vendredi 18 octobre 2013

Le Souterrain Redoutable


lI était né, et avait toujours vécu, dans un village perché sur un des mots Shan Song. Ils travaillent la terre comme tous les siens, et l'aurait travaillé toute sa vie sans penser à rien d'autre, s'il n'y avait eu un jour cette aventure du grand cochon noir.
Le grand cochon noir appartenait à Wei Yang Tchen, le beau-frère du juge K’ong. Il s'était sauvé et réfugié chez le voisin de Li, un pauvre journalier du nom de Yao. Celui-ci eut beau tirer le cochon par les oreilles, l'animal ne voulut pas bouger d'un pouce, installé dans le petit jardin, au beau milieu des légumes. Wei Yang Tchen accusa le journalier de vol, et le juge K’ong le condamna à la peine du kia hao, le carcan.
Malgré ces protestations véhémentes, Yao fut conduit sur la place publique ; on fixa sur ses épaules une lourde planche percée de trois trous, l'un pour la tête, les autres pour les bras. Combien de temps devrait-il rester ainsi, exposé en plein air, de jour comme de nuit ? Li ne le savait pas. Mais il savait le voisin innocent, comme le savaient d'autres personnes du village, lesquelles avaient assisté à l'arrivée du cochon et aux efforts de Yao pour le chasser. Seulement, ni Wei Yang Tchen ni le juge ne voulut rien entendre : le voisin ne serait libéré que contre paiement d'une amende, sa famille n'avait qu'à s'occuper de trouver l'argent.
C'est le vieux Lam un autre voisin, qui décida d'aller se plaindre aux moines de Shao Lin. Il partit tôt le matin et revint le soir même en compagnie d'un homme très ordinaire d'apparence, au crâne rasé, vêtu d'une robe et chaussé de sandales. 
Le moine alla tout de suite sur la place et, sans rien demander à personne, libéra de sa planche  le condamné au carcan. Yao tomba alors à terre, presque évanoui, tant était grande la souffrance causée par l'immobilisation forcée de ses bras dans une attitude incommode. Le moine raccompagna chez lui en le soutenant.
Bien entendu, Wei Yang Tchen fut prévenu tout de suite par la rumeur publique. Fou furieux, il attrapa un gros bâton et, accompagné de deux domestiques, couru chez Yao. Wei Yang Tchen était fort comme un buffle, ses deux domestiques autant que lui.
Li les vit pénétrer chez son voisin en hurlant des menaces. Il pensa que le moine allait être massacré et, comme les autres, ouvrit au maximum ses yeux et ses oreilles dans l'attente de ce qui allait suivre. En vérité, il y eut d'abord beaucoup de bruit dans la maison, puis on vit, comme un éclair, un des domestiques de passer le seuil à reculons et tomber sur le sol de tout son long ; avant qu'il puisse seulement songer à se relever, le deuxième domestique le rejoignait de la même façon et s'abattait à ses côtés. Wei Yang Tchen, lui, passa par une fenêtre… Le juge K’ong arrivait à ce moment sur les lieux et failli s'en étouffer de saisissement. Lorsque le moine vint le trouver et le lui demanda poliment, il s'empressa de se faire apporter encre, papier et tablette, et d'écrire sur place une note précisant que le cochon noir de son beau-frère s'était enfui de lui-même et que personne ne l'avait volé.
Le moine parti tout de suite après, raccompagné jusqu'au bout du village par le vieux Lam et par la population presque au complet, admirative et déférente. C'est alors que Li décida de devenir moine à Shao Line, au monastère de la Jeune Forêt.

***

Un an plus tard, étant arrivé à vaincre les réticences de sa famille, Li mis son projet à exécution. Le vieux Lam lui expliqua la route à suivre, lui donna aussi quelques conseils :
- et surtout, soit persévérant. Si tu réussis, reste modeste.
Li remercia sans trop écouter. Il n'y avait dans sa besace qu'un peu de riz ; le vieux Lam lui donna quatre galettes. « À quoi bon ? » pensa Li. Il se voyait déjà arrivant au monastère, reçu à bras ouverts, logé, nourri…
-         Bonne route !
