enfant, tous les sacrements qu’elle voudrait, et même si un petit secours
d’argent, en cas de nécessité pressante... Mais quant à faire d’un récalcitrant
un mari pour elle, cela ne concernait pas la religion. Le curé Patard lui
représenta qu’elle ferait mieux d’adresser sa requête à une personnalité
importante du pays, en premier lieu le sénateur-maire. C’est lui qui avait fait
voter l’allocation de Tistin la Quille. Il était donc qualifié pour avoir une
influence sur son protégé.
-A tout bien considérer, conclut le curé de Clochemerle,
votre enfant a une origine politique. Car vous n’auriez pas reçu Tistin chez
vous s’il n’eût été chômeur, libre de
son temps. par conséquent, en bonne logique, c’est à la politique de vous
procurer un père et un époux, en la personne de l’homme qui vous désignerez.
Funeste semence que venait de déposer le curé Patard dans un
esprit troublé ! Mouraille disait : « Les femmes sont
dangereuses parce qu’elles raisonnent avec leurs entrailles. Ce qui fait, quand
il s’agit de leur amour –celui qu’elles reçoivent ou celui qu’elles donnent, et
font-elles la différence ? -
qu’elles mettraient le feu au monde avec une stupidité superbe et une
indifférence complète. » Il voyait juste en ce qui concernait Jeannette
Machurat. Quelle idiote, cette femme-là ! Il y avait une chose à ne pas
faire, une seule, et ce fut celle qu’elle choisit. Pour récupérer celui qu’elle
aimait, elle décida de le trahir, biais assez courant de l’astuce féminine, qui
fut désastreux en l’occurrence. Considérant que Piéchut était le protecteur
de Tistin la Quille, porté par
conséquent à le soutenir, elle chercha
le personnage qui pourrait s’opposer à leur bonne entente. Elle n’eut pas à chercher loin car Tistin, tout le
premier, lui avait parlé du détestable Jules Laroudelle. Ce fut lui qu’elle
alla trouver, le plus acharné détracteur de l’homme qu’elle disait chérir.
Admirons cela !
Cette fois, elle se posa résolument en victime. On avait
abusé d’elle, pauvre veuve sans défense, dont la bonne foi s’était laissée
surprendre. La passion l’entraînait dans le mensonge, improvisant au fur et à
mesure qu’elle parlait, et le récit de son malheur s’augmentant de ce qu’elle
inventait lui tirait des accents véritablement déchirants. Au point qu’on
aurait pu lui demander : « Pourquoi, ma pauvre femme, tenez-vous
encore à ce triste individu ? Estimez-vous heureuse d’en être débarrassée. » Mais Jules
Laroudelle n’eut garde de poser la question. Et d’ailleurs, quand un homme est
le père de votre enfant, et que vous avez fait pour cela le nécessaire, même
par surprise (ce qui n’était pas le cas), il faut ou le prendre tel qu’il est,
ou priver l’enfant de son père. Avec cette histoire, Laroudelle tenait ce qu’il
voulait, un chef d’accusation contre le coquin de chômeur, qui lui permettrait
d’attaquer Piéchut au Conseil municipal. Pourtant, bien que lui ayant promis
une prompte intervention, il jugea préférable d’attendre que Jeannette Machurat
eût atteint des proportions corporelles qui rendraient son cas plus
spectaculaire. Ce mûrissement prenait du temps.
Ce temps, Tistin la Quille, l’employait d’autre part, assez
légèrement, il faut bien le dire. Quoiqu’on aurait pu se demander s’il n’avait
pas été entrainé dans une nouvelle aventure par une luronne qui faisait bon
marché de sa pudeur. Une autre veuve, Zoé Voinard, surnommée Quiche-Bicou
(d’une part parce qu’elle cuisinait bien la quiche lorraine, d’autre part en
raison d’un diminutif de sa jeunesse dont on ne savait plus l’origine), une
gaillarde à chair dense, lui offrit rondement ce qu’il n’allait plus chercher
chez Jeannette Machurat. L’absence de cérémonial favorisait beaucoup
l’entreprise, et Tistin tomba dans les rets de cette osée. Cela n’aurait pas eu
de gravité s’il ne s’était mis à fréquenter trop assidûment chez la personne.