Li partit d'un pas vif, tandis que le soleil se levait au-dessus des monts Shan Song. Il marcha plusieurs heures, s'arrêta deux ou trois fois, afin de reprendre son souffle.
Enfin, entre les arbres, apparurent les tuiles rouges des toits du monastère, et le coeur de Li battit très fort tout à coup.
- où vas-tu ? Demanda une voix rude, celle d'un moine brusquement surgi devant l'adolescent.
Ce dernier salua : « je vais au monastère » dit-il
-         Pourquoi faire ?
-         Je veux devenir moine et apprendre à me battre.
L'autre haussa les épaules :
- le monastère est plein, nous n'avons besoin de personne.
- j'attendrai, dit Li en saluant encore.
Le moine s'en alla sans répondre. Li le suivi à distance jusqu'à l'entrée des bâtiments. On ne le laissa pas pénétrer à l'intérieur ; et ne put que répéter sa requête au moine-gardien :
- je veux devenir moine et apprendre à me battre.
- passe ton chemin, garçon.
La lourde porte se referme à l'excellent Li qui reste dehors. Plein de tristesse, il s'assit sous un arbre, un peu à l'écart, et se mit à manger du riz. Des moines entraient, sortaient ; des paysans aussi, apportant du bois, des légumes. Li prêtait l'oreille aux cris qui s'élevaient souvent du monastère, le genre de cris qui s'accompagnent des efforts violents. Non, la vie des habitants de la Jeune Forêt n'était pas avouée seulement à la méditation et à la prière.
Et puis la nuit vint, sans que personne ne semble s'intéresser à Li. Celui-ci s'est endormi près de son arbre, un battant à portée de la main…
- tiens, tu es encore là, toi ! Dit le moine gardien, le lendemain matin à l'aube.
La bouche pleine de morceaux de galette,Li trouva cependant le moyen de répéter à nouveau son plus cher désir, devenir moine et apprendre à se battre. Une nouvelle journée s'écoula, plus lentement que la première. Le soleil descendait à l'horizon, et personne ne s'occupait de Li. En apparence du moins, car le jeune garçon ne savait pas que les responsables du monastère s'inquiétaient de cet inconnu, qui paraissait installé à leur porte pour l'éternité.
- c'est un espion, dit quelqu'un.
- peut-être, il faut voir.
-         ce garçon veut être des nôtres…
-          nous n'avons plus de place.
-         Le supérieur fit taire tout le monde :
- nous devons examiner la chose. Le monastère est archicomble, c'est vrai, mais nous n'avons le droit de refuser aucune bonne volonté. Surtout dans les circonstances présentes, alors que les Mandchous envahissent notre pays. Frère Tang va se renseigner sur ce garçon.
Le soir tombait déjà lorsque le frère T’ang s'en fut trouver Li.
- vas-tu rester ici longtemps encore ?
Li poussa un soupir profond :
- je n'ai plus qu'une seule galette, dit-il.
Frère T’ang poursuivi l'interrogatoire ; il apprit ainsi le nom du village de Li, ainsi que l'affaire du grand cochon noir. En même temps qu'il écoutait, le moine regardait aussi, et Li lui apparut comme un garçon solide, bien bâti. Il le quitta pourtant sans aucune promesse.  Li ne suit même pas qu'un jeune moinillon étaie envoyé sur l'heure vers son village natal, ayant pour mission de s'entretenir à son sujet avec eux le vieux Lam. Et la deuxième nuit tomba sur la forêt de pins et de cèdres. Le pire, c'est qu'au matin la pluie commença à tomber.
-hé ! Garçon, tu vas te transformer en grenouille ou en poisson rouge. Viens te mettre à l'abri.
En un bond, Li se mit debout, n'en croyant pas ses oreilles. Mais non, il ne rêvait pas : la porte du monastère venait de s'entrouvrir, et c'est bien à lui que parler le moins gardien. Il pénétra dans la première cour intérieure.
D'un geste, le moine gardien lui désigna l'auvent du mur ; Li s'installa sous les tuiles, n'osant croire encore à la réalité, et pourtant conscient, au fond de son coeur, qui venait de franchir un pas décisif.
« Ce n'est pas un espion, avait dit frère T’ang ou supérieure ; son histoire est vraie, le vieux Lam nous l'a confirmé, et Lam est des nôtres. »
« Eh bien, avait répondu le supérieur, il faut commencer à le mettre à l'épreuve. »
Voilà pourquoi Li ne resta pas longtemps seul. Dès que l'averse arrêta de faire chanter les tuiles fines au-dessus de sa tête, un gros moine apparu et l'appela :
- dis donc, garçons, crois-tu qu'on gagne sa vie à ne rien faire ? Debout !
Li  s’empressa de le suivre jusqu'aux cuisines.
- tu travailleras ici.
Li aidait à préparer les repas, portait les bols jusqu'au réfectoire, les lavait ensuite dans des baquets de bois, bref accomplissait du matin au soir nombre de besognes ingrates. Il n'était nullement question encore ni d'apprendre à se battre, ni de devenir moine. Cependant, au long des jours et des semaines, certaines épreuves lui étaient imposées à l'improviste, des épreuves très diverses. Ainsi, par exemple, un moine passait tranquillement auprès de lui et se mettaient tout à coup a poussé un cri, tandis qu'un autre moine surveillait sa réaction. Li ne tressaillait pas, c'était bon signe.
Ou bien, une autre fois, un moine lui indiqua une grande quantité de pierre à transporter d'un endroit à un autre, des gros et des petites. Il y commença par les grosses : ainsi lorsqu'il serait fatigué, il n'aurait pu que les petites apportées, et non le contraire. Ce fut aussi un bon point pour lui.
- attrape !
Le moine avait déjà lancé avec force un lourd récipient de poterie dans sa direction. Il le rattrapa au vol, in extremis. Le moine lui fit un grand sourire…
De temps en temps, frère T’ang venait lui parler :
- dis-moi, lorsque le moine de chez nous est venue dans ton village pour l'affaire du grand cochon noir, s'il n'avait pas libéré ton voisin du carcan, mais au contraire s'était mis au service du juge, par exemple pour empêcher d'autres personnes de libérer ton voisin, aurais-tu eu l'idée de devenir moine chez nous est d'apprendre à te battre ?
Li réfléchit
- apprendre à me battre, peut-être..., mais je crois que je n'aurais pas voulu devenir moine.
Et les épreuves ont recommencé. Un matin, on mis dans sa soupe qu'une herbe particulière. Il y avait ce jour là une tâche urgente à terminer. Toute la journée, Li travailla de toutes ses forces, sans se plaindre, bien que son ventre le fasse horriblement souffrir...
Li avait vite compris le sens de ces épreuves ;elles serve à aider apprendre à réfléchir vite avant d'agir et aussi à se tenir sans cesse sur le qui-vive.
- attention !
Un lourd marteau s'écrase au sol à ses pieds, tombant d'une fenêtre. Li le ramasse, lève les yeux en souriant :
- faut-il  vous le remonter, frère T’ang ?
Ce jour-là, frère T’ang annonça au supérieur que Li pouvait passer à une phase supérieure d'enseignement. 
« Qu'il vienne me voir demain, dit le supérieur »
Le lendemain donc frère T’ang vint lui-même en cuisine. Il fit préparer un plateau sur lequel on mise une théière pleine de feuilles odorantes et de bonne fin de porcelaine.
- tu vas porter au plus vite ce plateau au supérieur, dit frère T’ang à Li, mais surtout ne fait pas de bruit, car il médite. Dépêche-toi.
Li prit le plateau est parti en courant. Le supérieur se tenait assis au fond du jardin, sous une tonnelle. Il semblait absorbé par ses réflexions, mais en fait il examinait le jeune paysan, lequel, au lieu de venir directement vers lui zigzaguait entre les arbres et les plates-bandes.
Lorsque Li arriva sous la tonnelle déposa respectueusement le plateau devant lui, le supérieur releva la tête :
- pourquoi cours-tu dans tous sens dans le jardin ? Demanda-t-il sévèrement. Frère  T’ang a dû te dire que j'attendais ce thé avec impatience.
- il me l'a dit, répliqua Li en s'inclinant, seulement il m'a dit aussi : « surtout, ne fait pas de bruit », en appuyant sur le premier mot. J'ai donc essayé de ne pas marcher sur les feuilles mortes.