En lui donnant le goût du bon fricot et de commodités dont il ne savait plus se
passer, en le comblant d’hommages et de manifestations tendres, Jeannette
Machurat l’avait englué dans le bien-être. Quiche-Bicou lui prodiguait tous ces
soins avec des effronteries que n’avait pas Jeannette. Où la chose prit un
éclat inattendu, quelques semaines plus tard, ce fut quand zoé Voinard annonça
fièrement dans le bourg, avec l’air de prendre une option devant témoins,
qu’elle se trouvait enceinte des œuvres du chômeur. Vérité ou ruse ? Il
était trop tôt pour se prononcer. Mais le bruit fit rapidement son chemin. Il
vint aux oreilles de Jeannette Machurat, qui dut bien révéler son état pour
faire valoir son droit d’antériorité.
*
Quoi, dira-t-on, deux veuves enceintes, et du même individu
peu recommandable, à si peu d’intervalle ? Deux femmes averties, ayant
vécu dans le mariage ! Ces deux grossesses, dont l’une au moins était
certaine, appellent quelques remarques.
C’est une chose bien connue que les femmes, qui parlent tant
de leur faiblesse et de leur fragilité, dont elles se font une arme touchante,
ont une résistance de fer. Pour cette raison, les statistiques font ressortir
un nombre de veuves incomparablement plus élevé que celui des veufs. Les femmes
enterrent les hommes, voilà la vérité. On connaissait à Clochemerle des
« toujours malades » qui, bien que jérémiadantes, étaient venues à
bout de leur conjoint et lui survivaient depuis quinze ou vingt ans. Comme
elles n’avaient vécu qu’au compte-gouttes, elles s’accagnardaient dans la
vieillesse, disposant encore d’un fluide vital qui ne s’écoulait qu’en un mince
filet, mais suffisant pour les maintenir debout, comme végétativement, derrière
leur masque de buis ou de vieil ivoire. Elles respiraient au ralenti, tout en
elles étant presque mort, sauf les pulsations chétives qui faisaient courir un
sang pâle sous leur peau ridée.
Tout autre, et presque inhumain, était le sort des veuves
relativement jeunes. Elles avaient bien pu, au long des années de vie commune,
bougonner contre l’époux, se plaindre de son désordre, de sa cendre de tabac,
de ses mains sales, de ses rudes manières, de ce qu’il rentrait souvent éméché,
et le harceler de leur agaçant bon sens féminin avec une obstination de guêpe,
c’est après sa disparition qu’elles comprenaient combien l’homme est meublant,
lourd comme un bahut massif, combien sa présence impose et soutien la femme,
combien il sait faire respecter son foyer à grands coups de gueule s’il le
faut, et combien après sa mort un intérieur paraît vide et froid, quand s’y est
installé ce silence de solitude qui ne répond rien aux confidences et ne réagit
pas aux crises de nerfs. L’homme, c’est la muraille où le lierre s’agrippe, où
grimpent la vigne vierge et les capucines, le tronc robuste que les lianes
enlacent et étreignent de leur flexibilité. Quand son bruit s’est tu, ce
chaleureux tohu-bohu qui animait tout autour de lui, les bêtes et les fantômes,
comprenant que l’autorité manque, commencent à s’agiter. On voit les araignées
déambuler à grandes enjambées velues, les souris trottiner et grignoter sans
gêne, et à la cave le vin se pique dans les tonneaux, et au grenier les poutres
craquent sinistrement, tout se défait, se désunit, de ce qui donnait à la
maison sa consistance, à commencer par les tuiles qui laissent s’infiltrer la
pluie, les serrures pas graissées qui grincent, les volets qui refusent de
s’ajuster ne sentant plus la poigne qui les rassemblait. Dans sa couche la
veuve se sent esseulée comme du temps qu’elle était fille, avec les doux
pressentiments d’avenir en moins, et quand elle s’endort enfin, après des
retournements et des soupirs, dolente de chair et d’âme, elle sait qu’elle
n’entendra pas au réveil la bienfaisante voix bourrue qui lui donnait du
courage, qu’elle ne frottera pas son épaule nue à un piquant de barbe, qu’elle
n’aura pas à se désenlacer d’un corps solide comme une jetée, à laquelle dans
le sommeil elle était amarrée, pendant que son esprit dansant sur les vagues de
ses rêves.
Il faut comprendre avant de juger la conduite de Jeannette
Machurat et d’une Zoé Voinard, que le sort de la veuve est triste. Il l’était
particulièrement à Clochemerle. Les femmes de moins de quarante ans dont la vie
conjugale se terminait prématurément avaient peu de chances de sortir de leur
veuvage, la situation démographique du pays ne leur permettant pas d’opérer le
redressement qui les eût replacées dans le circuit des normales activités
féminines. Il ne se trouvait pas d’hommes pour les prendre en charge. On
manquait de veufs, et bien plus encore
de célibataires dont l’âge eût été en rapport avec celui des veuves
mûres. Les Clochemerlins se trouvaient tous pourvus d’une femme bien décidée à
ne pas les lâcher, installée à jamais dans la maison, terrain de son règne
vigilant, de sa sagesse épargnante et de ses activités torchonnières. C’est que
les gars de Clochemerle se mariaient de bonne heure, en général au retour du
régiment, la possession d’une femme, si indispensable pour tant de choses,
représentant la base de leur installation dans la vie. Les filles leur
apportaient en dot un bout de vigne qui leur permettait de démarrer en
attendant l’héritage des parents. Ces dispositions étaient prises pour
l’existence entière, comme la femme choisie pour toujours, et ni les
incompatibilités d’humeur ni les crises passionnelles n’eussent paru des
excuses suffisantes pour chambouler une répartition des biens et des corps sur
laquelle reposait la solidité communautaire. C’était vraiment pour le meilleur
et pour le pire qu’une fille et un garçon s’unissaient devant le maire et le
curé. La loterie du mariage en prenait une caractère inexorable, car ni l’un ni
l’autre des jeunes époux n’avait assez d’expérience pour discerner en son
partenaire les signes avant-coureurs du bonheur ou du malheur, comme aucun
n’était à même de prévoir ce que donneraient les caractères et les corps en
trente, quarante ou cinquante ans de vie commune. On les ferrait côte à côte au
même banc de la galère sur laquelle ils allaient ramer la traversée de leur
destinée humaine, confondus dans la chiourme dont les efforts ahanants feraient
avancer le navire dans les tempêtes jusqu’au port de la mort, où les galériens
enfin libérés débarquent seuls avec leur âme meurtrie, viatique et passeport
d’une autre traversée inconnue.
Mais les Clochemerlins n’envisageaient pas la vie comme un
drame dantesque. Et il faut bien reconnaître que la dure loi de
l’inséparabilité du couple avait des effets somme toute satisfaisants parce
que, destinés à se supporter mutuellement dans un cadre qui ne leur laissait
pas d’échappatoire, les conjoints finissaient par s’arranger l’un de l’autre,
sans grandes espérances ni grandes illusions peut-être, mais avec un
attachement réel qui leur venait de tant de choses partagées ou endurées
ensemble au cours d’une existence. Cela est si vrai que lorsque Dieudonné
Latronche devint veuf, chose exceptionnelle on l’a dit (mais sa femme était
d’une telle malfaisance qu’elle mourut d’une crise de fureur hurlante, qui lui
lâcha dans le corps ses propres poisons) et qu’il se retrouva seul dans une
maison calme, il ne put le supporter. Inconsolable, il se mit à dépérir.
« Chaque fois que je pisse sur l’évier, confia-t-il à un ami, je pense à
Pélagie. Cochon, que je me dis, si elle était encore là, t’oserais pas !
Et des fois, je vais finir de pisser dehors. » On ne peut mettre en doute
une sincérité qui s’exprimait de cette façon et retenait un veuf de céder à une
commodité si à portée de la main.