Le supérieur hocha la tête avec satisfaction.
- très bien. Assieds-toi et prends du thé. Nous avons à parler ensemble.
Li s'inclina plus bas encore.
- pardonnez-moi, mais je ne puis boire le thé avec vous, je ne suis qu'un aide aux cuisines. Ce serait pour moi un trop grand honneur...
Le sourire du supérieur s'élargit encore sur son visage. Il songeait avec satisfaction que, décidément, Li ne faisait aucune faute. Alors il lui fit part de la décision qu'il venait de prendre, Li ne deviendrait pas moine, du moins pour l'instant ; mais il allait commencer à apprendre à se battre. Il le fallait, car la Chine était envahie par les guerriers mandchous du Nord ; au monastère de la Jeune Forêt, les officiers, des hauts dignitaires, fidèls à l'ancienne dynastie impériale des Ming se préparaient à combattre les envahisseurs... Les Mandchous considéraient les Chinois comme des êtres inférieurs ; c'est une chose que l'on ne pouvait supporter.
Li ouvrait des yeux étonnés et approuva de la tête. Au village, personne ne savait rien de tout ça, et les cavaliers mandchous n'étaient pas encore arrivés dans la région.
- veux-tu lutter pour ton pays ? Demanda le supérieur.
Li s'empressa de dire qu'il voulait bien, mais en réalité il ne savait pas trop pourquoi il approuvait le moine.


***

Le jeune paysan commença son long apprentissage du kung-fu. C'est alors seulement qu'il fit véritablement connaissance avec les moines et avec ceux qui s'étaient réfugiés au monastère. L'un de ces derniers, fils de lettré (à cette époque, les « lettrés » constituaient en Chine une classe spéciale de fonctionnaires), lui raconta comment les Mandchous étaient arrivés dans son village et avaient massacré tout le monde parce qu'un des leurs avait été attaqué dans les environs
-         Ce sont de véritables bandits… Des bandits qui sont devenus nos maîtres à tous !
Le cœur de Li commença à se remplir de haine. Il pensa à son propre village où vivait sa famille et tous ceux qu'il aimait. Et cela lui donnera du courage pour apprendre le kung-fu.
L'apprentissage était rude, héritage de trois maîtres qui avaient rendu à Shao Lin son prestige et sa puissance : Chueh Yuan le soldat, Pai Yu Feng et le vieux Li Chieng ; une méthode maintenant très élaborée, des coûts, des prises, la connaissance du corps humain et les réactions de l'adversaire, la maîtrise de soi, de sa respiration profonde de son énergie, bases fondamentales de l'efficacité..
C'était toujours en partant de certains animaux et de leurs réactions qu'on apprenait les techniques et le style, mais ces derniers s'adaptaient aux possibilités de l'homme et à son intelligence supérieure, même si le dragon légendaire symbolisait toujours la vivacité et la concentration, le tigre la résistance, le léopard la vitesse et la puissance, le serpent l’énergie interne et la grue les réflexes (schématiquement, d'après l'ouvrage de Roland Habersetzer kung-fu, l'épopée de la main de fer)
Parfois désespéré de ne pas réussir, Li s'exercait pourtant sans répit, répétant les tao (exercice d'entraînement consistant en une répétition de mouvements d'attaque et de défense) jusqu'à l'extrême limite de ses forces, continuant au-delà et découvrant qu'ils pouvaient le faire...
Cela durera des mois, jusqu'au jour où, brusquement Li  s’aperçu que tout devenait facile, instinctif, naturel. Une transformation complète s'était opérée, une métamorphose. Il pressentait l'adversaire, ses réflexes naissaient spontanément, son corps lui obéissait comme jamais encore et l'énergie vitale jaillissait, lui donnant une redoutable puissance.
Les vieux maîtres du monastère comprirent que Li était prêt. Il fallait pourtant il en fasse la preuve.
Un soir, le supérieur le fit venir et lui offrit à nouveau le thé. Cette fois, Li accepta, mais porta sa première tasse en offrande aux ancêtres devant l'autel consacré. Les moines les plus anciens vinrent se joindre à eux et parlèrent de longues heures avec le jeune homme.
Ils comprirent que Li était sage, que sa force ne lui servirait jamais pour le mal ou pour dominer ses semblables, mais au contraire pour les aider. Ils virent que Li détestait les Mandchous et qu'il était prêt à lutter contre les oppresseurs de la Chine et pour le rétablissement de la dynastie des Ming. Ils s'aperçurent aussi que Li avait acquis au long des mois l'amour du monastère, des moines, et de tous ceux qui apprenaient le kung-fu avec lui. Il était des leurs, prêt à se sacrifier s'il le fallait pour ce qu'il considérait maintenant comme des frères. Alors ils décidèrent de lui faire subir l'épreuve suprême, et en même temps de lui accorder le suprême honneur réservé à ce qui était digne de devenir des maîtres à leur tour, porteur du flambeau de la Jeune Forêt. Habituellement l'épreuve se préparait pendant plusieurs années ; aujourd'hui le temps pressait, le proche avenir s'annonçait dangereux, incertain. Li subirait donc l'épreuve tout de suite. Mais d'abord il y avait le combat traditionnel.
Seul, les poings nus, Li dut affronter deux adversaires à la fois, puis trois, puis quatre, et enfin se défendre contre des combattants armés de sabre, de bâtons, de piques... Le jeune paysan prouva qu'il avait profité des leçons, repoussa ses adversaires, les désarma, montra qu'il connaissait les faiblesses de chacun et qu'il aurait pu les tuer tous s'il s'était agi d'un véritable combat. Sa démonstration fut un triomphe. Pourtant, lorsqu'il s'en fut remercier les vieux maîtres et le supérieur, ceux-ci le regardèrent gravement, avec bonté mais avec compassion.
- l'épreuve suprême est dangereuse, dit le supérieur, tu es jeune, et tu as vite gravi les échelons. Peut-être te manquera-t-il encore de la maturité ?
- je suis prêt pour l'épreuve suprême, répondit Li, puisque Shao Line risque d'être très rapidement en danger.
- très bien, décida le supérieur avec un profond soupir. Ce sera pour demain à l'aube.
Li passa la nuit entière à méditer. Il se sentait fier de ses victoires de la veille, fier d'être devenu un homme considéré dans cette communauté si admirée, à laquelle il avait tant voulu appartenir... Bien sûr, il n'était pas moine et le regrettait un peu. Dans son village on adorait le « Duc du tonnerre, la « Princesse Première des nuages, le « Comte du vent », mille divinités, mille esprits, mille ancêtres, on s'y perdait... Au monastère, on parlait du nirvana, l'état de grâce suprême de l'âme auxquels tous rêvaient d'arriver par les « quatre bons chemins », la pratique des vertus, la bonté, la charité, l'énergie.
Le jeune homme se dit qu'il ne connaissait pas encore parfaitement toutes ces choses, mais qu'il était, lui aussi, pour la pratique des vertus, la fraternité, l'aide à ceux qui en avaient besoin. Qu'il était prêt à défendre son pays et rétablir les empereurs Ming sur leur trône...
L'aube se leva et le monastère dormait encore lorsque frère T’ang vint le chercher.
- es-tu prêt ? demanda-t-il.
- je le suis, répondit Li.
Il était pieds nus, torse nu, revêtu seulement d'une espèce de pagne. Par les couloirs obscurs, les cours, les jardins, Li suivi le moine. Celui-ci le mena jusqu'à une lourde trappe de bois et de fer reposant sur une sorte de margelle de puits. La trappe était à demi repoussée. Li devint grave : comme tous, il connaissait la légende du souterrain redoutable, même si les anciens refusaient d'en parler. Chaque fois qu'il passait devant la trappe, il ne pouvait, lui non plus, s'empêcher d'y jeter un regard de crainte.
- prends garde à toi, dès le moment où tu seras entré, dit frère  T’ang. C'est tout droit, et tu dois en sortir, quels que soient les obstacles.
Li salua et profita de sa courbette pour saisir la trappe à deux mains et la repousser un peu plus. La lumière découvrit des marches de pierre. Les sauta sur la première et se mit à descendre.. Il n'était pas encore au bas de l'escalier que la trappe se referma au-dessus de sa tête avec un bruit sourd. L'obscurité fut alors totale ; il s'immobilisa afin de permettre à ses yeux de s'y accoutumer. Après quelques instants, Li se rendit compte qu'il se trouvait à l'entrée d'un souterrain de la largeur de ses bras étendus. La longueur semblait difficile à évoluer, un vingtième de li (mesure itinéraire chinoise valant environ 576 m. Un 20e de li représente donc une trentaine de mètres) à l'extrémité apparaissait une lueur diffuse, celle du jour. Mais il fallait y parvenir...
Li inspira profondément, fit jouer les muscles de son corps. Les sens tendus, l'esprit en éveil, il commença d'avancer. Et son premier pas sur le sol déclencha la colère aveugle des automates disposés tout le long du souterrain. Huit cent automates, dit-on, mécanismes de bois et de fer, frappant comme un poing ou un pied à hauteur de ventre ou de visage, cherchant à faucher, à déséquilibrer, à renverser, remuant tels des combattants en chair et en os, contre lesquels on ne pouvait que jouer de l'esquive ou tenter d'opposer sa propre force afin de parer ou d'atténuer les coups.
Les attaques se succédaient, rapides, brutales, chaque geste, chaque pas provoquant de nouveaux dangers : une hallebarde entailla le flanc de Li qui s'était pourtant écrasé contre le mur à l'ultime fraction de seconde... Une flèche siffla à son oreille, un sabre s'abattit juste devant lui, d'un large mouvement de faux... Et il y avançait, esquivant, parant, frappant à son tour les madriers de bois et de fer déchaînés autour de lui, blessé, meurtri, souffrant de tout son corps il avançait porter par une volonté farouche, en apparence insensible aux coups. Les automates semblaient redoubler de violence et de vitesse, mais Li allait toujours, évitant le pire, résistant au désir fou de reculer et de s'enfuir pour échapper à la peur et à la souffrance...
Et la lueur du jour se fit soudain toute proche. Entre le jour et Li se dressait seulement un obstacle, le dernier : une énorme jarre de fer. Il chercha à remuer l'objet et sa main se retira aussitôt, car le vase était brûlant... Pourtant il devait le déplacer s'il voulait sortir du souterrain. Le jeune homme saisit donc la jarre en la serrant des deux bras. Une douleur fulgurante traversa le corps. Il la souleva pourtant un ultime effort de ses muscles tendus et la rejeta sur le côté. La lumière du jour se fit intense. Li avança d’un pas, puis d'un deuxième et se laissa tomber sur l'herbe verte avec une immense et merveilleuse sensation de soulagement.
Un arbre, le soleil levant ! Le paysage tournait autour de lui, les arbres, le ciel. Et puis tout s'apaisa, repris sa place. Li respira très fort et s'aperçut que le sang coulait sur son corps de trois ou quatre blessures légères. Il se leva. Une cascade chantait au-dessus de rochers. L'eau glacée et le fit rire d'aise.
C'est alors qu'il remarqua une tache sur son avant-bras et une deuxième sur l'autre. Regardant mieux, il vit que la jarre brûlante avait incrusté deux dessins dans sa chair, comme deux tatouages : d'un côté l'image du Dragon, de l'autre celle du tigre... Le dragon et le tigre étaient les emblèmes du monastère de la Jeune Forêt ; il en porterait désormais toute sa vie la marque indélébile.
Des larmes de fierté montèrent aux yeux de Li

***

En cette année 1645, une nuit, de nombreux cavaliers mandchous entourèrent le monastère de Shao Lin, armés de sabres et de fouet. Ils se lancèrent à l'assaut et la lutte fut terrible. Au matin, les envahisseurs s'étaient rendus maîtres de ce nid de résistance à leur domination... Les paysans virent de hautes flammes s'élever des bâtiments, les toits s'effondrer et monter dans les airs une fumée épaisse.

La légende raconte que 128 m de ces laïques périrent et que cinq seulement des habitants du monastère parvint à échapper aux massacres, cinq maîtres du kung-fu et Li parmi eux, longtemps, sur le flanc de la montagne contemplèrent les ruines de Shao Lin, puis ils décidèrent de se séparer et d'aller chacun de son côté porter à travers l'immense Chine l’âme de leur art et leur haine des conquérants.

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