*
On comprend maintenant comment Jeannette Machurat et Zoé
Voinard furent amenées à s’intéresser à Tistin la Quille, mis en évidence par
son titre de chômeur, et à tout lui consentir sans délai, la première ne
sauvant qu’à peine les apparences, et la seconde ne les sauvant pas du tout. Il
est vrai que Zoé Voinard, plus âgée, était plus impatiente, le temps la
pressant davantage. La quarantaine entamée donne aux femmes l’affreuse
appréhension de se voir déparées de leur beauté, cette beauté qui est leur
raison d’être et allume une petite flamme dans les regards des hommes posés sur
elles, pour une évaluation dont ils ne se cachent pas et à laquelle, la
trouvant flatteuse, elles se prêtent volontiers. « J’ai compris que
j’avais vieilli, disait Mme Récamier, quand les petits ramoneurs ne se sont
plus retournés à mon passage. » Zoé Voinard se voyait sur le déclin. Les
graisses qui nourrissaient d’abondances sa peau tendue, mais qui commençaient à
se plisser et retomber, ne tarderaient pas à lui donner l’apparence d’une
matrone courtaude en qui personne ne reconnaîtrait plus la mince et ardente
jeune fille d’autrefois, si jolie à vingt ans, ni la belle femme fraîche et
amoureuse en ses trente ans qu’elle avait été successivement. C’est si court,
si désolément court, la durée de la beauté ! Il y avait des jours où Zoé
Voinard éprouvait la peur panique d’être acculée à une existence de vieille
solitaire, qui n’a plus souci que de nourrir et faire durer un corps inutile,
que déshonorent les varices et que déforment les rhumatismes. Il lui restait
une dernière chance (elle voulait le croire) de s’attacher un homme en
compagnie de qui elle pourrait vieillir à son aise parce que cet homme, l’ayant
connue encore belle, pourrait assister à sa décrépitude avec la compassion du
souvenir. Et Jeannette Machurat, bien que plus jeune, n’était pas sans éprouver
la même terreur. Pour l’une et l’autre, les tourments de leur maturité les
poussaient aux gestes sans retenue, sans qu’on pût humainement leur refuser une
excuse. Oui, les veuves de Clochemerle étaient des veuves souffrantes, qui
s’étiolaient avant l’âge dans les renoncements d’une féminité inactive, à moins
qu’un sursaut désespéré ne les jetât dans les expédients d’amour, sans trop
regarder à la qualité du partenaire. Encore fallait-il en trouver l’occasion.
Qui donc oserait se dire sans péché et jeter la première
pierre à une veuve dont la complexion réclame et mendie les caresses, et le
cœur les dernières espérances ? Quelle femme dont la couche est garnie
aurait le front d’accabler celle dont la couche est vide. La femme sait bien
que le lit est son royaume, que c’est là qu’elle livre et gagne ses batailles,
et impose à l’homme son ascendant, aux instants où naïvement fier de sa force
il tombe dans sa plus grande faiblesse.
C’est pourquoi aussi l’on ne peut dire que Tistin la Quille
eût abusé de la crédulité de Jeannette Machurat et Zoé Voinard, car la
crédulité n’était pas le fait de ces attirantes, qui savaient très bien ce
qu’elles voulaient et en assumaient le risque. La faveur dont il jouissait lui
venait d’être un célibataire disponible, dont les loisirs lui permettaient
d’accorder à une femme une attention soutenue, un agrément de présence, et de
ce que, chômeur, il pénétrait partout avec des intentions serviables.
Coiffenave lui-même n’eût pas essuyé de
rebuffades s’il eût tenté sa chance auprès de quelques esseulées, à la vérité
moins accortes que Jeannette ou Zoé, qui venaient en tête du lot des veuves
convoitables. Mais la lubricité du sacristain l’écartait de tout ce qui n’était
pas la grosse Zozotte de Saint-Romain-des-Iles, dans les bras de laquelle il
s’ébattait avec une fureur de gringalet vicieux. Il était même bizarre de voir
quel acharnement il apportait à la perdition de son âme, alors qu’il vivait au
voisinage des choses les plus sacrées, portant à une putain tout l’argent qu’il
retirait de servir avec zèle la religion, car on ne pouvait lui dénier les
qualités de sacristain accompli et de sonneur merveilleux. Restait un troisième
célibataire, Joanny Cadavre. Mais il sentait le cimetière et eût par trop donné
aux femmes l’impression de cocher avec la mort. On prétendait cependant que
deux ou trois déshéritées ne reculaient pas devant le frisson funèbre qu’il
procurait, le préférant à pas de frisson du tout.
Oui, les veuves de Clochemerle étaient à plaindre. Et en
somme, en se partageant entre Jeannette Machurat et Zoé Voinard, Tistin la
Quille se montrait charitable. Cela aurait pu durer, pour l’agrément de trois
personnes, si les femmes n’étaient dévorées d’une rage de possession exclusive.
Cette rage allait terriblement compliquer les choses.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire